Souvenir d’une autre vie

SOUVENIRS D’UNE AUTRE VIE

  • 1   –

Je m’appelle Claude. Prénom ambigu puisqu’il s’applique aussi bien à un homme qu’à une femme. J’ai été conçue à Saigon lors d’une escale arrosée de mes parents, tous deux militaires dans la « navale ». Mon père était dans les commandos de marine et ma mère officier de pont. Rien de bien extraordinaire si ce n’est que ma mère s’est retrouvée enceinte et ne s’en est rendue compte que trop tard, quand elle était en mission à l’autre bout du monde pour plusieurs mois.

Officiers tous les deux, donc respectueux de la morale et de la religion, ils ont choisi de se marier pour me donner un semblant de « respectabilité » comme me l’a avoué ma mère quand elle prenait encore le temps de venir me voir.

Mon père était orphelin et ma grand-mère maternelle le détestait puisque, d’après elle, il avait abusé de sa fille.

Durant les premières années de ma vie, je les ai rarement vus ensemble car, même s’ils étaient sur le même navire, leurs dates de congés étaient différentes. Aussi leur mariage n’a même pas tenu un an, période durant laquelle ils m’ont d’abord confiée à une nourrice.

Mais profitant de cette situation et surtout de la faiblesse de ma mère, ma grand-mère maternelle, à l’origine de leur divorce, a proposé de s’occuper de moi jusqu’à ce que l’école de la marine me prenne en pension. A condition, bien sûr, que mon père prenne tous mes frais, y compris les siens, à sa charge.

Je ne voyais ma mère que rarement, car, je ne l’ai appris que plus tard, elle évitait de passer ses trop courtes escales sous l’autorité de sa mère, malgré ma présence.

Quant à mon père, il lui était tout simplement interdit de venir me voir.

De ces premières années chez ma grand-mère, j’ai un souvenir d’indifférence, d’absence de tendresse, de solitude. Pour elle, j’étais une corvée (bien rémunérée, mais une corvée) dont elle aurait aimé se passer et elle ne se gênait pas pour me le dire.

Mes seules sorties consistaient à l’accompagner sur une plage près de Marseille où elle avait l’habitude de retrouver ses amies devant des verres de pastis, me laissant, pour l’occasion, jouer dans le sable.

C’est là que je rencontrais des enfants de mon âge. Je redevenais alors une petite fille comme les autres, et les mères attentives ne manquaient jamais de partager avec moi les paquets de biscuits de leurs enfants pour des goûters bruyants et joyeux.

Ma grand-mère faisait semblant de ne rien voir pour ne pas devoir, à son tour, offrir des friandises à mes nouveaux amis. Elle n’aimait pas, bien sûr, que je sympathise avec d’autres enfants et que leurs mères s’occupent de moi. Aussi, par méchanceté, elle expliquait aux mères de mes amis que j’étais sujette à des colères inconsidérées et que je pouvais faire du mal à leurs enfants.

Je crois aussi me souvenir (ou l’ai-je imaginé) qu’un jour elle est repartie en m’oubliant sur la plage. Conclusion elle m’a privée de sortie pendant une semaine car elle « s’était inquiétée » et avait dû retourner me chercher.

L’excuse de cette punition a du lui plaire, car elle lui a permis de m’enfermer régulièrement dans ma chambre pendant qu’elle partait retrouver ses amies.

Toute la journée elle se gavait de sucreries. Une fois, comme elle avait oublié un paquet de bonbons sur la table, je me suis servie. Aujourd’hui encore je me souviens de la gifle que j’ai reçue. Les fessées aussi faisaient partie de « mon journalier », car, aimait-elle à dire, « j’étais comme mon père, indisciplinée, rebelle, cabocharde ».

A l’époque ces mots ne voulaient rien dire. Mais, avec le temps, cette vieille « poissarde » marseillaise, grasse et vulgaire, est devenue dans mon imagination une caricature de « virago » acariâtre.

Une façon comme une autre de me protéger d’un sentiment de culpabilité, provoqué par son indifférence, ou plus exactement par sa méchanceté.

Je dois pourtant avouer que j’ai peu de vrais souvenirs de cette période de mon enfance. Etais-je trop jeune pour en avoir ou les ai-je volontairement oubliés ?

Ces souvenirs, inventés ou réels, je les dois aux rares visites de mon père qui ne se gênaient pas pour me dire tout le mal qu’il pensait de celle qui avait été sa belle-mère mais aussi la cause de leur séparation à ma mère et à lui.

Du coup, à cinq ans, je me suis retrouvée dans la pension gérée par la marine, entourée d’enfants de mon âge. Mon père conscient de ce que m’avait fait vivre sa « belle mère » (comme il l’appelait toujours avec mépris), a pensé qu’une éducation militaire m’apporterait discipline et stabilité à défaut de l’amour d’une famille unie et surtout présente. Et, m’a-t-il avoué plus tard, cela lui a aussi permis de ne plus lui payer la « pension » que ma présence occasionnait ce qui a été pour lui une sorte de vengeance.

Ces années, pourtant pénibles, je les ai d’abord ressenties comme une délivrance. Pourtant elles aussi ont été douloureuses, mais elles m’ont appris à survivre. Entourée d’enfants malheureux comme moi, nous n’étions pas conscients de ce qu’est une famille heureuse et nous nous réfugions dans un égoïsme salutaire.

Notre seule façon d’exister était la violence, sentiment que j’appréciais après l’indifférence, plus exactement la haine de ma grand-mère.

Nos gardiens, comme nous appelions les jeunes recrues chargées de nous surveiller, prenaient plaisir à nous enfermer dans des cachots vides et froids, reproduisant ainsi ce qu’ils avaient vécu dans leur jeunesse, quand, comme nous, ils étaient les élèves de ce collège. Aussi, une sorte de jeu s’est très vite établi entre eux et nous, nos séjours au cachot devenant des lieux de confidence, où, en cachette des autres, ils nous apportaient des tablettes de chocolat puis, plus tard, des cigarettes, essayant maladroitement d’expliquer qu’ils nous comprenaient, car, en leur temps, eux aussi avaient vécu ce que nous endurions. Mais, ne pouvaient-ils s’empêcher d’ajouter

« C’est comme ça qu’on devient un bon marin. »

Il y avait aussi des stages qui consistaient à nous amener une journée sur un navire de guerre, le plus souvent une corvette, amarrée dans le port de Toulon. Là, pour nous former à notre futur métier de marin, nous devions nettoyer le pont, avant d’avoir droit à une rapide visite du poste de pilotage. Un jour, j’ai demandé s’il ne serait pas possible de faire une sortie en Méditerranée, mais au regard que m’a lancé l’instructeur je n’ai pas insisté, bien que n’ayant eu aucune réponse de sa part.

Nous étions continuellement pris par des activités souvent inutiles mais destinées à nous occuper. Pas le temps de lire ou de jouer.

Pour les vacances, peu d’entre nous rejoignaient leur famille dont les parents étaient en mission à l’autre bout du monde. Ceux qui partaient revenaient frustrés de grands-parents indifférents ou hostiles et d’une société peu adaptée à notre éducation.

Nous nous étions habitués à la violence, au manque d’amour, et d’une certaine manière, nous formions une famille.

Les rares visites de mes parents avaient lieu durant ces périodes de vacances. Tantôt ma mère, tantôt mon père, mais jamais ensemble. Ils arrivaient sans me prévenir, m’amenaient déjeuner dans un restaurant de la région, me parlaient de leurs voyages. Mon père essayait de me faire plaisir en me gavant de sucreries, souriant d’une façon excessive et regrettant que son métier de militaire l’empêche de me voir plus souvent. Il me parlait aussi de ses amis qu’il adorerait me faire connaître, essayant vainement de me faire comprendre qu’il m’aimait et que je lui manquais.

Mais, comme le faisait ma mère, il me ramenait ensuite à la pension sans que nous n’ayons vraiment eu le temps (le courage devrais-je dire) de nous parler de l’amour que nous ressentions l’un pour l’autre. Je l’admirais et j’aurai aimé le prendre dans mes bras, mais je n’osais pas. Et la seule fois où il s’est permis de m’embrasser au moment où j’allais franchir les portes de l’établissement, a été source de rires et moqueries de la part de mes camarades qui ont pourtant tous exigé le récit complet de ma journée, rêvant d’en avoir été les acteurs.

Je recevais de temps en temps les lettres qu’il m’envoyait, rédigées lors d’une escale à l’autre bout du monde, où il essayait maladroitement de m’écrire l’amour qu’il n’arrivait pas à m’exprimer de vive voix lors de nos brèves rencontres.

Ma mère ne m’écrivait pas. Et durant ses courtes visites, elle n’essayait pas de me parler d’amour, mais se contentait de regretter que ma grand-mère n’ait pas le temps de venir me voir, bien qu’elle habite Marseille, ville proche de mon collège situé en banlieue de Toulon.

Mais je ne m’en plaignais pas.

Dire que j’ai eu une enfance malheureuse n’est pas le terme exact. Sans tendresse, sans amour, oui. Mais j’ai survécu, entourée d’adolescents animés comme moi par la haine. Et nos bagarres devenaient une sorte de défouloir fratricide.

Nous n’étions pas amis, simplement complices ou associés suivant les circonstances. Ces complicités évoluaient en fonction de nos intérêts du moment pour nous transformer ensuite en adversaires. D’où une attention particulière à ne jamais se laisser aller à des confidences susceptibles de devenir par la suite des aveux de faiblesse.

Les années ont passé.

J’ai perdu ma virginité dans un cachot humide en échange de quoi le gardien m’a laissé sortir vingt quatre heures avant le délai fixé par la punition injustifiée qu’il m’avait  infligée. Enfin c’est ce que je croyais. Mais au regard que m’ont lancé les autres filles, j’ai compris que je n’étais pas la première victime de son stratagème.

Nos journées se passaient toujours de la même façon, réveil à six heures, rapides douches prises en commun, assister au lever des couleurs, puis petit déjeuner composé de pain rassis et d’un café tiède.

Ensuite nous devions faire nos lits, nettoyer nos chambres, ranger et laver nos vêtements. Puis, après une heure de gymnastique principalement destinée à nous faire courir et sauter, les cours commençaient.

Le dimanche nous pouvions dormir une demi-heure de plus et nous avions droit à un peu de lait dans notre café, toujours servi tiède.

Nous attendions nos seize ans pour retrouver la liberté avec la fin de nos études obligatoires. Consciente de cette échéance, je me forçais, au contraire de mes compagnons d’infortune, de bien travailler afin d’obtenir rapidement mes examens et ainsi me libérer au plus vite de cet environnement fastidieux.

Il y avait aussi des moments de détente, de réjouissance où nous nous associons pour nous moquer de nos « gardiens » ou de l’un d’entre nous. La douleur des autres devenait source de divertissement.

Je me souviens entre autre d’une recrue chargée de nous enseigner l’histoire durement réprimandée devant nous par un officier inculte pour qui Napoléon était le descendant des rois de France. La recrue a osé le contredire, ce qui lui a valu trois jours de cachot. Du coup, c’est nous qui lui apportions, en cachette, des cigarettes volées à nos autres gardiens.

Il m’est souvent arrivé d’être la cible de ces sarcasmes, mais avec le temps j’ai appris à oublier mes blessures.

Certains d’entre nous, par lassitude, ont accepté d’entrer dans la marine comme leurs parents pour reproduire avec leurs enfants ce qu’ils étaient encore en train de vivre.

Moi non. Je voulais fuir, connaître une autre vie, former une famille et pouvoir dire et entendre « je t’aime ».

J’ai lu plus tard que les petites filles rêvaient d’être princesses, moi je rêvais d’amour, de tendresse, d’affection.

C’est l’officier en chef qui m’a appris la mort de ma grand-mère et proposé de me faire accompagner à son enterrement car ma mère se trouvait au milieu de l’océan Atlantique.

Naturellement j’ai refusé, non par vengeance mais par indifférence.           

Dans sa dernière lettre mon père ne prend même pas la peine de m’en parler. Elle le détestait, lui aussi.

Ma mère, durant les quelques heures qu’elle m’a accordées un mois plus tard durant un court séjour à Toulon, conséquence de la permission qu’elle a eu suite au décès de ma grand-mère, s’est contentée de dire qu’elle regrettait que je ne l’aie pas aimée, avant d’enchaîner qu’elle vendait sa maison.

Et la tendresse dans tout ça ?

Quelque mois plus tard j’apprends, toujours par l’officier en chef, la mort de mon père. Tué par un snipeur. J’avoue être touchée. Nous aurions pu nous aimer. Et l’officier m’informe aussi que mon père m’a légué un petit héritage. Pas une fortune, mais de quoi vivre, ou plutôt survivre, une année ou deux. Ma mère ne prend même pas la peine de m’écrire ou de venir me voir.

Mais qu’est-ce que cela aurait changé.

De cette période d’un peu plus de dix ans, je ne garde pas de vrais souvenirs.  Peut-être parce qu’ils sont réels. Je ne peux donc pas les enjoliver ou les caricaturer comme je l’ai faits avec ceux inventés de ma petite enfance suite à ce que m’avait racontés mon père. Et j’avoue ne pas pouvoir exprimer clairement ces souvenirs d’une adolescence sans amour, sans tendresse, uniquement basée sur le désir de survivre et surtout de quitter ce lieu hostile dés que j’en aurais la possibilité.

Est-ce parce qu’elle est trop douloureuse ou simplement parce que c’est grâce à elle (ou à cause d’elle) que j’ai pris conscience de l’amour que je ressentais pour mon père et mon incapacité à le lui exprimer lors de nos trop brèves rencontres ?

–   2   –

Je viens d’avoir seize ans, j’ai réussi mes examens, et mon séjour obligatoire est terminé. Je m’empresse donc de fuir ce collège, refusant une fois encore les propositions de la marine de m’engager.

J’essaie de joindre ma mère pour l’informer de mon départ, mais je n’ai aucune réponse.

Est-elle déjà au courant, indifférente, ou simplement injoignable, je ne le saurai jamais car, malgré plusieurs tentatives, je ne l’ai jamais revue.

Quelques petits boulots de serveuse et de femme de ménage me font comprendre que ce n’est pas ce que j’attends de la vie. Je dois continuer mes études, obtenir des diplômes pour avoir une vie meilleure.

Mais d’abord fuir cette atmosphère et m’installer dans une grande ville loin de la Méditerranée, devenue pour moi symbole de l’absence d’une vie familiale heureuse.  

L’héritage de mon père me permet de poursuivre mes études à Paris et de m’inscrire à la Sorbonne, section littérature. Je choisis cette matière car, quand j’étais femme de ménage, le petit garçon où je travaillais s’approche de moi un matin, et me dit

« Ça y est, je la connais par cœur »,

Et fièrement il commence à réciter

« La Cigale, ayant chanté

Tout l’été,

Se trouva fort dépourvue

Quand la bise fut venue :

Pas un seul petit morceau

De mouche ou de vermisseau. »

Mais il s’interrompt pour me demander

« C’est quoi un vermisseau ? »

« Un petit vers de terre. »

Curieuse, je lui demande à mon tour

« C’est quoi ce que tu me récites ? »

« La Cigale et la Fourni de Jean de la Fontaine. Tu connais ? »

Non, je ne connais pas.

Curieuse, je suis allée me documenter à la bibliothèque municipale et c’est grâce à cet enfant de six ans que j’ai eu l’occasion de découvrir la littérature et de comprendre que l’imagination des auteurs est aussi source de rêves, et que grâce à elle je pourrais oublier le passé et me créer une autre vie.

Et c’est à la Sorbonne que je découvre les échanges entre Universités. Voyager, changer de pays, repartir à zéro devient alors ma seule motivation.

J’en cherche une à l’étranger, francophone, car la scolarité militaire ne m’a pas formée aux langues étrangères.

C’est comme ça que je m’inscris à l’UCAM, Université de Montréal au Québec. Mais avant, je dois assumer mes études à la Sorbonne durant un an.

Je m’installe donc à Paris, et je découvre que trouver un logement est loin d’être facile. Après une semaine de recherche, plus par lassitude que par choix, je loue, pour un loyer beaucoup trop cher, une chambre de bonne au sixième étage sans ascenseur, avec douche et WC sur le palier, dans le vingtième arrondissement.

Afin de garder un peu d’argent pour ma future installation à Montréal, j’accepte un emploi de serveuse le soir dans un petit restaurant situé non loin de ma chambre de bonne mais éloigné de l’Université, ne voulant surtout pas que mes nouveaux compagnons apprennent que je travaille pour payer mes études.

Je m’habitue très vite à mon nouveau quartier trouvant enfin utiles les cours de gymnastique qui, toujours dans un souci d’économie, me permettent sans fatigue de me rendre à la Sorbonne et de rentrer chez moi à pied.

Durant la journée je rencontre des étudiants de toutes nationalités qui parlent de leurs familles, de leurs enfances. Très peu parlent de leurs ambitions, de leurs avenirs, les autres se contentant d’expliquer qu’ils prendront la succession de leurs parents dans l’entreprise familiale et qu’ils suivent ces études pour développer leur culture générale.

Pour répondre à leurs questions quand je ne peux faire autrement, je m’invente des parents présents et aimants, et comme eux, un passé heureux. Je raconte ainsi sans hésiter mon enfance dans une grande maison familiale située sur les bords de la Méditerranée, peuplée durant les vacances scolaires d’enfants, des cousins et des cousines pour la plupart. Mes grands parents aussi sont présents, attentifs et toujours prêts à  nous gâter.

Et, comme certains d’entre eux sont au courant, je ne sais comment, de mon inscription à l’UCAM, je parle de mon envie de voyages, d’aventures, de découverte du monde. J’arrive à en faire rêver certain mais ils ne comprennent pas pourquoi je me suis inscrite en littérature et non en géographie.

Ils n’ont peut-être pas tort mais, n’ayant pas été habituée à manifester facilement mes sentiments, j’ai du mal à communiquer. Aussi, pour lutter contre cette difficulté à m’exprimer, je prends l’habitude, de retour dans ma chambre de bonne, d’écrire ce que je ressens. Mais je n’ose pas relire ces pages griffonnées, bien qu’écrire devienne de plus en plus facile et que j’y prenne plaisir.

Il y a aussi « les bons élèves », comme ils sont appelés avec mépris, qui sont là pour se former à un métier : Professeur, Libraire, Editeur pour les plus ambitieux. Je me joins à eux dans leurs recherches, mais celles-ci ont souvent lieu en fin de journée et je ne peux pas leur expliquer que je dois être au restaurant où je commence à travailler à six heures du soir. Aussi, je m’invente une vieille tante malade, la sœur aînée de mon père, dont je dois m’occuper après le départ des infirmières de jour. Peu crédible comme excuse, mais ils acceptent pourtant de partager leurs recherches avec moi et nous formons ainsi un groupe efficace et apprécié de nos professeurs.

Je suis heureuse d’avoir choisi un travail loin de l’université, car un seul étudiant, inscrit dans le même cours que moi, travaille. Il est libraire à mi-temps, rien de déshonorant quand on suit des études de littérature, mais j’ai plusieurs fois surpris des commentaires méprisants du genre « quand on n’a pas les moyens, on ne joue pas les intellectuels ».

C’est cette atmosphère que j’ai du mal à supporter. J’en arrive presque à regretter l’école où l’on se battait pour survivre.

Je passe tout mon temps à travailler, trouvant du réconfort dans le fait que je n’aurai qu’un an à supporter cet environnement.

Après les cours, je prends l’habitude de me rendre à la bibliothèque n’ayant aucune envie de me retrouver dans ma chambre de bonne sans âme. Là, je me renseigne sur les époques où les auteurs que nous apprenons vivaient, car, pour ne citer qu’un exemple, si en leur temps la liaison Musset et George Sand était choquante, de nos jours on n’en parlerait même pas.

Les époques changent, les mentalités aussi. Et je regrette que notre enseignement n’accorde pas plus d’importance à ces changements. Les Essais de Rousseau ou le Candide de Voltaire seraient-ils crédibles à notre époque ? Je tente d’expliquer à un étudiant qui ne comprend pas que je passe autant de temps à la bibliothèque que cette absence d’informations me manque et que c’est la raison de mes recherches. Mais il me répond d’une façon méprisante

« Pourquoi tu ne cherches pas sur internet ? »

Comment lui expliquer que je n’ai pas d’ordinateur et que j’ignore tout d’internet. Aussi je me contente de hausser les épaules en murmurant

« Tu as raison. Mais j’aime l’atmosphère chaleureuse des bibliothèques. »

A son regard, je comprends qu’il me prend pour une idiote.

Un après midi, à la bibliothèque, où j’hésite entre un ouvrage historique sur la culture du XV° ou du XVI° siècle,  un garçon vient s’asseoir à côté de moi

« Salut. Je m’appelle Gérard. Qu’est-ce que tu cherches ? »

Je le regarde sans répondre.

Il insiste

« Je ne t’ai jamais vue en amphi d’histoire. »

« Je suis inscrite en littérature. »

« Pourquoi tu fais des recherches historiques alors. »

« Parce que ça m’intéresse. »

Il hausse les épaules avant d’ajouter

« J’ai un studio près d’ici et je suis un bon coup » ».

« Je suis gouine. »

Il se lève furieux

« Connasse ».

Je ne l’ai jamais revu.

J’ai du mal à m’habituer aux problèmes de libido de cette jeunesse issue de la bonne bourgeoisie comme ils aiment à se présenter.

Est-ce pareil pour tous les jeunes ?

Au collège nous ne le manifestions pas de la même façon et si nos « gardiens » profitaient régulièrement de nos séjours au cachot pour abuser de nous, ils le faisaient naturellement, sans donner cette impression malsaine que je ressens ici dans la façon dont les étudiants l’expriment.

Je méprisais déjà le côté immature des étudiants en lettres, mais je découvre qu’ils ne sont pas les seuls.

Peut-être que moi aussi je suis pareille. Pour eux certainement, mais ma formation militaire me donne l’impression d’être responsable et de ne pas vivre uniquement pour le moment présent. Je ne suis que de passage à la Sorbonne et c’est l’avenir qui me motive. J’avoue aussi que je ne fais pas beaucoup d’effort pour m’intégrer et les comprendre, mais, inconsciemment je me réserve pour mes études à l’UCAM, les considérant, à tord ou à raison, plus importantes pour moi mais surtout comme le départ d’une nouvelle vie.

Les jours où il fait beau, j’adore aller me promener dans le jardin du Luxembourg situé tout près de la Sorbonne. Mais j’y croise régulièrement d’autres étudiants qui pique niquent en se prélassant au soleil et en fumant cigarette sur cigarette. La politesse m’oblige à les saluer, mais la médiocrité de leurs propos me désespère. Pour moi, le vrai plaisir est de marcher. Aussi je délaisse ce jardin pour aller flâner dans le jardin des Tuileries ou celui du Palais Royal pourtant situés plus loin de la Sorbonne. Je découvre ainsi Paris lors de ces promenades de plus en plus longues.

Ce besoin de marcher est-il la suite des cours de gymnastique de mon éducation militaire ? Si c’est le cas, comment aurais-je pu supporter de vivre sur un bateau de moins de 100 mètres de long ?

Un des habitués du restaurant où je travaille la nuit, est barman dans le café d’à côté. Très vite nous prenons l’habitude de nous retrouver à la fermeture du restaurant pour un dernier verre et une cigarette.

Il s’appelle Dominique, fils de militaire comme moi. Lui aussi a un prénom ambigu. Je crois que c’est ce qui nous a rapproché et tout naturellement nous devenons amants. Du coup, nous avons l’impression de briser des interdits et de vivre l’homosexualité au masculin et au féminin. Mais nous évitons de parler de nos enfances, n’y faisant que rarement allusion si ce n’est pour regretter l’absence de nos parents dont le métier les éloigne de leur famille.

C’est par hasard que j’apprends qu’il vit comme moi dans ses rêves.

Une erreur idiote sur les prénoms de ses sœurs devenues brusquement ses frères. Moi qui cherche du concret, de la stabilité, je ne peux accepter un imaginaire identique au mien. C’est pour ça que nous nous séparons.

Nous nous croisons de temps en temps et ne pouvons nous empêcher de nous raconter nos nouvelles conquêtes imaginaires. Lui surtout, car pour moi la priorité reste mes études. J’ai trop souffert de cette absence de références universitaires dans mes premiers emplois. L’UCAM complétera les diplômes de la Sorbonne, me permettant ainsi de m’établir au Canada, probablement comme professeur de Français. Je l’ai décidé il n’y a pas longtemps, cherchant un métier qui me donnera une indépendance financière et du temps libre. Car ma première idée est maintenant d’écrire. Mais écrivain, surtout au début, n’est pas un vrai métier. Plus tard, peut-être.

Pour l’instant je pense avoir l’imagination nécessaire, mais en aurai-je le talent ?

Cette première année universitaire se termine enfin et j’obtiens facilement mon diplôme. Mais de cette année, devenue dans mon souvenir « ma première année de liberté », je ne garde aucun ami, simplement une impression d’indifférence, de manque de solidarité, surtout si on ne fréquente pas les mêmes bars ou les mêmes « boîtes » (Au collège, nos gardiens appelaient ça des dancings).

Une fois pourtant, à la sortie d’un cours, un groupe d’étudiants me propose de les accompagner dans une « boîte » de Saint Germain des Près. Je n’ose pas avouer que je ne sais pas danser ni surtout que je n’en ai pas les moyens. Je refuse donc sous un faux prétexte que, bien entendu, ils ne croient pas. Du coup je ne suis plus invitée à les accompagner, même s’ils organisent leurs autres soirées en ma présence.

Un soir, après les cours, une étudiante me demande si je n’aime pas les garçons, étonnée de mes refus réguliers de sortir avec eux pour des soirées dansantes, ou autres (elle ne précise pas quoi). Et, avec un sourire entendu, elle ajoute qu’elle est partante pour une soirée « entre filles ». Me forçant à sourire, je lui réponds que je suis fiancée à un italien actuellement en stage au Koweït et que notre mariage est fixé pour la fin de l’année universitaire.

Elle hoche la tête, murmurant simplement « Dommage ».

Je ne garde pas un mauvais souvenir de cette année universitaire, mais je n’ai pas réussi à m’intégrer, à comprendre la mentalité des autres étudiants. Comme  pour la première partie de mon enfance, collège militaire compris, j’aimerais l’effacer de ma mémoire. Mais, grâce ou à cause des notes que j’ai pris l’habitude d’écrire, elle restera pour moi une période de transition, d’apprentissage ai-je envie de dire, entre mon adolescence et l’avenir que je veux me créer.

Ces notes ne sont pourtant pas un journal intime (puisque mon but n’est pas de parler de moi), comme le croient ceux qui m’ont surpris en train d’écrire, mais des réflexions, des commentaires sur ce journalier, trop souvent décevant, et son environnement que j’ai du mal à comprendre.

  • 3   –

Comme je l’ai fait à Paris, je dois trouver à Montréal un logement et un travail à mi-temps pour pouvoir suivre les cours de l’Université.

Mais ici tout est plus facile et je trouve sans difficulté un logement en colocation avec une étudiante inscrite comme moi à l’UCAM, pour un prix abordable.

Quant au travail, c’est dans une librairie que je suis recrutée. Ils acceptent mes horaires, puisque l’Université reste ma priorité, mais insistent sur le fait qu’ils peuvent me licencier sans préavis si je ne corresponds pas à leur attente, de même que, de mon côté, je peux arrêter sans difficulté.

Le rêve.

Jamais je n’aurais pensé pouvoir trouver si vite une solution aux problèmes que j’ai eu à résoudre à Paris en plusieurs semaines.

Ma colocataire, Jacinthe, est canadienne, un peu plus jeune que moi, née à Québec, et inscrite en philosophie. Les horaires de nos cours ne correspondent pas, nous permettant ainsi de profiter de l’appartement sans nous gêner. 

Elle aussi travaille à mi-temps comme vendeuse dans une boutique de mode. Nous ne nous croisons que le matin pour un petit déjeuner commun où nos seuls échanges sont des grognements endormis.

Cela nous convient parfaitement.

Mon statut de française, et surtout d’ancienne étudiante de la Sorbonne, me donne, pour nos cours de littérature francophone, une position particulière. Nombreux sont ceux, surtout d’origine étrangère, qui viennent me demander conseil. Je prends plaisir à me servir des notes que j’avais prises à la bibliothèque de la Sorbonne pour leur expliquer l’influence de l’histoire de France dans les écrits des auteurs que nous analysons.

Aussi, un jour, j’ai la surprise d’être contactée par un de nos professeurs qui me propose de l’assister, moyennant finance, dans la préparation de ses cours. J’en suis très fière, convaincue que j’ai choisi la bonne  voie.

Profitant de notre nouvelle collaboration, il n’hésite pas à me guider dans mes recherches, finissant par tenir le rôle de directeur de thèse, même si mes études n’en sont encore qu’au stade des  « généralités ».

Curieux de mon parcours, il s’étonne aussi que je ne sois pas restée à la Sorbonne. Je lui explique donc que mon but est d’écrire et que je pense que découvrir le monde et ses différentes civilisations, est plus enrichissant que de lire des archives.

En riant, il me conseille alors de me lancer sans attendre dans la rédaction d’un roman, proposant même de m’aider par ses commentaires si je le souhaite. Et, en confidence, il m’avoue que « lui aussi, à l’époque … » mais il s’interrompt pour enchaîner

« Tu peux commencer quand à travailler avec moi pour l’Université ? »

C’est comme ça, que du jour au lendemain, je suis promue assistante de ce professeur de littérature française. Bien que payée (pas beaucoup, mais quand même), je me refuse à abandonner mon travail à la librairie, travail qui me permet, entre autre, de pouvoir être informée des différents courants littéraires actuels et des dernières parutions.

Cet apport financier supplémentaire me permet aussi de m’offrir l’ordinateur qui me permet d’écrire plus facilement mes « notes » et de les garder en mémoire. Et, de lui-même, celui je considère maintenant comme « mon mentor », m’apprend à utiliser au mieux les différentes possibilités du logiciel d’écriture qu’il me fait acheter.

Malgré notre complicité naissante, je n’ose pourtant pas lui soumettre les notes destinées à devenir la trame de « mon » roman, les considérant encore comme des brouillons. Mais, encouragée par sa sollicitude, je continue à noter régulièrement mes sentiments et mes réflexions face aux réactions des étudiants ou des clients de la librairie.

« Tu aimes ? »

Rien de très romantique dans cette question puisqu’il s’agit de nourriture : « la poutine ». C’est le gérant de la librairie où je travaille, Pierre, qui pour me faire découvrir les spécialités de son pays, m’invite de temps en temps à déjeuner.

Homosexuel il n’hésite pas à me raconter ses amours. Du coup mes nuits de folie avec Dominique me paraissent bien sages.

Le travail de vendeuse à la librairie et d’assistante à l’Université me laisse quand même le temps (en plus de noter, comme je le fais maintenant régulièrement, mes réactions journalières face aux comportements de ceux qui sont maintenant mon environnement) de commencer à rédiger mes rêves, laissant ainsi libre cours à mon imagination, principale raison (motivation serait plus juste) de mes études de littérature. Je ne sais pas si mes livres seront publiés un jour, ni même si j’irai au bout de mon ambition, mais, aujourd’hui, le seul fait d’écrire me suffit.

Ma colocataire organise de temps en temps des fêtes avec ses amis et me propose d’y participer, mais je préfère ma solitude. Aussi, quand elle le souhaite, je prends mon ordinateur et m’installe dans un café non loin de notre appartement.

« A charge de revanche » dit-elle à chaque fois.

Je sais qu’elle le pense mais mon enfance ne m’a pas appris à avoir des amis et encore moins à me sentir redevable.

Durant ces soirées devant des cafés d’abord tièdes puis froids, j’imagine des histoires d’amour, d’amitié. Mon père ne savait pas exprimer ses sentiments. Serais-je comme lui, incapable de dire un jour « je t’aime » ?

Un soir j’accepte de participer à une soirée de Jacinthe.

Chaleureux, amicaux, ils m’accueillent comme une amie. Etudiants comme nous, il y en a de toutes les nationalités, de toutes les religions. Certains même, récemment arrivés à Montréal, « baragouinent » sans honte la langue française qu’ils ne connaissent que par leur scolarité. Ils sont jeunes, sans complexe. Ils parlent volontiers de leur avenir, de leurs ambitions, désireux de vivre dans un autre monde que celui de leur naissance. Je suis surprise, étonnée de la différence de comportement avec les étudiants de la Sorbonne, imbus d’eux mêmes et se considérant comme l’élite d’un monde en devenir. Mais ai-je vraiment fait l’effort de les comprendre, trop occupée par mon travail de serveuse et mes recherches à la bibliothèque.

J’ai toujours du mal à m’exprimer. Aussi je compense par des sourires, essayant quand même de me mêler à leurs conversations souvent incompréhensibles pour moi tant à cause de leur accent que de leurs expressions « inattendues », ou plus exactement « imagées ».

Je deviens pourtant une habituée de ces soirées improvisées, proposant même, temps en temps, d’en organiser moi-même.

Quand ils me questionnent sur mon passé, j’invente. Cela m’est facile car j’ai oublié mon enfance et mon adolescence. Volontairement ou non, je ne saurais le dire, mais cela me permet de trouver un équilibre, de me mettre en harmonie avec moi-même.

J’aime aussi me promener dans Montréal, qui, bien que souvent considérée à tort comme capitale du Québec, garde une touchante atmosphère de ville de province. Tout y est facile et on y retrouve cette entraide qui devait exister avec les premiers colons et que l’on a perdue depuis si longtemps dans notre « vieille Europe ».

Ça y est, je deviens une vraie canadienne puisque, même si je n’ai pas encore l’accent, j’emploie déjà le terme de « vieille Europe » toujours utilisé quand on parle de mon pays d’origine.

C’est là aussi où je comprends la neige, la vraie neige. Je dois avouer que découvrir au réveil la ville recouverte d’un blanc immaculé est superbe et très vite j’apprécie ce froid sec, vigoureux. Même les enfants, aux joues rouges, rient, courent après les flocons qui continuent de tomber. Je suis émue de découvrir ces petits êtres, vêtus de combinaisons étanches et colorées, se rouler dans la neige avec un plaisir évident.

Mais je ne peux aussi m’empêcher de penser à mon enfance, à tout ce que j’ai perdu.

Mes journées à la librairie me permettent de me tenir au courant des dernières éditions de littérature que je n’hésite pas à feuilleter durant mes pauses. Du coup Pierre me demande de les lui résumer pour pouvoir, lui aussi, en parler en « érudit ». C’est lui qui emploie ce mot qui me fait rire. Il ne se vexe pas de ma réaction mais, au contraire, me répond que son rôle est d’utiliser les connaissances de ses collaborateurs.

Un après midi, un de nos invités réguliers aux soirées improvisées, vient acheter un livre. Mon statut de vendeuse ne le choque pas, et il m’explique que lui est serveur de nuit dans un fast-food et que, même s’il gagne bien sa vie, il m’envie d’avoir  trouvé un travail comme celui là.

Cette rencontre inattendue me redonne confiance, d’autant qu’il ne cherche pas à en profiter pour m’inviter à prendre un pot, voire plus comme s’en vantaient les étudiants de la Sorbonne, garçons ou filles, depuis la vulgarisation de la liberté sexuelle.

Cette atmosphère chaleureuse améliore aussi mes rapports avec Jacinthe et nous devenons amies. Un matin, encore endormie, je l’entends me proposer de l’accompagner à Québec dans sa famille pour de courtes vacances. J’ai du mal à comprendre. Trop endormie, trop surprise, je reste sans voix.

Elle insiste, j’accepte.

Pierre m’accorde sans difficulté quelques jours de vacances pour cette période, considérant que cela me fera du bien et que je l’ai bien mérité.

Comme à son habitude, puisqu’elle va les voir un week-end sur deux, Jacinthe loue une voiture pour être indépendante et je découvre l’autoroute Montréal-Québec où, contrairement à celles de la France, toutes les voitures roulent à la même vitesse, accentuant ainsi la monotonie de la route.

« Ce n’est même pas par crainte de la police », m’explique-t-elle pour répondre à mon étonnement, « Mais par respect des règles ».

Un autre monde.

Jacinthe n’arrête pas de parler, racontant son enfance dans cette ville qu’elle aime et dans laquelle elle souhaite vivre et avoir des enfants. Elle me parle aussi du cimetière où, depuis plusieurs générations, se trouve le tombeau de sa famille et où elle reposera un jour.

J’apprends ainsi qu’ils sont les descendants d’un des colons (pionniers serait peut-être plus juste ?) arrivés avec Jacques Cartier. Elle en est fière et souhaite que ses enfants aussi resteront fidèles à cette ville.

Ils habitent une grande maison en banlieue de Québec, avec un jardin donnant sur le Saint Laurent.

Superbe.

Je suis reçue comme faisant partie de la famille et logée dans ce qu’ils appellent la « chambre d’amis ». C’est le terme « chambre » qui me surprend, car il s’agit d’un petit studio avec salle de bain indépendante.

Je m’imagine enfant dans cette maison, entourée, comme elle, de deux frères, et de parents aimants. Je comprends mieux sa joie de vivre et sa confiance dans l’avenir, même si cet avenir envisage aussi son tombeau.

Pour moi, l’avenir c’est la vie, pas la mort. Mais elle me fait aussi prendre conscience que je ne sais même pas où est enterré mon père. Je n’y avais jamais songé. Mon père reste présent dans mon cœur et je ne comprends pas ce besoin d’aller se recueillir devant une pierre tombale. Il fait partie de moi, de mes souvenirs, de mes rêves. Je ne l’oublierai jamais même si je l’ai plus imaginé que connu.

Ce séjour me fait beaucoup de bien. J’ai l’impression de trouver une famille et Jacinthe me fait découvrir la ville de Québec où les vieux quartiers donnent l’impression d’être un décor de film. Je l’y sens à l’aise, heureuse, saluant chaleureusement les commerçants et me présentant comme son amie française. Elle me parle aussi de l’hôtel de glace que nous ne pourrons visiter qu’en hiver, puisqu’il est construit avec de la glace. Tout cela me semble irréel et tellement merveilleux. J’ai envie de tout voir, de tout connaître. Elle me fait prendre le « traversier » pour aller de l’autre côté du Saint Laurent. J’ai l’impression de traverser un océan, de vivre une aventure. Prendre un bateau avec sa voiture pour aller se promener sur l’autre rive me paraît surréaliste. Mais ce fleuve est immense, surtout quand je le compare à la Seine qui pourtant, à Paris, me paraissait très large.

Mon enthousiasme amuse Jacinthe. De retour chez ses parents elle leur raconte ma stupéfaction, s’amusant de mes réactions face aux décors de son enfance qui, pour elle, sont naturels, voire banals.

La réaction de ses parents me touche car ils m’assurent que je serai toujours la bienvenue chez eux et que je peux considérer la chambre d’amis comme la mienne. Ses frères aussi se montrent chaleureux me considérant déjà comme une autre sœur.

De retour à Montréal notre complicité se trouve renforcée. Rester une soirée ensemble devient un plaisir et j’éprouve de la tendresse vis à vis d’elle. Du coup, nous nous laissons aller aux confidences. Elle surtout. Mais après ses souvenirs d’enfance, elle en arrive à parler de ses attirances sexuelles pour tel ou tel garçon de notre entourage et me demande mon avis, car, m’explique-telle, elle pense que mon statut de française exilée est plus attirant pour eux que sa condition de petite provinciale et s’étonne qu’aucun d’eux n’aie essayé de me séduire. Devant ma réaction amusée, elle m’explique très sérieusement que, pour elle, être étudiant doit être source d’apprentissage, y compris sexuel maintenant que les tabous ont disparu. Ensuite, on se marie, on a des enfants et pas de regrets.

Décidemment les préoccupations sexuelles de la jeunesse Québécoise ne sont pas vraiment différentes de celles que j’ai connues avec les étudiants Parisiens et j’en arrive à me demander si la haine et la violence de ma scolarité n’étaient pas plus formatrices que le confort hypocrite de son enfance.

Je lui réponds donc que pour ma part la seule chose qui me motive est de réussir mes études afin de pouvoir envisager la vie de mes rêves, et surtout d’arriver à exprimer ce que je ressens par l’écriture car je n’ai jamais appris à me manifester autrement.

Quant aux relations amoureuses, je veux attendre de rencontrer l’âme sœur. Jacinthe ne comprend pas mais respecte ma façon de penser. C’est pour ça que nos rapports ne changent pas, ni nos habitudes, ni même les soirées amicales entre étudiants. Nous nous considérons comme deux sœurs aux pensées et aux ambitions différentes, mais unies par une tendresse réciproque.

J’avoue aussi qu’elle m’aide beaucoup dans les rapports humains avec les autres en me donnant confiance. Peut-être pas assez, mais c’est un début et j’arrive maintenant à communiquer, à ne plus être renfermée sur moi-même.

Elle continue à m’inviter à Québec où l’atmosphère chaleureuse de sa famille me fait du bien. Pour ne pas être en reste, je raconte volontiers qu’ils me rappellent mon enfance et que je retrouve avec eux l’atmosphère de la maison familiale où, tous les étés, nous nous retrouvions entre cousins et cousines chez nos grands parents.

Je ne sais pas s’ils sont sensibles à mes souvenirs inventés mais c’est une façon pour moi de leur exprimer la tendresse que je ressens pour eux.

Je visite le fameux hôtel de glace. Devant mon enthousiasme, ses parents nous offrent d’y passer une nuit.

Inoubliable.

L’année universitaire se termine et je réussis mes examens avec une bonne moyenne. Encouragée par le professeur que j’appelle maintenant mon « mentor » (ce qui le flatte), je ne m’inscris pas pour une nouvelle année d’étude, mais, avec son aide, je postule pour un poste de professeur de français qui me laissera le temps de continuer à écrire tout en gagnant correctement ma vie.

« Tu me manqueras, mais il faut savoir provoquer la chance. Et comme tu sais utiliser les bibliothèques, tu n’auras qu’à faire toi-même tes recherches quand tu en auras besoin. »

Après un léger silence, il ajoute

« Moi je n’ai pas eu ce courage et l’écriture de mon roman sera maintenant l’occupation de ma retraire. Enfin, si j’en ai encore la force. »

Je sais que je le regretterai, mais j’ai l’impression d’avoir l’avenir devant moi et grâce à Jacinthe et ses amis de savoir enfin comment m’exprimer face aux autres. Enfin l’impression, car dans la réalité il m’arrive souvent de douter, incapable de terminer une phrase.

Nous nous promettons bien sûr de nous revoir après nos études, mais qu’en sera-t-il  vraiment?

–   4   –

Aujourd’hui, je suis professeur de Français dans un petit village situé sur les bords du Saint Laurent.

J’aurais préféré rester à Montréal mais on m’a fait comprendre que c’était le passage obligé pour faire mes preuves. Je crois plutôt qu’ils n’ont pas de volontaires pour enseigner là-bas et qu’ils n’hésitent pas à forcer la main des étrangers qui, comme moi, sont en attente de leur nationalité canadienne.

Me voilà donc à Harrington Harbour, petit port de la Côte Nord du Saint Laurent, desservi une fois par semaine par un petit cargo, le Nordik Express, qui transporte les habitants des autres ports situés sur les rives du fleuve jusqu’à son embouchure sur l’océan atlantique ainsi que les réserves de nourriture et autres produits nécessaires à la vie de ces villages. Il arrive aussi, rarement, que des touristes en quête d’exotisme fassent partie de ces voyages, mais ils se contentent de descendre du bateau durant l’escale, de faire des photos et de repartir avec ces souvenirs photographiques qui leur permettront de raconter à leurs amis leur « aventure ».

L’été, pas de problème. Les pêcheurs font leur travail et on arrive, par les pistes, à joindre les autres villages. Mais l’hiver, quand le fleuve est gelé, le cargo ne vient plus et les motoneiges ne sont pas suffisantes pour assurer les besoins journaliers de notre petite population d’un peu moins de cinq cents habitants.

Mais quel calme, quel bonheur pour moi, et quoi de mieux pour prendre le temps d’écrire, de me chercher, de me promener, de rêver.

Les habitants se connaissent depuis toujours, ayant été ensemble enfants, adolescents, pêcheurs pour la plupart, puis vieillards. Moi je ne suis que l’étrangère, la curiosité d’un moment. Je ne suis pas rejetée mais je n’ai pas de vrai contact avec eux et ce n’est pas là que je trouverai l’amour.

Nous ne sommes que trois professeurs, aussi nous nous répartissons les matières à enseigner, même celles qui ne sont pas nos spécialités.

C’est comme ça que je deviens, en plus de professeur de français, professeur d’histoire et de géographie étant la seule à avoir voyagé et à connaître un autre pays que le Canada. Ce travail supplémentaire n’est pas compliqué car j’ai à ma disposition la bibliothèque de l’école, très bien fournie, ce qui laisse imaginer que d’autres, avant moi, ont eu le même problème.

Pauline, originaire de Laval, commune située non loin de Montréal, est professeur de mathématiques, et hérite des sciences. Paul, originaire de Terre Neuve, en plus de sa spécialité en grammaire et orthographe, est en charge, depuis trois ans déjà, de l’apprentissage de l’anglais (2° langue officielle) et surtout d’enseigner les dialectes des différentes ethnies de la région. Ses cours sont aussi régulièrement suivis par des pêcheurs qui sont amenés à rencontrer régulièrement leurs confrères des autres petits ports, situés, comme eux, le long du Saint Laurent. Et enfin Pierre, qui en plus de s’occuper de l’organisation et de la gestion de notre village, tient aussi le rôle de directeur d’école. Originaire de Harrington Harbour, après des études moyennes à Rimouski, seule ville du Saint Laurent où se trouve un semblant d’Université, il est retourné dans son village natal, peu désireux de se confronter à la civilisation moderne. Là il a retrouvé sa famille, ses amis, ses souvenirs d’enfance. Il n’est pas marié, Pauline non plus. Paul, divorcé, père de deux enfants restés avec leur mère à Terre Neuve, s’est crée une nouvelle famille avec la fille d’un pêcheur.

Avant le début des cours, Pierre nous annonce qu’il a l’habitude, pour présenter les nouveaux professeurs aux familles, d’organiser ce qu’il appelle un « apéritif dînatoire ». Après une présentation que je trouve un peu « formelle », où nous devons Pauline et moi (puisque Paul est là depuis plusieurs années déjà) nous exhiber sur une estrade improvisée et expliquer notre passé et nos compétences, nous nous retrouvons, une bouteille de bière ou un verre de vin à la main, pour faire connaissance avec les parents de nos futurs élèves.

Pour Pierre et Paul cette « présentation » correspond à une soirée entre amis, mais Pauline et moi, nouvelles venues dans cette communauté, ne les intéressons pas. Même pas la curiosité de savoir pourquoi nous nous retrouvons parmi eux. J’ai l’impression qu’ils nous considèrent comme des intruses dont le seul but est de détourner leurs enfants de leur « vocation obligatoire », à savoir devenir pêcheurs comme ils le sont de génération en génération. Les garçons deviennent pêcheurs comme leurs pères, et les filles femmes au foyer en charge, entre autre, de l’éducation des enfants.

A quoi bon des « étrangers » qui vont leur enseigner que le monde ne s’arrête pas à leur village, au lieu de leur apprendre à pêcher, réparer les filets, coudre, tricoter, faire la cuisine. 

Paul, très entouré, ne prend même pas la peine de nous présenter sa nouvelle  femme, jugeant probablement cela inutile. Du coup, durant cette soirée, nous nous retrouvons Pauline et moi délaissées et nous nous racontons notre passé et surtout ce qui nous a amené à accepter ce poste que nous considérons, l’une comme l’autre,  comme provisoire.

Puis, comme nous nous préparons à partir, quand un homme d’une cinquantaine d’années, une bouteille de vin à la main, s’approche  de nous et, pendant qu’il remplit nos verres maintenant vides,

« Je m’appelle Louis. J’ai un fils de vingt ans qui est pêcheur et je suis l’épicier du village. Si vous avez besoin de quoique ce soit que je n’ai pas en stock, je peux vous le commander, mais n’oubliez pas, qu’en hiver durant la période où le Saint Laurent est gelé, on n’est pas livré. »

Et, comme nos verres sont maintenant pleins, il lève sa  bouteille vers nous en faisant le geste de « trinquer » et en disant

« Bienvenu à Harrington Harbour »

Puis il s’éloigne pour remplir d’autres verres, nous laissant Pauline  et moi au bord du fou rire.

Le lendemain Pierre nous fait comprendre que notre attitude durant cette « réception » n’a pas été appréciée et que c’était à nous de faire l’effort de séduire les parents pour les convaincre de nous confier leurs enfants. Et, ajoute-t-il très sérieusement, si vous envisagez de former une famille chez nous, c’est le meilleur moyen de rencontrer les habitants.

Me sentant seule, j’écris à Jacinthe pour proposer de lui faire découvrir ce petit port situé sur les bords du Saint Laurent et de venir y passer un week-end. Mais, ayant repris ses habitudes québécoises, elle remet mon invitation de semaine en semaine.

« Tu m’aimes ? »

C’est à mon miroir que je pose la question.

Evidemment il ne répond pas, mais cela me rappelle que je dois commencer par m’aimer pour donner de l’amour aux autres et en recevoir en échange.

Est-ce que mes parents se sont aimés ? Peut-être à leur façon, mais pas comme une vraie famille. Militaires tous les deux, ils avaient le sens du devoir et je pense que mon père, devant l’incapacité de ma mère à s’occuper de moi suite au refus de ma grand mère de m’accepter, a cru me protéger en me plaçant en pension dans ce collège militaire.

Quant à mes rapports avec Jacinthe ils étaient  basés sur l’amitié, pas sur l’amour.

Hors mes cours, je passe beaucoup de temps à marcher le long de la côte, appréciant l’immensité de ce fleuve toujours en mouvement. Le port aussi me fascine aves ses petits chalutiers colorés. Je prends plaisir à saluer les marins et leurs femmes quand ils déchargent leurs pêches de la journée, mais ils ne prennent même pas la peine de me répondre, sauf quand je leur achète un poisson.

Louis, par contre, quand je vais faire des courses, n’arrête pas de parler, meublant ainsi ses longues journées d’attente, même si, connaissant les horaires des pêcheurs, il n’ouvre son épicerie que durant leur temps passé à pêcher sur le Saint Laurent afin de permettre aux épouses de s’approvisionner durant leur absence et de pouvoir ainsi les aider à trier les poissons qu’ils rapportent de leurs sorties sur le fleuve.

Pour mon travail de professeur j’essaie d’être une bonne enseignante et d’apporter de la tendresse à mes élèves même si ce n’est pas toujours bien compris.

Pauline me le reproche, trouvant que je suis trop indulgente avec eux. Pour elle je devrais me montrer distante, méprisante. Après tout nous ne sommes que de passage dans ce « trou perdu » et ce qu’ils pensent de nous n’a pas importance.

Comme je ne suis pas d’accord avec elle, nos rapports restent professionnels alors que nous avons l’une et l’autre besoin d’amitié, de complicité, d’affection. C’est pour ça que ma tendresse je la donne à mes élèves qui instinctivement le comprennent et me la rendent à leurs façons. Mais ce n’est pas facile pour eux car je ne suis pas une autochtone. Ils font partie d’un clan et restent solidaires les uns les autres malgré leurs disputes, leurs bagarres, leurs haines d’un moment.

Je retrouve en eux mes années de collège, avec cette cohabitation obligatoire et cette impression d’enfermement. Mais pour eux, l’enfermement est différent. Ils naissent là, vivent là, meurent là. Nous c’était des portes closes, fermées à clef tous les soirs. Eux c’est l’impossibilité, surtout l’hiver, d’aller dans un autre village, de côtoyer d’autres personnes que celles qui font partie de leur journalier.

Même en cas de problèmes de santé, ils doivent se débrouiller entre eux. Dans les cas extrêmes seulement ils peuvent être secourus par hélicoptère, mais durant mon séjour cela ne s’est passé qu’une seule fois.

Au début j’appréciais cette solitude que je croyais propice à l’écriture, mais avec le temps, surtout l’hiver, elle devient pénible. J’essaie de me rapprocher de Pauline pour passer des soirées avec elle, plutôt que de dîner seule face à l’écran de ma télévision. Mais, vexée par les remarques de nos premiers rapports, elle refuse mes avances, laissant entendre qu’elle n’a pas envie de « me prendre en charge puisque j’en suis incapable moi-même ».

Par contre, Pierre, avec un sourire « libidineux », me propose de dîner chez lui, soit disant pour m’expliquer ce que les élèves de ce village attendent de nous. Bien entendu je refuse, ne me sentant pas prête à subir sa « morgue », ni surtout à devenir sa maîtresse.

Durant ces périodes de solitude, je me promène dans ce village isolé du monde, admirant particulièrement sa petite chapelle pleine de charme et fraîchement peinte en blanc. Je la trouve à taille humaine, intime ai-je envie de dire, car elle ne peut accueillir qu’une trentaine de personnes.

Elle m’incite au recueillement et je prends l’habitude d’aller m’asseoir durant de longs moments sur ses bancs en bois, non pour prier mais pour réfléchir à ce que j’écrirais de retour dans mon studio.

L’hiver j’apprécie de flâner sur le petit port gelé et de rêver que ces bateaux, entreposés sur les berges enneigées situées près des quais, bien fixés sur des cales, naviguent maintenant sur un océan de neige. Le vent dans les cordages accentue cette impression de vie, alors qu’à Montréal la ville enneigée me paraissait endormie.

Avec la neige tout change. Quelques rues sont recouvertes de planches pour faciliter le déneigement et éviter les glissades. Même l’église semble se fondre dans son environnement immaculé.

Les pêcheurs qui ne naviguent plus ont l’habitude de se retrouver dans l’unique café-restaurant pour boire et jouer aux cartes. Un soir je me joins à eux, mais mon entrée provoque un grand silence. Paul, installé au bar, a la délicatesse de me faire signe de le rejoindre, laissant penser que j’ai rendez-vous avec lui. Mais dès que je suis assise sur un tabouret à côté de lui

« Qu’est-ce que tu fais là ? »

« Je viens boire une bière. »

« C’est pas une bonne idée. »

Tout est dit et je repars comme je suis venue, entendant le brouhaha des conversations reprendre dès ma sortie.

Durant cette année, j’ai le temps d’écrire. Enfin, d’essayer.

Je ne suis pas encore prête à m’exposer dans des personnages qui, bien qu’inventés, restent encore trop proches de moi. Une forme de pudeur sûrement.

Du coup, je trouve dans les recherches destinées aux cours d’histoire de mes élèves, un sujet qui m’inspire et que j’intitule « les amours impossibles ». Sujet mélangeant les années et les siècles :

  « L’aventure amoureuse de Vercingétorix avec Jeanne d’Arc »,

  « L’amour fou de François I° pour Marie Antoinette »,

  « La passion de Napoléon pour Cléopâtre ».

Ces histoires imaginaires et historiques m’amusent, et leurs documentations servent à mes élèves.

Je travaille aussi mes cours de géographie pour mieux décrire les pays où vivent ces personnages historiques, donnant ainsi une connaissance complète des différents continents de notre terre à mes élèves.

Raynald surtout est très demandeur. Il veut comprendre le monde, d’où je viens, ce qui existe en dehors de son village. Sa curiosité me fascine et je n’hésite pas à répondre à sa demande, lui accordant du coup plus d’attention qu’à ses camarades de classe. Aussi, comme avec le retour du beau temps il accompagne régulièrement son père et ses oncles sur leur bateau pour relever les casiers et les filets, il m’apporte de temps en temps un homard et, en échange, je lui prête un de mes livres.

Il a quinze ans, en paraît dix-huit, et nos rapports font jaser.

Un jour, je l’entends répondre à l’un de ses camarades qui l’accuse d’être amoureux de moi :

« Je l’aime bien. Mais c’est une vieille. »

« Pourquoi tu es toujours avec elle alors ? »

« Parce qu’elle m’apprend ce qu’est le monde dans lequel nous vivons. Tu sais bien que je veux être capitaine de cargos et faire le tour de monde. Grâce à elle, j’apprends à connaître les autres pays. »

Mais cela n’empêche pas les ragots et Pierre, sous couvert de son rôle de directeur, me prévient, à demi mots, des conséquences qu’une aventure avec un de mes élèves, mineur qui plus est, pourrait entraîner.

Et il n’hésite pas à me laisser entendre, que si je suis en mal d’amour, il est tout disposé à combler ce manque. Je n’ose pas éclater de rire, mais de retour dans mon petit studio, je me laisse aller, riant et pleurant à la fois de l’incompréhension humaine.

Du coup je deviens plus distante avec Raynald qui ne comprend pas et m’en veut.

Je continue à donner mes cours, mais sans passion et me refugie dans l’écriture. Mais qu’écrire puisque je n’ose pas parler de moi. Aussi je passe tout mon temps libre à la bibliothèque du collège à la recherche de personnages historiques pour leur créer des amours « hors temps ».

Pauline ne comprend pas l’intérêt de mes recherches historiques, insistant sur le fait qu’elle trouve inutile (stupide est son terme exact) de me perfectionner dans une matière qui n’est pas la mienne et qui ne me servira pas dans l’avenir.

Mais comment lui expliquer que le passé me fait oublier le présent.

Sans grande illusion, je demande à changer de poste, bien que n’ayant pas encore effectué les deux années prévues dans mon contrat. J’apprends plus tard que ma demande est appuyée par Pierre, désireux de mon départ depuis que j’ai refusé ses avances. Aussi, à ma grande surprise et surtout à celle de Pauline, jalouse de mon départ incompréhensible pour elle, je suis informée que mon transfert est prévu pour le début de l’année scolaire suivante.

Cette nouvelle me rend heureuse mais triste aussi, car j’avoue que l’atmosphère, la tranquillité et le charme de ce petit port me convenaient bien et que j’avais appris à les apprécier.

–   5   –

Je suis nommée à Rimouski, ville administrative de la région du bas Saint Laurent et port d’attache du Nordik Express, petit cargo que je connais déjà puisqu’il ravitaille, entre autre, le village de Harrington Harbour.

Sans être une grande ville, l’école est plus grande, plus importante, et il y a même un secteur Université basé surtout sur l’enseignement maritime. Avec une dizaine de professeurs nous n’avons pas à enseigner les matières qui ne sont pas les nôtres. Il y a même un professeur de gymnastique, matière considérée à Harrington Harbour comme inutile vu les efforts physiques et réguliers effectués par les élèves sur les chalutiers de leurs parents. 

Il y a aussi un hôtel occupé une grande partie de l’année par des touristes ou des autochtones désireux de rejoindre leurs villages situés le long du fleuve. Mais surtout, nous ne sommes plus isolés du monde.

Je suis logée, pour un prix raisonnable, dans un petit studio situé non loin de l’école, occupé, avant moi, par le professeur de français que je remplace. L’ameublement n’a rien d’exceptionnel, mais je m’en contente, n’ayant pas ainsi à dépenser les quelques économies qui me restent pour m’acheter, en plus du « minimum vital », des objets qui, par la suite, n’auront plus de raison d’être. En effet, comme je ne sais pas combien de temps durera réellement mon séjour dans ce collège, bien que mon contrat soit basé (comme celui de Harrington Harbour) sur une durée de deux ans, éventuellement renouvelable, je ne veux pas m’encombrer de meubles qui ne feront que me gêner par la suite.

C’est lors de mon déménagement que je me rends compte que, durant la période passée à Harrington Harbour, j’ai beaucoup avancé dans l’écriture des histoires d’amour « pseudo-historiques». Mais ce ne sont encore que des pages remplies d’idées, sans ligne directrice. Pourtant ces notes me paraissent suffisantes pour la rédaction de ce qui pourra donner lieu à un roman, ou plus exactement à un recueil de nouvelles.

L’étude de ces personnages historiques me permet de définir leurs personnalités. Mais, pour être sincère, je reste toujours à la recherche de mon vrai moi, de cette confiance qui me permettra de m’aimer et d’être aimée, même si mon année passée avec Jacinthe m’a fait beaucoup de  bien.

Raynald aussi m’a touchée, mais je n’étais pas prête. Ce n’était pas son âge l’obstacle, plutôt un sentiment de provisoire qui n’aurait fait que me détruire un peu plus.

Je m’installe donc dans ma nouvelle vie, passant presque tout mon temps libre à relire mes notes, à les corriger, à les réécrire. Je reprends aussi mon habitude de promenades solitaires le long du Saint Laurent.

Pour la rentrée scolaire proprement dite, pas de présentation « protocolaire » aux parents de nos futurs élèves, mais simplement un « apéritif dînatoire » avec nos nouveaux collèges pour que nous apprenions à nous connaître.

A me grande surprise, se joint à nous un professeur de dessin. Peintre du dimanche, comme il aime lui-même à se présenter, il est revenu pour sa retraite sur les lieux de son enfance et exerce ce poste à titre bénévole.

Je suis la seule « nouvelle », les autres étant là depuis plusieurs années, soit par choix, soit toujours en attente d’un poste plus flatteur. Mais, à part Montréal, les postes importants et disponibles se trouvent dans des villes anglophones et nombreux sont ceux qui, ne parlant pas couramment l’anglais, se satisfont de l’ambiance « bon enfant » de ce collège au lieu de l’atmosphère survoltée d’une grande ville.

Durant les cours, j’évite d’être proche de mes élèves, peu désireuse de retomber dans les calomnies de mon ancien poste. Et comme je ne cherche pas m’intégrer dans les habitudes manifestement établies depuis longtemps par les autres professeurs, (se retrouver au café pour boire une bière après les cours par exemple) ce sont eux qui me trouvent distante. Ils ne comprennent pas non plus que je passe autant de temps à la bibliothèque pour écrire et faire des recherches historiques et ne peuvent s’empêcher de faire des remarques sur le ridicule de mes ambitions.

« Tu es encore jeune, tu ferais mieux de chercher un mari, de faire des enfants, plutôt que de rêver d’une gloire littéraire hypothétique ».

Le professeur d’anglais, John, est différent. Originaire de Toronto et en poste depuis trois ans, il ne cherche pas à changer de collège, considérant qu’il n’aurait pas sa place dans une ville anglophone et qu’il a trouvé, dans l’atmosphère « provinciale » de cette petite ville, l’équilibre qui lui convient.

Je crois que je lui plais et il ne comprend pas que je ne réponde pas à ses avances.

Un soir pourtant, lasse de ses invitations répétées, j’accepte. Nous nous retrouvons donc dans le seul restaurant « à la mode » de la région.

John n’arrête pas de parler de lui, de son enfance à Toronto, de sa mère fonctionnaire à l’Université et de son père, professeur d’histoire, trop conciliant. Il ne cherche pas à savoir qui je suis, d’où je viens. Simplement il fait allusion au fait qu’il sait, comme tous les autres professeurs, que je passe beaucoup de temps à la bibliothèque. Et il ne peut s’empêcher d’ajouter

« Si tu es à court d’idées pour « ton roman », ma vie peut être un sujet idéal et je suis prêt à t’en détailler tous les chapitres. »

Je souris, amusée par tant de naïveté mais, pour être franche, je suis agacée. J’ai l’impression de perdre mon temps et je regrette d’avoir accepté ce dîner. D’autant que le lendemain j’ai droit aux réflexions de mes confrères qui me demandent, avec des sourires entendus, si la soirée s’est bien passée.

Mais par la suite, j’ai la sensation que je n’existe plus pour lui. A peine un « bonjour-bonsoir » échangé rapidement dans les couloirs. Je suis vexée. Par provocation, je l’invite à mon tour dans un petit restaurant, situé sur les bords du Saint Laurent, dont j’ai lu dans le journal régional une publicité alléchante. Sa réponse évasive me déconcerte.

C’est le professeur de mathématiques, Pauline (est-ce que toutes les enseignantes canadiennes en mathématiques s’appellent comme ça ?) qui, installée non loin de nous et voyant mon étonnement devant sa réponse imprécise, se lève et vient s’asseoir en face de moi. Et en souriant, elle m’explique que la seule chose importante pour lui est de s’afficher de temps en temps avec ses collègues féminines. Mais qu’en réalité, c’est un homosexuel qui refuse de s’assumer.

Par contre, Pauline s’empresse d’accepter l’invitation, considérant, à tort, qu’elle s’adresse aussi à elle. Prise au dépourvue, je ne peux que confirmer et fixer un rendez-vous pour le lendemain.

Je me retrouve donc avec Pauline dans ce « troquet » (terme français de « France » mais plus réel que la dénomination prétentieuse de « restaurant »).

Originaire de Québec, elle a elle-même demandé ce poste à Rimouski il y a deux ans car il est situé sur les bords du Saint Laurent. Du reste ce restaurant de pêcheurs où elle est déjà venue, lui rappelle ses souvenirs d’enfance et elle me parle de son père aujourd’hui décédé, de sa passion pour la voile, allant même jusqu’à me proposer de louer avec elle un petit voilier pour que nous puissions naviguer durant les week-ends. Bien entendu je refuse prétextant que je profite justement de mon temps libre pour avancer dans l’écriture de mon roman et que de toutes les façons je n’ai jamais navigué. Elle a l’air étonnée et ne peut s’empêcher d’ajouter qu’elle pensait, comme mes parents étaient marins …

Je l’interromps, furieuse de cette intrusion dans mon passé.

« Comment le sais-tu ? »

Mais, rêveuse, elle  insiste

« Excuse-moi. Mais comme tu m’as amené dans ce restaurant de pêcheurs, je pensais, que comme moi, tu avais la nostalgie des petits ports de pêche. »

Après un silence, elle ajoute comme si elle parlait à ses élèves

« Rimouski est une ville, assez grande du reste pour la région puisqu’elle englobe d’autres communes avoisinantes, mais comme dans toutes les villes, petites ou grandes, très vite se créent des quartiers. Là c’est le quartier des pêcheurs et tout le monde se connaît. C’est pareil du reste pour le quartiers des commerçants, le quartier chinois (et oui, il y en a un ici aussi), le quartier des notables, celui des affaires … enfin, comme dans toutes les villes du monde, je crois. »

Souriant tristement elle ajoute  

« Et, comme partout, dans toutes les communautés, tout se sait. »

Puis rapidement elle ajoute

« C’est une des raisons pour lesquelles j’ai fui Québec »

Elle complète ensuite sa phrase en disant qu’elle me racontera peut-être, plus tard, les autres motivations de son départ.

Et, retrouvant son sourire, elle enchaîne

« Mais toi, si au lieu d’écrire, tu veux me parler de ton passé, de ce que tu fuis, je suis prête à t’offrir une oreille attentive. »

Ma réponse est cinglante.

« Je n’ai pas besoin de psy puisque je crée ».

Je regrette tout de suite ma réaction, et je lui explique que ce besoin d’écrire n’a rien à voir avec mon passé. Ce n’est pas une réflexion sur les périodes positives ou négatives de ma vie, mais simplement le défouloir d’un trop plein d’imagination. Je ne pense pas qu’elle me croit ni surtout comprenne ce que je veux dire.

Je la questionne à mon tour sur Jacinthe, mais elle trouve ma question ridicule. Pourtant je croyais que Québec (puisqu’elle aussi y a passé son enfance) était une petite ville (comme elle le dit de Rimouski) et que tous les notables (son père était avocat) se connaissaient. Mais Pauline a environ deux ans de plus que Jacinthe et deux ans, quand on est enfant, ça compte. Pas les mêmes études, pas les mêmes amis, pas les mêmes préoccupations.

Du coup, durant la suite de la soirée, elle m’explique le fonctionnement de l’école où nous enseignons maintenant toutes le deux, me parle de nos élèves, évitant l’une et l’autre d’aborder les sujets trop personnels.

A la fin du repas, nous nous quittons pas encore amies, mais heureuses de la soirée et désireuses l’une et l’autre de la renouveler pour fuir nos solitudes obligatoires. Et, en partant, Pauline propose de me faire découvrir, à son tour, un autre restaurant de pêcheurs, situé lui aussi sur les bords du Saint Laurent.

Maintenant nous nous voyons régulièrement, unissant volontiers nos solitudes pour sortir de la routine professionnelle. Nous devenons complices. Même âge, (si enfant un an ça compte, adulte cette différence n’existe plus) un passé à oublier (même si elle ne s’est pas encore réellement confiée sur son départ, sa fuite est plus juste, de Québec), un avenir à créer.

Je m’habitue doucement à cette vie, et, comme je continue mes recherches à la bibliothèque, j’avance dans la rédaction de mes nouvelles « pseudo-historiques ». Ce travail d’écriture est devenu un besoin et je suis maintenant certaine, qu’un jour, j’en ferais mon métier.

Ces personnages historiques, par leurs démesures, m’inspirent. Grâce à eux, j’ai l’impression de devenir un écrivain, (je n’aime pas le terme écrivaine, ni auteure du reste) une « artiste-écrivain » plutôt, une artiste qui ne fait que se chercher au travers des autres, ou plutôt de ce qu’elle imagine être les autres.

Mais ma vie sentimentale reste vide. Je me contente de la rêver, n’espérant pas trouver l’âme sœur dans cette ville. Montréal me manque pour envisager un véritable avenir, pour rencontrer des éditeurs et non des pêcheurs qui n’imaginent même pas quitter leurs lieux de naissance.

J’ai toujours cru qu’au Canada les gens déménageaient facilement, surtout le premier juillet, pour s’installer sur les lieux de leur prochain travail. Mais je découvre qu’à Rimouski, comme dans la plupart des petits villages situés sur les bords du Saint Laurent du reste, si on naît pêcheur on meurt pêcheur. L’attrait de l’océan sûrement, même si, ici, il ne s’agit que d’un fleuve gigantesque, mais d’un fleuve quand même.

Mon père me l’aurait expliqué s’il avait vécu. Est-ce pour cette attirance qu’il a choisi la marine ? Je m’aperçois du reste que j’ignore où il est né et où il a passé son enfance. J’aimerais questionner ma mère à ce sujet, mais son silence est pire que la mort. Aussi, la seule chose qui me reste est de m’inventer des souvenirs.

–   6   –

L’année se déroule pourtant agréablement et les saisons se succèdent.

Après la chaleur de l’été, les feuilles des arbres deviennent rouges mais finissent par tomber pour laisser place au froid.

J’adore l’hiver. La neige, la couleur du ciel, ses reflets sur le Saint Laurent gelé, tout cela donne une atmosphère irréelle de conte de fées.

Enfin, pour moi.

Pour mes confrères, d’origine canadienne, ce n’est qu’un passage obligé. Supportable, mais dont ils se passeraient volontiers.  

Pour moi c’est aussi l’occasion de terminer la première version des rencontres « pseudo historiques », esquisses est plus juste car, si je n’ai pas de problème pour la personnalité de mes personnages et leurs amours « impossibles », c’est le lien entre chaque histoire que j’ai du mal à justifier.

Comme pour ma vie du reste.

Professionnellement mes journées sont programmées, les horaires de la cantine ne varient pas, les heures de loisirs non plus, loisirs que je passe soit à la bibliothèque pour compléter ma documentation et continuer à imaginer mes histoires d’amour impossibles, soit dans de longues promenades le long du fleuve maintenant gelé.

J’évite ainsi de me laisser trop envahir par Pauline dont les bavardages incessants ne sont en réalité que des commérages. Collègues, élèves, tous y ont droit. Je suis sûre, qu’en mon absence, elle ne se prive pas de me calomnier aussi, mais cela m’est égal.

Nous continuons pourtant à nous voir régulièrement, comme John du reste qui, ayant compris que je ne cherchais pas d’aventure sentimentale, se satisfait de mon rôle d’amie, voire de confidente.

D’origine anglophone, il insiste aussi pour m’apprendre l’anglais, me rappelant que le Canada a deux langues officielles, le français et l’anglais et que comme je suis en attente de ma nouvelle nationalité, il est de mon devoir de parler couramment ces deux langues.

En échange, il n’hésite pas à me demander conseil sur des « tournures françaises » qu’il a du mal à comprendre.

Pour compléter cette « entraide », il propose de me recommander auprès d’un éditeur, ami de ses parents, mais je refuse, encore insatisfaite de mon travail. Plus exactement je ne veux pas qu’on lise ce que j’appelle encore mes « élucubrations », craignant que les critiques ne m’enlèvent tout désir de continuer.

Il hoche la tête et murmure « je comprends » avant d’ajouter « moi aussi j’ai peur de me confronter au jugement des autres ».

La vie est bizarre. Je me sens plus proche de John que de tous mes autres collègues, Pauline comprise. Je le sens cassé, ayant du mal à s’accepter comme homosexuel. C’est ce côté « mal dans sa peau » qui me touche, et me fais comprendre que nous sommes plus proches que je ne le croyais. Quant à son homosexualité elle ne me choque pas.

Pour ma part, je n’ai pas de problème de sexualité, bien que n’ayant plus eu de rapports sexuels depuis mon aventure avec Dominique. Mais cela ne me gêne pas. Pauline, au contraire de John et de moi, couche volontiers avec nos collègues célibataires pour des aventures sans suite et sans conséquence.

Pour John, comme pour moi, ce dont nous avons besoin ce n’est pas d’une aventure d’un soir, mais d’attention, de tendresse, de compréhension. Peut-être devrions nous nous mettre en couple. Une sorte de mariage blanc. Cela choquerait sûrement, mais nous ferait du bien. Nous serions là l’un pour l’autre, présents sans être envahissants. Et cela nous éviterait le soir, après nos longues discussions pour ne rien dire si ce n’est parler pour exister, de rentrer chacun chez soi.

Je n’ose pas le lui proposer mais cela ne m’empêche pas d’y penser, d’en rêver. Une vie différente de celle des autres, basée sur la tendresse, la confiance. Pas de problème de jalousie. Chacun est libre de ses sentiments, de ses aventures, de ses rêves. Mais on n’est pas seul. On peut raconter sa journée, dîner à deux sans regarder la télévision.

Notre amitié maintenant officielle n’est plus source de sarcasmes, même de la part de Pauline qui envie notre complicité et cherche à s’y intégrer.

Pour nos collègues, nous sommes devenus les « trois inséparables ». Et, pour eux, il est maintenant impensable d’inviter l’un de nous à une fête sans inviter les autres. Cela nous amuse au début, mais nous agace par la suite.

J’aime bien l’exubérance de Pauline, mais je préfère le calme de John qui, sans que je le lui avoue, m’incite à continuer à écrire mes « histoires d’amour impossibles » et à me chercher au travers d’elles.

Grâce à lui j’ai l’impression de trouver un équilibre, d’exister par moi-même. Du coup, je continue aussi à noter mes réactions sur mes élèves, sur leur façon de se comporter les uns vis à vis des autres, et comment ils réagissent face à leurs professeurs. J’essaie aussi de comprendre pourquoi certains d’entre nous sont respectés, d’autres non.

John et son homosexualité font peur, mais ont le respecte, alors que Pauline, avec sa vie « dissolue » est source de commérages. Me concernant, on n’arrive pas à se faire une opinion, mais je crois qu’ils m’aiment bien.

Avec l’arrivée des vacances dites d’hiver,  John me propose de l’accompagner « en tout bien tout honneur », à Toronto.

Sa famille pourra me loger et il me présentera leur ami éditeur à qui je pourrai soumettre mes histoires « d’amour pseudo historiques », ajoute-t-il avec un sourire.

Cela me tente, mais suis-je prête à recevoir des critiques sur mon travail. ?

Il insiste. J’accepte, certaine d’un échec.

Pauline est surprise, et m’avoue qu’elle avait prévu, pour nous deux, un voyage au Mexique.

« Pourquoi le Mexique ? »

« Parce que là bas il fait chaud, et on chante et on danse. »

Je ne regrette pas. Je préfère maintenant tenter ma chance.

–   7   –

A notre arrivée à Toronto je suis chaleureusement accueillie par la famille de  John et j’ai la surprise d’entendre sa mère me dire, dans un français hésitant mais avec un sourire complice

« Je vous ai mise dans la chambre de John. »

Trop déconcertée pour réagir immédiatement, mais furieuse, je m’en explique avec lui quand nous montons nos valises.

« Qu’est-ce que ça veut dire ? »

« Mes parents ignorent que je suis homosexuel. Ils pensent que tu es ma … petite amie. »

« C’est pour ça que tu m’as invitée ? 

Il hoche la tête, penaud.

Je le regarde et éclate de rire

« Ce qui veut dire qu’on va dormir dans le même lit ? »

Une fois encore il hoche la tête, confus.

« Tu sais ma mère a toujours tout dirigé, considérant qu’à la maison, les hommes doivent obéir. »

Et, après un silence il ajoute

« J’ai aussi pensé que ce serait bon pour ton anglais. »

« Tes parents parlent français pourtant. »

« Leurs amis aussi, mais nous ne serons pas tout le temps avec eux. »

J’avoue que la situation m’amuse.

Moi qui pensais partager un appartement avec lui, me retrouver brusquement dans le même lit …

« Je dors nue. »

« Moi aussi. »

Nous nous regardons et sommes pris d’un énorme fou rire.

Sa chambre d’adolescent est très grande et donne l’impression que rien n’a été changé depuis son départ. Mais elle semble vide, sans vie, à part une collection de bandes dessinées anglophones, « Calvin and Hopes », bien rangée sur l’étagère placée au dessus d’un petit bureau.

Je ne peux m’empêcher d’en feuilleter un exemplaire, curieuse de ces lectures inconnues dans mon enfance

« Tu pourras les amener à Rimouski si tu veux. Ils sont faciles à lire et ce sera un bon exercice pour ton anglais. »

Je hoche la tête et me prépare à quitter la chambre, mais

« Tu pourrais mettre une robe pour le dîner ? »

« Pourquoi, ma tenue n’est pas correcte ? »

« J’aime bien ton jean, mais ma mère exige que l’on s’habille pour le dîner… vieille tradition anglaise. »

Avec un sourire ironique il ajoute

« Et ma petite amie peut bien se déguiser en fille de temps en temps. »

Je le regarde et, une fois encore, nous éclatons de rire.

Décidemment ces vacances avec lui s’annoncent pleines de surprises et surtout très amusantes.

Lors du dîner, après m’avoir félicitée sur ma tenue, sa mère, comme je le prévoyais (plus exactement le redoutais) me questionne sur mon enfance et ma famille. Je récite mes mensonges habituels, la mort de mes parents, une grand-mère fatiguée et malade qui n’a eu d’autre choix que de me mettre en pension. Mais je passais mes vacances chez elle et j’ai eu une enfance heureuse, pas si différente de celle de nombreux des enfants orphelins, comme moi, dont les parents sont « morts pour leur Patrie ».

A la fin de mes études, comme ma grand mère était morte, j’ai décidé de tenter ma chance dans un autre pays, d’où ma présence au Canada.

Bien entendu elle me plaint de la mort de mes parents et m’assure que je peux maintenant compter sur eux pour « être ma famille ».

Tout est dit.

Je suis acceptée comme future belle fille et je n’ose pas la démentir.

Mais je ne peux m’empêcher de jeter un coup d’œil à John qui baisse la tête en rougissant. Cela me fait sourire et sa mère prend ça comme un consentement.

Plus tard, comme je l’aide à desservir la table

« Je ne sais pas si chez vous on fêtait encore Noël, mais nous, depuis le départ de John nous en avons fini avec les fêtes obligatoires destinées aux enfants. »

Et, avec sourire complice, elle ajoute

« Enfin pour l’instant. »

Je suis sidérée par son allusion à nos enfants à venir et ne sais que répondre.

J’hésite à en parler à John, mais je crains qu’il le reproche à sa mère et je ne veux pas créer de problème.

Notre première nuit est gênante, aussi bien pour lui que pour moi.

Pourtant cela renforce notre complicité et progressivement nos nudités ne nous gênent plus et nous envisageons de cohabiter à Rimouski.

Mais je n’oublie pas de préciser : « comme frère et sœur ».

Je suis maintenant, vis à vis de sa famille, la petite amie officielle de John. Sa mère n’ose pas encore nous questionner sur une éventuelle date de mariage, mais elle passe beaucoup de temps avec moi pour m’expliquer ce qu’il aime manger et me raconter son enfance.

Hypocrite je l’écoute, ne sachant souvent que répondre.

L’éditeur et sa femme sont les premiers invités.

John a dû parler à sa mère de mon « roman pseudo historique » car leur ami me tend discrètement sa carte de visite en me recommandant de lui envoyer mon manuscrit.

Je regarde John étonnée. Il me répond par un sourire complice avec un léger haussement d’épaules. Sa manière de me confirmer que je ne risque rien d’avoir l’avis d’un professionnel.

Le dîner, trop copieux et trop arrosé, se déroule agréablement et j’apprécie de n’être ni questionnée sur mon passé, ni sur mes ambitions littéraires.

C’est un dîner de vieux amis, heureux de passer une soirée ensemble et ils semblent plus attentifs à John, qu’ils regrettent de ne pas voir plus souvent, qu’à moi. Ils parlent beaucoup de son enfance, de leur passé de parents et me laissent clairement comprendre que, pour eux, je suis le futur, l’avenir de ce passé.

Veulent-ils me faire entendre que, tant qu’il est encore temps, ils veulent connaître, comme leurs amis du reste, leur descendance, à savoir nos enfants ?

Pus tard, de retour dans notre chambre, je fais part à John de mon étonnement sur la façon de se conduire de leurs amis avec moi.

Il me répond qu’il les connaît depuis toujours, qu’ils sont pratiquement ses seconds parents et que leur réaction répond certainement à une exigence de sa mère afin d’éviter de me mettre mal à l’aise par trop de questions dont elle a déjà, pour la plupart, dû leur donner les réponses.

Le lendemain John m’accompagne à leurs bureaux pour que je dépose le manuscrit de mon texte à l’accueil et, trois jours plus tard, je suis convoquée par l’éditeur.

Je m’attends à revoir l’homme avec qui nous avons dîné, mais je suis reçue par un jeune homme d’à peu près mon âge qui me dit avoir lu mes nouvelles et qu’il les trouve amusantes.

Mais, avant de les éditer, il me demande d’apporter quelques corrections.

J’accepte bien entendu avec enthousiasme.

Il me donne son Email (courriel en canadien) insistant sur le fait que c’est avec lui que je travaillerai et, qu’avant mon retour à Rimouski, il souhaite dîner avec moi pour que nous fassions plus ample connaissance.

J’évoque John mais cela le met en joie et il répond en riant :

« Je connais très bien John. Je suis sûr qu’il n’y verra pas d’objection. Le tout est de ne pas le dire à sa mère. »

Je le regarde, interdite. Il me fait un clin d’œil en souriant et nous éclatons de rire.

Quand je parle à John de cette invitation à dîner, il m’informe que Louis, c’est son nom, est le fils de l’éditeur et un redoutable dragueur. Il me conseille néanmoins de tenter ma chance, ajoutant qu’il trouvera, vis à vis de sa mère, une excuse pour mon absence ce soir là.

C’est comme ça que je me retrouve dans un restaurant chic de Toronto en tête à tête avec Louis. Il est charmeur (dragueur serait plus juste), comme me l’a annoncé John, et cela m’amuse beaucoup, ce qui le déconcerte.

Nous commençons par parler travail car, comme ça dit-il, nous serons vite débarrassés de ce sujet et nous pourrons apprendre à nous connaître.

Je souris, mais je m’attends au pire. Pourtant sa critique se limite à me dire :

« Pour l’instant, le problème avec ton texte – ça te gêne pas qu’on se tutoie ? – donc le problème de ton texte, c’est que c’est plus une succession de nouvelles sans rapport les unes avec les autres, qu’un roman. Il faut que tu rajoutes un fil conducteur et que tu les présentes comme un recueil de nouvelles sur les « amours impossibles » comme tu les appelles. Il te suffira d’imaginer une nouvelle chronologie historique, ou simplement une similitude de caractères, d’ambitions entre tes personnages, puisque tu as choisi de ne pas respecter les étapes réelles de l’évolution de notre monde. A part ça, j’aime bien. »

Puis, prenant les menus posés à côté de nous, il ouvre le sien en disant

« Maintenant, passons aux choses sérieuses. Qu’est-ce que tu veux manger ? »

Durant ce dîner mondain je sens que je lui plais.

J’avoue ne pas être insensible à son charme. Par contre je trouve qu’il insiste lourdement sur John, laissant clairement entendre qu’il le sait homosexuel et qu’il ne comprend pas pourquoi je me présente comme sa fiancée.

Cela m’énerve au début, puis m’amuse par la suite. Je lui laisse même entrevoir l’idée que je pourrais être comme lui homosexuelle et que c’est pour ça que nous avons décidé d’unir nos solitudes.

Louis est déstabilisé et j’éclate de rire. Avec un temps de retard il en fait autant et comprend que je ne le prends pas au sérieux, même si l’édition de mon roman dépend de lui.

Du coup, la fin de la soirée est plus agréable, plus détendue.

John m’attend, impatient de mes commentaires sur ce dîner et surtout sur ce que j’ai pensé de Louis. Je lui avoue que je le trouve séduisant, mais suffisant, ce qui ne l’étonne pas, confirmant que c’est comme ça qu’il l’aurait lui-même défini. Et, en riant, il ajoute que sa mère n’a pas arrêté de lui parler de moi, me trouvant tout à fait à son goût. De plus elle est ravie que ton livre soit édité comme le lui a promis son amie. Il y a, d’après ce que Louis a dit à sa mère, quelques petites corrections à faire, mais rien d’important. Et très sérieusement il ajoute

« Ce qui importe à ma mère, c’est que tu sois écrivain, c’est à dire que tu aies un métier, une passion, donc une personnalité suffisante pour me conseiller comme elle l’a toujours fait avec mon père et moi. »

Je regarde John, surprise, mais il me répond par un grand sourire, m’expliquant qu’ainsi nous aurons la paix car je suis acceptée comme la belle fille parfaite.

« Elle ne se mêlera donc pas de notre vie pour ne pas s’opposer à toi ».

Je fais semblant de m’énerver, l’accusant de m’avoir tendu un piège en me proposant de venir à Toronto avec lui. Il me répond avec un grand sourire que c’est donnant-donnant puisqu’il m’offre Louis en prime car il est sûr qu’il viendra rapidement me voir à Rimouski sous le faux prétexte d’étudier les corrections de mon livre. Et il ajoute qu’il faudra du reste, dès notre retour, penser à clarifier notre situation, car Louis ne comprendrait pas que nous n’habitions pas ensemble et s’empresserait d’en informer sa mère. J’avoue qu’il m’étonne et ne peux m’empêcher de lui demander

« Tu me suggères de coucher avec Louis dans notre futur appartement ? »

« On aura une deuxième chambre. Cela te permettra de sauver les apparences, même si je pense que Louis ne sera pas dupe. »

 Je le regarde, riant à mon tour, avant d’ajouter

« Je crois que je vais faire comme ta mère et prendre moi aussi ta vie en        main ! »

« Tu sais, cette autre chambre elle sera pour nous deux. Enfin chacun notre tour quand on en aura besoin. »

« Ça veut dire que tu suggères que nous continuions à dormir ensemble ? »

« J’aime bien ne pas dormir seul. »

Notre discussion se termine par un éclat de rire, et, pour la première fois nous nous déshabillons sans gêne et nous nous endormons, serrés l’un contre l’autre, dans un grand élan de tendresse.

De notre séjour touristique à Toronto je ne garde pas de grands souvenirs. Peut-être les chutes du Niagara, mais sans la promenade en bateau car il faut aller du côté américain et cela ne nous tente pas.

Avant notre retour à Rimouski, sa mère organise encore des dîners avec ses amis pour leur présenter « la petite amie de John », écrivain qui plus est. J’avoue être flattée d’être présentée comme écrivain, mais gênée aussi, car inévitablement on me demande les titres de mes romans déjà édités.

Un soir l’éditeur et sa femme font partie des convives et je suis sensible au fait qu’ils ne fassent aucune allusion à notre future collaboration, m’évitant ainsi de les remercier. Mais, après leur départ, la mère de John essaie de me convaincre de nous installer à Toronto, insistant sur le fait que cela me permettrait d’être en contact permanent avec mon éditeur.

Le fait qu’elle qualifie ses amis de « mon éditeur » m’amuse, mais je refuse, précisant que John et moi travaillons à Rimouski et que nous n’avons aucune raison de déménager. Elle m’informe pourtant, qu’en tant qu’administrateur à l’Université de Toronto, elle peut facilement me trouver un poste plus intéressant  que celui que j’occupe à Rimouski, mais John lui rappelle, d’une façon agressive, qu’il lui saurait gré de ne pas s’initier dans notre vie. Surprise par la réaction de son fils, elle hésite avant de se tourner vers son mari pour lui dire

« C’est vraiment la femme dont John a besoin. »

A la fin de notre séjour, elle insiste pourtant pour que nous revenions souvent leur rendre visite, précisant que nous aurons toujours « notre » chambre prête pour nous recevoir. Plus tard, je fais remarquer en souriant à John que « sa » chambre est devenue « notre » chambre, et, comme moi, cela l’amuse. Mais grâce à l’excuse des corrections à apporter à mon livre, elle nous laisse repartir avant la fin des vacances scolaires, donc avant la reprise de nos cours, comprenant très bien que je préfère travailler dans « mon atmosphère ».

–    8    –

A Rimouski nous louons un grand appartement et nous nous amusons de l’étonnement de Pauline et de ses allusions sur notre future vie commune, incompréhensible pour elle. Heureusement il y a deux chambres, une pour chacun de nous.

Le premier soir, après avoir fêté en sa compagnie notre nouvelle installation, nous partons chacun dans notre chambre. Mais, au bout d’une heure, j’entends gratter à ma porte et John, d’une petite voix, me demande s’il peut venir dormir avec moi, ayant découvert, lors de notre séjour à Toronto, que dormir à deux est plus agréable que de se retrouver seul. Bien entendu j’accepte et lui avoue que je l’attendais.

Décidemment les habitudes se prennent vite. Et quand je pense que c’est à la mère de John que nous devons celle-là …

Nos vies de professeurs reprennent normalement après cette période de vacances et nos collèges, par leurs allusions, nous font clairement comprendre leur incompréhension devant notre nouvelle vie « de couple ».

Mais le fait de retrouver John tous les soirs est un réconfort et nous nous organisons une vie à deux, confortable et routinière.

Tous les soirs John me questionne sur l’évolution des corrections de mes amours « pseudo historiques », s’étonnant que Louis n’ait pas encore donné signe de vie, me suggérant même de l’appeler pour lui dire de mon travail avance bien et lui proposer de venir s’en rendre compte par lui-même. Mais je refuse, considérant que c’est à lui de me relancer, surtout si notre relation future ne doit pas être que professionnelle.

Bien entendu Pauline ne comprend pas non plus notre nouvelle vie. Mais elle s’invite souvent chez nous, avouant volontiers qu’elle regrette de vivre seule, n’ayant pas eu la chance de trouver, comme nous, d’âme sœur. Elle propose aussi, à demi mot, que nous prenions un appartement plus grand avec une chambre pour elle, mais, d’un commun accord, nous faisons semblant de ne pas comprendre.

Notre nouvelle cohabitation a aussi une conséquence inattendue sur le travail de John, car les parents d’élèves, inquiets de sa réputation d’homosexuel, reprennent confiance et n’hésitent plus à lui confier leurs enfants pour des cours particuliers.

Louis se manifeste enfin, se renseignant sur l’avancée de mon travail. Comme je lui réponds que j’ai fini la nouvelle version, il annonce sa visite pour la semaine suivante. John propose que nous le logions, mais il refuse prétextant que, comme il est en voyage professionnel, il doit fournir à la comptabilité (c’est à dire à sa mère) ses factures d’hôtel. Cela fait rire John qui m’explique que c’est, pour lui, une façon de préserver son indépendance.

Je préfère cette solution étant de moins en moins disposée à partager mon lit avec lui sous prétexte de me faire éditer.

Pour son arrivée, nous organisons un dîner à maison, et, pour que ce ne soit pas un « dîner professionnel », invitons Pauline à se joindre à nous. Ravie elle propose d’apporter le dessert.

Ils se rencontrent devant la porte de notre appartement. Quand nous ouvrons, ils plaisantent déjà comme deux vieux amis. Tout de  suite, Louis me tend un contrat d’édition, agrémenté d’un à valoir qui me surprend mais me touche. Comme je lui en fait la remarque, il me répond que c’est normal puisque mon texte est déjà écrit. Mais il me conseille quand même de lire le contrat avant de le signer et de ne pas hésiter à lui faire des remarques si certains points ne me conviennent pas. Il passera le prendre, avec le manuscrit, le lendemain dans la journée. Je lui demande s’il ne veut pas vérifier mes corrections avant, mais il me répond que c’est inutile, puisque mon livre, comme précisé dans le contrat, sortira en librairie dans cinq à six mois.

La dîner est convivial, joyeux. Pauline fait beaucoup d’efforts pour séduire Louis qui manifestement n’y est pas insensible. Dire que je suis jalouse n’est pas le terme exact, mais je suis surprise.

Après cette soirée chaleureuse et arrosée, Louis et Pauline repartent ensemble et nous nous retrouvons John et moi un peu déstabilisés.

Aussi, quand nous avons remis de l’ordre dans la salle à manger et mis en route le lave vaisselle, il me propose, une bouteille de whisky à la main,

« Un dernier verre ? »

John m’explique alors que Louis lui a confié que nos mères se sont rencontrées avant son départ et que, trop contente que son fils ne soit pas homosexuel, sa mère a demandé à la mère de Louis de lui faire promettre de ne rien tenter pour me séduire. D’où sa façon d’agir, bien qu’il lui ait avoué me trouver charmante, ou plus exactement, pour employer ses propos, « baisable ».

Comme je m’étonne de la complicité de leurs mères, il m’explique qu’elles se sont rencontrées à la maternité pour leurs accouchements respectifs car leurs deux garçons sont nés le même jour. Cela les a rapprochées et elles les ont toujours traités comme des frères jumeaux. Du coup je comprends mieux leurs rapports et lui reproche de ne pas me l’avoir expliqué avant.

« Qu’est-ce que ça aurait changé ? »

Je hoche la tête avant de répondre

« Tu savais qu’ils accepteraient de m’éditer ? »

« Non. Ils sont très professionnels dans leur métier et, si ton texte n’avait pas eu du potentiel, ils l’auraient dit. »

Vraie ou fausse sa réponse me rassure.

Plus tard, couchés l’un contre l’autre, sans rien dire, nous osons des caresses d’abord tendres puis maladroitement sexuelles qui nous surprennent et satisfont l’un comme l’autre.

Le lendemain matin nous partons ensemble au collège pour donner nos cours, évitant soigneusement de faire allusion à nos ébats de la nuit, même si manifestement nous y pensons l’un et l’autre.

La seule allusion à la soirée est Pauline qui, entre deux cours, me dit avoir trouvé mon éditeur charmant, regrettant qu’il n’ait pas eu le temps de rester plus longtemps à Rimouski. Elle insiste pourtant pour demander que je la prévienne quand il reviendra nous rendre visite.

« C’est un homme comme je les aime. Dommage du reste qu’il n’y en ait pas des comme lui dans notre petite ville. »

Puis, avec un sourire elle ajoute 

« Je devrais peut-être moi aussi me mettre à écrire un roman, qu’est-ce que tu en penses ? »

De retour chez nous, encore amusée par sa réflexion, je feuillette rapidement de contrat apporté par John où effectivement l’à valoir sur les ventes à venir est indiqué. Je signe, ne trouvant rien à redire, flattée au contraire de constater, comme il me l’a déjà dit, que la sortie en librairie est déjà prévue pour une date encore à définir, mais située avant la fin de l’année scolaire.

Mais Louis ne revient pas chercher mon manuscrit et le contrat comme il l’avait promis.

C’est John qui, le soir, m’informe, comme me l’a du reste laissé entendre Pauline, que Louis l’a appelé pour lui dire que sa mère avait besoin de lui à Toronto et que je veuille bien lui poster le contrat signé et mon nouveau manuscrit.

Il ne manquera pas de reprendre contact et reviendra nous voir dès que ses occupations professionnelles le lui permettront. Et, ajoute John en souriant, il a aussi insisté sur le fait qu’il a trouvé Pauline charmante et que ce serait une « bonne idée » de la réinviter lors de son prochain passage.

Je fais part à John de la réflexion de Pauline sur Louis et sa conclusion est évidente

« Au moins, tu n’auras pas à coucher avec lui. »

Je le regarde, surprise par sa réaction.

Le soir, gênés et par pudeur, nous gardons nos peignoirs avant de nous glisser dans le lit, restant soigneusement chacun de notre côté pour éviter tout contact. Mais, tout doucement, nos corps se retrouvent et, maladroitement, nous apprenons à nous aimer.

Le lendemain est un dimanche ce qui nous permet de prendre notre temps.

Assis devant nos tasses de café, John, timidement, puis avec de plus en plus d’assurance, me dit :

« Tu sais, je ne suis pas homosexuel, mais j’ai toujours eu peur des femmes.  Certainement à cause de ma mère. »

Et après un léger silence il ajoute :

« Comme j’étais puceau, j’ai préféré me faire passer pour un homosexuel. Et jusqu’à ton arrivé cela m’a réussi, enfin si on peut dire. »

Nous nous regardons, sourions, nous prenons la main, incapables de parler.

Ce dimanche qui aurait pu être banal devient une journée d’exception. Nous la vivons comme un rêve, nous habituant à notre nouvelle complicité de couple. Nous n’avons pas besoin de parler, seulement de nous toucher, de nous caresser, de nous embrasser.  

Je découvre la vraie signification du mot « nous ». Pour moi, jusqu’à présent le terme « nous » voulait dire violence. S’associer pour lutter contre les surveillants ou « nous » battre pour exister. Dans les cachots les gardiens cherchaient leurs plaisirs, avec Dominique nous étions deux individus découvrant la sexualité mais pas l’amour. Et là c’est … comment dire … je ne trouve pas de mot … tout est simple, évident. C’est !

Nos cours continuent comme avant, mais là aussi ce n’est plus pareil. Nous partons ensemble, main dans la main, complices. Et le soir, nous sommes pressés de rentrer chez nous, de nous retrouver. Pauline ne comprend pas, et me le fait savoir, s’étonnant que je ne m’attarde plus avec elle pour prendre un verre et commenter notre journée. Avant nous le faisions systématiquement et c’était devenue une sorte de tradition. J’essaie bêtement de lui expliquer que je suis en période d’inspiration, donc pressée d’écrire car les idées n’attendent pas et que je dois aussi terminer la nouvelle version de mon texte pour la remettre à Louis. Bien entendu elle ne me croit pas mais cela m’est égal.

–   9   –

Louis nous informe qu’il va revenir en fin de semaine pour me rapporter un exemplaire du contrat d’édition signé par sa mère et mon manuscrit sur lequel il a rajouté les dernières corrections à faire.

A notre grande surprise, il arrive deux jours avant la date prévue, les bras chargés de nourriture et de bières, accompagné de Pauline qui m’entraîne tout de suite dans la cuisine pour me dire qu’il est installé chez elle depuis la veille. Et avec un grand sourire, elle ajoute qu’elle est heureuse, et que c’est grâce à moi. Avant que je n’aie le temps de réagir elle me prend dans ses bras et m’embrasse tendrement.

John et moi sommes troublés, n’arrivant pas vraiment à comprendre ce qui se passe.

La soirée, quoique agréable, est bizarre. Pauline et Louis ont besoin de nous montrer leur bonheur, et je suis sûre que Pauline a raconté à Louis que nous n’avions aménagé ensemble John et moi qu’au retour de Toronto. Mais cela n’a plus d’importance.

Nous ne parlons pas beaucoup durant ce dîner improvisé, mais les silences sont plus éloquents que des paroles. Louis, pour justifier sa présence, explique qu’il va ouvrir une succursale de la maison d’édition à Rimouski, persuadé que la région regorge d’auteurs talentueux inconnus. Je ne sais pas s’il s’adresse à moi, mais je le prends pour moi et rougis ce qui le fait sourire.

Pauline rit pour un rien, sa façon à elle d’exprimer son bonheur. Elle ne peut aussi s’empêcher d’embrasser Louis dès que l’occasion s’en présente, baisers que Louis lui rend tout naturellement.

Dés la fin du repas, sans même chercher d’excuse, il repartent comme ils étaient venus, riant et serrés l’un contre l’autre.

Après leur départ, John, amusé, m’explique que Louis ne comprend pas pourquoi il est revenu :

« Une fille que je n’ai rencontrée qu’un soir. Suis-je devenu fou ou, comme toi, amoureux ? J’avoue que cela ne m’est jamais arrivé, du moins comme ça. Je me sens bien, heureux. Tout devient simple. »

Du jour au lendemain notre vie change. L’ami d’enfance de John, « son frère » comme il l’appelle maintenant, s’installe chez Pauline qui prend plaisir à me présenter comme « la sœur » que j’aurais pu être. Ils louent un appartement plus grand, non loin de chez nous, et Louis y aménage ses nouveaux bureaux.

Pauline est rayonnante. Elle n’arrête pas de rire, affichant son bonheur partout. Louis se rapproche de John, lui demandant conseil pour tout, renouant ainsi les liens qu’ils avaient perdus à l’adolescence.

Pour son travail, Louis continue à faire des allers retours à Toronto. Durant ses absences, Pauline, comme si cela était naturel, passe tout son temps libre chez nous et ne parle que de son amour.

Louis insiste aussi, à la demande de sa mère, pour que je finisse rapidement les corrections qu’il m’a soumises, afin de publier, avant la fin du mois, mes textes sous forme d’un recueil intitulé « nouvelles pseudo-historiques » (comme ils ont décidé de les appeler). Il envisage aussi une version anglaise destinée aux lecteurs anglophones, beaucoup plus importants que le public francophone et demande à John de s’occuper de leurs traductions. John les traduit donc en anglais, aidé par Louis qui se révèle de bon conseil.

Pour la sortie de « mon recueil », le libraire de Rimouski accepte d’organiser une signature.

Les parents de John sont bien entendu présents pour l’occasion et le père de John me dit en souriant

« Toute ma vie, j’ai enseigné l’histoire mais jamais je n’avais pris conscience que les personnages historiques qui ont marqué notre passé ont tous des personnalités et des trajectoires identiques si on les sort de leurs époques. »

Je suis amusée par sa remarque et, du coup, très confiante pour la soirée qui m’attend, mais surtout très fière d’avoir enfin un texte édité.

Mais c’est un échec. Peu de ventes, un public restreint.

Le père de John, en repartant m’embrasse tendrement en me disant

« Ce n’est pas grave. Ce qui compte c’est de l’avoir fait. »

Louis aussi essaie de me consoler, m’expliquant que c’est normal, le premier ouvrage d’un auteur inconnu étant toujours difficile à vendre. Mais cet échec me touche. Du coup, j’ai du mal à continuer à écrire et j’hésite aussi à brûler les notes plus personnelles de ce que j’appelais déjà l’esquisse de mon premier roman. John m’en empêche, me conseillant au contraire à continuer de décrire mes sentiments, persuadé que, plus tard, j’arriverai à rédiger, grâce à ces réflexions, le « chef d’œuvre » dont je rêve.

Il y a tellement d’amour et de confiance dans sa voix, que je retrouve le moral. Enfin, pas tout à fait. Pour être honnête, je suis vexée. J’ai cru en mon talent d’écrivain, comme j’ai cru oublier les traumatismes de mon enfance, mais le mal est toujours là, surtout ce manque de confiance qui renaît alors que je le croyais disparu depuis mon arrivée comme étudiante au Canada. Ce premier échec les a faits réapparaître. Je me force de n’en rien montrer pour ne pas inquiéter John, mais je sais, je sens, qu’il n’est pas dupe.

Pourtant, notre journalier reprend comme avant. Nos journées de cours sont suivies de soirées tendres et amoureuses. Louis et Pauline sont moins présents, préférant eux aussi leur solitude amoureuse.

Seule différence, je ne passe plus mon temps libre à la bibliothèque à la recherche de documentation sur des personnages historiques ayant abandonné, après l’échec des ventes en librairie, l’écriture de ces nouvelles. Tout au plus, de temps en temps, je me laisse aller à noter des idées, des réflexions à éventuellement développer plus tard pour un hypothétique roman. 

La tendresse et et l’amour de John m’aident à me faire retrouver confiance en moi et progressivement j’oublie le mal que m’a fait cet échec.

–   10   –

Je suis enceinte. John est heureux, mais troublé. Jamais il n’a envisagé d’être père. D’un commun accord nous décidons d’attendre quelques mois pour l’annoncer à ses parents, craignant l’intrusion de sa mère dans notre vie.

Un soir, où nous dînons ensemble, Louis s’étonne que je ne boive pas de vin alors qu’il a apporté un très bon millésime français. Je ne sais que répondre. Pauline me regarde et ne peut s’empêcher de s’écrier

« C’est pas vrai ! »

Comme je hoche la tête pour confirmer elle me prend dans ses bras et m’embrasse.

Louis regarde John étonné qui lui répond en souriant.

« C’est pour le printemps. »

Louis prend alors la bouteille, se ressert en disant

« Et bien moi j’y ai encore le droit. »

Et, levant son verre,

 « Je bois à la santé du nouveau venu de notre grande famille. »

La soirée se continue agréablement, dans la joie et les projets. Pauline refuse de me laisser servir le dîner puis de ranger la vaisselle pour que je ne me fatigue pas. Sa réaction m’amuse mais je la laisse faire avec plaisir.

Le lendemain, elle m’attend à la sortie de nos cours pour me proposer son aide et surtout m’avouer être jalouse, Louis ne semblant pas pressé, comme nous, de franchir le pas.

Tous les soirs, John caresse mon ventre sous prétexte de faire la connaissance de son fils. Je trouve cela très agréable. J’essaie pourtant de lui faire comprendre que ce pourrait être une fille. Cela le fait rire, m’avouant que sa mère serait jalouse car elle a toujours rêvé d’avoir une fille. Et, en confidence, il ajoute que cela ne lui déplairait pas non plus, l’important étant d’avoir un enfant de moi.

C’est comme ça que nous en arrivons à parler mariage. Un mariage simple, ici à Rimouski, pour éviter le mariage mondain qu’essaieront sûrement de nous imposer ses parents, surtout sa mère. Nous demandons à Louis et Pauline d’être nos témoins et Pauline, rayonnante, m’annonce, quelques jours plus tard, que Louis a suggéré qu’ils se marient le même jour que nous et que nous serions, à notre tour, leurs témoins.

Les parents de John et de Louis n’en reviennent pas.

Leurs deux garçons, nés le même jour, dans la même maternité, se marient le même jour. Pour eux, les mères surtout, je suis responsable, à la fois du futur rôle de père pour John et du fait que Louis se marie enfin, qui plus est, avec celle qui est considérée comme ma meilleure amie.

Ils nous suggèrent bien sûr de nous installer à Toronto, prétextant qu’ils pourront ainsi nous aider et garder nos enfants. John, une fois encore, refuse fermement, heureux de son travail de professeur d’anglais à Rimouski, matière qui ne se justifierait pas à Toronto puisque c’est une ville anglophone, et Louis sous prétexte qu’il a trouvé dans cette petite ville la vie qui lui convient, loin de l’agitation des grandes métropoles et surtout, n’ose-t-il ajouter, de la pression de sa mère.

Il a aussi pour ambition d’y développer en toute indépendance la succursale de la maison d’édition familiale qu’il vient de créer, persuadé que de nombreux écrivains, vivant dans ces régions isolées, n’attentent que lui pour se faire connaître.

Mes « nouvelles pseudo-historiques » ne se vendent pas bien, en français comme en anglais. Pas vraiment des récits historiques, disent les critiques. L’un d’eux regrette même que ma documentation sur ces personnages célèbres ne se base que sur un rapide survol des livres d’histoire, d’où cette confusion sur les époques où ils ont vécu. Cela fait rire John qui reste néanmoins très fier de mon statut d’écrivain et de m’avoir aidé avec ses traductions, insistant sur le fait que, grâce à cette collaboration, notre mariage ne concernera pas que nos enfants (il en veut encore au moins un autre) mais aussi les livres que je vais continuer à écrire pour qu’il les traduise. Que ceux-ci se vendent ou non n’a pas d’importance puisqu’il gagne suffisamment bien sa vie pour faire vivre une famille.

Nous cherchons, avec Pauline et Louis, deux grandes maisons mitoyennes pour que nos enfants (à venir pour eux) puissent jouer ensemble, et nous nous laissons aller dans des rêves d’avenir.

Nous sommes heureux. Mais les parents de John et de Louis, lors d’un rapide séjour improvisé durant un week-end, essayent de nous convaincre d’accepter de nous marier à Toronto car c’est là qu’ils y ont leurs vies, leurs amis et, ajoutent-ils, c’est aussi là que leurs fils ont passé leurs enfances. Nous refusons mais, après leur départ, nous en parlons avec Pauline et Louis, et, Pauline, d’une petite voix, nous avoue qu’ils ont déjà accepté ce mariage mondain tant souhaité par leurs familles et que nous organiserons ensuite, ici à Rimouski, une fête avec nos collègues professeurs. Nous sommes furieux, mais finissons par accepter puisqu’ils se sont déjà engagés pour nous.

– 11-

Pour un mariage mondain, c’est un mariage mondain.

Pauline et moi devons porter des robes blanches de mariées, robes choisies avec soin par nos futures belles mères et, bien que la mienne soit trop serrée à la taille, personne n’ose m’en faire la remarque.

Je ne connais personne. J’ai l’impression d’assister à une réception donnée par les parents respectifs de John et Louis, plutôt qu’à nos mariages. Peu de personne de notre âge, simplement des « notables » trop bien habillés, qui donnent l’impression d’être là par obligation.

Après la cérémonie religieuse, elle aussi imposée par les familles de « nos maris », nous attend la « fête » proprement dite.

Tous les invités viennent me féliciter pour mes nouvelles « pseudo historiques » et me les faire dédicacer, à tel point que je me demande si l’achat de mon recueil n’est pas le ticket d’entrée à la réception de notre mariage.

Le père de Louis m’explique qu’un premier livre a toujours du mal à se vendre et qu’il attend la suite avec impatience, insistant sur le fait que comme ça, je n’aurai plus à travailler comme professeur ce qui me permettra de rester chez moi et de pouvoir ainsi, tout en écrivant, m’occuper de nos enfants, ce que, malheureusement, eux n’ont pas pu faire.

La mère de Louis se joint alors à nous et me tend une enveloppe en disant

« Un contrat pour les trois prochains recueils de tes nouvelles pseudo historiques. »

Devant mon air étonné, elle enchaîne

« Nous avons décidé avec Louis de faire une collection de tes nouvelles, je suis sûre que, présentées comme une série, elles se vendront mieux. »

Comme je reste sans voix,

« Fais-nous confiance. Tu as du talent. Tu ne dois pas abandonner. »

Et avec un sourire, elle ajoute

« Et je suis sûre que l’écriture de ces nouvelles ne te gêneront en rien pour la rédaction du roman plus personnel que tu veux écrire. »

Comme je la regarde fixement avec un sourire figé, elle enchaîne en me tendant une autre enveloppe

« A ce sujet, voilà aussi une lettre d’intérêt pour l’édition du futur roman que tu auras certainement envie d’écrire et un à valoir bien sûr. »

« Mais je n’ai encore rien écrit. »

« J’ai lu tes nouvelles, ça me suffit. »

Et le père de Louis enchaîne avec un sourire

« Tu n’as qu’à considérer cette commande comme notre cadeau de mariage. »

Je suis troublée, touchée, à la fois par leur confiance et surtout par leur tutoiement.

Comme je m’étonne auprès de Pauline de l’absence de sa mère à la cérémonie, elle me répond que c’est normal, puisqu’elle ne l’a pas prévenue. Et, tristement, elle enchaîne

« Je ne lui ai jamais pardonné de s’être remariée très rapidement après la mort de mon père. »

Après un silence, elle  ajoute d’une petite voix,

« Je ne veux plus la voir. Jamais. Toute sa vie elle l’a trompé et a continué après sa mort en se débarrassant de tout ce à quoi il tenait. »

Je comprends la réaction de Pauline, découvrant ainsi la cassure qu’elle ne m’avait pas encore avouée mais qui, indirectement, nous rapproche.

Avec les cocktails et les petits fours servis par des domestiques en vestes blanches, John et Louis retrouvent les amis de leurs parents et leurs souvenirs d’enfance. Ils prennent aussi plaisir aussi à revoir leurs anciens camarades d’Université présents à la cérémonie, qu’ils avaient perdus de vue depuis de nombreuses années, et regrettent l’absence de ceux, qui comme eux, sont partis s’installer soit dans d’autres villes, soit à l’étranger.

Malgré la présence de ces rares camarades d’Université, pourtant aussi jeunes que nous mais que j’ai du mal à comprendre car aucun ne parle couramment le français, je trouve cette réception peu chaleureuse, trop « guindée ». Il s’en dégage aussi une atmosphère d’enterrement, n’entendant parler les invités de leurs parents que des proches trop tôt « disparus ». Mais, avec ces anciens amis de leurs familles, John et Louis semblent heureux de retrouver leur passé et j’entends même John dire à une vieille dame aux cheveux couleur bleue.

« Oui, oui, je me souviens très bien. J’aimais beaucoup passer mes vacances l’été dans votre chalet. »

Il ne m’en a jamais parlé, mais vu l’âge de son interlocutrice, je n’éprouve aucun sentiment de jalousie.

Le repas est trop copieux, suivi de discours interminables avant que l’orchestre ne nous obligent, Pauline, Louis, John et moi à ouvrir le bal.

Ensuite le père de John vient m’inviter à danser et me dit qu’il me trouve très épanouie. Je rougis, ce qui le fait rire, et il me remercie d’avoir transformé son fils.

Devant mon air surpris, il ajoute en confidence,

« Je veux dire de l’avoir sorti des griffes de sa mère. »

En riant je lui demande s’il ne pense pas que les miennes seront plus acérées, mais il me répond avec un sourire qu’il n’est pas inquiet car nous sommes faits l’un pour l’autre, avec ou sans enfants. Et il ne peut s’empêcher d’ajouter

« Je compte sur toi aussi pour continuer à me surprendre avec ta vision sur les personnages historiques de notre passé. »

Comme je le regarde étonnée,

« La mère de Louis nous a informés de sa commande pour la suite de tes « nouvelles pseudo historiques ». Je trouve ça très bien et que j’en suis très heureux pour toi. »

Et en riant il ajoute

« Cela me permettra d’approfondir mes connaissances sur ces personnalités historiques que je croyais connaître pour les avoir étudiées toute ma vie. »

Le père de Louis aussi m’invite aussi à danser pour me remercier d’avoir présenté Pauline à son fils, grâce à qui il s’est enfin calmé (c’est son expression). Et, avec un sourire attendrissant, il ajoute

« Je t’aime beaucoup. Pas uniquement en tant qu’auteur, mais pour ce que tu es. »

A l’entendre, j’ai l’impression d’être, vis à vis des parents de Louis, comme de ceux de John du reste, celle qui a transformé leurs vies en donnant une stabilité à leurs fils. Cela me touche et j’en suis fière.

Louis et Pauline débordent de joie, affichant leur bonheur, passant de l’un à l’autre des invités pour leur raconter leur vie à Rimouski ou je ne sais quelles histoires pour la plupart inventées mais destinées à enjoliver leur amour.

John et moi sommes plus réservés. Nous sourions, rions, embrassons, mais nous préférons notre solitude amoureuse à ces représentations excessives de fête.

Plus tard, prétextant la fatigue, je convainc John de nous éclipser, laissant à Louis et Pauline la charge de s’occuper des invités, puisque, après tout, ils en sont les responsables. La mère de John n’apprécie pas notre départ, mais comme je suis la « génitrice » de sa future petite fille, (pour elle il n’y a aucun doute, ce sera une fille) elle nous laisse partir.

Devant leur insistance, nous acceptons pourtant de passer quelques jours de plus à Toronto. Ils tiennent à nous remercier d’avoir accepté ce mariage « mondain » dont ils avaient rêvé pour leur fils, et pour moi bien sûr, s’empressent-ils d’ajouter.

Pour leur faire plaisir, nous passons une soirée avec des cousins éloignés mais anglophones (ce qui limite mes échanges avec eux), venus spécialement pour connaître la « nouvelle venue dans la famille ». Sourires, embrassades, remerciements pour des cadeaux dont on sait déjà qu’ils finiront au fond d’un placard, embrassades encore et encore …

De leur côté, les parents de Louis organisent une réception avec leurs principaux auteurs francophones, me présentant comme leur dernière « découverte ».

Je suis flattée, troublée mais heureuse.

Quelques-uns ont lu mes nouvelles et me félicitent pour ces adaptations historiques qui demandent une grande documentation et surtout beaucoup d’imagination. Ils insistent aussi sur mon courage d’avoir osé écrire des histoires « hors du commun », sans tenir compte des critiques.

Tous se disent surpris que nous préférions vivre à Rimouski mais admettent pourtant qu’une vie calme, loin de l’agitation d’une grande ville, est plus propice à la création. Et la plupart d’entre eux finissent par avouer qu’ils ont des chalets au bord d’un lac et que c’est là qu’ils écrivent leurs meilleurs romans.

Enfin, comme mon ventre ne laisse pas de doute sur notre avenir, ils m’envient de pouvoir travailler chez moi, regrettant de n’avoir pu consacrer davantage de temps à leurs enfants quand ils étaient petits. Mais ils débutaient, vivaient dans de grandes villes et pensaient surtout à leur avenir. Aujourd’hui ils sont trop vieux pour rattraper le temps perdu mais essaient de compenser avec leurs petits enfants.

–  12   –

Je suis heureuse de retourner à Rimouski pour commencer vraiment notre vie de jeunes mariés, même si l’aménagement de notre nouvelle maison me fait peur. Je la trouve trop grande. Mais comme nous avons prévu deux chambres pour nos enfants à venir, (nous en souhaitons deux) et un bureau pour moi, elle se justifie.

Il y a aussi, dans ce choix, la proximité de Pauline et de Louis qui s’installent dans une maison mitoyenne que nous avons eu la chance de trouver en même temps que la nôtre.

Après avoir donné ma démission de professeur de français, je m’occupe du déménagement, John n’étant pas disponible à cause de ses cours. C’est fou ce que l’on peut entasser de choses inutiles en si peu de temps. Et puis, il s’est passé tellement d’événements durant cette courte période. L’installation de Louis avec Pauline, nos mariages respectifs et, le plus important bien sûr, je vais être mère.

Une nouvelle vie commence. Je dois être prête.

Je ne porte pas beaucoup d’intérêt à nos pièces à vivre, chambre parentale comprise, me contentant de réinstaller le mobilier de notre ancienne maison. Par contre, j’attache beaucoup d’importance à ce qui est pour moi la pièce la plus importante « la chambre du bébé ». Bleue ou rose je ne sais pas, (plus exactement nous ne voulons pas savoir), mais de toutes les façons je la préfère neutre, donc blanche.

Je passe aussi des heures dans les magasins pour choisir le berceau et les meubles nécessaires pour ranger ses futurs vêtements, sans oublier les peluches déjà trop nombreuses. Les peluches surtout me fascinent. J’en ai tellement désirées dans mon enfance, mais cela ne faisait pas partie des « accessoires » du pensionnat de la marine. Maintenant, je rêve, devant ces figurines en peluche d’un ours ou d’un lapin, reportant, pour ce bébé à venir, mes désirs d’enfants.

Je m’amuse aussi à choisir des vêtements colorés et variés, consciente cependant que mes choix concernent toujours des tenues d’enfants d’un an ou plus et non celles d’un nouveau né. Mais le temps passe si vite que j’imagine déjà mon bébé comme un petit être ayant « sa personnalité », et non comme « la poupée » qu’il (ou elle) sera pendant les premiers mois.

Pauline, comme John, continue à assumer ses cours au collège, laissant Louis s’occuper de l’installation de leur maison. Mais Louis se contente d’une visite chez Ikéa pour choisir l’indispensable, leur laissant le temps de décider plus tard, et en commun, la décoration de ce qu’ils appellent en riant « leur futur nid d’amour ».

Pour les pendaisons de crémaillère, nous organisons une grande fête avec nos collègues et amis, fête concernant à la fois nos nouvelles installations et nos mariages respectifs.

Je suis surprise par la chaleur des félicitations, prouvant que notre intégration est maintenant une réalité. Ils me questionnent aussi sur la suite de mes nouvelles, le libraire proposant même d’organiser une autre soirée de signatures malgré l’échec de la première. Je suis touchée, heureuse car mon statut d’auteur est maintenant officiel, même si le succès n’est pas au rendez-vous. Et pour la première fois je me demande si mes parents seraient fiers de moi.

Cette nouvelle vie est aussi la découverte du syndrome de la page blanche dont tous les écrivains se plaignent. Ecrire pour écrire et non par plaisir quand on en a envie n’est pas la même chose. Mon éditeur attend la suite de mes récits « pseudo-historiques ». John et nos amis aussi, mais surtout, croyant me faire plaisir, la parution de mon « hypothétique roman ». Conclusion, toute cette pression ne fait que renforcer mon angoisse.

J’installe mon bureau dans une pièce avec vue sur la maison de Louis et Pauline et, sans pour autant faire du voyeurisme, je passe plus de temps à observer leurs allers et venues qu’à relire les quelques lignes que j’écris péniblement. Je manque d’inspiration et laisse mon imagination diriger mon écriture, mais le résultat ne me plaît pas.

Mon ventre grossit.

Le bébé s’agite et me tire régulièrement de ma somnolente rêverie par des coups de pieds de plus en plus fréquents. De ses agressions répétées, j’en déduis qu’il sollicite, ou plus exactement exige, d’être le sujet de mon prochain roman.

Je sais qu’il changera notre vie à John et moi. Mais de là à en faire un roman … Le fait que notre avenir sera basé sur lui, suffira.

John est heureux de ne plus être considéré comme homosexuel et ses rapports avec ses élèves sont plus simples, plus sincères. C’est sa vocation et il aime ça.

Pour ma part, je prends encore plus conscience que la mort de mon père et la disparition de ma mère m’ont bouleversée et que leur tendresse m’a énormément manqué car ce n’est pas ce que nous donne l’école de la marine où j’ai passé mon enfance. Du coup, nous nous promettons, John et moi, de consacrer le maximum de temps à nos enfants à venir et de leur apporter tout l’amour dont ils auront besoin.

Beau sujet ! Je crois que je viens de trouver le thème de mon roman. « L’amour d’un père et d’une mère pour leur enfant ! » Pas très original c’est vrai, pourtant une question se pose : peut-on donner autant d’amour à plusieurs enfants, n’y a-t-il pas forcement une préférence ? Trop tôt pour y répondre car nous n’en sommes qu’à notre premier et les suivants, même désirés, ne sont pas encore une certitude.

Tout en laissant mon enfant et mon roman en « gestation », je retourne  régulièrement à la bibliothèque reprendre mes recherches historiques afin d’honorer la commande de mon éditeur (titre que je donne volontiers à la mère de Louis) avant de pouvoir lui soumettre le thème du roman qu’elle m’a commandé  (cadeau de mariage empoisonné ?) qui me rendra célèbre (je rêve, je sais, mais je ne peux m’en empêcher). Et là, dans les grandes salles aux murs chargés de livres, je retrouve mes réflexes et je remplis sans difficulté les pages nécessaires à ces nouvelles « pseudo historiques » qui prennent maintenant forme d’elles-mêmes.

Pour mon roman proprement dit, influencée par ces recherches historiques, j’envisage de créer un personnage du passé devenu un mythe pour les générations à venir. Et, m’inspirant du roman de Mary Shelly, j’imagine un Frankenstein, souverain sanguinaire d’un pays aujourd’hui disparu … mais j’abandonne très vite cette idée car je ne veux parler que du présent et d’un avenir heureux, mon passé ne m’incitant pas à évoquer la période de mon enfance que je souhaite avant tout oublier et à qui, contre ma volonté, mon imagination fera certainement référence.

John est heureux que je recommence à écrire, considérant que cela m’apporte la sérénité que j’avais perdue. En riant, il précise qu’ainsi il va pouvoir lui aussi reprendre son travail de traducteur, aidé par Louis qu’il voit de plus en plus souvent.

Eux aussi ont repris leurs habitudes d’enfants, jouant maintenant aux échecs en buvant des bières et non plus aux soldats de plomb en buvant les chocolats chauds que leur servaient leurs mères.

Ma vie se déroule de façon agréable mais répétitive. Je passe beaucoup de temps à la bibliothèque pour mes recherches historiques et, ensuite, de retour dans mon bureau, je me concentre sur mon roman, consciente pourtant que ces quelques pages ne sont en réalité que des réflexions sans ligne directrice. De plus, ce travail « forcé » est régulièrement interrompu par de tendres coups de pieds qui me ramènent à une réalité positive et heureuse.

Mon ventre s’arrondit. Cela fait rire John et, le soir, il colle volontiers son oreille sur mon nombril à la recherche d’une communication privilégiée avec notre bébé. Je ne suis pas jalouse, car cette communion je l’ai naturellement. Mais cela a aussi des conséquences, puisque je marche de plus en plus difficilement, encombrée par un ventre qui pointe ostensiblement vers l’avant, signe, d’après Pauline, que ce sera un garçon.

Je continue pourtant à me rendre régulièrement à la bibliothèque pour la documentation d’autres nouvelles « pseudo historiques » puisque j’ai accepté le contrat proposé par la mère de Louis. Mais je dois reconnaître que ces recherches deviennent une corvée et que je ne retrouve plus dans ce travail la curiosité qui m’avait poussée à m’investir dans ces histoires.

Pauline m’aide beaucoup, à la fois pour les tâches journalières, courses et autres, et par sa présence réconfortante. Je sais qu’elle est jalouse de mon ventre car elle m’avoue volontiers qu’elle se verrait bien à ma place. En riant, je ne manque jamais de lui rappeler qu’elle a connu John avant moi. Mais ma plaisanterie ne la fait pas rire.

De son côté, Louis révèle à John qu’il désire aussi des enfants, mais qu’il veut d’abord développer sa succursale de la société familiale pour apporter à ses enfants et à Pauline tout ce dont ils auront besoin.

Nous nous installons tous les quatre dans une vie calme, routinière, sans autre problème que le climat trop chaud ou trop froid. John, après ses cours, adore m’accompagner dans les magasins pour choisir les robes adaptées à mon nouveau « tour de taille ». Cela m’amuse car, jamais avant, il n’était entré avec moi dans une boutique « féminine » (comme il les appelle), ne se sentant pas à l’aise au milieu de ces femmes prêtes à se dénuder pour essayer un tee-shirt manifestement trop petit pour elles.

« Tu sais, m’avoue-t-il, quand j’étais enfant ma mère m’amenait avec elle acheter ses sous vêtements et m’entraînait dans les salons d’essayage. Je détestais. »

Mais là, pour « son fils » (enfin, comme il dit), je le sens prêt à tout.

Pour le choix du landau aussi il tient à m’accompagner et n’hésite pas, sous le regard amusé des vendeurs, à le « tester », enfin je veux dire à le pousser dans les différentes allées du magasin, pour voir l’impression que cela donne. Je suis émue de son sourire béat et du regard attentif qu’il porte sur le petit matelas encore vide.

Pauline insiste pour que nous dînions régulièrement chez eux pour m’éviter les charges ménagères. Et quand j’insiste pour qu’ils viennent à leur tour chez nous, elle m’apporte les plats qu’elle a déjà préparés chez elle, m’expliquant qu’elle a acheté un livre de cuisine exclusivement basé sur les différents produits nécessaires à l’alimentation des femmes enceintes et qu’elle s’en tient scrupuleusement à ces recettes.

Cela me rend paresseuse, mais j’avoue que j’y prends plaisir, d’autant que John et Louis manifestent ouvertement leur plaisir d’être à nouveau ensemble, n’hésitant à nous laisser Pauline et moi finir de ranger seules la vaisselle pendant qu’ils partent retrouver leur partie d’échec commencée pendant l’apéritif.

Les parents de John nous téléphonent souvent pour prendre connaissance de « mes arrondissements » (charmante mais mauvaise traduction de l’état de ma grossesse). Et sa mère ne manque jamais une occasion de venir nous voir. John en est surpris mais secrètement heureux, car jamais, avant notre mariage, elle ne lui rendait visite. Un soir, il m’avoue, à demi-mot, que, grâce à moi, il n’a plus peur d’elle et qu’enfin, elle ne le traite plus comme « un bébé ».

Louis, de son côté, continue régulièrement ses voyages à Toronto pour rendre compte à sa mère de l’évolution de la succursale de leur maison d’édition. Mais, pour l’instant, son principal travail consiste à développer les contacts avec les librairies du bas Saint Laurent. Il en profite aussi pour se renseigner sur de nouveaux auteurs, persuadé que ces libraires sont en contact avec les « autochtones » désireux de se faire connaître et éditer.

Durant ces absences, Pauline s’installe chez nous, expliquant qu’elle préfère m’aider pour les tâches ménagères et cuisiner pour mon futur bébé, plutôt que la solitude de leur grande maison. Je n’ose pas lui parler de notre besoin d’intimité à John et moi, mais nous prenons cela comme l’apprentissage de notre prochaine vie de parents.

–   13   –

Je viens d’accoucher.

C’est un garçon, ce que John trouve normal. Je suis heureuse et j’ai déjà oublié la souffrance de l’accouchement.

Les parents de John sont les premiers à découvrir leur petit-fils mais ils ont un peu de mal à accepter son prénom : Edgar. Personne dans leur famille ne s’est jamais appelé comme ça. Dans la mienne je ne sais pas. Mais comme nous n’avions pas d’idée, nous nous sommes arrêté sur ce prénom peu courant qui nous a amusés. Et, comme excuse, nous avons décidé qu’un prénom « inhabituel » est le seul choix adapté au fils « exceptionnel » qui est déjà le nôtre.

La première surprise des parents de John passée, ils se réjouissent de notre bonheur et la mère de John m’avoue avoir déjà programmé de nombreux voyages à Rimouski, restant bien entendu à ma disposition si je désire sa présence permanente pour être aidée durant les premiers mois. Elle m’avoue aussi s’être inscrite à des cours de français pour pouvoir plus facilement communiquer avec son petit-fils, reconnaissant ainsi que sa pratique de cette langue, bien que très « honorable », n’est pas parfaite. Je suis surprise et touchée, car il est vrai que son français n’est qu’approximatif, Toronto n’étant pas réputé pour utiliser cette langue.

Les parents de Louis viennent aussi découvrir notre petite merveille. Le père de Louis me confie que je viens de faire la plus belle œuvre qui puisse exister. Et en riant, il s’empresse d’ajouter que bien entendu cela ne me dispense pas d’écrire le roman qui me tient à cœur, ni de continuer à leur fournir d’autres nouvelles « pseudo historiques » puisqu’ils ont déjà programmé les dates de sortie de cette nouvelle collection.

Pauline, de son côté, déborde de joie car elle vient d’apprendre qu’elle aussi est enceinte. Elle ne peut s’empêcher d’en parler à sa belle mère qui, évidemment, s’empresse de faire preuve de son autorité, insistant sur le fait qu’ils doivent venir s’installer à Toronto le temps de sa grossesse car elle pourra ainsi être suivie par leur médecin de famille.

Pauline a beaucoup de mal à refuser cette offre (cet ordre serait plus juste), mettant en avant le fait que ma grossesse à moi s’est très bien passée et que mon bébé en est la preuve. Mais cette excuse ne semble pas la convaincre, au contraire. Du coup, elle insiste sur le fait que, comme ça, Louis pourra être plus disponible pour elle car il doit encore continuer son travail dans leur maison d’éditions, travail qui consiste avant tout à développer les contacts avec les auteurs de Toronto, donc anglophones. Mais comme sa succursale est basée à Rimouski, rien ne l’empêchera, par contre, de faire des allers retours puisque nous pourrons, John et moi, facilement nous occuper de lui durant ses rapides séjours.

Et, avec un sourire perfide, elle murmure que quand elle sera elle aussi à Toronto, il aura moins de temps à consacrer aux jeunes auteures anglophones, dont il gère le travail.

Pauline, troublée par cette réflexion, est prête à accepter cette solution qu’elle considère pourtant comme provisoire.

Louis, furieux, met fin à cette exigence en expliquant que le studio qu’il occupe actuellement à Toronto est trop petit pour y loger une famille et surtout qu’il tient à ce que leur bébé à venir naisse dans la même clinique qu’Edgar comme c’était le cas pour John et lui.

Après leur départ, Louis est fier d’avoir trouvé la seule raison susceptible de contrer la requête de sa mère, même si pour lui, dit-il, cette excuse n’a aucune importance. Mais il s’empresse d’ajouter, en faisant un clin d’œil à John,

« Quoique… »

Les futurs grands-parents de leur enfant à venir repartis, nous nous réinstallons dans notre journalier. Pauline grossit, je pouponne, John et Louis reprennent leurs parties d’échec en rêvant à l’avenir de leurs enfants.

Bien entendu je n’écris plus, ni mes nouvelles ni mes notes sur les « sentiments » que me procurent mon nouveau statut de mère, pourtant troublant pour ne pas dire déstabilisant.

« Je t’aime. »

Sont les premiers mots que John et moi disons à notre fils.

Nous sommes heureux de pouvoir lui manifester notre affection par ces mots, mais cela nous rappelle, que, si nous savons exprimer entre nous la tendresse et l’amour, nous ne savons ni nous le dire ni nous en parler.

Mais les mots ont-ils plus d’importance que les actes ?

Pauline, par contre, tient beaucoup à ce que Louis lui manifeste des signes extérieurs de tendresse. Une façon comme une autre de montrer que, maintenant, il n’est plus libre.

Elle continue pourtant à jouer les coquettes malgré son ventre qui s’arrondit de jour en jour. Louis aussi ne se gêne pas pour faire une cour « discrète » à toutes les femmes qu’il rencontre.

« Une vieille habitude » s’amuse-t-il à répondre à John qui s’étonne de cette différence de comportement entre leur couple et le nôtre. Mais je crois qu’il agit comme ça uniquement pour rendre Pauline jalouse et la pousser à lui exprimer son amour avec plus d’intensité.

–   14   –

C’est fou ce que le temps passe vite avec un enfant. J’ai l’impression qu’il grandit à toute allure. Le manque de sommeil et l’attention continuelle que nous devons lui donner bouleversent notre vie journalière. John prend un congé prolongé et m’aide beaucoup. Sa présence me rassure et nous permet de mettre en place notre nouvelle vie à trois. Ça n’a l’air de rien, mais c’est une autre façon de penser. Finies les sorties impromptues ou les dîners interminables, improvisés ou non, avec Louis et Pauline. Nos collègues nous reprochent de ne plus être disponibles, mais ceux qui ont déjà eu des enfants avouent qu’ils nous comprennent.

John passe son temps à admirer son fils. Je le surprends souvent en train de le contempler en souriant et cela me fait sourire moi aussi. Dés qu’il pleure, nous le prenons dans nos bras pour des câlins sans fin. Même changer ses couches devient un plaisir que nous nous disputons. Bref, nous sommes gâteux et fiers de l’être.

Edgar a déjà son caractère et sait se faire comprendre. Aussi nous nous précipitons en même temps pour répondre à ses désirs pourtant non encore vraiment exprimés, à part celui de manger, téter serait plus juste. John m’envie d’être sa « source d’alimentation » et attend avec impatience le moment où il prendra des biberons, tache dont il pourra se charger.

Il n’est pas non plus pressé de recommencer à travailler, malgré les relances répétées du proviseur du collège et surtout des parents d’élèves qui considèrent que son influence est très positive (motivante disent-ils) pour leurs enfants.

Je sais que cela lui manque. Je lui propose donc d’utiliser la pièce où je me suis installée pour écrire (pièce que je n’utilise évidemment pas en ce moment) pour y aménager son bureau et recevoir ses élèves. Il accepte bien entendu, trouvant ainsi le moyen de satisfaire sa vocation tout en se réservant la possibilité de consacrer le maximum de temps à « son fils ».

En l’entendant ainsi appeler notre enfant « son fils », je prends conscience que lui et moi parlons d’Edgar comme de « mon fils » alors que nous savons très bien qu’il est « notre » fils.

Mais ce côté possessif vis à vis de notre « bébé », sans remettre en cause notre amour de parents, nous rassure.

Et le soir, quand nous nous retrouvons seuls dans le salon pendant d’Edgar dort, nous ne savons que parler de lui : s’il a bien mangé, s’il a souri, ri et aussi si ses selles sont claires (pour reprendre le terme employé par les infirmières). Nous en oublions même de prendre les apéritifs traditionnels de nos premiers mois de mariage. Car, tant que j’allaite il est hors de question que je boive du vin et John délaisse sa bière par solidarité.

Pauline supporte mal sa grossesse et doit rester allongée la plupart du temps. Aussi,  sachant que je ne peux faire plus plaisir à John qu’en lui laissant Edgar pour quelques heures, je fais les courses de Pauline et lui prépare les plats pour femme enceinte qu’elle a déjà expérimentés pour moi.

Bien entendu, elle continue aussi à s’installer chez nous (ayant, sans vraiment nous le demander, annexé la chambre de notre futur deuxième enfant), dés que Louis part à Toronto pour rendre compte à sa mère de l’évolution de la mise en place de sa succursale et surtout de la grossesse de sa femme. Mais craignant qu’elle ne les oblige à s’installer chez eux pour la faire suivre par leur médecin de famille, il lui cache le fait que Pauline supporte mal son état. Et il insiste aussi sur le fait qu’il souhaiterait qu’ils les laissent seuls tant que le bébé ne sera pas né.

D’après ce qu’il raconte à John par la suite, sa mère ne comprend pas et a du mal à accepter d’être ainsi écartée, mais, faisant, une fois de plus référence à ma grossesse, Louis lui explique que ce moment est important pour leur vie de couple et qu’ils doivent le vivre à eux deux seulement, comme nous l’avons fait pour la grossesse d’Edgar.

Par solidarité, en la voyant s’arrondir, je lui propose d’utiliser mes robes de grossesse maintenant inutiles. Cela amuse John qui, de la voir ainsi vêtue, ne peut s’empêcher de me taquiner

« Je trouve Pauline très belle en femme enceinte. Si j’avais su … »

Je ne suis pas jalouse, mais quand même … il pourrait faire preuve d’un peu plus de retenue. Surtout que je trouve la présence de Pauline de moins en moins agréable et ne supporte pas de la voir tourner continuellement autour d’Edgar et de me donner des conseils sur son éducation (puisque bien entendu elle a lu tous les livres sur ce sujet).

Une fois même je la surprends en train de donner le sein à mon fils.

Furieuse, je lui ordonne de retourner chez elle. Elle s’excuse, pleure encore et encore, m’expliquant qu’elle veut connaître les sensations que cela procure.

Oser donner le sein à mon enfant ! Je n’en reviens pas et je ne l’oublierai jamais.

Pourtant, nous nous réconcilions après qu’elle m’ait promis de ne jamais recommencer. Mais depuis, je ne la laisse plus jamais seule avec lui.

Quand j’en parle à John, je suis étonnée de ne pas le voir furieux comme je l’ai été et encore plus surprise quand il m’avoue d’une petite  voix

« Moi aussi j’aimerai essayer pour connaître ce que l’on ressent et la sensation  que l’on éprouve. »

Passé mon premier énervement, sa réaction me fait pardonner le geste de Pauline. Enfin, pas tout à fait, car Edgar nous appartient à John et moi et je considère son  geste comme une intrusion dans notre vie de couple. Elle n’a qu’à patienter encore un peu, car, allaiter son enfant n’a sûrement aucun rapport avec le fait de nourrir celui d’une autre.

Mais je reste brusquement pensive en me remémorant mes études de littérature où, à l’époque, les jeunes mères de la noblesse « bien pensante » faisaient appel à des nourrices.

Le monde a-t-il changé à ce point ou suis-je différente ? Je ne sais pas mais ne veux pas chercher à répondre à cette question, la jugeant inutile vis à vis de mon amour de mère. Je ne suis pas d’origine noble, c’est vrai, mais Edgar est mon fils, je l’ai conçu, porté, il est donc normal que je le nourrisse.

–   15   –

Edgar a maintenant un an et sa chambre est devenue un magasin de peluches de toutes les tailles et de toutes les couleurs. Nous sommes pourtant conscients qu’il ne joue pas encore avec, mais, les acheter, est très vite devenu un plaisir égoïste.

Dire que j’ai vu passer le temps est faux puisque j’ai déjà oublié les nuits blanches, le manque de sommeil et la fatigue. Ne restent que les premiers sourires, les premiers gazouillements, et bien sûr ses éclats de rire quand nous venons le réveiller en le prenant dans nos bras (chacun notre tour) pour le bercer et lui faire des câlins.

C’est le bonheur de John qui est ma récompense et la preuve que ma vie a maintenant un sens, car, du point de vue professionnel, je n’écris plus une seule ligne. Mais comme mes nouvelles « pseudo historiques » se vendent mal, mon éditeur (c’est à dire Louis et ses parents) ne donne pas vraiment l’impression d’attendre les suivantes, ni même de s’inquiéter de leur projet d’en faire une collection malgré le nouveau contrat qu’ils m’ont fait signer en cadeau de mariage avec des dates de sorties en librairie déjà prévues.

Je crois aussi que de me voir m’installer dans le rôle de mère au foyer convient parfaitement aux parents de John, en accord du reste avec les parents de Louis qui attendent la même chose de leur belle fille qui vient d’accoucher d’une petite fille, Amandine.

Pauline qui trouvait que j’étais trop dépendante de mon fils comprend maintenant pourquoi et fait pareil, n’hésitant pas à me demander conseil. Très proches (malgré mes quelques énervements vite oubliés), nous devenons inséparables élevant nos enfants comme s’ils étaient frère et sœur.

John et Louis regrettent qu’ils ne soient pas nés, comme eux le même jour, mais se rassurent en considérant que si aujourd’hui leur différence d’âge est visible, très vite elle n’apparaîtra plus.

Edgar fait maintenant des nuits normales et nous reprenons notre vie en main. John recommence à assurer ses cours au collège, je repense à mes nouvelles, et je dois avouer aussi, à mon ambition d’écrire enfin un vrai « roman ».

Mais le bonheur de notre nouvelle vie à trois me fait aussi comprendre que ma béatitude n’intéresse personne. Ce n’est pas un bon sujet. Il faut de l’action, du mouvement, des sentiments forts et violents. Faire rêver les autres avec des aventures extraordinaires, voire cruelles et invraisemblables comme celles des personnages historiques qui ont inspiré mes nouvelles. J’avais aussi oublié la cruauté des contes que l’on raconte aux enfants : les enfants abandonnés dans « le petit poucet » avec l’ogre qui finit par manger ses petites filles, la mort de la mère dans « Bambi » comme scène d’ouverture du dessin animé de Walt Disney, la méchante belle mère et ses filles tout aussi cruelles dans « Cendrillon » et tant d’autres contes basés sur la méchanceté, la cruauté, le sadisme et autre.

Mais n’est-ce pas compréhensible, quand, devenus adultes, on entend tous les jours parler de guerre, de crimes, d’atrocités, que d’éduquer nos enfants dès leur plus jeune âge à ce qui les attendra plus tard ?

« Je t’aime. »

Voilà ce que j’ai envie de dire et d’apprendre à mon fils. L’amour. Parler d’amour. Vivre par et pour l’amour. J’en ai tellement manqué dans mon enfance qu’aujourd’hui je veux, au travers de lui, me rattraper. Du coup, j’ai beaucoup de mal à écrire, même les nouvelles « pseudo historiques » pour lesquelles j’ai pourtant bien avancé dans leur documentation pendant la fin de ma grossesse. Mais aujourd’hui, je passe tout mon temps à regarder « mon bébé », à le serrer dans mes bras, à l’embrasser.

John trouve que j’en fais trop (je crois qu’il est jaloux), mais je ne peux m’en empêcher, et j’ai du mal à le laisser faire des câlins à son fils quand il rentre le soir.  

Lors d’un dîner à la maison, Louis me rappelle que je dois leur fournir rapidement d’autres nouvelles « pseudo historiques », car, m’avoue-t-il, il a essayé de convaincre sa mère d’attendre qu’Edgar soit plus grand, mais elle ne veut rien entendre, puisqu’elle a déjà programmé ce qu’elle appelle déjà « ma collection ».

Bien entendu, je ne peux pas refuser, ayant déjà accepté le contrat lors de mon mariage et touché une avance.

Mais que faire ? Pauline, comme elle a repris ses cours et que ses horaires ne sont pas flexibles, confie Amandine, quand ce n’est pas moi qui m’en occupe, à une nourrice et me propose de lui laisser aussi Edgar. Inenvisageable pour moi, bien sûr.

Je me force donc, malgré ma réticence, à l’amener avec moi à la bibliothèque pour terminer ma documentation sur les personnages de mes amours impossibles, profitant de sa sieste pour travailler. Sa présence ravit la bibliothécaire, une jeune fille d’une vingtaine d’années, qui me propose de faire du baby-sitting quand j’en aurais besoin. Sa façon de regarder Edgar me touche et j’accepte de la laisser s’occuper de lui pendant mes recherches. Mais régulièrement je vérifie qu’il dort et que tout se passe bien, n’arrivant pas à oublier la façon dont Pauline « s’occupait » de notre fils. Mais aujourd’hui ce n’est plus vraiment un bébé (un poupon ai-je envie de dire), mais un petit garçon en attente de devenir un jeune homme.

J’arrive ainsi à terminer ma documentation et reprendre, sans difficulté, l’écriture de mes nouvelles « pseudo historiques ».

Comme prévu, le deuxième tome est très vite édité, avant même que John n’ait le temps de le traduire. Mais il est vrai que la version anglaise ne doit être mise en librairie que quelques mois plus tard.

Et là, à ma grande surprise, ces nouvelles sont bien reçues par les critiques. Comme je m’en étonne auprès de Louis, il m’avoue que, au contraire de la première édition, leur service commercial a bien fait son travail et que je n’ai que ce que je mérite.

Le libraire de Rimouski aussi reprend contact avec moi pour proposer une « nouvelle soirée de signatures », me précisant qu’il a déjà l’accord de Louis. Difficile de refuser, mais je n’accepte pas de changer les horaires de sommeil d’Edgar. Nous arrivons donc à nous entendre pour une signature un dimanche après midi, pourtant jour de fermeture de la librairie.

Il y a foule.

Beaucoup d’amis, de connaissances, tous curieux de ce nouveau tome de mes nouvelles, même ceux qui avaient critiqué la première édition.

Tous mes livres sont vendus, à la grande joie du libraire et de Louis.

Edgar, que John a amené avec lui, est aussi gâté, mes anciens collègues profitant de cette occasion pour lui offrir des peluches (encore !). Pas du tout troublé par cet environnement bruyant auquel il n’est pourtant pas habitué, il regarde cette foule en souriant ce qui enchante John, fier de son fils et de l’éduction que nous lui donnons.

Le soir, Louis et Pauline s’invitent chez nous pour fêter le succès de cette journée.

Bien entendu ils amènent avec eux Amandine, superbe bébé d’à peine quelques mois.

La soirée est joyeuse, arrosée (enfin pour eux), et Louis me convainc sans difficulté de continuer à écrire mes nouvelles « pseudo historiques » puisque les critiques reconnaissent enfin leurs qualités. Il insiste aussi sur le fait que nos amis et collègues sont tous fascinés par mon imagination, ce qui, à son avis, est encourageant pour la suite et, bien sûr, s’empresse-t-il d’ajouter, « ton roman à venir ».

Devant tous ces compliments, je ne sais que penser, persuadée pourtant qu’il en fait trop. Mais John est radieux et cela me suffit.

Louis lui demande aussi s’il aurait la possibilité de prendre un congé d’une ou deux semaines pour rédiger avec lui les adaptations anglaises de ces nouvelles, ce que bien entendu, John accepte avec joie.

Heureux et souriants, ils conviennent donc de les commencer très vite, car, là aussi, la sortie de la version anglophone est prévue pour une date située avant la fin de l’année en cours. Et Louis ajoute en confidence, qu’il est très fier, grâce à ces traductions, d’avoir ainsi son nom inscrit comme co-traducteur car cela est considéré, dans leur profession d’éditeurs, comme atout supplémentaire.

Edgar aussi me surprend.

Il a maintenant un an et demi, et, avant que nous n’allions le coucher, il s’approche à  quatre pattes d’Amandine dormant dans son berceau, la regarde et articule son premier mot :

« Bébé ».

Nous, les parents, sommes émus,  attendris, surtout lorsqu’il dépose une des petites peluches qu’il a reçues lors de la signature de mes nouvelles, à côté du bébé endormi.

–   16   –

Nous sommes heureux. Heureux d’être parents.

Edgar nous fascine et tous les jours nous nous demandons comment nous avons pu réussir une telle merveille. Du coup, et sans nous consulter, je dois avouer que nous n’envisageons plus d’avoir un deuxième enfant, trop inquiets de ne pas réussir un chef d’œuvre aussi parfait qu’Edgar.

Et puis, égoïstement, il y a la présence d’Amandine qui tient pour Edgar, et pour nous aussi je l’avoue, le rôle de petite sœur. Nous n’en aurons ainsi que les avantages et nos enfants aussi puisqu’ils seront tout le temps ensemble chez nous ou chez Louis et Pauline mais pourrons retourner chez eux pour retrouver leur univers personnel, évitant ainsi les disputes souvent fréquentes entre frères et sœurs.

Je comprends aussi (enfin devrais-je dire) la complicité des mères de John et Louis et ne peut m’empêcher de me mettre à leur place. Du coup, je pardonne enfin à Pauline son geste trop maternel vis à vis d’Edgar quand il était encore « mon » bébé.

Pour mes premiers droits d’auteur j’offre à Edgar l’ours en peluche surdimensionné dont j’ai rêvé toute mon enfance. Sa façon de me remercier m’émeut car il se pelotonne immédiatement dans ses pattes et ne veut plus en bouger. Attendris, sans nous consulter, John et moi lui murmurons en même temps  

« Je t’aime ».

Surpris, nous nous regardons ne sachant pas si cette déclaration s’adresse à notre fils où à nous-mêmes.

Même si ma vie a mal commencé, aujourd’hui elle me satisfait et me rend heureuse. John aussi est heureux. Il n’en parle pas, mais le montre car, si ni lui ni moi ne savons toujours pas exprimer notre amour par des mots, nous parvenons à nous le faire comprendre. On ne nous a pas appris à en parler et c’est, pour cela, que nous voulons absolument apprendre à Edgar à manifester, sans honte, ses sentiments. A Amandine aussi puisque je la considère déjà comme la fille que je n’aurai probablement jamais, mais cette situation nous convient, ainsi qu’à Louis et Pauline qui, ayant eux aussi abandonné l’idée d’avoir un autre enfant, ont l’un et l’autre repris leurs occupations professionnelles me laissant le rôle de mère au foyer.

Mais en plus de la suite de mes nouvelles « pseudo historiques », j’ai aussi, comme me l’a rappelé Louis, un roman à écrire et le sujet ne sera pas de raconter ma vie ni celle de mon fils. Trop personnel. Si j’écris c’est pour comprendre les autres, ce qu’ils pensent, qui ils sont. C’est aussi pour leur faire vivre des aventures incroyables, invraisemblables, inoubliables, homériques ai-je envie d’ajouter. Oui, comme l’a fait Homère puisqu’aujourd’hui encore on lit la guerre de Troie, l’Odyssée d’Ulysse avec l’attente de Pénélope, et tant d’autres récits destinés à marquer les esprits. Quand je parcours ces histoires qui m’ont fait rêver durant mes études de littérature, j’ai honte d’avoir envie d’écrire craignant de ne pas être à la hauteur.

J’en parle à Louis, et il m’explique que je dois écrire pour les autres et non pour moi. Mais que raconter aux autres si ce n’est ce qui est susceptible de m’intéresser ou de me faire rêver ?

En attendant mon « vrai » roman, je continue donc les histoires d’amour « pseudo-historiques », comme les critiques acceptent de les appeler maintenant. Le seul fait d’écrire me satisfait mais ces nouvelles ne m’amusent plus. Recréer la vie de ces personnages historiques hors de leur époque pour les associer aux personnalités d’un autre siècle, m’a permis de donner libre cour à mon imagination. Mais aujourd’hui je n’ai plus le temps. Je dois vivre ma vie, m’occuper de mon mari, de mes enfants (j’associe Amandine à Edgar), de mes amis.

Pourtant, toujours à la recherche d’un thème pour mon « roman », je me réveille un matin en pensant que je pourrais tout simplement raconter la vie qui aurait pu être la mienne si mes parents avaient vécu ensemble, enfin l’inventer serait plus juste. Cela pourrait probablement être un bon sujet. Leurs « je t’aime » m’auraient certainement évité de devenir une enfant insatisfaite, peu sûre d’elle, toujours à la recherche de l’impossible amour, véritable sujet de mes « nouvelles pseudo historiques ». Mais, c’est aussi à cause de leur amour « impossible », que comme dans les contes de fée où c’est toujours la pauvre fille abandonnée qui finit princesse, épanouie et mère de nombreux enfants, moi j’ai rencontré John.

J’aime Edgar, j’aime John, j’ai aujourd’hui une vie heureuse qui me satisfait complétement. Cependant j’aurais aimé la présence d’un père devenu le grand père « idéal » pour Edgar.

John n’est pas le prince charmant des romans d’enfants, mais il m’a donné un fils qui, lui, deviendra le « prince » dont toutes les petites filles rêvent. Notre amour lui donnera la confiance qui m’a manquée et il sera apte à vaincre les méchants, jaloux de son bonheur.

Je relis les quelques réflexions que je viens d’écrire machinalement et aperçois Pauline sortir de chez elle en poussant son landau. Je souris. Pour elle aussi nos enfants la comblent de joie et elle n’envisage plus d’en avoir d’autre. Amandine lui suffit, comme Edgar pour nous. Notre amour a crée ces merveilles, cela nous satisfait et en plus nos enfants, comme leurs pères avant eux, vivent comme un frère et une sœur (enfin pour Edgar et Amandine, puisque dans le cas de John et Louis il s’agissait de deux frères « jumeaux »).

Quand je vois Edgar et Amandine lovés dans les pattes de l’ours trop grand pour eux, je ne peux m’empêcher de penser aux dortoirs sans âme gérés par des adjudantes plus attentives à leurs uniformes qu’à notre bien être. Bien entendu il y avait le dortoir des garçons et celui des filles, tous deux fermés à clef pour nous enlever toute tentation de nous retrouver durant la nuit. Peu après le couvre feu, l’adjudante de service vérifiait que nous ne cachions ni lampes ni livres sous les couvertures et que nous étions bien endormies. Celles d’entre nous qui ne se conformaient pas à cette règle, se retrouvaient en chemise de nuit dans un cagibi non chauffé jusqu’à ce que cette même adjudante finisse de boire un dernier verre avec ses collèges des autres dortoirs. Trop conditionnée pour me révolter, longtemps je me suis endormie et réveillée à l’heure imposée, finissant par trouver cela normal.

Plus tard, étudiante, j’ai appris ce qu’est une grasse matinée. J’en ai usé et abusé, mais maintenant j’impose mes horaires d’enfant à Edgar.

John non plus n’est pas un « lève tôt ». Aussi le matin je lui prépare son petit déjeuner, allant même, certains dimanches, jusqu’à le lui servir au lit. Au début je le sentais ému, touché, mais aujourd’hui il trouve ça normal.

Je suis heureuse de servir leurs petits déjeuners à mon fils et à son père. Mais je commence par aller chercher Edgar pour l’installer dans notre lit, à la fois pour réveiller John et quelque part aussi par mesquinerie. John me reproche souvent de ne pas venir me recoucher avec eux, mais une tasse de café brûlante, seule dans ma cuisine, est un plaisir dont je ne peux me passer, ayant trop longtemps attendu cette liberté dont nous rêvions tous les matins au réfectoire.

Je reconnais pourtant que le respect de cette discipline m’est utile. Quand on travaille chez soi, sans horaires imposés, se mettre devant un ordinateur n’est pas évident. Le matin j’écris les nouvelles réclamées par mon éditeur et les après midi je « griffonne » mes rêves.

Les week-ends je les passe en famille, une famille élargie car Amandine est présente, presque toujours accompagnée de ses parents qui trouvent normal de s’inviter chez nous puisque moi j’ai le temps de préparer des gâteaux ou autres friandises pour les enfants, n’ayant pas d’horaires de bureau à respecter.

Pour mon roman (puisque j’ai enfin trouvé un thème qui me convient), j’envisage de raconter la vie de mes parents et j’imagine, mélangeant fiction et réalité (enfin ce que je crois en savoir) ce qu’aurait écrit mon père avant sa mort pour commencer cette histoire.

« Je ne suis pas fait pour être père. Lise non plus du reste, enfin pour elle je veux dire être mère. Mais lors d’une escale, après une soirée arrosée, elle se retrouve enceinte. Nous hésitons à ce qu’elle se fasse avorter, mais Lise refuse sous prétexte de convictions religieuses. Nous nous marions donc pour donner un nom et une respectabilité à notre enfant, mais ni elle ni moi n’envisageons de quitter la marine, notre seule passion commune. Nous sommes officiers tous les deux et le hasard veut que nous restions sur le même navire. Il faut dire qu’un porte avion demande beaucoup de personnel et étant qualifiés et reconnus comme tels, nos supérieurs ne jugent pas utile de nous affecter sur d’autres navires.

Très vite, nous devons confier notre petite fille à l’école destinée aux militaires qui, comme nous, n’ont pas la possibilité de s’occuper de leurs enfants. Je regrette ce choix, mais je suis orphelin et la mère de Lise ne m’aime pas et refuse de s’occuper de l’enfant du péché comme elle qualifie notre petite fille.

Engagés volontaires très jeunes, l’un comme l’autre, la marine est devenue notre seule famille et nous trouvons normal que notre fille suive la même filière. Il m’arrive pourtant la nuit de penser à elle et de regretter de ne pas la voir grandir, mais nos missions nous entraînent à l’autre bout du monde et nos rares congés ne nous laissent pas toujours la possibilité de retourner en France.

Je ne sais pas si Lise regrette l’absence de notre fille autant que moi car notre mariage n’est qu’une façade et nous vivons chacun notre vie. Nous nous croisons souvent pour raisons professionnelles, mais évitons de passer notre temps libre ensemble. Pourtant,  nous essayons de ne jamais la voir l’un sans l’autre pour lui laisser le souvenir de parents unis, victimes de leurs métiers de marins.

Régulièrement j’écris de longues lettres pour lui raconter mes voyages, mon amour pour elle et mon incapacité à être présent à ses côtés. Toutes mes lettres commencent par le « je t’aime » que j’aimerais tant lui dire, mais finissent dans la corbeille à papier, déchirées en petits morceaux »

Je suis plus émue que je ne pouvais l’imaginer en relisant ce que je viens d’écrire. J’aurais aimé lire ces lettres, même si elles ne sont que le fruit de mon imagination. Ces quelques phrases me redonnent envie d’en écrire plus, de raconter l’histoire de la vie de mon père, celle qu’il aurait pu avoir, celle du héros qu’il aurait dû être.

« Ancien militaire des forces spéciales et tireur d’élite, il a participé à plusieurs guerres et en est, chaque fois, revenu écœuré. Durant une permission il rencontre une lieutenante de marine et ils se marient, pas par passion mais pour créer une famille. Leurs différentes affectations les éloignent l’un de l’autre et ils ne passent que de très rares permissions ensemble.

De leur union naît une petite fille, Pervenche, dont ils s’occupent chacun leur tour lors de leurs congés. Le reste du temps elle est placée chez des grands parents trop vieux pour s’occuper d’elle qui la mettent en pension.

Il adore sa fille et regrette de ne pas la voir plus souvent. Aussi, ne voulant pas la priver d’un père, il prend sa retraite plus tôt que prévu et s’installe à Toulon, port d’attache de sa femme, pour que leur fille puisse voir ses deux parents. Pour subvenir à ses besoins il prend un emploi de garde du corps, et est très apprécié grâce à son expérience passée.

Sa femme étant trop souvent absente pour de longs séjours en mer, il lui arrive d’avoir des aventures d’un soir. Sa belle mère en informe sa fille qui, sur ses conseils, demande le divorce et l’oblige à mettre Pervenche en pension.

Il se retrouve seul, ne pouvant plus voir sa fille que lors des congés scolaires. Sa belle mère, cause de ce divorce et qui le déteste, obtient aussi qu’il prenne à sa charge tous les frais de scolarité de Pervenche.

Quand après de brillantes études sa fille doit entrer à l’université, son salaire de garde du corps ne suffit plus. Un de ses clients lui propose un contrat pour se débarrasser d’un concurrent malhonnête. Ancien tireur d’élite, ce rôle ne le choque pas. Il devient donc tueur à gages, pouvant ainsi permettre à sa fille d’aller dans les Universités les plus recherchées.

Après quelques contrats particulièrement réussis il est considéré comme fiable et un de ses anciens officiers lui propose un nouveau contrat. Il s’agit d’une femme, traître à son pays, que l’on soupçonne, sans vraies preuves, de transmettre des informations militaires à l’ennemi. Il accepte bien entendu, d’autant que la rémunération est plus importante que d’habitude. Et il profite de l’acompte de 50% pour régler l’inscription de sa fille dans une Université américaine réputée et se prépare à remplir son contrat. On lui fournit les éléments : une certaine Germaine Zago et une adresse. Il va se poster devant chez elle pour repérer le meilleur angle de tir, et les habitudes de sa future victime. Mais quand elle sort de sa maison il découvre avec horreur que cette Germaine Zago n’est autre que la mère de sa fille, son ancienne femme.

La mère de Pervenche ! Jamais il ne pourra la tuer même s’ils sont divorcés depuis longtemps. Il imagine trop la tristesse de sa fille et sa haine pour ce père devenu l’assassin de sa mère.

Mais il a déjà dépensé l’acompte du meurtre pour payer le premier trimestre de l’Université de sa fille. Il cherche donc à savoir pourquoi cet officier l’a chargé de cette mission et découvre sans difficulté que son ancienne femme a épousé un certain Zago, commerçant à Toulon, rompant du coup avec cet officier dont elle était la maîtresse. La seule façon pour lui de sortir de cette impasse est de supprimer celui qui, dans le passé, a été son chef. Mais cela aussi lui pose un problème. Non vis à vis de sa fille cette fois, mais vis à vis de lui-même, de son respect pour l’armée et son passé d’homme honnête.

Avoir une explication avec l’ancien officier est sans solution car celui-ci savait pertinemment que Germaine et lui avaient été mariés car il était son témoin. Il préfère donc retourner voir son ancienne femme et lui annoncer qu’il a appris qu’elle était en danger et qu’on cherchait à la tuer. Sans demander d’autres explications, elle lui répond qu’elle est au courant et qu’elle a demandé à des amis, marins comme elle, de la protéger si elle se faisait agresser. Sans le vouloir, elle vient elle aussi de lui sauver la vie.

Quant à l’officier à l’origine de cette demande, il est mis en prison car Germaine a la preuve que c’est lui l’espion d’une puissance étrangère, raison pour laquelle il voulait la faire tuer. Elle lui annonce aussi qu’elle n’est pas heureuse avec son commerçant de mari qu’elle a épousé sous la pression de sa mère et qui, de plus, veut absolument lui faire abandonner la marine, sa seule vraie passion. Aussi pour le bonheur de leur fille, elle est prête à s’opposer à elle et à reprendre, avec lui, une vie commune. »

Je ne peux m’empêcher de terminer cette histoire par une touche sentimentale, m’étant laissé entraîner par mon rêve.

« Mon père, mon héros, devenant tueur à gage pour me permettre de suivre mes études ! »

Beau sujet avec ce qu’il faut de violence et de « grands sentiments » comme dans les contes d’enfants que je me refuse pourtant à lire à Edgar.

Mais je déchire immédiatement ces pages trop personnelles. Ce n’est pas mon histoire, romancée ou non, que je veux raconter. Je veux parler d’amour, d’Edgar, même si au travers de ce futur roman ce n’est pas moi que je cherche, mais plus exactement, je veux, grâce à lui, oublier un passé heureusement lointain pour le remplacer par un avenir maintenant journalier avec mon fils et mon mari.

Mais une question se pose. Qui est Edgar ?

Aujourd’hui il a cinq ans et commence sa scolarité obligatoire dans l’école où enseigne son père. Je suis fière de lui. Mais est-ce que je le connais vraiment ? C’est pour ça qu’il ne sera pas le fil rouge de mon roman. Je ne connais rien de son avenir, de ses sentiments, de ses espoirs, de ses chagrins. Quand je le vois pleurer, mon éducation me fait trouver cela inimaginable pour un garçon. Mais ce n’est pas un garçon comme ceux du pensionnat, c’est mon bébé, mon enfant, mon présent et aussi mon avenir. Aujourd’hui pourtant, je vois bien qu’il commence à chercher son indépendance, sa liberté de penser. J’en suis fière et jalouse à la fois.

Quand j’en parle à John, il sourit me faisant ainsi comprendre que c’est normal, que tous les adolescents sont comme ça. Et il conclut toujours en disant que le rôle des enfants est de partir, de vivre leurs vies quand ils n’auront plus besoin de leurs parents.

Edgar partira et nous nous retrouverons John et moi, tous les deux, seuls avec nos souvenirs, espérant pourtant de continuer à exister.

En semaine, quand John et Edgar sont à l’école, c’est la discipline apprise durant ma scolarité qui me donne le courage d’écrire. Même si je ne sais pas exactement ce que je vais écrire – hors les amours improbables des personnages historiques – les personnages rêvés de mon « roman » m’imposent tour à tour leurs pensées, leurs vies, leurs envies. Leurs amours aussi, thème central de mes pensées, car, enfant, c’est ce qui m’a le plus manqué et c’est ce que je recherche encore et toujours à décrire malgré John et Edgar.

De mes parents, je n’ai réellement que peu de souvenirs. J’ai appris qu’ils m’avaient confiée à l’école de la marine à l’âge de 4 ans, ou 5 ans je ne sais plus. Que reste-t-il vraiment de ces quatre ou cinq premières années ? Quelques souvenirs de cris, de disputes, de pleurs. Mais de tendresse, aucun. Est-ce que je vivais avec eux, chez ma grand-mère comme je l’ai longtemps cru ou chez une nourrice comme je l’ai aperçu dans un dossier que je n’aurais pas dû lire ? Est-ce que ce sont mes souvenirs ou ceux de mes camarades de l’époque ? Sont-ils le fruit de ce manque d’amour, de cette impression d’abandon que nous ressentions tous sans oser en parler ?

Pauline, qui continue à donner ses cours de mathématiques, a mis Amandine à la maternelle (bien qu’elle soit encore trop jeune à mon goût pour être déjà confrontée à la « civilisation ») et c’est moi qui suis chargée d’aller chercher nos enfants à l’école.

Amandine aussi change tous les jours. C’est déjà une petite fille, coquette, charmeuse, séductrice, surtout avec son père. Pauline semble jalouse de leur complicité.

Moi je suis heureuse de mon « double » rôle de mère puisque nous considérons nos enfants comme un frère et une sœur dont nous sommes, Pauline et moi, une seule mère. Des mères jumelles en quelque sorte.

Je comprends encore mieux le rapport des mères de John et Louis.

Ces mères, maintenant grands-mères, nous rendent régulièrement visite, le plus souvent ensemble. Elles arrivent les bras chargés de cadeaux, et ne manquent jamais de s’extasier devant « leurs » petits enfants, car l’une comme l’autre, considérant toujours Louis et John comme des frères jumeaux, ne peuvent s’empêcher de considérer nos enfants comme un frère et une sœur, se gardant bien de marquer une préférence et de gâter l’un plus que l’autre, ayant bien compris que nous ne voulions pas créer de jalousie entre eux.

Durant ces séjours, qu’elles trouvent toujours trop courts, elles nous accompagnent volontiers dans le jardin d’enfants pour jouer avec eux et nous sommes surprises et heureuses, Pauline et moi, de les voir se mettre à quatre pattes dans le sable pour jouer avec eux.

–    17   –

Edgar grandit trop vite. Ou est-ce moi qui vieillis ? Je n’ai pas cette impression. Peut-être ai-je pris quelques rides, mais dans ma tête je ne change pas.  Lui si. Six ans déjà et l’entrée dans la « grande école ». Naturellement John et moi sommes très attentifs à son éducation et attachons beaucoup d’importance à ses lectures.

Avoir réussi un avenir improbable me rassure. Tous les matins en me levant j’ai l’impression d’être encore dans un rêve. De petite fille abandonnée, vaincue avant d’avoir combattu, je suis maintenant une mère de famille, un écrivain – je crois qu’on dit écrivaine, mais je n’aime pas ce terme – et je ne désespère pas de mettre un jour le mot « fin » au roman que j’essaie vainement d’écrire depuis trop longtemps. Pour être honnête, ai-je vraiment envie de le terminer. Ces notes basées sur des souvenirs vécus ou inventés me suffisent. Elles me donnent l’impression d’exister au milieu de mes occupations journalières : préparer les petits déjeuners d’Edgar et de John avant qu’ils ne partent main dans la main à l’école, aller faire les courses pour le dîner, passer quelques heures à la bibliothèque pour la documentation de mes nouvelles « pseudo-historiques » tout en grignotant un sandwich, courir chercher Edgar et Amandine à l’école, leur faire prendre leurs goûters avant de les aider à faire leurs devoirs. Puis Pauline arrive chercher Amandine pour l’amener chez elle. Alors je donne un bain à Edgar, je prépare son dîner pendant qu’il joue, je lui lis une histoire en le faisant manger avant que John ne vienne me remplacer et que nous nous retrouvions tous les deux pour l’endormir.

Ensuite seulement nous pouvons penser à nous détendre devant un apéritif, puis dîner en nous racontant nos journées (enfin John surtout car pour moi il n’y a pas grand chose à dire) et, épuisés l’un et l’autre, nous allons nous coucher et nous nous endormons rapidement sachant qu’un nouveau jour, identique à celui-là, nous attend.

John est d’une patience exemplaire avec moi, supportant mes moments d’énervement et m’expliquant que c’est le calvaire de toutes les mères désireuses de s’occuper de leurs enfants, mais que je regretterai cette période quand Edgar sera plus grand. Je lui suis reconnaissante de me comprendre, de me rassurer. Je ne sais pas comment le lui dire. Je n’ai pas appris à remercier.

C’est Edgar qui m’en fait la remarque. Comme je lui dis plusieurs fois par jour, « je t’aime », un jour, il me demande sérieusement comme on le fait à son âge

« Tu n’aimes pas papa ? »

Je le regarde sans comprendre. Alors, il insiste          

 « Tu ne lui dis jamais que tu l’aimes ».

Il a raison. Pourtant j’aime John, il le sait mais ni lui ni moi ne savons nous le dire.

Sans nos petites attentions journalières, notre couple n’en serait pas un.

Pauline et Louis semblent heureux, mais le travail de Louis l’entraîne très souvent loin de sa famille. C’est normal qu’il veuille continuer l’œuvre de ses parents, en assumer la charge, mais il ne doit pas négliger sa vie personnelle pour autant. Ses parents ont eu leurs histoires, leurs destins, mais c’étaient leurs vies. A nous d’accepter la nôtre.

Pauline de son côté continue ses cours de mathématique au collège, amenant tous les matins Amandine avec elle pour la laisser à la maternelle. Comme je m’en étonne, elle m’explique qu’elle a besoin de liberté et surtout d’avoir le temps de s’occuper d’elle, ce qui la calme et lui permet de supporter son journalier, car elle m’avoue que les absences de Louis la perturbent, que ses cours de mathématiques l’ennuient et que bien qu’elle adore sa fille elle a besoin, elle aussi, de vivre pour elle.

Ce n’est pas notre cas à John et moi car nous nous suffisons.

Mais nous tenons pourtant à apprendre à Edgar qui il est, s’assumer et vivre sa vie en harmonie avec sa personnalité.

C’est ce qui m’a manqué. J’écris pour apprendre à me connaître, à me découvrir serait plus juste. Flaubert disait « Madame Bovary c’est moi. » Mais les personnages des nouvelles « pseudo-historiques » que je raconte ne sont pas moi. Bien qu’inspirés de personnalités célèbres, ils sont devenus le support de mon imagination, de mes rêves, de mes espoirs, peut-être aussi de mes désirs, mais ils ne sont pas moi. Du reste, les amours inventés de ces personnages importent peu. Ce que je cherche c’est leurs personnalités, le pourquoi de leurs comportements, de leurs rapports avec les autres. Et aussi, à définir ainsi ce qui les a rendu exceptionnels au point de « traverser » les siècles. Tout ça pour trouver la personnalité que j’aurais pu avoir si mon enfance avait été différente.

Quand j’ai vraiment commencé à les écrire, j’étais dans le petit port de Harrington Harbour. Ensuite j’ai rencontré John, j’ai eu un fils, des amis et j’ai presque trouvé un équilibre.

Pauline m’avoue en confidence, que même si elle a repris ses cours au lycée, elle se sent désemparée. Elle trouve que Louis se rend trop souvent à Toronto pour « ses affaires ». C’est vrai que sa société n’est qu’un département de la maison d’édition de ses parents, mais elle le soupçonne de regretter sa vie de célibataire. Leurs premiers mois d’amour passionné ont changé. Non pas que l’amour et la tendresse n’existent plus, mais le journalier enlève toute poésie à leur tête-à-tête quand ils arrivent à en avoir. Finies les sorties au restaurant comme ils aimaient en faire ou les week-ends improvisés sur les bords du Saint Laurent.

Maintenant, leurs seules distractions sont les dîners avec nous, mais nous ne parlons que de nos enfants et non plus de littérature ou de cinéma. Du reste, me demande-t-elle, à quand remonte le dernier film que nous avons vu ? Il y a la télévision, c’est vrai, mais ces émissions leur paraissent insipides et, avoue-t-elle en souriant, ils s’endorment très souvent avant la fin.


Elle m’avoue pourtant qu’elle est heureuse d’être mère et fière de sa fille. Mais, comme tous les enfants, celle-ci va grandir et plus tard, comme elle l’a fait, partir pour vivre sa vie.

« J’espère seulement qu’elle continuera à m’aimer malgré les toutes bêtises que j’ai pu faire dans mon éducation, et que je ferai peut-être encore. »

Et, après un long silence, elle murmure

« Je regrette de m’être fâchée avec sa mère. »

Mais tout suite après elle ajoute d’une façon agressive,

« Elle a trop fait souffrir mon père, et ça, je ne pourrai jamais le lui pardonner ».

Je ne peux m’empêcher de penser que par « bêtise » elle fait allusion à la vie dissolue qu’elle avait avant de rencontrer Louis et cela me confirme dans l’idée que les voyages à Toronto de Louis ne sont probablement pas que professionnels mais qu’ils sont aussi pour lui la possibilité de reprendre sa vie de célibataire.

–   18   –

Pour leur anniversaire de mariage Louis offre à Pauline un petit voilier. Son rêve. Aussi, durant le week-end, elle nous confie Amandine pour faire une croisière jusqu’à la petite île d’Anticosti. Une sorte de voyage de noces, m’explique-t-elle.

Edgar et Amandine sont tout excités, mais ne comprennent pas pourquoi ils ne font pas partie du voyage. Du coup, Pauline leur promet d’en faire d’autres, de nombreux autres avec eux. Conclusion ils ne parlent que de ça durant le week-end et exigent d’aller sur les bords du Saint Laurent pour s’imprégner de l’atmosphère du fleuve. Ensuite, ils passent la soirée à imaginer des aventures dignes de Jules Verne. Amusés, John et moi les écoutons, fascinés par leurs rêves. Mais, pour ma part, je suis inquiète de ces promenades en bateau que ne manquera pas de leur faire faire Pauline. Auront-ils le « pied marin » comme on dit ? Et moi, puisqu’il est évident que je participerai à ces sorties sur le Saint Laurent me refusant à laisser « mes » enfants (Amandine comprise) loin de moi pour de telles aventures. Aimerai-je ça ? Cela éveille aussi en moi un vague souvenir des mes parents, marins tous les deux, mais je me force à les oublier. Ils sont le passé et là je pense à l’avenir.

Pauline appelle son bateau « Louis ». Le nom de son père. Son mari aussi s’appelle Louis, et elle m’avoue en confidence qu’elle lui laisse ainsi l’illusion de l’avoir baptisé comme ça, pour lui.

Pour officialiser ce nom, elle organise une petite fête sur le pont de son bateau. Je lui apporte un gâteau et John apporte des bouteilles de bières pour nous les adultes. Nos enfants sont ravis et se gavent de friandises. Louis aussi est heureux. Fier que le bateau porte son nom. Pauline est contente de lui faire plaisir, ayant ainsi trouvé une façon de le remercier, mais dans son cœur je sais que c’est à son père qu’elle pense. Il lui manque. Elle pense à lui lors de ses longues promenades sur le Saint Laurent et reprend ses paroles quand elle enseigne à Amandine et Edgar les manœuvres à effectuer. Il redevient ainsi le personnage le plus important de sa vie.

Les absences répétées de Louis et les longues promenades en solitaire de Pauline sur le Saint Laurent ne troublent pas la vie d’Amandine. Elle n’est pas seule, puisque je prends le relais. Edgar et elle sont devenus ma raison d’être.

Pour Louis et Pauline, tout est simple. Il continue l’œuvre de ses parents tout comme elle continue à transmettre la passion de son père pour la navigation à sa fille et Edgar. Elle pense du reste créer une école de voile. Louis n’y voit pas d’inconvénient et est prêt à l’aider, mais elle hésite, craignant d’être obligée, du coup, d’abandonner ses promenades improvisées et solitaires.

Solitaire est un grand mot, car elle imagine toujours son père à côté d’elle. Elle lui parle, lui raconte sa vie, celle d’Amandine et tout ce qu’ils auraient pu faire ensemble s’il n’était pas mort. Elle n’est même pas triste. Elle continue sans lui, c’est tout. Elle est devenue ce qu’il souhaitait.

Elle passe tout son temps libre sur son voilier. Quand elle ne navigue pas, elle le brique, le nettoie, l’entretient. Dès qu’elle en a l’occasion, elle nous entraîne Amandine, Edgar et moi pour de petites promenades.

Quand il fait beau, que l’eau est calme et le vent régulier, les enfants sont aux anges. Même moi, je reconnais le charme de ces promenades sur le fleuve et je suis prête à comprendre la passion de mes parents, mais ne souhaite pas qu’Edgar devienne lui aussi un passionné de bateau, comme Pauline l’a appris de son père et comme elle souhaite l’enseigner à sa fille.

A sa grande joie, Edgar et Amandine participent volontiers aux manœuvres, principal plaisir de la navigation m’explique-t-elle. Je les laisse faire, fière et heureuse et, le soir, je décris en détail leurs efforts à John.

Un jour, nous sommes rattrapés par le mauvais temps. Nous sommes tous malades. Sauf Pauline bien sûr. Mais Edgar et Amandine ont l’impression de vivre l’aventure de leurs vies. 

Il m’arrive de penser à Raynald quand il me parlait de ses pêches sur le Saint Laurent au lever du jour. Il avait toujours des étincelles dans les yeux que je ne comprenais pas. Aujourd’hui, je comprends. Je regrette même de ne pas l’avoir accompagné comme il me l’a souvent proposé.

Pauline achète des cannes à pêche pour occuper les enfants lorsqu’elle jette l’ancre dans une baie le temps d’un pique nique. Ils prennent un réel plaisir à attendre que « ça morde », ce qui n’arrive pas souvent.

Pourtant, un jour, Edgar a une touche et sort un petit poisson. Amandine est déçue de ne rien attraper.

Le soir nous devons le faire cuire car l’un et l’autre refusent de manger autre chose. Pauline est attendrie, moi aussi, devant ce qui devient, pour eux, une cérémonie.

Quand j’explique à John le plaisir qu’ils ont pris à cette pêche, il me propose immédiatement d’organiser une sortie sur le petit chalutier du père d’un de ses élèves, pêcheur professionnel qui les impressionnera sûrement avec ses filets remplis de poissons frétillants qu’il ramasse tous les jours. J’hésite, les trouvant l’un et l’autre trop jeunes pour assister à ce qui est, pour moi, un massacre. Ma réflexion le fait rire, mais je m’en tiens à ma version et la discussion s’arrête là.

Amandine par contre ne rêve que de retourner pêcher pour ramener à son tour un poisson.

Une fois encore je pense à Raynald. Et le souvenir des homards qu’il me rapportait de temps en temps, me donne envie d’en cuisiner pour les faire goûter aux enfants. John et moi nous nous régalons mais Edgar et Amandine préfèrent leurs propres pêches.

En relisant ces lignes, je m’aperçois que je ne parle que de cuisine. Décidemment je deviens une vraie mère au foyer, ne pensant plus qu’enfant, mari, cuisine.

Et l’écriture dans tout ça ? Et l’imagination, le rêve ?

Pauline réalise son rêve avec son bateau, Louis avec le développement de la succursale de la maison d’édition de ses parents. Pour eux, leur futur est leur passé alors que pour moi le passé n’existe plus, seul l’avenir compte. Et je ne peux m’empêcher de penser à ce vieux sage chinois à qui l’on demandait quel est le plus beau jour de votre vie et qui répondait  « demain ».

Et John ? Je sais qu’il m’aime, mais ai-je vraiment une place dans son univers ? Au début de notre amour, quand il se faisait passer pour un homosexuel, j’étais sa confidente. Il se laissait aller à parler de sa mère, de son enfance, de son manque d’amour. Aujourd’hui, il n’a pas besoin que je lui dise que je l’aime, mais, bien qu’il continue à me poser des questions sur l’avancée de mon roman, il s’intéresse moins à notre journalier. Je suis la mère de son fils et mon rôle est de leur apporter à tous deux amour et tendresse. J’ai même l’impression que quelque fois il me compare à sa mère. 

Sa vie professionnelle se passe bien. Ses élèves continuent à l’intéresser et plus personne ne s’étonne de l’attention qu’il leur porte. Cela fait partie de son rôle d’enseignant. Même le proviseur ne manque jamais de le questionner sur certains élèves, curieux d’avoir son avis. Les élèves aussi recherchent sa présence, attentifs à ses remarques, à ses conseils.

Aura-t-il cette complicité avec Edgar ? Il l’espère et, m’avoue qu’au contraire de son père, il fera tout pour ça. N’est-ce pas une façon de me faire comprendre qu’il ne me laissera pas agir avec Edgar comme sa mère l’a fait avec lui ?

Quand j’ai connu Pauline je ne pensais pas que notre vie deviendrait ce qu’elle est aujourd’hui, ni surtout bien sûr qu’elle aboutirait à notre « co-maternité » avec Edgar et Amandine. C’est peut-être aussi pour ça que j’envisage sans crainte le futur départ de nos enfants pour vivre une vieillesse qui, sans que je ne m’en rende vraiment compte, s’installe doucement dans notre vie. Ce ne sont encore que quelques rides, des cheveux qui grisonnent, des provisions qui deviennent trop lourdes à porter. Du reste, dans les quelques notes que je continue de rédiger pour mon « futur roman », j’imagine sans inquiétude notre solitude de vieux couple (avec ou sans la présence devenue « familiale » de Louis et Pauline) remplie d’habitudes, de regrets mais aussi de satisfactions. Et bien que la mort soit le seul dénouement, elle ne me fait pas peur. Mais je suis encore jeune, à peine quarante ans (ce qui me paraissait très vieux quand j’étais adolescente) et je me sens en pleine forme physique même si mon esprit, comme à son habitude pense « avenir ».

Pauline, sans attendre d’avoir des cheveux blancs, se teint. Je ne pense pas que ce soit par coquetterie, mais surtout par peur de vieillir. Elle a encore besoin de séduire, comme Louis du reste, alors que John et moi nous nous contentons de notre bonheur « égoïste » mais tellement agréable et rassurant.

Quand je me regarde dans la glace, et malgré les quelques cheveux blancs qui commencent à apparaître, j’ai l’impression de vivre dans un conte de fée dont je suis l’héroïne. Je crois que c’est pour ça que mon roman n’avance pas. Je n’arrive plus à formuler mes rêves, à me projeter dans l’avenir. Je vis au jour le jour, vivant comme toutes les mères de famille, débordées par des taches nécessaires mais improductives.

C’est vrai que je donne beaucoup aux enfants, trop peut-être car ils ont besoin d’exister par eux-mêmes, de faire leurs propres expériences, bonnes ou mauvaises, mais formatrices. Je considère pourtant que c’est mon devoir de mère, et surtout ma façon de leur prouver mon amour. Mais j’avoue quand même que, quelquefois, je trouve cela un peu perturbant, ayant abandonné l’enseignement et des cours structurés de littérature pour consacrer ma vie à l’imagination, à des rêves tantôt positifs tantôt négatifs.

Heureusement mes nouvelles « pseudo historiques » continuent à être éditées et John prend plaisir à les traduire en anglais apportant ainsi à notre couple une complicité professionnelle, en plus de la complicité amoureuse.

–    19   –

Louis vient de me passer une nouvelle commande, comme il le fait régulièrement. Après avoir inventé les amours impossibles des personnages historiques, rois, tyrans, dictateurs, j’en suis venue aux autres personnages célèbres, artistes, savants et autres dont la notoriété a traversé les siècles. J’envisage maintenant de raconter à ma façon les amours des personnages des contes d’enfants : « Blanche Neige et Pinocchio » par exemple, étant bien entendu que celui-ci se transforme toujours en Prince charmant  à la fin.

Il existe maintenant une collection importante de mes « nouvelles pseudo-historiques » et elle a trouvé son public. Pas très important il est vrai, mais suffisant pour justifier des commandes régulières. Six à huit nouvelles par recueil. Sachant que chaque nouvelle nécessite une à deux semaines de travail, j’ai largement le temps de me consacrer à ce qui me tient toujours à cœur, la recherche de la personnalité des personnages de fiction du « roman de ma vie » (comme  l’appelle John pour me faire plaisir), enfin quand mes occupations journalières de mère de famille m’en laissent le temps.

Louis le sait et je crois que ses commandes sont sa façon de m’encourager à continuer à écrire.

John lui s’amuse de mes nouvelles « pseudo historiques » (même quand, comme maintenant, il s’agit de contes d’enfants racontés à ma manière), et me demande systématiquement si elles ont un rapport avec notre amour.

J’essaye de les faire lire à Edgar, mais ça ne l’intéresse pas. Il ne comprend pas pourquoi je passe tant de temps à me documenter sur l’histoire de ces personnages du passé (ou inventés pour les personnages de dessins animés) pour les changer de siècles et leur créer d’autres vies.

Je crois qu’il se « cherche » (c’est de son âge) et qu’il n’attache que peu d’importance aux autres, même si leurs expériences passées peuvent lui apprendre à se comprendre lui-même. Par contre il accepte volontiers que son père et moi lui apprenions, en plus des cours donnés par ses professeurs, les matières qui sont les nôtres : Littérature française et Littérature anglaise. Apprendre Montaigne et Shakespeare devient aussi important pour lui que l’histoire, la géographie, les mathématiques et autres, et cela le rend fier d’être, grâce à nous, totalement bilingue au contraire de la plupart de ses autres camarades.

–    20    –

Notre bonheur journalier prend brutalement fin avec la mort de la mère de Louis, victime d’une crise cardiaque foudroyante. Louis se reproche de n’avoir pas été près d’elle, mais il se trouvait à Rimouski avec sa famille.

Bien entendu nous partons tous, enfants compris, pour soutenir le père de Louis et les parents de John qui sont naturellement très touchés. La mère de John se considère comme la suivante, et m’avoue qu’elle a peur de la mort. J’essaye de la persuader qu’elle est encore en bonne santé et je lui demande surtout de ne pas en parler aux enfants, encore trop jeunes pour comprendre son angoisse.

Après le cérémonial obligatoire, enterrement, réception et autres, nous nous retrouvons entre nous, tristes mais heureux qu’elle n’ait pas souffert. Les parents de John, que nous n’avons pas vus depuis quelques temps, me paraissent vieillis, fatigués. Je n’ose pas en parler à John, mais je sais qu’il en est conscient et j’entends, par hasard, son père lui confier qu’il a déjà préparé sa succession avec son notaire et qu’il n’aura pas de problème, précisant toutefois qu’une partie de la liquidité de leur héritage reviendra à Edgar pour lui permettre de terminer ses études.

Puis la vie reprend son cours, et, comme pour tous les morts, la mère de Louis devient un souvenir indélébile.

Louis, qui doit prendre sa succession, demande à Pauline de s’installer avec lui à Toronto. Elle refuse sous prétexte qu’elle ne veut pas abandonner son travail de professeur et surtout, m’avoue-t-elle par la suite, à cause de ses promenades en bateau sur le Saint Laurent. Je sais que Louis ne regrette pas de lui avoir acheté ce bateau, mais il considère maintenant que cela les éloigne.

Amandine aussi considère qu’à Rimouski elle a ses amies, ses habitudes et bien sûr Edgar. Du coup, Louis nous propose de venir nous aussi nous installer à Toronto, expliquant qu’il sera plus facile pour lui de suivre mon travail et que je serai en contact avec d’autres écrivains. Mais John refuse catégoriquement, comme il l’avait déjà fait quand sa mère le lui avait demandé.

Sa réponse, une fois encore, est claire

« Quand Edgar et Amandine seront plus grands, ils pourront s’installer chez toi et suivre des cours à l’Université de Toronto, mais pour l’instant, l’atmosphère d’une petite ville me paraît plus adaptée à leur scolarité et à leur développement physique et moral ».

Je vois dans les yeux de Louis qu’il est furieux que John parle d’Amandine comme si c’était sa fille, mais il se retient de répondre.

Nous repartons donc avec Pauline et Amandine continuer notre vie à Rimouski.

Plus tard Pauline me laisse entendre que Louis et elle ont eu leur première vraie dispute à cause de la réaction de John et de son « exigence » de garder Amandine avec Edgar et nous.

Pauline, qui se sent seule, s’installe pratiquement chez nous, comme l’a fait Amandine en s’appropriant, quand ses parents ne sont pas là, la chambre prévue pour notre « deuxième enfant ». Du coup, nous nous demandons, John et moi, si on ne devrait pas lui aménager « sa » chambre dans ce que nous appelons encore « mon bureau », bien qu’elle ait été pendant quelque temps le bureau où John recevait ses élèves.

En effet, grâce à mon ordinateur portable, je peux écrire dans n’importe quelle pièce de notre maison, surtout durant la journée, puisque j’en suis la seule occupante, mon travail de ménagère ne consistant plus qu’à préparer le dîner du soir, mais pour cinq personnes maintenant.

Louis ne revient voir sa famille qu’un week-end sur deux, débordé dit-t-il par tout le travail de réorganisation de la société et du fait qu’il doive mettre sa succursale en sommeil comme il n’a personne pour s’en occuper.

Il se plaint aussi de la mélancolie de son père qui supporte mal sa solitude nouvelle. Aussi,  pour ne pas le laisser seul, il s’installe dans leur maison familiale, laissant son studio de célibataire à la disposition de nos enfants quand ils viendront suivre leurs études à l’Université de Toronto, ce qu’il explique en regardant ostensiblement John.

Les parents de John, troublés par la mort de leur amie, viennent nous voir plus souvent sous prétexte de profiter de leur petit fils tant qu’ils en ont encore la force.

Pauline, quand elle n’est pas occupée par ses élèves, passe beaucoup de temps sur son bateau, noyant dans la solitude le chagrin de son amour perdu. Enfin, pas vraiment perdu, mais elle m’avoue qu’elle soupçonne Louis d’avoir repris sa vie de célibataire, n’hésitant pas à la tromper avec de jeunes auteures prêtes à tout pour se faire éditer.

Et, en riant, elle ajoute qu’elle aurait préféré que ce soit avec moi qu’il la trompe car comme ça ce serait resté « en famille ».

Je suis troublée et amusée par sa remarque, mais bien entendu jamais cette pensée ne m’a traversé l’esprit. Par contre serais-je aussi indulgente s’il s’agissait de John ? Je ne crois pas. Je l’aime, nous formons un couple mais je n’envisage pas de le partager. Jalousie ? Peut-être.

Et, perturbée, je me demande si je le serais aussi avec Edgar quand il commencera à avoir des petites amies ?

Pourtant, à cause de la remarque de Pauline, je deviens plus attentive à John pour bien lui montrer que je l’aime, que j’ai besoin de lui, que sa présence m’est nécessaire. Je sais que cette prévenance excessive l’étonne (pour ne pas dire l’énerve) mais il n’ose pas m’en faire la remarque, conscient lui aussi que l’absence de Louis change nos habitudes et surtout la vie de Pauline. Aussi il est plus attentionné avec elle, ce que Pauline apprécie. Moi un peu moins je l’avoue, mais, à sa place, j’aurai réagi de la même façon.

John m’avoue aussi que Louis lui manque, qu’il a l’impression de revivre cette coupure qu’ils ont eu à dix huit ans, quand celui-ci est parti continuer ses études aux Etats Unis parce que ses parents pensaient que cette expérience lui serait positive pour, plus tard, diriger leur maison d’édition. Et laissant ses souvenirs s’exprimer, il me raconte attendri que quand ils étaient enfants, et qu’ils jouaient aux gendarmes et aux voleurs, Louis voulait toujours être le méchant. Plus tard, pour plaire aux filles, il a pris le rôle du gentil, laissant John assumer celui du méchant.

Et avec un sourire mélancolique, il ajoute

« Aujourd’hui il n’y a plus ni gentil ni méchant. Il y a deux maris aimants, deux pères attentifs, désireux d’apporter à leurs enfants l’amour et le bonheur qu’ils ont eus durant leur enfance. Je ne veux pas dire que tout était parfait, mais mes souvenirs le sont. »

Et après un silence il ne peut-il s’empêcher d’ajouter

« Pourtant j’ai peur, peur que Louis n’en arrive à négliger sa famille pour reprendre ses habitudes d’adolescent. »

Emu, il m’avoue aussi que je suis le rêve auquel il ne croyait plus. Grâce à moi il est redevenu sociable, charmant n’hésite-t-il pas à ajouter, ce qui me fait sourire.

Je reste sans voix, trop étonnée par cette déclaration d’amour. Jamais depuis notre mariage, il ne m’a parlé comme ça. Et je n’ai pas d’autre réaction que de me blottir contre lui, cachant ma tête dans son épaule pour qu’il ne se rende pas compte de mon émotion.

Pauline m’explique aussi que les élèves respectent John, et qu’il est le seul professeur à qui ils n’hésitent pas à se confier. Collègues de travail, ils sont devenus très proches. Je trouve cela très bien car, du coup, il apporte une présence masculine à Amandine (que nous considérons maintenant vraiment comme notre fille), comblant ainsi les absences répétées de son père.

Louis, de son côté, prend conscience que la présence de John est bénéfique à sa fille (et à Pauline) et l’accepte comme « deuxième père d’Amandine », ce qu’il supportait mal avant son installation à Toronto.

Le temps passe et je ne comprends pas mon besoin de me projeter dans l’avenir,  envisageant John à la retraite et Edgar loin de nous. Le temps où il venait se blottir contre moi pour que je lui lise une histoire est loin, mais pour moi, il restera toujours mon petit garçon, ma petite boule de tendresse répétant sans cesse « je t’aime maman ».

Voilà mon passé, mon vrai passé et non celui de l’école militaire. C’est pour ça que j’envisage notre vieillesse avec sérénité, heureuse de ce qu’est ma vie avec John. Maintenant c’est à Edgar de vivre la sienne. Mais, rien ne presse. Il n’a que douze ans, Amandine dix et, tous les deux, des parents qui les aiment.

Les jours, les années se suivent d’une façon monotone. Enfin, pour moi, car je passe tout mon temps à la maison, à faire la cuisine et à regarder mon fils grandir, sans me rendre compte qu’en même temps, moi aussi je vieillis puisque j’arrive dans la deuxième partie de ma vie.

Les quelques réflexions que je « griffonne » encore de temps en temps portent sur notre avenir à John et moi, car le présent est devenu une parenthèse, ou plus exactement une période d’attente.

Mais l’attente de quoi ? De la mort ?

Non, je ne crois pas. J’ai envie de dire l’attente de « après l’éducation des enfants » où nous pourrons enfin envisager (plus exactement reprendre) notre vie de couple.

Edgar amène souvent ses amis à la maison et je prends plaisir à leur préparer de copieux goûters. C’est ainsi que, me conformant aux recettes des livres de cuisiniers célèbres, j’apprends à faire des gâteaux servis encore chauds que je prépare juste avant leur arrivée. C’est du reste devenu une habitude et ni Edgar ni ses amis ne comprendraient que je manque à ce qui est devenu pour eux une tradition. Amandine se joint souvent à eux, amenant elle aussi ses amies, ce qui fait que le goûter de quatre heures devient l’occupation principale de mes après-midis. Et je surprends souvent John, quand il rentre de ses cours, s’arrêter dans cuisine pour regarder si il ne reste pas quelques gâteaux qu’il s’empresse de manger.

Pour John et moi notre amour aussi est devenu une sorte de routine. Il est évident, donc inutile de le manifester. Les petites attentions suffisent. Un sourire, une caresse volée, lui cuisiner le plat qu’il aime. Et, bien sûr, ce qui est devenu une tradition, lui apporter le dimanche matin son petit déjeuner au lit avec des croissants chauds que je prépare moi-même.

Quant à mon travail je continue à honorer les commandes de Louis, mais sans passion. J’essaie encore d’écrire mes rêves mais efface systématiquement les pages que j’ai eu tant de mal à rédiger.

–   21   –

Pour mes quarante cinq ans, j’invite Louis et Pauline à dîner. Avant même que je lui parle de mon anniversaire, Edgar m’annonce qu’il a un match de basket et qu’il rentrera tard. Je suis déçue. J’aurais aimé qu’il participe à cette soirée.

Quarante cinq ans. Mon père n’a jamais atteint cet âge et je regrette son absence. J’aurais tellement voulu qu’il soit là, qu’il connaisse mon fils. Qu’il profite de la vie de famille qu’il n’a pas eue. Je prends aussi conscience que je ne pense jamais à ma mère. Normal, elle m’a rejetée et je la crois responsable de la mort de mon père.

A la fin du repas trop arrosé, chaleureux mais sans vraie gaieté, j’ai la surprise de voir Edgar et Amandine nous rejoindre avec un grand gâteau sur lequel ils ont placé 45 bougies. Après les avoir soufflées avec difficulté je regarde avec émotion Edgar rire et m’entraîner dans une danse endiablée.

Quarante cinq ans. Cela me paraissait si vieux quand j’avais son âge. Mais, de le voir agir, me donne l’impression que pour lui ce n’est pas l’âge qui compte.

A quinze ans c’est déjà un adulte et j’ai peur. Peur de le perdre trop vite alors que je ne le connais pas encore.

La présence de nos enfants donne à cette soirée une atmosphère de fête. Ils rient, dansent, nous entraînant Pauline et moi dans leurs trémoussements qu’ils qualifient de danse. Même John et Louis, après avoir été les cavaliers d’Amandine, deviennent les nôtres retrouvant les gestes qu’ils croyaient avoir oubliés.

Nos façons de danser amusent Edgar et Amandine, car pour eux, danser est synonyme d’agitation, de sautillements sur place en agitant les bras dans tous les sens. Bien qu’essoufflés et incapables de suivre leur rythme, nous sommes heureux, nous les parents, de participer à leur joie et avons ainsi l’impression de retrouver un semblant de jeunesse.

Après le départ de Pauline et de Louis nous nous promettons de recommencer et j’envisage de proposer à Edgar d’inviter ses amis pour des soirées dansantes. En riant John me répond que dans leur langage cela s’appelle des « surprises parties » (« party » en anglais) et que les parents n’y sont pas conviés.

Je prends une fois encore conscience de ce dont l’absence d’une famille normale m’a privée.

Plus tard, John m’explique que Louis lui a avoué son besoin de vivre à Toronto. A la fois pour son travail, mais aussi pour retrouver l’atmosphère d’une grande ville, de la foule où l’on reste un inconnu. Il lui a aussi avoué que son seul plaisir dans son travail est de rencontrer les auteures. Il reconnaît avoir cédé plusieurs fois aux avances des plus jolies. Sans promesse, sans suite, mais quand même. Pourtant il n’a pas l’impression de tromper Pauline. Après tout, n’en fait-elle pas autant avec son bateau ? Pas de la même manière il est vrai, mais le résultat est le même.

Ces confidences réveillent en moi la question que je me pose de plus en plus souvent, à savoir comment serons-nous dans trente ou quarante ans. Un vieux couple comme ses parents, seuls après le départ des enfants, discutant de souvenirs communs, indifférents à ce qui nous entoure pour les quelques années qui nous restent à vivre. Pourtant quand je regarde les parents de John, ils me paraissent heureux. Anciens employés de l’Université tous les deux, son père, comme chercheur et professeur d’histoire, et sa mère comme administratrice, ils ne sont pas aigris, heureux de leur passé, de leurs rôles de passeurs. En sera-t-il de même pour nous. Pour John sûrement, mais pour moi ?

Je suis sûre que Pauline, si elle apprend que Louis a des maîtresses, n’y attachera pas d’importance. Il ne fait que prendre la succession de ses parents, pour son travail et pour sa vie. Comme son père qui ne tolérait l’autorité de sa femme que grâce à ses maîtresses. L’éternel recommencement.

Mais je suis triste pour Pauline. Elle ne mérite pas ce qui lui arrive. Pourtant elle continue à rire, à sourire, à s’occuper de son bateau. Et je crois qu’elle a aussi des aventures de temps en temps. Elle me le fait comprendre en nous confiant de temps en temps Amandine pour une ou plusieurs nuits.

J’ai beaucoup de mal à comprendre cette façon de vivre. Pourtant ils restent un couple. Chacun vit ses aventures, ses coups de cœur. A leur façon, ils sont fidèles. Amandine est leur lien (leur structure fixe devrais-je dire), même si elle passe plus de temps avec nous. Elle est heureuse de voir ses parents, mais je sens qu’elle est bien avec nous, qu’on est aussi sa famille, sa vraie famille et qu’Edgar est plus qu’un frère, il est aussi son « complément ».

Je n’en veux pas à Louis de tromper sa femme, de vivre une vie de « Don Juan » malgré son âge. Il séduit pour exister, pour s’assumer. C’est aussi le cas de Pauline qui ne peut s’empêcher de « jouer les coquettes » avec les jeunes garçons.

Finalement ils se sont bien trouvés, comme John et moi qui restons complémentaires. Pas de la même façon, mais nous assumons en parfaite harmonie notre rôle de parents de deux enfants qui ont besoin de sécurité et d’amour.

Amandine semble pourtant troublée par la vie de ses parents. Du coup son désir d’indépendance se fait plus fort. Je suis ennuyée d’observer qu’elle entraîne Edgar dans cette voie, et ne peux que constater qu’ils grandissent, qu’ils vivent leurs vies avec leurs amis ou simplement tous les deux, sans manifester le besoin de notre présence, de notre amour.

Toujours l’amour.

Pourtant c’est ce manque de tendresse qui m’a donné la force de lutter, de me battre pour une autre vie et non de « perpétuer » la vie de mes parents. Comme pour la plupart de mes camarades de l’époque du reste.

Quand Pauline et Louis se sont rencontrés et aimés j’ai cru que c’était pour la vie, comme pour John et moi. Ce qu’ils deviennent m’attriste et m’inquiète.

Est-ce que John a aussi des doutes sur notre amour, sur notre avenir ? Je ne pourrais pas le supporter. Je lui ai fait confiance et pour la première fois de ma vie je lui ai tout donné sans attendre de contrepartie. Sauf son amour bien sûr. Lui aussi me l’exprimait à sa manière, bien que, comme moi, il ne savait pas en parler. C’est pour ça que j’ai cru en notre avenir commun.

Maintenant, il y a Edgar et Amandine la fille que nous aurions pu avoir.

Par la fenêtre j’aperçois John et Pauline qui rentrent ensemble, ayant l’un et l’autre terminé leur cours. Je ne peux m’empêcher de penser à la réflexion de Pauline sur une éventuelle relation entre Louis et moi, et j’éclate de rire. Jamais John ne me trompera avec Pauline.

J’arrête là l’écriture de ces « élucubrations », consciente de me laisser entraîner dans des pensées qui ne sont pas les miennes. Je ne suis pas jalouse de Pauline, et j’aime John.

Brusquement je comprends. Oui, j’aime John comme il est, comme Pauline doit aimer Louis puisqu’elle l’accepte tel qu’il est, même s’il la trompe.

Mais aujourd’hui, pour John et moi, notre avenir est celui de nos enfants.

Quand je regarde Edgar, je vois un adolescent heureux, bien dans sa peau, sachant s’exprimer facilement et non un adolescent violent comme c’était mon cas et celui de mes compagnons. Compagnons n’est peut-être pas le bon terme, mais nous étions dans la même galère, obligés de nous supporter mais aussi de collaborer pour survivre. Survivre aussi n’est peut-être pas le terme exact, mais c’est notre haine, notre agressivité qui nous permettait de supporter notre journalier.

–   22   –

Pauline m’annonce que Louis lui a expliqué que son père ne va pas bien et se désintéresse de la maison d’édition. Du coup il a trop de travail et il ne lui sera plus possible de se rendre régulièrement à Rimouski. Il insiste donc pour qu’elle le rejoigne à Toronto pour l’aider dans son travail d’éditeur. Bien entendu ils garderont leur maison de Rimouski ce qui lui permettra de venir de temps en temps faire du bateau sur le Saint Laurent.

Mais Amandine refuse de quitter ses amies et désire finir l’année scolaire dans son lycée.

« Il en a parlé à John, ajoute-t-elle, qui lui a confirmé que vous pourrez vous occuper d’elle. »

Je regarde Pauline surprise. John ne m’a pas consultée à ce sujet, mais bien entendu je suis contente de cet arrangement qui me permet de garder ainsi « ma » fille avec moi.

Pauline m’avoue pourtant avoir hésité. Mais ne supportant plus les absences répétées de Louis, elle a accepté d’aller vivre avec lui, étant bien entendu qu’Amandine les rejoindra en fin d’année scolaire. Et, avec un sourire entendu, elle ajoute que quand Edgar voudra s’inscrire à l’Université de Toronto, pour suivre les traces de son père, ils seront très heureux de s’occuper de lui et, ne peut-elle s’empêcher d’ajouter avec un sourire ironique

« Il remplacera ainsi le fils que nous n’avons pas eu. »

Le soir quand je demande à John s’il a vraiment proposé à Louis que nous nous occupions d’Amandine, il me regarde étonné avant d’éclater de rire.

« C’est Pauline qui t’a dit ça ? »

« Bien sûr. »

« Il ne m’a rien demandé du tout. Il décide comme le faisait sa mère, sachant que cela fera plaisir à sa fille tout en rassurant Pauline et que nous ne pourrions pas refuser. »

Et après un silence, il ajoute

« Tu es d’accord ? »

C’est comme ça que nous nous sommes retrouvés avec la fille  que nous aurions pu  avoir. Amandine et Edgar trouvent cet arrangement normal et je les ai entendu envisager, quand Edgar entrera à l’Université dans un an, de s’installer ensemble à Toronto dans le studio où Louis habitait quand il était adolescent.

La certitude du départ prochain de mon fils me terrifie, mais je n’y peux rien. Pourtant je l’ai souvent envisagé sans crainte ces dernières années, mais maintenant que cela devient la réalité …

Moi aussi, à 16 ans, j’ai fui le collège et ceux qui étaient, malgré tout, ma famille. Je constate du reste que je n’ai revu aucun d’entre eux ni même eu de leurs nouvelles. Que sont-ils devenus ? Militaires comme leurs parents, ou des marginaux révoltés ?

Durant cette période, que je sais malheureusement transitoire, mon statut de mère de famille prend de l’ampleur avec l’installation éphémère d’Amandine chez nous. Plus question de négliger les repas, ni les petits déjeuners.

Amandine propose de m’aider à faire la cuisine et de nous préparer les plats que sa grand-mère paternelle lui a appris. Jamais Edgar n’a manifesté le désir de m’aider à cuisiner nos repas. Je le regrette, mais j’aurais sûrement refusé car ma formation à l’école militaire de la marine m’a appris que ce n’est pas le travail des hommes. Encore une absurdité de cette éducation puisqu’aujourd’hui la plupart des chefs cuisiniers sont des hommes. Il en est de même pour les tâches ménagères puisque maintenant les maris aident leurs femmes à faire la vaisselle et, quelquefois aussi, les courses. Et je constate avec étonnement qu’il en est de même entre « frère et sœur » en voyant Edgar aider Amandine à faire son lit ce qu’il n’a jamais fait avec moi.

J’apprécie cette présence féminine dans notre maison. Amandine apporte des changements dans nos habitudes. Edgar qui commençait à vivre sa vie avec ses amis se sent maintenant responsable d’elle et l’amène partout avec lui. En confidence, Amandine me raconte que Géraldine, qui se considère comme sa petite amie, n’apprécie pas sa présence continuelle. Aussi elle a décidé de rompre avec lui. Mais, ajoute-t-elle avec un grand sourire, cela ne semble pas le troubler.  

Géraldine ! Je ne la connais même pas.

Je découvre du coup que mon fils n’est plus le bébé que je croyais mais un adolescent, un jeune homme qui a sa vie indépendamment de celle de ses parents et cela me terrifie.

Allant de surprise en surprise, je constate aussi qu’il aide Amandine à faire ses devoirs, surtout de mathématiques, et qu’il est fier de ses bonnes notes. J’en arrive presque à regretter de ne pas lui avoir fait une vraie petite sœur, mais égoïstement, je me dis aussi que nous avons ainsi évité d’autres nuits blanches, d’autres couches et tout ce qui va avec un bébé durant ses premières années.

Amandine est déjà une jeune fille et nous pouvons rire, parler, être complices. Quelque part elle remplace sa mère qui me manque car, à part Pauline, je n’ai pas de vraie amie et je trouve les journées longues toute seule à la maison. Heureusement nous avons nos habitudes John et moi. Pour son retour du lycée je lui prépare un apéritif, une bière pour lui, un verre de vin pour moi et quelques cacahuètes. Il me raconte sa journée. Moi je lui parle des enfants et nous sommes heureux. C’est notre vie, celle que nous avons choisie et elle nous suffit.

Pauline me manque, mais elle vient de temps en temps pour voir Amandine et surtout pour faire du bateau. Ses promenades sur le Saint Laurent lui manquent. Elle aime Louis, mais il travaille beaucoup et, en confidence, elle me laisse entendre qu’il devient comme sa mère, autoritaire, intransigeant, lui expliquant que cette façon d’être est nécessaire pour diriger une entreprise. Comme Pauline l’aide dans son travail, elle se plaint aussi qu’il continue tous les soirs à parler « boutique » et qu’ils n’ont plus, comme avant, de moment de repos et de tendresse.

Du coup, je pense de plus en plus à l’avenir qui nous attend quand Edgar partira s’installer avec Amandine pour suivre son Université à Toronto. Nous allons nous retrouver bien seuls John et moi. Ce n’est pas la solitude qui m’effraie mais l’absence de cette jeunesse qu’apportent nos enfants, de cette joie de vivre, de cette agitation qui nous fatiguent mais que j’apprécie pourtant.

John n’a pas la même angoisse puisqu’il continue à travailler, donc à fréquenter ses élèves tous les jours. Il s’amuse de leur excitation qu’il qualifie en riant de « turbulence ». Cela lui rappelle sa jeunesse avec Louis alors que pour moi ce ne sont que des souvenirs d’agressivité que je voudrais oublier.

Mon inquiétude créée par le futur départ d’Edgar est source de fierté pour John. Son fils va aller à l’Université de Toronto, comme lui. Et il ne peut s’empêcher le soir, pendant le dîner, de raconter des anecdotes sur ce qu’ils ont vécu Louis et lui durant cette période, sans oublier bien sûr d’insister sur le fait qu’il va comme ça pouvoir suivre ses traces. Mais il lui conseille pourtant de choisir une autre discipline que l’anglais pour ne pas se retrouver, comme lui, professeur dans une petite ville. Il lui suggère plutôt de s’inspirer de la carrière de son grand père,  professeur comme lui, mais aussi chercheur à l’Université.

Bien entendu, quand nous nous retrouvons seuls dans notre chambre je lui rappelle que s’il n’était pas professeur dans cette petite ville nous ne nous serions jamais rencontrés. Il rit, me prend dans ses bras, m’embrasse et j’oublie tout.

La mort du père de John et de sa mère dans un accident de voiture incompréhensible (une sortie de route qui s’est terminée dans le Saint Laurent), nous trouble et nous émeut. Ils sont morts ensemble comme ils le souhaitaient, et John ne peut s’empêcher de m’avouer qu’il les soupçonne de s’être suicidés. Effectivement, comme nous l’apprenons plus tard, la mère de John était atteinte d’un cancer généralisé (ce qu’ils nous avaient caché) et le père de John, impressionné par le comportement de leur ami après la mort de la mère de Louis, n’a pas supporté de devoir lui aussi continuer à vivre seul. Ils ont donc préféré, d’un commun accord avec sa femme, comme ils nous l’ont écrit dans la lettre que nous a remis le notaire, de mourir ensemble pour éviter à la mère de John de continuer de souffrir inutilement et à lui de se retrouver seul après sa disparition.

Bien entendu l’enterrement a lieu à Toronto. Après la cérémonie, le père de Louis s’approche de moi, et s’appuyant sur mon bras me dit en souriant

« Le prochain sur la liste, c’est moi. »

John est bouleversé par leur disparition, de même qu’Edgar, mais, comme le lui avait dit son père lors de leurs dernières visites et qu’il me raconte en se forçant à sourire

« Nous allons bientôt mourir, mais pour surmonter ton chagrin, continue à travailler. Cela t’obligera à ne pas oublier que la vie continue. »

Effectivement la vie continue et Louis convainc Pauline de vendre leur maison qu’ils n’utilisent plus, trouvant normal qu’elle s’installe chez nous lors de ses rapides passages à Rimouski pour continuer ses promenades sur le Saint Laurent. C’est lors d’une de ces visites qu’elle m’apporte une lettre qu’ils ont reçue à mon intention à l’adresse de la maison d’édition.

Une lettre de Raynald, venant de Madagascar où son cargo fait escale. Il me remercie de l’avoir encouragé à vivre sa passion et me dit s’être bien amusé en lisant ma vision des personnages historiques, si différente de celle que je leur apprenais.

Du coup, je me félicite d’avoir gardé mon nom de jeune fille pour écrire, malgré ma crainte de vexer John. Cela lui a permis de faire le rapprochement entre son professeur et l’écrivain que je suis devenue et je ne peux m’empêcher de faire lire la lettre à John. Il est touché et m’avoue n’avoir jamais eu ce genre de remerciements même quand il apprend que certains de ses élèves sont devenus soit professeurs d’anglais comme lui, soit traducteurs.

Le temps passe et la vie nous change. Je suis maintenant une mère au foyer qui rêve d’être écrivain (un vrai et non l’auteur de « nouvelles pseudo-historiques »). Mais ma seule réelle ambition reste avant tout le bien être de mon fils, d’Amandine, de mon mari (voilà que j’appelle John « mon mari ! »). Je m’aperçois aussi qu’à part Pauline je n’ai jamais eu de véritable amie. Simplement des relations avec les parents d’enfants du même âge qu’Edgar et les professeurs du lycée où j’ai travaillé avant de devenir officiellement « écrivain ». Même Jacinthe a disparu, prise dans une autre vie, la sienne, et ne répondant plus à mes courriers et à mes invitations de venir passer quelques jours chez nous.

Pour le roman que je n’arrive pas à écrire, j’envisage aujourd’hui de m’inspirer de la vie des personnes que je croise et aimerais connaître. Pauline (j’y ai pensé un moment) n’est pas un bon sujet pour moi. Je la connais trop et j’ai beau être triste pour elle, je ne sais pas comment décrire ses réactions. Indifférence par rapport à Louis, acceptation d’un avenir commun mais sans amour, sans complicité ?

Sa façon de réagir a été de retrouver sa séduction d’avant son mariage, mais elle aussi a changé. A presque cinquante ans il faut se réinventer, s’accepter telle qu’on est pour pouvoir charmer malgré nos rides et nos cheveux grisonnants, bien que teints pour sa part.

Moi je suis une mère de famille qui essaye d’écrire, d’être une « écrivain » reconnue et, dans ce cas, l’âge ne compte plus.

Pour John aussi il n’y a pas de problème. Il est heureux, épanoui par son travail et bien sûr, comme moi, fasciné par Edgar, notre fils, notre « miracle » comme on aime à l’appeler entre nous. Un jour, il nous entend parler de « notre miracle ». Pour répondre à son étonnement, nous bafouillons, essayant vainement de trouver une explication plus crédible pour lui que sa naissance. Mais il finit par hausser les épaules dédaigneusement et repartir vers ses occupations d’adolescent, si loin des nôtres ou plutôt du bébé que nous voyons toujours en lui. Cela me rappelle la réflexion d’une grand-mère à sa petite fille qui s’étonnait qu’elle appelle toujours son père « mon chéri ».

« Pour moi, ton père aura toujours des culottes courtes. »

Je suis toujours attendrie quand je pense par cette réponse que je me vois très bien avoir quand je serai grand-mère. Mais pour l’instant mon rôle de mère me suffit, même si je suis constamment surprise, et je dois avouer heureuse, de la façon de vivre de mon fils. Pour lui tout est simple, facile. Il invite ses amis à la maison quand il en a envie, et je suis là pour préparer le goûter et servir à boire.

Amandine aussi agit comme si c’était notre fille, ou plus exactement la petite sœur d’Edgar. Elle se joint souvent à ses amis, déjeune et dîne avec nous comme si c’était normal (du reste, nous considérons que ça l’est).

J’hésite à me teindre les cheveux comme Pauline, mais à quoi bon. Que mes cheveux soient blancs ou bruns ne changera rien à mon âge et je commence à m’habituer à leur couleur grise. Par contre je me suis inscrite à un cours de yoga pour rester en forme, pas pour Edgar mais pour John, enfin plutôt pour moi. Je ne veux pas ressembler à la majorité des femmes que je croise sur le marché. Pour elles, l’apparence physique n’a plus d’importance. Ce qui compte c’est d’être toujours aptes à travailler pour aider leurs maris, au retour de leurs pêches, à décharger les petits chalutiers, à s’occuper de leurs enfants et souvent à aider leurs sœurs, leurs frères, et toutes ces familles de pêcheurs avec qui elles ont plus ou moins des liens de parenté.

Mais ce qui me le trouble vraiment, est la conversation que je surprends entre Amandine et Edgar, un soir où ils parlent de nous, leurs parents, en nous appelant par nos prénoms. Je ne suis plus pour eux « maman » mais « Claude », une adulte faisant partie de leurs familles.

Cela me rappelle mon enfance où mes camarades ne parlaient pas de leurs parents (enfin de ceux qui étaient encore vivants) en les appelant papa ou maman mais par leurs prénoms. Une façon de prendre du recul et de montrer que, s’ils faisaient partie de leurs proches, ils restaient des adultes qui ne participaient pas à leurs vies journalières.

Qu’est-ce que j’ai raté dans l’éducation de mon fils ? N’ai-je pas été assez attentive à lui ? Ne lui ai-je pas donné assez d’amour ?

Je ne comprends pas et j’ai peur. J’ai l’impression d’avoir reproduit avec lui ce dont j’ai tellement souffert toute mon enfance.

J’hésite à questionner Edgar, mais préfère faire très attention à sa façon de parler et à celle de ses camarades. Et ce qui me choque devient une évidence. Tous ses amis appellent leurs parents par leurs prénoms. Habitude de cette nouvelle génération ou preuve d’indépendance ? Je constate, mais ne suis pas vraiment rassurée car cela confirme que le monde évolue et que je ne suis plus capable de m’adapter.

Quand je regarde ce que devient la vie de Pauline, je me dis que si je n’ai pas vraiment réussi à devenir un écrivain reconnu, j’ai au moins réussi mon couple. Elle aussi à sa manière, mais c’est plus une association où chacun continue à vivre sa vie, qu’un couple tel que je l’imaginais dans mes rêves d’enfant.

Edgar a une nouvelle petite amie. Il l’amène un après midi, à la sortie de l’école, pour qu’elle participe aux goûters que je continue d’organiser pour ses amis.

« Charlotte, voici ma mère ».

Charlotte me regarde avec un sourire, hoche la tête pour me saluer et s’installe à côté de lui pour manger le gâteau que je viens de préparer. Et, puisque j’accepte sa présence, ses camarades et lui continuent la conversation qu’ils avaient en arrivant, tout en dévorant le goûter que je viens de préparer.

Amandine n’est pas jalouse, agissant avec lui comme une petite sœur et le laissant libre de ce qu’elle appelle « ses expériences ». Mais quand elle a besoin de lui, il doit impérativement se rendre disponible.

J’écris, mais sans réelle conviction. Louis continue à me commander des nouvelles « pseudo-historiques ». Plus qu’une par trimestre mais cela suffit pour me laisser l’illusion que je suis un « écrivain ». Pourtant, entre l’écriture devenue mécanique de ces nouvelles, je rêve encore devant les pages blanches sur lesquelles je griffonne mes pensées du moment qui, peut-être un jour, serviront pour le roman que je souhaite toujours écrire.

Pauline, maintenant qu’elle travaille avec Louis, « joue les éditrices » et me conseille de commencer par faire le résumé (un plan est son mot exact) de l’histoire que j’ai envie de raconter, comme le font la plupart des écrivains qu’elle rencontre. Ensuite, et seulement ensuite, je n’aurai qu’à suivre cette trame et me laisser porter par des scènes qui naîtront d’elles mêmes.

« Un peu comme pour tes nouvelles » ne peut-elle s’empêcher d’ajouter.

Je crois entendre Louis, mais c’est justement le thème de l’histoire de mon roman qui me manque.

Assise à mon bureau devant des piles de feuilles blanches, j’observe, par habitude, la maison qui était la leur et qu’ils ont vendue à un couple que je trouve vulgaire, nouveau riche serait un terme plus adapté. Voitures, rouges de préférence, une pour monsieur et une pour madame, nounou pour les enfants encore jeunes dont ils n’ont pas le temps de s’occuper. Bref, tout ce que nous nous sommes interdits de faire John et moi.

Ils ne sont donc même pas un bon sujet de roman. Trop vulgaires pour être source de rêves et d’imagination.

Pauline, quand elle vient à Rimouski et que nos enfants sont à l’école, m’amène régulièrement faire des promenades sur son bateau, mais je n’arrive pas à ressentir sa passion pour la navigation. Et puis je trouve le vent trop imprévisible ce qui nous a valu plusieurs fois de rentrer précipitamment au port pour fuir le mauvais temps. Pauline adore ces moments, où elle doit lutter pour diriger son bateau.

Durant ces promenades elle se laisse aussi aller à des confidences sur son enfance. Sa mère était souvent absente et son père lui pardonnait ses infidélités car il pensait qu’elles lui étaient nécessaires pour exister. Du coup, je ne peux m’empêcher de penser qu’elle a sûrement hérité d’elle ce besoin de charmer et de plaire, bien qu’elle m’assure n’avoir rien en commun avec elle.

Son père lui se contentait de son bateau et l’a initiée à sa passion pour éviter qu’elle ne ressemble à sa mère. Pourtant, pour excuser sa femme, puisqu’il l’aimait toujours, il lui expliquait que celle-ci avait eu une enfance difficile avec des parents qui ne s’entendaient pas, se trompaient, et reportaient leurs haines mutuelles sur leur fille. C’est pour cela, ajoute Pauline, que son père tenait à lui inculquer son amour pour les bateaux, amour qui lui permettrait de rester passionnée quelles que soient les difficultés de la vie. Mais, ajoute-t-elle avec tristesse 

« Après l’enterrement de mon père, la première chose que ma mère a faite a été de vendre son bateau. Je n’ai pas supporté. »

C’est en pensant à ces confidences que, quand je regarde nos enfants, je ne peux, moi aussi, m’empêcher de penser à leur avenir. Quelles valeurs va-t-on leur laisser pour qu’ils soient aptes à faire face au monde qui les attend ? J’aimerais tellement qu’Edgar soit heureux sans avoir à subir toutes les souffrances et les humiliations que j’ai dues supporter avant de pouvoir trouver un équilibre, grâce à John bien sûr et surtout grâce à lui.

Les mois passent sans que je ne m’en rende compte. Je m’occupe de ma maison, de nourrir mon mari, mon fils et Amandine. Je continue aussi, mais sans conviction, à  écrire les « nouvelles pseudo-historiques » que Louis continue à me commander régulièrement. Pourtant je ne garde de cette période de ma vie qu’un souvenir de vide, d’ennui. Je n’ai même plus envie de prendre des notes pour mon futur roman, trouvant mes réflexions sans intérêt par rapport aux différentes épreuves qui ont marqué ma vie. Et c’est avec terreur que je constate brusquement qu’Edgar termine ses études secondaires, qu’il n’est plus un adolescent, mais un jeune adulte. Et je ne suis plus « sa maman », ni même « Claude » vis à vis de ses amis, mais « sa mère ».

C’est lui qui, un soir, vient nous expliquer à John et à moi qu’il a décidé de s’inscrire à l’Université de Toronto pour y suivre des études de droit et qu’Amandine part avec lui pour se rapprocher de ses parents.

Nous ne savons que répondre, mais comprenons très vite que sa décision n’attend pas de réponse. C’est un fait et il nous en informe.

–   23   –

Ça y est. Edgar et Amandine partent vivre à Toronto. Edgar pour suivre des cours à l’Université et Amandine pour terminer sa dernière année scolaire. Louis leur laisse son studio d’étudiant où ils s’installent, continuant à vivre comme frère et sœur, comme ils le faisaient avec nous.

Ils nous donnent régulièrement de leurs nouvelles, mais nous expliquent que les horaires de leurs cours les empêchent de nous rendre visite.

Ils ne proposent pourtant pas que nous venions les voir durant les vacances universitaires et scolaires, car, disent-t-ils, ils en profitent pour s’adapter à leur nouvelle vie dans cette grande ville si différente de l’atmosphère de la petite commune de Rimouski.

C’est par Pauline que j’apprends qu’ils sortent beaucoup, qu’ils ont beaucoup d’amis et qu’eux non plus ne les voient pratiquement jamais.

Du jour au lendemain, nous nous retrouvons seuls John et moi, mais nous faisons semblant de ne pas en souffrir. Nous ne changeons rien à nos habitudes, essayant d’agir comme si leur présence ne nous manquait pas. Mais je prends réellement conscience de leur départ quand je prépare le dîner. J’en fais toujours trop, n’ayant pas encore compris que nous ne sommes plus que deux à manger.

Doucement je m’installe dans une vieillesse satisfaisante, et je me rappelle de mon passé. Uniquement des souvenirs agréables bien sûr. Je reprends le roman que je n’arrive toujours pas à écrire, admettant enfin que, au travers de ces notes (réflexions à défaut de souvenirs), c’est ma vie que je veux raconter ou tout du moins comprendre comment j’en suis arrivée à ce que je suis aujourd’hui.

Le journalier continue à m’occuper, mais moins que quand les enfants étaient là.  Je remplis mon emploi du temps d’activités futiles et inutiles mais nécessaires pour me prouver que j’existe encore.

Le départ d’Edgar a aussi a transformé John. Bien qu’il n’ait que trois ans de plus que moi, il donne l’impression d’avoir « pris un coup de vieux » et accuse maintenant les changements apportés par l’âge. Lui qui attachait peu d’importance à la nourriture, se contentant souvent d’un sandwich, devient un cuisinier exigeant, toujours à la recherche de nouvelles saveurs, de nouveaux goûts, inventant des recettes qui nécessitent une journée entière pour être préparées. Le résultat est excellent et je ne m’en plains pas, au contraire. Mais les « Je t’aime », que nous ne savons toujours pas nous dire, deviennent des « C’est très bon ». La nourriture remplace les sentiments, les gestes d’amour.

 Mon père n’a pas connu ça. Mort trop jeune, victime du conflit d’hommes politiques qui, comme pour un jeu d’échec, considèrent les êtres humains comme des pions dont le seul rôle est de se sacrifier pour leurs ambitions.

Lui aussi aurait pu être heureux, avoir une vie normale. Je l’aurais aimé bien sûr. Ma mère aussi, bien qu’elle ait volontairement disparu. Mais où serais-je aujourd’hui ? Que serais-je devenue si mon enfance avait été normale, heureuse ? La vieillesse sert-elle à faire le point ? Quand on est jeune, on croit que tout est permis, ensuite on s’adapte et après, beaucoup plus tard, on imagine ce qu’aurait pu être notre vie, ou plus exactement ce qu’on aurait aimé qu’elle soit. On pense aussi à l’avenir de nos enfants mais nos rêves, nos espoirs, ne correspondent pas toujours aux leurs.

Qu’auraient rêvé mes parents pour moi ? Un avenir de militaire, dans la marine comme eux ? Mais y ont-ils vraiment pensé vu le peu de temps passé avec moi ? Et puis, ils étaient jeunes, trop jeunes pour envisager autre chose que leur propre avenir. L’égoïsme de la jeunesse dit-on. Non, simplement l’insouciance.

Seule devant ma page blanche j’hésite à raconter (m’inspirer serait plus juste) ma vie. Je crains de l’enjoliver, d’en faire un conte de fée. C’est vrai qu’elle commence par des épreuves qui semblent insurmontables pour se terminer dans le bonheur. Mais d’autres souffrances nous attendent encore, la mort du père de Louis par exemple. Ensuite ce sera notre tour, pas trop tôt j’espère.

–   24   –

Edgar, à la fin de son Université, commence des études d’avocat, rapidement imité par Amandine.

Pauline, lors de son dernier séjour, vend son bateau dont elle ne peut plus s’occuper.

Louis réduit les ambitions de sa maison d’édition et m’informe qu’il ne pourra plus me commander de « nouvelles pseudo-historiques », car, malgré ses efforts, elles n’arrivent pas à trouver un vrai public. Par amitié, il me rappelle pourtant qu’il reste prêt à éditer « mon roman » quand j’aurai fini de l’écrire. A sa façon de s’exprimer je comprends qu’il pense « si je l’écris ».

Ce week-end, Edgar et Amandine nous font une visite surprise. Ils sont radieux. Ils viennent d’être engagés tous les deux comme avocats stagiaires dans un cabinet important de Toronto, ce qui leur permet d’envisager sereinement leur avenir. Et, en confidence, car Louis et Pauline ne sont encore au courant, ils nous avouent qu’ils s’aiment depuis toujours et qu’ils envisagent se marier.

Abasourdis, nous nous regardons John et moi. Pour nous ils sont frère et sœur, mais c’est vrai qu’ils n’ont aucun lien de parenté direct autre qu’une enfance commune. Nous sommes heureux pour eux, mais égoïstement aussi pour nous car ils continueront à être « nos enfants » et à faire tous les deux partie de notre vie, sans parler bien sûr de notre espoir commun de devenir grands parents.

Plus tard, quand nous commentons cette nouvelle entre nous, nous ne savons  qu’en penser. Bonne ou mauvaise décision ? Ils se connaissent parfaitement et n’ont rien à découvrir chez l’autre. Donc, pas de déception possible. Mais qu’en penseront Louis et Pauline ?

En attendant les changements apportés dans notre vie par nos futurs petits enfants (enfin, nous l’espérons) nous continuons notre journalier confortable mais monotone. L’agitation d’Edgar et de ses amis, qui je l’avoue m’énervait autrefois, me manque aujourd’hui. J’essaie d’en inviter quelques uns quand je les croise sur le marché, mais aucun ne répond à mes invitations qui, j’en suis consciente, doivent leur paraître suspectes.

Un jour, pourtant, Louis fait suivre un courrier à mon attention reçu à l’adresse de sa maison d’édition. Une lettre de France. Je l’ouvre sans curiosité, pensant qu’il s’agit d’un admirateur se plaignant que ma collection de « nouvelles pseudo-historiques » soit interrompue, mais c’est une information beaucoup plus surprenante qui me laisse sans voix, m’obligeant à relire cette lettre plusieurs fois avant d’en comprendre vraiment le sens.

Elle s’appelle Hélène et se présente comme ma sœur.

Sa mère, enfin notre mère, vient de mourir et elle a trouvé dans ses papiers les exemplaires de mes nouvelles et les critiques des journaux s’y rapportant. Elle a aussi découvert par la même occasion que notre mère avait été mariée avant d’épouser son père. Elle a fait le rapprochement avec le nom de son premier mari et mon nom, nom sous lequel j’ai publié mes nouvelles.

Que ma mère se soit remariée et ait refait sa vie, je le comprends. Mais qu’elle ait continué à s’intéresser à moi, à suivre ma « carrière », j’en suis émue aux larmes. Peut-être qu’elle m’aimait malgré tout.

J’en parle à John. Sa première surprise passée, il me conseille naturellement de répondre à cette lettre et me propose de nous rendre dans le midi de la France où habite cette demi-sœur, pour faire sa connaissance. Mais je ne suis pas prête. Tout ça est trop pour moi, je dois m’habituer à cette idée que ma mère ne m’a pas abandonnée une deuxième fois, mais qu’elle a, aux travers de mes livres, suivi ce que je devenais.

Pourquoi n’a-t-elle pas pris contact avec moi quand elle a fait le rapprochement entre l’écrivain que j’étais devenue et la petite fille qu’elle avait confiée à une école militaire ? Par remords, par peur ou simplement par indifférence ? Et moi, comment aurais-je réagi ? Aurais-je cru que c’était par amour maternel ou par fierté d’avoir un enfant écrivain et de le faire savoir ?

Je décide de me laisser quelques jours pour répondre, mais, durant cette période, je ne dors plus, trop troublée par cette information qui va changer ma vie et surtout ma façon de revoir mon passé, de le comprendre.

Aujourd’hui elle est morte. J’ai cru qu’elle me détestait, mais ce n’était pas le cas. C’est vrai qu’elle n’a jamais essayé de reprendre contact avec moi quand j’ai quitté l’école, mais aurais-je accepté de la revoir, persuadée que mon père était mort par sa faute. Et s’il était simplement reparti, lui aussi, faire son métier de soldat après l’échec de leur mariage, comme elle a refait sa vie ? Et moi, serais-je capable d’abandonner mon fils si nous nous séparions John et moi ?

J’arrête là mes réflexions, consciente de me laisser entraîner dans des pensées que je ne domine pas.

Cette sœur inattendue me fait peur mais j’ai envie de la connaître, de rattraper le temps perdu. Je demande donc à John que nous l’invitions chez nous à Rimouski pour apprendre à nous connaître. Bien entendu il accepte et je réponds à son courrier.

Première épreuve, internet. J’aurais aimé pour cette première rencontre un contact physique, pas des embrassades bien sûr, mais pouvoir se toucher, se sentir.

Elle est plus jeune que moi de cinq ans. Son père était commerçant. Quand ma mère a quitté l’armée pour l’épouser, ils se sont installés à Saint Malo.

Pendant ce temps je vivais l’enfer dans le collège où ils m’avaient enfermée, mon père et elle car maintenant je n’idolâtre plus mon père, considérant que lui aussi aurait dû quitter l’armée par amour, je veux dire par amour pour moi.

Le visage qui m’apparaît sur internet m’est inconnu mais sa première phrase est :

« Qu’est-ce que tu ressembles à maman. »

Maman !

Je ne me souviens pas d’avoir appelé notre mère comme ça, ni surtout d’en avoir eu envie, ou plus exactement l’occasion.

Grâce à internet, tout va très vite et la biographie de ma sœur devient une suite de mots. Hélène, infirmière à domicile, cinquante ans, divorcée, mère d’un garçon sous-officier dans la marine marchande comme son père. Elle s’est installée à Toulon pour suivre son mari et y est restée après son divorce.

Comment dois-je me définir en réponse à cette présentation ? Ecrivain mais d’abord mère de famille, heureuse de son couple et de sa vie. J’habite dans une grande maison dans l’agglomération de Rimouski au Canada (Québec devrais-je dire), petite ville située sur les bords du Saint Laurent et je serais heureuse de la recevoir pour la connaître et l’aimer puisqu’elle est cette sœur qui m’a tellement manqué dans ma jeunesse.

Mais le passé peut-il se changer ? J’ai oublié les humiliations et les souffrances de mon enfance, le manque d’amour, pour exister en tant qu’adulte, créer mon univers, ma vie, mes amours suis-je tenté d’écrire. Mais aujourd’hui, j’ai deux amours, John et Edgar. Amandine aussi bien sûr, la fille que j’aurais pu avoir et qui va probablement devenir ma belle fille. Et maintenant Hélène, la sœur que je découvre cinquante ans trop tard.

Suis-je un sujet de roman ? Mais c’est l’histoire d’une autre que je veux raconter, la vie d’une autre, les sentiments d’une autre même si je dois l’admettre ils sont inspirés de mes expériences. Mes sentiments je les connais, je les ai vécus, je les vis encore. Pourquoi en parler ? Ce que je cherche dans l’écriture de ce futur roman ce sont les émotions des autres comme je l’ai fait avec mes « nouvelles pseudo-historiques ».

–   25   –

Je regarde l’avion atterrir. John voulait m’accompagner, mais j’ai refusé. Découvrir une sœur inconnue est un moment privé, que je veux vivre seule.

Je la vois descendre sur le tarmac et se diriger avec le groupe de passagers vers l’aéroport. Elle est plus grosse que je ne l’avais imaginé, mais plus jeune que ne le laissait penser son image internet.

Le moment tant redouté est arrivé. Est-elle aussi anxieuse que moi ?

A sa sortie de la douane nous nous faisons face, hésitant à nous serrer la main, nous embrasser ou nous serrer dans nos bras.

Rien de tout ça. Nous nous regardons, nous nous sourions, aussi émues l’une que l’autre.

Dans la voiture, je lui explique que nous avons un trajet de plusieurs heures à faire avant d’arriver à Rimouski et que nous pourrons ainsi faire connaissance. En riant, elle me répond

« Ce ne sera pas suffisant. »

Sa réponse me plaît, sa façon d’être aussi et tout de suite je sais que je l’aime. C’est ma demi-sœur, nous sommes de la même famille, issues de la même mère.

Nous nous racontons nos vies dans le désordre, heureuses d’être ensemble. Et le trajet qui m’avait paru si long à l’aller, me semble beaucoup plus court.

Que dire ? Elle a eu une enfance normale entre un père et une mère qui s’aimaient.  Ce n’est qu’en fouillant dans ses papiers après sa mort, qu’elle a trouvé l’acte de divorce qui, à la demande de sa mère (ma grand mère, donc) l’obligeait à renier cet enfant, fruit du péché comme elle l’appelait.

Tout est dit. La méchante n’est pas ma mère, trop jeune ou trop faible pour se révolter, mais ma grand-mère. Pourtant cela ne me rendra pas mon enfance.

Je donne à Hélène la chambre dite d’Amandine depuis leur départ à Toronto. Et je la laisse s’installer lui expliquant que je l’attends dans le salon pour lui offrir à boire.

 Elle me rejoint un peu plus tard, une vieille poupée à la main.

 « C’est pour toi. »

 Je la regarde sans comprendre.

« Quand j’avais deux ans, maman me l’a offerte en me disant qu’elle s’appelait Claude. »

Puis elle ajoute d’une petite voix

« Souvent elle m’appelait Claude. Comme je ne comprenais pas elle m’expliquait que j’étais sa poupée. »

Je ne sais que répondre, trop émue par cette révélation. Je la regarde, souris. Elle  répond à mon sourire en disant

« C’est pour ça que quand j’ai découvert qui tu étais, j’ai cherché à te joindre. »

J’ai un mari, un fils, une fille (future belle fille) et une demi sœur.

Moi qui me croyais seule au monde je fais maintenant partie d’une vraie famille, la famille qui m’a tellement manqué dans mon enfance.  

John aussi aime Hélène tout de suite. Elle est naturelle, heureuse d’être avec nous, avouant que depuis que son fils, sous-officier dans la marine marchande, ne vit plus avec elle, elle se sent seule. Elle aime son métier, mais son travail consiste à apporter à ses malades de la tendresse, de l’amour, sans rien recevoir en échange. Avec nous, elle a l’impression de retrouver une famille et elle m’avoue envisager de s’installer, comme moi, au Canada où, d’après ce qu’elle a entendu dire, le métier d’infirmière est très recherché. Bien entendu nous nous proposons de l’aider dans ses démarches et précisons qu’elle peut habiter chez nous le temps nécessaire pour sa nouvelle installation.

Je suis heureuse à cette idée, et je me fais un devoir de lui faire découvrir notre ville mais aussi de l’accompagner à l’hôpital pour qu’elle puisse se renseigner sur la faisabilité de son projet. Sa proposition est très bien reçue et l’hôpital se propose même de l’aider dans les démarches administratives.

Je lui parle du climat, quelque fois difficile à supporter, mais la neige et le froid rendent ce pays tellement beau. Pour moi ça été une découverte, une des raisons de mon implantation au Canada. Sa réponse me touche.

«  Si tu t’es adaptée, je le ferai aussi. »

Et voilà, j’ai une sœur.

Je suis impatiente de la présenter à Edgar et à Amandine et, bien qu’étonnée qu’ils ne soient pas venus immédiatement faire sa connaissance, je suis sûre qu’ils l’accepteront et l’aimeront comme John le fait. Pour eux aussi apprendre qu’ils ont une tante doit être un événement important.

A partir de là, tout se déroule très vite. Ou est-ce que je ne vois plus le temps passer tellement je suis excitée. Je reprends mes habitudes culinaires et passe beaucoup de temps à préparer de bons repas et des pâtisseries comme je le faisais pour Edgar. Et quand elle sort se promener pour « découvrir la ville », comme elle dit, je tourne en rond, guettant son retour. Naturellement je n’écris plus, trop occupée à vivre mes sentiments et non à les imaginer comme je l’ai trop fait par le passé.

John est heureux que j’ai retrouvé ma joie de vivre, mon enthousiasme et aussi, (mais il ne m’en parle pas) que j’ai retrouvé mes habitudes culinaires que j’avais négligées ces derniers temps.

L’hôpital de Rimouski ayant confirmé qu’ils pouvaient l’employer, Hélène repart en France pour vendre son studio et donner sa démission d’infirmière. En son absence, je m’occupe de lui trouver un petit appartement pas trop loin de chez nous et je commence à imaginer ma nouvelle vie avec elle.

John pourtant me met en garde, m’expliquant que vivre avec un frère, vrai ou faux comme pour lui, n’est pas toujours facile. Mais je ne veux rien entendre, ayant trop de tendresse à donner, trop d’amour à rattraper.

Hélène est repartie en France depuis deux mois, et je n’ai plus de nouvelles. Je suis inquiète. Aurait-elle changé d’avis ? J’essaie plusieurs fois de l’appeler mais son téléphone ne fonctionne plus.

Je tourne en rond, je suis d’une humeur massacrante et m’énerve contre John pour un rien alors que je suis très consciente que ce n’est pas de sa faute. Pourtant il reste patient, me calme du mieux qu’il peut et attend que « ça se passe », comme je l’ai entendu dire au téléphone.

J’essaie de la joindre dans l’hôpital dont elle dépendait, mais j’apprends qu’elle ne fait plus partie du personnel depuis plusieurs semaines. J’envisage alors d’aller à Toulon pour la retrouver et comprendre son silence, mais John m’incite à la patience et à attendre encore un peu pour lui laisser le temps de « clore » (c’est son terme) sa vie en France.

Enfin un mail.

« Course poursuite à son arrivée en France » (c’est son expression) pour donner sa démission, planifier son déménagement, vendre son studio. Mais, bouleversée par tous ces changements, elle est tombée malade et a été hospitalisée sans possibilité de communiquer.

Elle arrivera dans trois jours à Québec, mais va louer une voiture pour m’éviter de venir la chercher. J’interprète cela comme une façon de marquer son indépendance vis à vis de sa sœur aînée, et j’en suis vexée, mais aussi heureuse aux larmes de son retour. John s’amuse de ce mail, m’avouant être rassuré de son désir d’indépendance. Le fait qu’elle veuille continuer à vivre sa vie comme elle l’entend, nous laisse, à nous aussi, notre indépendance.

–   26   –

« Ce qui m’a le plus troublée a été la réaction de mes malades qui m’ont accusée de les abandonner. J’avoue que j’ai failli renoncer, mais toi aussi tu as besoin de moi. Il a donc fallu choisir et je suis là. »

Je reste sans voix, la prends dans mes bras et l’embrasse tendrement.

Une nouvelle vie commence.

Hélène s’installe chez nous le temps que ses meubles arrivent, et elle ne commencera son travail d’infirmière que quand son déménagement sera terminé. Cette cohabitation renforce nos liens ce qui nous permet d’apprendre à nous connaître, à nous aimer. John s’entend bien avec elle et trouve très agréable d’avoir « deux femmes à son service ». Hélène essaie de se rendre utile et de me seconder dans les tâches ménagères nous préparant les « plats de son pays » (le Sud Est de la France) comme une pissaladière (sorte de pizza sur du pain que nous nous n’apprécions pas vraiment), et je l’initie à la poutine (qu’elle n’aime pas).  Elle me fait rire aussi quand elle m’explique qu’elle a beaucoup de mal à comprendre les personnes que je lui présente à cause de leur accent. Et ajoute en confidence

« Je trouve aussi l’accent de John très prononcé ».

Je lui réponds bien entendu qu’elle s’y habituera, mais ne peux m’empêcher de lui faire remarquer que son accent méditerranéen (marseillais serait plus juste) est lui aussi très prononcé. Je n’ose pourtant pas ajouter « à la limite de la caricature ».

Durant cette période, à sa demande, je lui fais connaître les commerçants où je m’approvisionne car elle tient beaucoup à garder son indépendance quand elle habitera dans son appartement, tout en m’assurant qu’on continuera à se voir très souvent, mais qu’elle ne veut pas dépendre de nous. Je suis déçue, pourtant je sais qu’elle a raison. Elle vit seule depuis trop longtemps. John et moi, aussi, avons nos habitudes, nos « maniaqueries de vieux couple » comme  on les appelle entre nous.

Contrairement à ce que j’imaginais (rêvais est le terme réel), c’est aussi durant cette période que nous prenons conscience de nos différences de goût, d’éducation, de culture. C’est à des petits riens que l’on s’en rend compte. Elle laisse systématiquement traîner ses verres sales dans l’évier alors que je les nettoie immédiatement pour les ranger. Elle boit son jus d’orange directement à la bouteille commune. Elle n’enlève pas ses chaussures en rentrant, bien que les rues soient sales et pleines de boue, …

Bref, tout ce que j’interdisais à mon fils, je le retrouve chez elle.

Si nous avions été élevées ensemble, j’aurais certainement, en tant que sœur aînée, veillé à son éducation, mais aujourd’hui, elle a plus de cinquante ans et se moque de moi quand je passe derrière elle pour nettoyer ses verres et les ranger. C’est vrai que je suis maniaque et que j’aime que ma maison soit propre et bien rangée. Mais je considère que c’est mon devoir de maîtresse de maison et une façon de montrer à John que je l’aime.

Plus je passe de temps avec Hélène, plus je constate que tout nous sépare. Alors que je prends plaisir au calme de notre ville, elle se plaint de son manque d’agitation, de divertissements. Pour elle, à Toulon le marché est coloré, bruyant, séduisant, alors qu’ici elle le trouve triste. Même nos poissons sont, à son goût, moins attrayants de ceux de la Méditerranée. Là bas, insiste-t-elle, en exagérant son accent marseillais

« Tout est beau, ensoleillé et cela me manque. »

Et, avec une parfaite mauvaise foi, elle ajoute très sérieusement

« Ici, même le soleil ne chauffe pas. »

Devant mon air attristé, elle  enchaîne avec un sourire forcé

« Mais je ne regrette pas d’être venue, puisque tu es là. »

A l’entendre je retrouve mes études sur les auteurs méditerranéens, Pagnol surtout, et ne peux m’empêcher, par moment, de la considérer comme plus caricaturale que les personnages excessifs de cet écrivain, qui a su si bien décrire leurs caractères et l’atmosphère de sa région du Sud Est de la France.

Au début les réflexions d’Hélène m’amusaient, mais maintenant sa façon de tout critiquer m’énerve. C’est idiot, je sais, mais elle ne correspond plus à l’image que je m’en étais faite. Un matin, énervée, je lui fais la remarque qu’elle devra s’adapter, mais elle me répond qu’elle est comme sa mère, qu’elle ne supporte pas que tout ne soit pas comme elle le désire.

Comme « sa mère », qui est aussi « ma mère ». Pourtant je ne pense pas avoir le même caractère.

Je l’aime, mais je suis heureuse quand elle s’installe enfin dans le petit appartement que je lui ai trouvé. Mais ses meubles venus de France sont trop gros, vieillots, démodés et cela, une fois encore, me déçoit. J’attendais mieux de sa part. Quand j’en parle à John, il m’explique que ce sont certainement les meubles de son ancien appartement, probablement, du reste, ceux hérités de ses parents, et qu’elle les a gardés pour ne pas avoir à tout acheter, car le salaire d’une infirmière n’est pas très important ici comme en France.

Moi aussi je n’avais pas beaucoup d’argent quand je me suis installée à Montréal, mais jamais je n’aurais pu vivre dans ces antiquités. A l’époque, et je ne le regrette pas, je me suis contentée d’un matelas par terre plutôt que ce ridicule lit à baldaquin qui encombre sa petite chambre.

L’installation « de sa maison », comme elle dit, est aussi le début de son travail à la l’hôpital ce qui la rend moins disponible. Je me retrouve une fois encore seule. John part tôt le matin donner ses cours de professeur d’anglais à l’école, Edgar et Amandine ne sont plus là et Hélène, maintenant qu’elle travaille, n’habite plus chez nous. Je reste donc seule face à la fameuse page blanche, terreur de tous les écrivains.

Comme Hélène a des horaires irréguliers, elle ne dîne plus avec nous tous les soirs et je n’ai plus de « petits plats » à préparer, John et moi nous contentant la plupart du temps d’un apéritif dînatoire à base de charcuterie, fromages et fruits, sans oublier bien sûr un verre de vin rouge pour moi et une canette de bière pour lui. Pourtant, plus pour lui faire plaisir, certains jours je lui prépare un plat qu’il aime particulièrement et il m’en est reconnaissant, même s’il ne sait toujours pas l’exprimer.

N’ayant plus de « nouvelles pseudo historiques » à fournir, je me replonge dans l’écriture de « mon  roman » que j’essaie, plus par habitude que par véritable envie, d’écrire depuis trop longtemps.

Peut-être me suis-je trompée en cherchant à découvrir ma personnalité au travers d’une histoire inventée. Après tout, ma vie est un roman et, contrairement à ce que souhaitais, c’est en me basant sur mes souvenirs, vrais ou faux, que je dois bâtir ce récit. Hélène aussi en fait maintenant partie, et, nos caractères différents peuvent donner lieu à des scènes tantôt dramatiques tantôt comiques. Mais cela pose aussi l’énigme de la famille, de la fratrie. John et Louis sont manifestement plus proches qu’Hélène et moi. Ils ont un passé commun, une éducation identique, des valeurs similaires. Ce que nous aurions dû avoir ma sœur et moi. Je n’ai pas d’éducation commune avec Pauline, pourtant nous sommes proches, plus proches que je ne le suis avec Hélène.

Une autre question se pose. Et si elle avait été la fille de mon père ? Aurions-nous été plus semblables ? Je veux le croire. Mais le souvenir de ce père, mort trop tôt, est-il réel ou imaginé ? Lui aussi était militaire, sans attache. C’est vrai que j’ai longtemps rêvé qu’il aurait pu quitter l’armée et se remarier pour me donner une famille. Mais aurais-je supporté une mère de substitution ?

Hélène a eu un père qui l’a élevée, qui s’est occupé d’elle même si son éducation ne me plaît pas. Je suis heureuse que nous ayons pu nous occuper d’Edgar, de lui enseigner les valeurs auxquelles nous croyons. Je crois qu’il est heureux et je suis sûre qu’il s’occupera de ses enfants comme nous nous sommes occupés de lui, leur apportant amour et confiance, ce qui m’a le plus manqué et dont je souffre encore aujourd’hui, particulièrement quand je me retrouve seule face à ma page blanche.

Un soir, en rentrant, John me propose d’aller passer un week-end à Toronto pour voir Edgar et Amandine. Louis aussi lui manque. Depuis l’arrivée d’Hélène il se rend compte qu’il a besoin de retrouver sa famille, son « frère » bien sûr mais surtout notre fils et sa « petite sœur » Amandine que nous avons encore du mal à considérer comme notre future belle-fille.

« Cela nous fera du bien et à Hélène aussi qui considère maintenant que je dois être là quand elle en a besoin, mais qui ne se soucie plus de moi après. »

Il n’a pas tort et le fait de le reconnaître m’attriste. J’attendais une sœur mais ce n’est « qu’une étrangère » qui s’est servie de moi pour se créer une autre vie. J’exagère je sais, mais je ne peux m’en empêcher.    

« Mon côté excessif ! » aime à dire John.

–   27   –

Toronto.

Edgar nous attend à l’aéroport avec Amandine. Je suis heureuse de les serrer dans mes bras et de les embrasser autrement que virtuellement par Skype. Je les trouve  très beaux, épanouis. Ils sont heureux de nous voir et s’excusent tout de suite de ne pas venir nous rendre visite régulièrement, mais avec les horaires de leurs cours à l’Université et du travail qu’ils doivent fournir comme stagiaires, il ne leur reste pas beaucoup de temps. Mais, ne sachant pas mentir, Edgar enchaîne d’une petite voix 

« Et puis ici il y a aussi beaucoup de distractions et nous sommes très souvent invités. »

John et moi sourions, heureux de sa franchise.

C’est de leur âge et ils ont mieux à faire que de retourner voir leurs « vieux parents » dans une petite ville loin de tout.

Louis et Pauline aussi sont heureux de nous voir et, comme ils sont maintenant installés dans ce qui était la maison des parents de Louis, ils nous logent dans la chambre d’enfant de Louis qu’ils ont aménagée en « chambre d’amis ».

Au contraire de nos enfants, eux ne s’excusent pas de ne pas nous rendre visite, mais nous reprochent de ne pas venir les voir plus souvent.

Le soir de notre arrivée, dîner « familial » avec le père de Louis que je trouve vieilli, mais toujours charmant, séduisant. Il a encore le mot juste pour me mettre en valeur et me faire rougir.

Bien entendu la majorité des questions porte sur Hélène, cette sœur inattendue qui a tout abandonné pour venir s’installer, comme moi, à Rimouski. Louis, toujours soupçonneux, demande si elle n’avait pas une autre raison pour changer de vie et quitter la France, une rupture avec un amant par exemple, ou un motif plus grave. Cette remarque me surprend, mais me fait réfléchir. Je n’y avais pas pensé. J’ai cru que, comme je l’aurais fait à sa place, elle voulait retrouver la sœur qu’elle n’avait pas connue, créer avec elle une nouvelle vie. Moi, quand je suis partie m’installer à Montréal, je n’avais pas d’autre choix que de fuir la pension et son environnement. Mais elle ? Elle a eu une enfance normale, probablement heureuse et est restée à Toulon après son divorce et le départ de son fils, même si elle a vendu l’appartement devenu trop grand pour s’installer dans un studio. Ai-je été le déclencheur de ce changement comme je l’ai égoïstement cru ou simplement une opportunité pour ne pas partir seule dans l’inconnu.

Plus tard, quand nous sommes seules dans la cuisine pour faire la vaisselle pendant que John et Louis ont repris leur partie d’échec trop longtemps interrompue, Pauline n’arrête pas de me parler de son travail avec Louis, m’expliquant qu’elle le voit moins qu’avant. Il est toujours en déplacement pour rencontrer des auteurs (auteures jeunes et belles ne peut-elle s’empêcher d’ajouter) pendant qu’elle doit s’occuper de la gestion de la maison d’édition.

Par contre, son vrai bonheur, est de voir nos enfants heureux en couple. Ils sont toujours installés dans le studio que Louis habitait quand il était célibataire puisqu’eux ont définitivement (enfin, c’est ce qu’elle me dit) aménagé la maison de ses parents, le père de Louis étant maintenant, à sa demande, dans une maison médicalisée car sa santé décline et qu’il ne veut plus rester seul. Elle va le voir souvent, et a été étonnée qu’il lui demande de venir dîner avec nous le jour de notre arrivée.

Je retrouve tout de suite avec Pauline notre complicité de « sœurs », complicité que je n’arrive pas à créer avec Hélène. Mais il est vrai qu’avec Pauline nous avons un passé commun, des enfants que nous aimons, des vies semblables (enfin depuis nos mariages) même si Louis s’avère « volage » ce qui n’est pas le cas de John. Et, en confidence, comme elle le faisait volontiers à Rimouski, elle m’avoue qu’elle sait que Louis la trompe et qu’elle ne se gêne pas pour en faire autant, mais qu’ils ont trouvé un équilibre qui leur convient.

Je suis triste de ce que leur couple est devenu et ne peux m’empêcher d’imaginer la réaction que son père, dont elle m’a souvent vanté la probité, aurait eue en constatant ce qu’est devenu son couple. Elle me questionne aussi sur mes rapports avec John. Mais j’éclate de rire, incapable d’’imaginer une vie basée sur autre chose que l’amour et la confiance.

Ce séjour, trop court, me fait du bien. J’ai retrouvé ma famille, ma vraie famille, celle que j’aime, avec qui j’ai un passé.

Hélène ne fait pas partie de ce passé et même si elle est ma demi-sœur, je dois reconnaître que je n’ai rien à lui dire, rien à partager avec elle. Au début j’y ai cru, mais avec elle je m’ennuie. Je dirais même que, souvent, elle m’énerve. Tout chez elle me paraît faux. J’ai même l’impression de retrouver les mensonges de mes camarades du collège de mon enfance.

Mais comment aurait-elle su pour moi, pour ma mère ? Si elle a inventé cette histoire quel est son intérêt ? Je ne suis pas riche, John non plus. Suis-je simplement l’excuse officielle pour se créer une nouvelle vie au Canada ? Si c’est le cas, comme le pense Louis, que fuit-elle ?

Je suis certaine qu’elle ne faisait pas partie des élèves de notre collège militaire, enfin de ceux de ma génération. Est-elle la sœur de l’un d’eux ou simplement a-t-elle eu accès aux archives (mais comment ?) et s’est-elle servie des informations recueillies sur moi pour fuir,  comme je l’avais fait en mon temps.

L’arrivée d’Edgar interrompt ces pensées négatives

« Nous serions très heureux que vous veniez dîner un soir dans notre petit studio. »

« Tu ne veux pas qu’on vous invite au restaurant ? »

« Non. Amandine est tellement fière de te recevoir à son tour en tant que maîtresse de maison. »

Je ne peux m’empêcher de sourire, heureuse d’être la mère de ces enfants si naturels, puisque malgré tout, j’ai toujours considéré Amandine comme ma fille même encore aujourd’hui alors qu’elle va devenir ma belle-fille.

C’est curieux la vie.

Une fille qui devient une belle fille, une demi-sœur inconnue, une carrière d’écrivain non aboutie. Pourquoi ne suis-je pas capable de regarder la réalité en face, sans ce besoin maladif de chercher le côté négatif, de chercher à me faire du mal. Peut-être pour me débarrasser d’une enfance que je n’ai pas su vraiment oublier et qui, quand je me retrouve seule face à une feuille blanche, ressurgit.

Cette soirée avec nos enfants me fait beaucoup de bien, même si je ne peux m’empêcher de m’étonner de l’absence de Louis et Pauline. Mais la réponse d’Amandine est claire, bien que dite d’un ton ironique :

« Maman travaille, et Papa est en déplacement ».

J’ai l’impression que ces excuses sont fausses, qu’ils le savent, qu’ils les acceptent sans regrets, heureux d’être là, avec nous, pour nous montrer leur bonheur. Mais je remarque aussi, non sans une pointe de jalousie, que s’ils nous appellent encore par nos prénoms comme ils le faisaient pour Louis et Pauline à Rimouski, aujourd’hui ils sont redevenus pour eux « Papa et Maman ».

Amandine a préparé le plat que je leur faisais régulièrement, un « poulet rôti » dont ils raffolaient quand ils vivaient encore avec nous. Je dois admettre que le sien est meilleur que le mien. Je le lui fais remarquer ce qui lui fait très plaisir, et déclenche un fou rire d’Edgar qui, en la regardant, ne peut s’empêcher de dire

« Tu vois, je te l’avais dit. »

Ils nous parlent de leurs études, de leurs projets, envisageant tous les deux de devenir avocats pour pouvoir travailler ensemble. Et en riant, Edgar ajoute en plaisantant

« Mais je n’aurai pas de rendez-vous avec des clientes en province ».

Cette franchise, qui fait sourire Amandine, nous laisse sans voix John et moi.

Quand ils ont quitté Rimouski c’étaient des enfants (enfin je croyais) et je retrouve des adultes qui parlent librement de la double vie de leurs parents, sans les juger. Que pensent-ils de nous ? Que nous sommes de vieux provinciaux encroûtés dans une routine sans avenir ?

Les voir parler de leurs projets avec un tel amour dans les yeux me réjouit mais cela ne fait qu’accentuer cette impression de vide que j’éprouve face à la trahison d’Hélène (je le ressens maintenant comme ça), l’échec du couple Louis-Pauline (ça aussi je le ressens comme ça, même si cette forme de vie leur convient).

John profite de cette atmosphère familiale pour leur rappeler que la maison de ses parents, qu’il loue depuis leurs morts, leur est destinée et qu’ils pourront s’y installer quand ils auront fini leurs études. Ils acceptent sans gêne cette  « donation », trouvant normal que nous envisagions déjà, bien avant notre mort, de parler héritage.

La soirée se déroule dans la bonne humeur. Ils sont heureux de notre présence, de notre amour et nous promettons de revenir les voir souvent, puisqu’eux n’auront jamais le temps, ou plus exactement que, pris dans le tourbillon de cette grande ville qu’est Toronto où ils pourront développer leurs ambitions professionnelles, la « petite ville » de leur enfance fait partie d’un passé qu’ils ne veulent probablement pas oublier, mais où ils n’ont plus de raison de venir, malgré le fait que nous y habitions encore. Je le regrette et je sais que John pense comme moi, mais il ne l’avouera jamais, heureux de sa vie à Rimouski, entouré de ses élèves actuels et passés, car nombreux sont ceux qui viennent lui demander conseil, conscients de sa disponibilité après les cours.

Mais moi ? Durant cette soirée, pourtant agréable, je prends conscience que je suis vieille, plus exactement qu’ils ont leurs vies, des habitudes journalières et culinaires déjà différentes de celles que j’ai essayé de leur inculquer. Il ne s’agit que de petits détails, mais j’y suis sensible comme l’absence à table d’un deuxième verre pour l’eau et non d’un seul verre pour le vin et l’eau, ou pour de la bière dans le cas de John. La musique aussi est omniprésente durant tout le dîner, sans oublier bien sûr la télévision toujours allumée, son coupé, pour ne pas rater une information importante. Cela n’enlève rien à mon amour pour eux, mais ne m’incite pas vraiment à revenir. Nous avons notre vie, maintenant ils ont la leur.

Comme pour Hélène du reste. Je croyais qu’elle venait me retrouver, mais elle ne vient que pour refaire sa vie, fuir des souvenirs trop lourds ou trop tristes. Je sais pourtant par John qu’elle n’est pas en fuite pour un délit ou un crime quelconque puisqu’il m’a avoué avoir fait des recherches sur internet quand elle a décidé de venir s’installer près de chez nous. Et, sans savoir vraiment si j’en suis triste ou pas, je prends conscience qu’elle va très vite vivre sa vie sans moi.

Effectivement, de retour à Rimouski, j’essaie de la joindre, mais elle me fait répondre par une standardiste qu’elle est très occupée et qu’elle n’a pas le temps de me parler. Comme j’ai des amies à l’hôpital, enfin des connaissances, j’apprends qu’elle est devenue la maîtresse d’un chirurgien et qu’elle a déjà la réputation d’une arriviste, prête à tout pour son bien être immédiat.

Je suis déçue. Triste surtout. Au moins, au collège, nous nous disputions, nous nous battions, mais nous restions solidaires. Je ne vais évidemment pas regretter cette période, mais je reconnais qu’elle m’a marquée, formée ai-je envie de dire. Là, devant cette façon d’agir, je reste interdite, sans réaction. Ce n’est pas ma conception de la vie et je ne sais pas comment y faire face.

J’en parle à John qui se contente d’hausser les épaules

« Quand son aventure sera terminée, elle reviendra »

Mais aurai-je envie de la revoir ? J’ai l’impression de me retrouver à 16 ans. Malgré la présence de John, je me sens à nouveau seule, sans amis, désœuvrée. Rien ne m’intéresse, même pas le roman que je suis censée écrire et pour lequel j’ai déjà reçu (à moins que ce ne soit un cadeau de mariage déguisé comme les parents de Louis me l’avaient dit reste) une lettre d’intérêt et un à valoir de mon éditeur, donc indirectement de Louis puisqu’il a pris la succession de sa mère.  Du coup, je prends conscience que la haine que nous avions développée dans ma jeunesse nous motivait, alors que là, dans mon bien être journalier, je m’ennuie.

Le soir, quand John revient du collège où il continue régulièrement à donner ses cours, je n’arrête pas de parler, rattrapant ainsi mes trop longs silences de la journée. John se contente de hocher la tête pour répondre à mes « élucubrations » qu’il n’a pas toujours écoutées, encore pris par les questions de ses étudiants, avides de côtoyer ce professeur disponible dans une ville où tout le monde travaille et n’a pas le temps de s’occuper des autres.

Sans la télévision nos soirées seraient silencieuses, tristes. Tout au plus nous commentons rapidement ces émissions qui ne nous intéressent pas mais nous permettent d’occuper le temps qui passe.

John a raison. Hélène revient, lassée de son amant trop provincial et casanier à son goût. Sa seule passion est la chasse et la pêche sur la petite île d’Antiscoti située au milieu du fleuve du Saint Laurent, non loin de Rimouski. Elle ne comprend pas ce plaisir de donner la mort alors que son travail est de soigner les malades justement pour éviter leurs morts.

Je suis d’accord avec elle, mais je n’arrive pas à oublier le mal qu’elle m’a fait en m’abandonnant pour vivre sa vie, ou plus exactement, comme me le fait remarquer John en riant « une autre vie que celle que j’avais décidée ».

Suis-je devenue égocentrique, uniquement intéressée par mes envies, mes sentiments, mes caprices ? Je ne crois pas être comme ça avec John, mais c’est vrai qu’il est très patient avec moi quand je m’énerve, souvent à tort, pour me donner l’impression d’exister, de croire encore en moi.

Pourtant, quand les commerçants me demandent des nouvelles de « ma sœur » je ne peux m’empêcher de répondre en souriant qu’elle va bien, désireuse de faire croire à une harmonie parfaite entre nous.

De temps en temps John me suggère d’organiser un dîner à la maison pour recevoir ses collègues (je crois qu’il fait ça pour m’occuper). J’en profite aussi pour inviter Hélène. Mais elle ne vient que rarement, trop occupée avec des horaires qui ne correspondent pas toujours aux nôtres.  

Un soir, pourtant, elle se joint à nous. Elle est charmante et joue le jeu d’une famille retrouvée. Cela me fait plaisir bien que je ne la crois pas sincère. Elle cherche à s’intégrer comme je l’ai fait en mon temps et veut ainsi montrer qu’elle ne m’en veut pas de ma « bouderie » vis à vis d’elle.

Pour impressionner nos invités, elle parle de la France, notre pays d’origine, et des grands voyages qu’elle a faits avec son mari. Pourtant, je sais (puisqu’elle m’a dit lors de notre « période de connaissance » par skype) qu’elle n’a jamais voyagé avec lui et que c’est une des causes de leur divorce. Elle parle aussi de son fils, commandant d’un navire de plaisance pour touristes argentés (je crois, non je sais puisqu’elle me l’a dit aussi, qu’il est sur un pétrolier et que son fils n’est pas commandant mais officier de pont sur le navire dont son père est commandant).

Tous ces mensonges me déçoivent et m’inquiètent. Est-elle malade où, comme moi, une rescapée qui cherche à se faire une vie avec un passé inventé.

Suis-je aussi une sœur inventée ? J’ai peur. Toute mon enfance n’était que mensonges, violence et haine. Je croyais en être sortie. Mais n’ai-je pas rêvé mon mariage avec John, notre fils, nos années de bonheur ?

Je m’ennuie. Plus rien ne m’intéresse et même les mensonges d’Hélène me laissent indifférente. Qu’est-ce qui la pousse à mentir ? A-t-elle eu elle aussi une enfance malheureuse et « notre mère idéale » dont elle parle, n’était-elle due qu’à son imagination.

Nous avons tous nos secrets, des visions vraies ou fausses de notre passé, mais j’avais cru trouver une sœur, une mère qui ne m’avait pas oubliée et non un rêve similaire aux miens.

–   28   –

Je dois réagir, reprendre ma vie en main pour ne pas me laisser gagner par une dépression naissante. Sur les conseils de John, je m’inscris en tant professeur bénévole dans le collège où je travaillais avant de devenir « écrivain ». Je suis en charge d’aider les élèves en littérature française et en histoire, « la vraie, me précise le proviseur en souriant, pas celle de vos livres. »

Maintenant, je pars le matin avec John, je déjeune avec lui à la cantine du collège, je rentre avec lui le soir après nos cours. Nous parlons de nos étudiants, souvent les mêmes, ceux qui veulent perfectionner leurs connaissances et envisagent un avenir autre que de prendre la succession de leurs parents, pêcheurs ou commerçants. Nombreux sont ceux qui me questionnent sur les personnages historiques que j’ai décrits, voulant savoir pourquoi j’ai situé ces personnalités hors de leur temps pour les unir dans des amours impossibles. Mes réponses improvisées me font du coup prendre conscience que ces changements d’époque ne sont pas uniquement dus aux caprices de mon imagination, séduite par telle ou telle époque au mépris de la réalité. Car il est vrai que Napoléon vivant à l’époque des pharaons a de quoi séduire. Sa campagne d’Egypte et l’obélisque qu’il en a rapporté à Paris ne sont-ils pas du même ordre que les souvenirs d’enfance qui poussent nombre d’entre nous à garder des objets de leur passé.

C’est mon cas aussi avec mon travail de professeur bénévole. Je retrouve mes réflexes de jeune enseignante et ma joie de vivre. Le soir, avec John, nous formons à nouveau un couple aimant, animé par les mêmes préoccupations. Ma période « ambition littéraire » est oubliée. Même les défauts d’Hélène me paraissent sans importance. Elle continue à être ma sœur, ma demi sœur pour être exact, et même si nos rapports restent distants, elle fait quand même partie de moi, de ma famille.

L’arrivée de l’hiver, avec la neige et le Saint Laurent partiellement gelé, me fait plaisir et je m’amuse à voir Hélène emmitouflée dans une doudoune colorée, le nez rouge, mais disant en riant :

« Je m’attendais à ce qu’il fasse froid, mais pas à ce point là. »

Avec le froid, le village retrouve sa solidarité et les commérages sont étouffés par la neige, recouverts eux aussi d’un tapis blanc jusqu’au dégel. Jusque là, seul compte la solidarité face à cette agression de la nature. Nous ressentons tous ce besoin d’amitié, de chaleur humaine et Hélène reprend l’habitude de s’inviter à dîner quand les horaires de ses gardes à l’hôpital le lui permettent. Il lui arrive aussi d’amener avec elle son flirt du moment, un médecin ou un infirmier (plus rarement) pour leur présenter « sa sœur aînée, celle qui écrit des livres ». Je suis flattée bien entendu, mais pas dupe. C’est sa façon de se mettre en valeur, de se rendre intéressante. Bien entendu durant ces soirées improvisées elle en fait trop, racontant des souvenirs que je sais faux, mais depuis que je suis redevenue professeur bénévole, ils m’amusent. De temps en temps j’avoue penser à les noter pour m’en servir dans mon roman, mais c’est elle qui sait inventer, pas moi. Moi je me contente de raconter des faits réels, de les présenter sous un autre angle, comme je l’ai fait avec mes nouvelles « pseudo-historiques ».

John aussi est heureux. Dans nos dîners improvisés nous avons aussi des élèves qui, comme Hélène, prennent l’habitude de s’inviter, faisant toutefois l’effort, au contraire de ma « sœur », de nous apporter une bouteille de vin ou quelques bières. Je ne peux m’empêcher de me demander, devant le plaisir manifeste ressenti par John de leurs présences, si sa réputation d’homosexuel était totalement feinte, mais Edgar et notre vie de couple me ramènent à la réalité. 

A défaut d’écrire, je retrouve le bonheur de cuisiner, de recevoir. De temps en temps, un de nos convives me demande pourquoi je n’écris plus de nouvelles « pseudo-historiques » puisqu’aucun exemplaire n’a été mis en vente ces derniers temps. Mais, sans attendre ma réponse, John déclare que je suis en train d’écrire un vrai roman, et que cela me laisse du coup moins de temps pour écrire mes « nouvelles ». Mais, insiste-t-il, je n’ai pas complétement arrêté d’écrire, puisque même si elles sont provisoirement interrompues, elles continuent quand même à être éditées en anglais. Et, avec un sourire, il ajoute

« Je dois aussi reconnaître que c’est de ma faute, car pour les versions anglaises, dont je suis le traducteur, il faut le temps de les faire vérifier avant de les pouvoir soumettre aux lecteurs anglophones »

Personne n’est dupe de cette excuse, mais tout le monde fait semblant d’y croire. Enfin, je pense. Une fois aussi Hélène explique, en accentuant son accent méditerranéen, que je suis en train d’écrire nos « retrouvailles » comme elle dit. Ce sera donc elle, le personnage principal de mon roman. Tout le monde rit, sauf moi mais je n’ai pas le courage de la contredire.

Le soir, John me demande si sa suggestion n’est pas une bonne idée. Elle est excessive, mais elle a une personnalité séduisante vu le nombre de prétendants qu’elle nous amène, et notre histoire de demi sœur n’est pas courante. Il a raison, mais j’ai perdu l’envie d’écrire, ou plus exactement je ne crois plus en mon talent. Ma période de dépression a fait renaître les doutes de mon enfance, réapparaître ce côté vaincu avant d’avoir combattu que l’on nous avait inculqué. Je sais pourtant que j’ai changé, que je suis maintenant une autre personne, mais avec l’âge, mes réflexes d’enfant, mes doutes, reviennent. Je n’arrive pas à oublier les traumatismes de cette période. Et, surtout, je ne me trouve aucun point commun avec Hélène. Elle est sûre d’elle, affichant sans complexe ses sentiments, alors que j’ai du mal à m’exprimer même si j’y parviens avec John. Ses mensonges aussi me troublent.

Aussi, un soir où nous nous retrouvons toutes les deux devant un feu de bois, je lui demande

« Pourquoi tu mens ? »

Silencieuse, elle regarde les flammes pétillantes avant de répondre

« Ta mère t’admirait et j’étais jalouse. »

« Pourtant elle m’a abandonnée. »

« Non, c’est ta grand mère qui l’a obligée. Elle en souffrait et ne s’en est jamais remise. »  

« Elle t’a eu toi. »

Mal à l’aise, et après un long silence, elle répond

« Je suis une enfant adoptée. »

Je la regarde sans comprendre

« Je voulais te le dire, mais je n’en ai pas eu le courage. Nos mères étaient amies, militaires toutes les deux. Ma mère sortait du même collège que toi et s’était engagée dés qu’elle en a en eu l’âge. A ma naissance elle m’a placée en nourrice, mais elle a été tuée, « morte pour la Patrie » comme on dit. Comme elle n’avait pas de famille, ta mère m’a adoptée. J’avais deux ans. »

Je suis troublée, ne sachant que répondre. Mais déjà elle ajoute

« Ta mère avait gardé le journal intime de ma vraie mère. C’est comme ça que j’ai su ce que tu avais enduré dans le collège où vous avez, toutes les deux, été éduquées. »

Après un silence, elle enchaîne d’une voix tremblante

« Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? »

Je la regarde, hésite, puis

« Rien. Tu n’es pas ma sœur, mais tu peux être mon amie… A condition que tu ne me mentes plus. »

« Ça me convient. »

Après un nouveau silence, beaucoup plus long cette fois, où nous regardons toutes les deux les flammes du feu de bois, je demande d’une petite voix

« Pourquoi tu me le dis maintenant ? »

« Parce que je voudrais que tu m’adoptes. »

Je la prends dans mes bras, les larmes aux yeux. Je perds une demi-sœur, mais je gagne une amie.

Du coup, ce qui m’énervait chez elle, ne me gêne plus. Je ne voyais que ses défauts car je craignais avoir les mêmes. Aussi étonnant que cela paraisse, ce changement de situation me redonne confiance en moi.

Ma mère m’admirait, a adopté Hélène pour se donner une deuxième chance et je suis devenue pour cette fausse sœur le modèle dont elle s’est inspirée au point de refaire sa vie au Canada quand la sienne s’est écroulée.

J’apprends aussi, maintenant qu’elle est sincère, qu’elle a décidé de recommencer sa vie près de moi car elle s’est disputée avec son fils qui ne veut plus la voir depuis qu’elle a quitté son mari et pour la remplacer par une vie dissolue. Elle ne supportait pas non plus son travail d’infirmière qui l’obligeait à ne soigner que des malades grabataires. Pour elle je suis un rêve, celle qui a su réagir, changer de vie, réussir à créer une famille stable.

Grâce à elle je reprends goût à l’écriture. J’ai, à nouveau, envie de faire quelque chose de personnel, de valorisant. J’aime mon travail de professeur bénévole, mais il ne me satisfait pas vraiment. Mes élèves sont heureux de ce que je leur apporte, mais j’ai l’impression de ne rien recevoir en échange, ou plus exactement je n’arrive pas à oublier mes ambitions de célébrité, de reconnaissance artistique au moins. J’y ai cru avec mes nouvelles, mais cela s’est soldé par un échec (enfin pas tout à fait), ce que je ne supporte pas.

L’histoire d’Hélène est effectivement un bon sujet de roman. Elle est un personnage complexe et, au travers d’elle, je peux aussi me raconter. Mais reprenant mes reflexes d’écrivain, je l’imagine amoureuse de Napoléon avec qui elle aurait pu avoir une aventure passionnée.

Je retrouve mes habitudes d’écriture des années précédentes, mais là, je connais mon personnage principal et il ne me reste plus qu’à raconter son histoire, ses amours ou les inventer quand je n’ose pas la questionner sur certaines périodes de sa vie. Au travers de son personnage je raconte ce qui m’a manqué dans mon enfance et je prends maintenant plaisir à imaginer, au travers de cette sœur imaginaire, une sorte de vengeance vis à vis d’un passé douloureux.

Quand je raconte à John qui est réellement Hélène, il répond qu’il admire son parcours et que, même si je n’écris jamais son histoire, j’aurai changé sa vie mieux que n’aurait pu le faire un roman. Pourtant pour moi ce qui compte est que ma mère m’aimait et que j’aurais pu avoir l’enfance d’Hélène. Mais quand je vois ce qu’elle est devenue et qui je suis, je me demande si les souffrances de mon adolescence ne m’ont pas mieux préparée aux épreuves de la vie.

Du coup nous nous voyons plus souvent en tant qu’amies que nous ne le faisions en tant que sœurs. Elle se sent seule en cette période de l’année où le froid rend les gens casaniers. Elle m’avoue aussi que le libertinage de son arrivée (comme elle dit) n’était qu’une façon de se créer des contacts avec une population renfermée sur

elle-même. Cette période lui a fait des amis et des ennemis, mais elle est maintenant considérée comme faisant partie de la société de notre ville.

Cette façon d’agir me scandalise. Jamais je n’aurais été capable de me comporter de la sorte et je récuse cette conduite. Mais je dois reconnaître qu’elle a « fait son trou » en tant qu’infirmière et est appréciée pour son travail, même si sa façon d’être à son arrivée l’a fait considérer comme une « maudite française », expression trop souvent employée au Canada, surtout à Montréal. 

Hélène m’explique aussi qui était ma mère. Une jeune fille fragile, peu sûre d’elle, dominée par une mère acariâtre. Pour la fuir elle s’engage dans la marine. Mais ma naissance permet à sa mère de retrouver son influence négative, de l’amener à  divorcer, à essayer de lui faire quitter l’armée. Par faiblesse, elle m’abandonne et, pour survivre se remarie avec le premier homme rencontré. Mais elle ne veut pas d’autre enfant, d’où l’adoption d’Hélène pour répondre à son besoin de maternité non assouvie.

Refusant aussi de quitter son engagement dans la marine, elle abandonne son poste d’officier de pont pour se faire muter dans des bureaux ce qui lui permet d’assumer son rôle de mère. Du coup, avec elle, l’enfant adoptée, elle a été une bonne mère, apportant l’amour qu’elle n’avait pu donner. Elle regrettait aussi son divorce, ayant de la tendresse, à défaut d’amour, pour son premier mari. Mais son deuxième mari, celui qu’Hélène considère comme son père, était un homme bon, compréhensif, qui aimait réellement sa femme et sa fille. Grâce à lui, Hélène a eu une enfance heureuse et ma mère aussi a été heureuse.

Hélène m’avoue enfin qu’elle n’a découvert le passé de ma mère qu’à sa mort, en fouillant dans ses papiers. Elle avait tout gardé, des photos de moi bébé, de son premier mari, mon père, et aussi les lettres qu’ils avaient échangées avant et après ma naissance.

Je suis au bord des larmes.

Ma mère existait en tant que mère et, par obligation, par faiblesse serait plus juste, a reporté son amour maternel sur Hélène. Hélène est vraiment ma sœur. A défaut de sang commun elle a reçu l’amour maternel qu’elle me réservait. Nous n’avons pas la même éducation, pas le même parcours, mais nous étions sœurs dans le cœur de ma mère.

Je n’ai jamais su exprimer mes sentiments à John, mais il les comprend sans que j’aie à lui en parler. D’où, sans que je lui en pose la question, la réflexion qu’il ne m’avait jamais faite alors que nous buvons un verre en attendant Hélène pour dîner

« Moi aussi avec Louis, nous nous sentions comme des frères, même si nous n’avions pas les mêmes parents. »

Et en riant, il ajoute

« Il nous arrivait même parfois de faire comme si on les échangeait. »

Edgar par contre ne comprend pas que j’ai « adopté » Hélène comme petite sœur. Je crois qu’il craint qu’il ne me suffise plus, ou simplement que son départ à Toronto avec Amandine ne l’ait éloigné de moi. Il est jaloux et j’en suis heureuse. Preuve que je compte pour lui.

John aussi est plus attentif. Il nous traite en sœurs et n’hésite pas à se confier à Hélène, à lui demander des conseils médicaux pour ses élèves.

Hélène est heureuse. Elle a trouvé une famille, ou plus exactement, elle est enfin arrivée à s’intégrer dans la famille dont elle rêvait. Un frère attentionné (John), une sœur aimante (moi).

Nous hésitons même à lui proposer de venir s’installer chez nous, puisque depuis le départ d’Edgar et d’Amandine, notre grande maison peut facilement être réaménagée en deux appartements, mais Hélène tient à son « intimité ».  Effectivement il lui arrive régulièrement de ne pas être libre certains soirs ou absente durant des week-ends pour de « petites escapades » sentimentales.

Dans ses confidences, le nom d’un médecin revient souvent. Bon médecin, d’origine autochtone, il est toujours volontaire pour aller soigner les malades des villages isolés le long du Saint Laurent. Bien entendu, une infirmière pour l’aider dans son travail n’est pas de trop, d’où une certaine ambiguïté sur leurs déplacements. Enfin pas vraiment, car après chaque intervention, elle revient rayonnante et n’arrête pas de me vanter son professionnalisme.

Je connais la femme de ce médecin. Elle est sympathique et fait partie des admiratrices de mes « nouvelles pseudo-historiques ». Je ne pense pas qu’elle soit dupe, mais a-t-elle le choix ?

La réaction de Pauline face aux infidélités de Louis me revient en mémoire. Que ferais-je si je me trouvais dans cette situation ? A l’époque Pauline m’avait confié très sérieusement qu’elle aurait préféré que je sois la maîtresse de Louis pour « que ça reste en famille ». Mais moi, accepterais-je que John me trompe avec Hélène pour « que ça reste en famille ? ». Supporterais-je du reste qu’il me trompe tout simplement ? Moi je ne l’ai pas fait.

Dans les œuvres littéraires que j’ai apprises et que je transmets à mes étudiants, il est expliqué que les rapports au sexe ne sont pas les mêmes pour un homme que pour une femme. Qu’en est-il donc de l’égalité Homme-Femme dont on nous parle tout le temps ? Cela ne concerne-t-il que les salaires (travail égal-salaire égal) ?

Je m’égare. Hélène a sa vie, John et moi avons la nôtre. C’est moi qui ai introduit Hélène dans notre couple et John ne fait que s’adapter à cette situation.

Au début de notre mariage il y avait Louis, aujourd’hui il y a Hélène. A chacun sa famille, vraie ou fausse.

–   29   –

C’est en faisant mes courses que je l’ai rencontrée. Elle est venue vers moi, souriante

« J’aimerais vous inviter à dîner avec votre sœur. »

« Avec Hélène ? »

« Oui, ça fera plaisir à mon mari. »

Je la regarde, surprise.

Et, avec quelques secondes de retard,

« Vous savez, après trente ans de mariage, on devient amis, complices. C’est pour ça que j’aimerais connaître votre sœur et vous conviendrez qu’il m’est quand même difficile de l’inviter toute seule. »

Je hoche la tête abasourdie.  Souriante, elle continue

« A nos âges, le sexe a moins d’importance. Si votre sœur avait vingt ans, je ne dis pas, mais comme nous avons le même âge, nous pourrions être amies. »

Le monde a vraiment changé, ou est-ce moi qui ne me suis pas adaptée. Elle a raison. Quelle meilleure preuve d’amour peut-elle  donner à son mari ?

Quand je transmets l’invitation à Hélène elle me répond qu’elle est au courant, que son ami l’a prévenue que sa femme allait nous inviter.

« Tu trouves ça normal ? »

Elle hoche la tête en souriant ne prenant même pas la peine de me répondre.

John rit beaucoup de cette invitation et se permet même de plaisanter

« Cela me donne des idées ».

Je n’aime pas du tout cette réflexion !

La soirée est agréable.

Michèle, notre hôtesse, fait beaucoup d’effort pour être charmante. Après des regrets trop mondains sur le fait que je n’édite plus mes « nouvelles pseudo-historiques » qu’elle adorait, elle clarifie sa situation vis à vis de ma sœur.

« Quand j’ai connu André (le médecin) je finissais mes études d’infirmière, ici à Rimouski. Pour lui, c’était son premier poste en tant que médecin. On s’est marié et il a accepté de s’installer ici car j’y avais ma famille, mes amies, mes références. Avec la naissance de nos enfants j’ai arrêté de travailler. Maintenant nos enfants sont partis, mes parents sont morts et nous sommes trop vieux pour déménager. »

Hélène, tout sourire, joue le jeu imposé par Michèle

« Moi, au contraire, je n’avais plus d’attache à Toulon. Après mon divorce et le départ de mon fils, ma seule structure fixe est devenue ma sœur. »

Et voilà, tout est dit.

André est un hôte charmant. Trop du reste puisqu’il ne peut s’empêcher de me faire une cour discrète ce qui m’énerve. Quand j’en parle à Hélène, elle rit

« Ce n’est pas bien méchant et cela fait partie de son charme. »

Décidemment nous n’avons pas les mêmes critères sentimentaux.

John aussi trouve ça drôle, preuve dit-il sans rire que « j’ai encore du sex-appeal ». Hélène aurait-elle une mauvaise influence sur lui ?

Mais sa réflexion me rappelle que Louis a toujours agi de la sorte, même au début de son mariage avec Pauline.

Pour conclure cette soirée dont je me serais bien passée, Hélène invite nos hôtes à dîner. Mais comme elle n’habite qu’un petit appartement, un studio serait plus juste, le dîner se passera bien entendu chez moi. J’acquiesce avec un sourire crispé, mais heureusement nous ne fixons pas de date.

Je croise Michèle quelques jours plus tard au supermarché, qui, avec un sourire complice, me dit

« Vous avez beaucoup plu à mon mari. »

Hélène, où nous as-tu amenés ?

Le soir, je raconte à John ma rencontre avec Michèle et je lui explique que je n’ai aucune envie de les revoir, ne supportant pas leur « libertinage ». Il se contente de hocher la tête, sans répondre.

Suis-je trop  vieille ? Trop puritaine ? Trop … ? Je ne sais  pas. J’aime John, et cela me suffit.

Nous reprenons notre vie de couple normal mais je suis plus distante avec Hélène qui ne comprend pas ma réaction.

A chacun son parcours, ses  choix. Le mien, j’ai mis du temps à le trouver, à le créer. Je ne veux rien changer mais cela me redonne l’envie d’écrire, écrire pour moi, de me raconter pour me comprendre, même si « mon roman » ne sera jamais édité.

Je suis allée au bout de mes choix, au bout de mes ambitions. John est heureux, Edgar aussi, donc, moi aussi.

Ce week-end, Hélène m’annonce fièrement qu’elle part en hélicoptère avec André pour un accouchement difficile à Harrington Harbour. Je suis troublée. J’aurais pu y être encore et avoir eu une autre vie. Les souvenirs de cette période me reviennent et je dois reconnaitre que j’y ai été heureuse.

Comme là-bas, à Rimouski aussi tout le monde (enfin ici cela concerne surtout les pêcheurs) se connaît depuis sa plus tendre enfance, mais pour moi, à l’époque, c’était nouveau (plus exactement ce que je ne comprenais pas c’était la tendresse qui les unissait). J’avais du mal à admettre leur manque volontaire de liberté, d’intimité. Moi, j’avais besoin de solitude, d’être seule face à moi même. J’aurais pu m’adapter, mais il y a eu cette soi-disant histoire avec Raynald. Je n’ai pas compris, j’ai eu peur et je ne regrette pas de m’être retrouvée à Rimouski.

J’aurais pu épouser un pêcheur de Harrington Harbour et mon fils, pêcheur à son tour, aurait pu faire appel à André et son infirmière, Hélène, pour l’accouchement de leur enfant. Je n’aurais pas connue cette fausse sœur, ma vie serait différente, mais serais-je heureuse ? Peut-être, mais je ne regrette pas ma vie actuelle.

Je me retrouve à nouveau tous les après-midis devant mon ordinateur pour prendre des notes. Grand mot pour dire « accoucher » de réflexions sans suite, sans vraie ligne conductrice. J’écris ce qui me passe par la tête. Des souvenirs, vrais ou faux, des rêves passés ou futurs, des souhaits d’avenir.

Dans ces notes, Amandine devient, au même titre qu’Edgar, mon enfant que j’ai élevé, soigné, aimé.

Je  continue aussi mon activité de professeur bénévole, plus pour faire plaisir à John qui s’inquiète de mon repli sur moi-même que par conviction. Pourtant mes élèves sont gentils, attentifs, demandeurs. Ils en veulent toujours plus et, même si je leur explique que les bibliothèques sont faites pour ça, ils préfèrent que ce soit moi qui fasse les recherches et que je les leur transmette. Ils me font penser aux  bébés oiseaux qui, becs grands ouverts, attendent que leurs parents viennent les nourrir. J’aime ce rôle de nourrice, mais je déplore en même temps leur manque de curiosité, d’initiative. Pour eux tout doit être mâché, prédigéré. Aucun effort. Ils ingurgitent puis oublient. 

Pour ma part, je cherche toujours la perfection, essayant pourtant de donner une explication à l’absence d’amour qui m’a tant manqué durant mon enfance. Et même si je comprends maintenant que mes « géniteurs » n’ont pas su assumer leur rôle de parents, par faiblesse pour ma mère et par passion pour son métier pour mon père, j’ai toujours cherché à leur trouver une excuse et à en faire des victimes. Mais à cause d’eux j’ai été seule à assumer ma vie. J’ai dû lutter, me battre. Et de voir ces jeunes gens qui ne font aucun effort alors qu’ils ont des familles unies, qu’ils sont heureux, m’exaspère.

Du coup, je donne ma démission, sous prétexte que l’écriture de mon roman ne me laisse plus de temps libre. John s’en étonne. Il ne comprend pas. J’essaie, sans succès, de lui expliquer. Mais pour lui l’éducation est sa vie, ses élèves « ses enfants ».

Sans aller jusqu’à nous disputer il se crée une cassure dans nos rapports. Nos valeurs ne sont plus les mêmes. J’ai besoin de partir quelques jours, n’importe où pour me retrouver.

C’est lui qui prend l’initiative

« Tu devrais partir quelques jours pour faire le point. Ta vie, enfin notre vie, a été très bouleversée ces derniers temps. Notre fille va devenir notre belle-fille, ta demi-sœur est maintenant ta sœur adoptive, l’évolution du couple de Louis et Pauline … Moi aussi je suis troublé, mais pour nous, enfin pour moi, rien ne change, je te rassure. »

Je ne sais que répondre.

Mais il a raison, et c’est aussi pour ça que je l’aime.

Harrington Harbour est la première destination qui me vient à l’esprit. Hélène n’y est plus, je peux y aller sans crainte de la rencontrer. Un retour aux sources en quelque sorte.

–   30   –

Je retrouve ce petit port avec plaisir.

Très vite je reprends mes marques et j’ai la surprise d’être reconnue par d’anciens élèves, devenus pêcheurs comme leurs pères. J’aimerais que John soit avec moi, mais lui aussi a besoin de calme, de solitude, et peut-être aussi de « faire le point ».

Je recommence à griffonner des idées, des réflexions, des pensées plus intimes. Me serviront-elles ? Je n’en sais rien mais je veux y croire, j’ai besoin d’y croire, de retrouver mes ambitions, mes rêves.

Me promener dans ces petites rues bordées de maisons aux façades délavées par un climat trop rude, errer sur le port pour contempler ces bateaux de pêche qui, à l’époque, me paraissaient mal entretenus et dangereux, répondre aux sourires des gens que je n’ai connus que vue, réveille en moi des souvenirs oubliés. J’hésite à retourner au collège où j’ai enseigné durant une année, mais, peu désireuse de me retrouver face à face avec son directeur dont je ne garde pas un bon souvenir, j’abandonne cette idée. Même revoir Pauline et Paul qui étaient à cette époque mes collègues ne me tente pas. Pourtant je constate que j’ai été heureuse durant cette période, bien qu’isolée du monde et surtout loin de ce que j’imaginais pour mon avenir. Mais après mes études à Paris puis à Montréal, j’avais d’autres ambitions. A sa façon, Rimouski aussi est éloigné du monde dont je rêvais et pourtant, c’est là, que j’ai fait ma vie et j’y suis heureuse et épanouie.

Durant ces promenades où je prends plaisir à retrouver mes marques, j’ai à la surprise d’être abordée par la mère de Raynald. Avec un grand sourire, et sans prendre la peine de me saluer

« J’ai eu tort. Grâce à vous, il fait le métier qu’il aime et il est heureux. »

Je ne sais que répondre, et hoche la tête en souriant.

Mais déjà elle ajoute

« Sa fille s’appelle Claude, comme vous, et se porte bien. Grâce à vous, encore. »

Je la regarde, sans comprendre

« Grâce à moi ? »

« C’est votre sœur qui a assisté le médecin qui a pratiqué la césarienne qui l’a sauvée. »

Hélène, encore !

La mère de Raynald tient absolument à m’amener chez elle pour me présenter sa petite fille

« Ça fera plaisir à Raynald. »

Elle est magnifique. Je félicite sa maman et lui dit que je suis très heureuse de la connaître 

« Moi je vous connais » répond-elle.

Et elle m’apprend que les élèves, dont elle faisait partie mais sans être dans ma classe car encore trop jeune, ont regretté mon départ. Je suis émue, touchée. Mais aujourd’hui ma vie est ailleurs.

Pourtant, c’est grâce à cette jeune mère qui me regarde en souriant, que je comprends que j’aimais Raynald mais, sans en être consciente car j’ignorais encore ce sentiment, je l’aimais comme un fils. Et, comme trop souvent,  l’incompréhension, la stupidité de la civilisation ont cherché à en faire mon amant.

–   31   –

De retour à Rimouski, je retrouve John avec plaisir. Lui aussi apparemment. Il s’est ennuyé et n’a même pas essayé de recevoir des élèves ou des collègues pour trouver les soirées moins longues.

Je ne sais pas si cette « coupure » lui a fait du bien, mais je reconnais que j’en avais besoin, ne serait-ce que pour comprendre, une fois encore, que John est l’homme de ma vie et que j’ai besoin de lui.

Je lui raconte mon séjour, lui parle de ma rencontre avec la mère de Raynald, et ne peux m’empêcher d’appeler Hélène pour lui demander

« Comment tu as su pour Raynald ? »

« C’est André qui m’en a parlé. »

Et, après un petit rire, elle ajoute

« Tu sais, ici, tout se sait. »

C’est ce soir là, où reprenant nos habitudes « apéritives », qu’Edgar nous appelle pour nous annoncer qu’ils ont décidé, Amandine et Lui, de se marier dans un mois et qu’ils souhaitent que le mariage ait lieu, chez nous, à Rimouski. Et, avant que nous n’ayons le temps de « digérer » cette nouvelle Pauline m’appelle à son tour pour que j’essaie de les convaincre qu’un mariage à Toronto serait plus adapté pour faire une grande fête et recevoir toutes leurs connaissances amicales et professionnelles.

Naturellement je refuse, insistant sur le fait que c’est la décision de nos enfants et que nous trouvons cela très bien. Je n’ose pas lui rappeler, qu’à l’époque, nous avions regretté de ne pouvoir en faire autant, et que nous considérons que ce n’est qu’un juste retour des choses. Et je suis fière, comme John du reste, que nos enfants ne veuillent pas d’un « grand mariage », comme ils disent, mais d’une cérémonie simple où chacun pourra choisir de venir ou non.

Nous envisageons d’abord d’organiser ce mariage chez nous, mais la maison est trop petite car même s’ils ne veulent pas d’une grande fête, leurs anciens camarades de classe voudront certainement y participer.

John ne veut pas que le mariage ait lieu dans la salle de la Mairie, qu’il trouve trop impersonnelle. Aussi, il demande au directeur du collège, où il travaille encore, de lui louer le réfectoire, seule salle avez grande pour recevoir une trentaine de personnes. Et, pour être sûr de son accord, il lui propose aussi de les marier puisque, au Canada, un mariage à la Mairie n’est pas obligatoire et que tout le monde peut tenir le rôle de célébrant. Bien entendu le directeur est flatté d’être celui qui va unir nos enfants, et il accepte sans difficulté de mettre la salle du réfectoire à notre disposition. Mais il refuse de la louer, car, insiste-t-il avec un sourire, Edgar et Amandine sont ses anciens élèves et surtout, John professeur toujours en activité dans ce collège, a le droit d’utiliser les différents locaux comme il l’entend.

Edgar et Amandine apprécient cette solution. John en profite aussi pour leur annoncer qu’il vient de donner congé aux locataires de la maison de ses parents et qu’ils pourront s’y installer dans moins d’un mois. Beau cadeau de mariage qu’ils trouvent normal puisqu’il en avait déjà parlé lors de notre séjour à Toronto.

Les temps changent, les générations et les mentalités aussi.

Quinze jours plus tard, ils viennent nous voir pour vérifier comment se présente l’organisation de la cérémonie de mariage. Après avoir rendu visite au directeur et fait afficher sur la porte d’entrée du collège l’annonce de leur mariage, la date et la réception qui doit suivre, annonce précisant bien sûr que tous leurs anciens camarades sont invités, Edgar profite du dîner à la maison pour nous dire

« Merci pour la maison. De toutes les façons il fallait qu’on déménage. »

Après un silence il ajoute

« Nous attendons un enfant. »

Je ne peux empêcher mes larmes de couler.

« C’est pour quand ? »

« Dans six mois. »

John sourit avant d’ajouter :

« Quand nous nous sommes mariés, Claude aussi était enceinte de trois mois. »

Nous éclatons de rire tous les quatre.

–   32   –

Je ne vois plus le temps passer, trop occupée par la préparation du mariage. Car même s’il n’a pas lieu chez nous, nous sommes en charge de toute l’organisation. John prend contact avec le responsable de la cantine et lui demande de préparer un buffet pour une trentaine de personnes, suivant ainsi le désir de nos enfants qui veulent éviter le côté cérémonial d’un enfilade de tables où chacun a sa place réservée et ne peut, ainsi, communiquer avec qui il veut.

Nous sommes une petite ville, et très vite l’annonce de leur mariage se repend et nous avons la surprise d’avoir la visite d’anciens élèves de John qui proposent de tenir le rôle d’orchestre pour la soirée, car, avouent-ils en rougissant, ils ont crée un groupe musical et s’entraînent régulièrement dans la cave de leurs parents. Et, le plus sérieusement du monde, ils nous demandent le morceau musical préféré d’Amandine et Edgar pour qu’ils le leur jouent en ouverture de la réception.

Tout est prêt. Il ne manque que les mariés.

Comme Edgar et Amandine s’installent dans ce que nous appelons encore la chambre d’Edgar, nous proposons à Louis et Pauline de prendre l’autre chambre (celle que nous appelions la chambre d’Amandine, avant qu’elle ne devienne la chambre d’amis). Mais ils préfèrent s’installer à l’hôtel où ils prennent deux chambres communicantes mais séparées, ce qui nous choque. Faire chambre à part nous paraît inenvisageable. Leur couple ne serait-il devenu qu’une façade ?

Un mariage est l’occasion de faire la fête dans une petite ville comme la nôtre où les distractions ne sont pas courantes. Aussi les invités, officiels ou non, arrivent avec des boissons et de la nourriture ce qui permet de ne manquer de rien, bien que le nombre de participants soit très supérieur à notre estimation.

Tous les anciens camarades de classe d’Edgar et d’Amandine ont naturellement tenus à être présents, de même que nos amis professeurs et de nombreux habitants à la recherche de distraction. Le libraire aussi s’invite à la cérémonie et, le plus sérieusement du monde, me dit regretter le temps où les sorties de mes nouvelles étaient des sources de distraction presque aussi médiatiques (c’est son terme) que ce mariage. Sans oublier bien sûr le Maire qui nous reproche en souriant de ne pas avoir utilisé la Mairie pour unir ces deux enfants originaires de sa commune.

Hélène est là aussi, accompagnée d’André et de Michèle. Tous les trois agissent comme s’ils faisaient partie de la famille et ont du reste invité, sans nous en parler, une grande partie du personnel de l’hôpital. Cela me choque, mais ne provoque que quelques sourires ironiques chez ceux qui sont au courant de leur situation réelle.

Pour la cérémonie de mariage proprement dite, le directeur du collège prend son rôle très au sérieux, ne pouvant s’empêcher, après l’échange des vœux et le baiser obligatoire, de parler de leur scolarité dans son établissement et de sa fierté de leur réussite, puisqu’ils viennent, tous les deux, d’être nommés avocats.

Pauline et moi sommes côte à côte, unies par la même émotion.

Hélène essaie de se joindre à nous, mais comprend très vite que ce n’est pas sa place. Elle est acceptée, tolérée quand elle affirme, à qui veut l’entendre, qu’Edgar est son neveu. Mais l’indifférence de mon fils, pour ne pas dire l’hostilité, l’oblige à modérer son exubérance. Aussi elle se réfugie auprès d’André et de sa femme, Michèle, avec qui elle est devenue très amie.

Du coup, je ne peux m’empêcher de penser au mariage de Louis et Pauline devenu une « association » et celui d’André et Michèle devenu, avec l’arrivée d’Hélène, un « ménage à trois ». Qu’en sera-t-il d’Edgar et d’Amandine ?

Mais très vite je repousse ces pensées négatives et profite de cette soirée où nous assistons, nous les « vieux », aux gesticulations de nos enfants sur des musiques (si l’on peut appeler ça « musiques ») trop fortes et sans charme.

Plus tard, John et moi ne pouvons pourtant que constater que leur mariage est une réussite et que nous aurions souhaité avoir le même et non la cérémonie trop mondaine imposée par nos familles.

D’un commun accord, nous les parents, leur proposons un voyage de noce au soleil : Saint Barth, Saint Martin, Cuba ou une autre plage paradisiaque, mais ils préfèrent qu’on leur donne l’argent de ce voyage pour aménager leur nouvelle maison et surtout la chambre du bébé à venir.

Leur réaction sérieuse nous impressionne et nous ravit en même temps. Nous les avons bien éduqués, en avons fait des enfants responsables. Mais cela veut aussi dire un retour rapide à Toronto, sans prendre le temps de savourer leur nouveau statut de mari et femme avec nous.

Le directeur du collège nous appelle le lendemain du mariage pour nous informer qu’il reste des quantités de boissons et de nourriture et qu’il voudrait savoir ce que l’on veut en faire.

« Profitez-en pour améliorer l’ordinaire de la cantine » répond John.

Cela le fait rire.

Et voilà. Nos enfants sont mariés et nous allons être grands parents dans quelques mois. Et je ne peux m’empêcher de penser à Edgar bébé. Câlin, souriant, merveilleux, comme nos enfants aussi verront certainement leur bébé.

Assise devant mon bureau, je griffonne rapidement cet afflux de souvenirs, heureuse de cette période de ma vie que je trouve aujourd’hui trop courte. Après tout Edgar n’a que vingt cinq ans, et même si cela correspond en moyenne au tiers ou au quart d’une vie, dans la réalité cela passe très vite, trop vite ai-je envie de dire.

Louis et Pauline par contre profitent de ce séjour pour prendre quelques jours de vacances et Pauline, fièrement, nous annonce qu’elle s’est arrangée avec le club de voile, qu’elle avait créé en son temps, pour qu’il lui prête le voilier qu’elle leur a vendu, le temps d’une escapade à l’île d’Anticosti.

Et en souriant, elle ajoute

« Bien entendu vous faites partie du voyage. Comme ça, c’est nous qui ferons, à la place de nos enfants, leur voyage de noce. »

Puis, sans nous laisser le choix de refuser, elle nous informe qu’elle a déjà retenu des chambres dans le petit hôtel situé sur l’île (une seule pour nous et deux pour eux, ne peut-elle s’empêcher de préciser), afin que nous puissions profiter de ce long week-end pour nous promener au milieu des chevreuils et naviguer autour de l’île.

Cela me tente, ayant toujours le souvenir de nos promenades sur le fleuve qui la rendaient si heureuse, mais je ne sais pas ce qu’en pensera John. A mon grand étonnement il est enchanté de passer ainsi ces quelques jours avec Louis et de « digérer » avec lui le mariage de nos enfants, car, se considérant plus que jamais comme deux frères ils doivent maintenant s’habituer à ce que leurs enfants soient mari et femme. Pauline, par contre, a plus de mal à s’imaginer grand-mère, se trouvant encore trop jeune. Alors que moi, je considère cela comme mon avenir, mon seul réel avenir.

Que dire de ce voyage.

John et Louis, heureux de se retrouver, boivent des bières pendant toute la traversée. Ils parlent de leur passé et laissent leurs souvenirs réapparaître, avouant avoir été heureux à cette époque et se promettent de tout faire pour retrouver cette complicité. Pauline, de son côté, dirige son bateau tout sourire, heureuse elle aussi de revivre ses souvenirs d’adolescente. Mais moi, indifférente au plaisir des autres, je n’arrive pas à ressentir les sensations du bonheur que la présence d’Edgar et d’Amandine m’apportait durant ces promenades sur le Saint Laurent.

Je pense à leur avenir et, bien sûr, à ce bébé que je voudrais déjà tenir dans mes bras. Les verrons-nous souvent et pourrons-nous voir leur enfant grandir ? Ils vivent à Toronto, nous à Rimouski. Je ne suis plus professeur bénévole, mais John est toujours en activité, ce qui veut dire que nous dépendrons des vacances scolaires pour leur rendre visite.

L’île est superbe. J’aime m’y promener pendant que Pauline navigue et que John et Louis reprennent leurs parties d’échec interrompues.

Il y a des chevreuils apprivoisés qui viennent manger du pain dans ma main. Je ferai connaître cet endroit à mon petit fils (ou ma petite fille). Quel prénom vont-ils lui choisir du reste. Nous n’en avons pas parlé, mais cela reste une décision de parents, pas de grands parents.

Malgré le plaisir que je prends à ces longues promenades solitaires, je dois avouer que je m’ennuie et que mon ordinateur me manque. Et si mes notes (commentaires plutôt) sont probablement sans avenir, elles m’occupent, me tiennent compagnie. J’ai l’impression d’exister, alors que là, sans cette activité devenue réflexe, je me sens désemparée.

Même à Harrington Harbour je n’avais pas cette impression de solitude, reconnaissant des visages, répondant à des sourires, retrouvant des souvenirs. Là les seuls êtres humains que je croise sont des daims. C’est pourtant durant ces longues marches, que je prends conscience de l’erreur de Pauline. Nous ne sommes pas en voyage de noce mais en voyage de grands-parents trop imprégnés par nos souvenirs pour être disponibles à ce qui nous entoure et à envisager un avenir qui est déjà pour nous le passé, quand ce n’est pas de la nostalgie comme j’ai l’impression de le discerner chez Pauline quand elle est aux commandes de son voilier.

Le soir nous nous retrouvons pourtant avec plaisir et nous parlons de nos occupations professionnelles, écrivain, professeur, éditeurs, mais rien d’intime, de sincère comme avant. J’ai la sensation d’être avec des étrangers et j’en suis triste. Même Hélène est plus proche de moi maintenant. C’est du reste elle qui après le mariage me touche le plus en disant, des larmes plein les yeux

« J’aurais rêvé d’un fils comme le tien. »

Sincère ou non, je le prends comme un compliment.

Ce fils « merveilleux » nous informe, dès notre retour à Rimouski, que nous aurons naturellement une chambre pour nous dans leur maison, mais pendant deux ou trois ans seulement car ils veulent un autre enfant et, avec deux enfants ils utiliseront toutes les chambres.

Bonne ou mauvaise nouvelle ? Bonne pour nos enfants bien sûr, mais pour notre vieillesse ? Grâce à John, je parle maintenant un anglais « correct ». Mais ce n’est pas ma langue maternelle. Arriverai-je à communiquer normalement avec mes petits enfants ?

La grossesse d’Amandine se passe bien et l’accouchement de leur enfant (garçon ou fille ils ne savent pas ou ne veulent pas nous le dire) est prévu dans une dizaine de jours. Je veux y être. John ne peut pas se libérer mais promet de me rejoindre dès la naissance de cet enfant qui est déjà notre raison d’être.

L’aménagement de leur maison, ancienne demeure des parents de John, est très réussi. La chambre d’amis, qui deviendra une chambre d’enfant après avoir été celle des grands parents (nous), aussi. Je m’y sens bien.

Amandine est heureuse de ma présence, car, même si elle ne veut pas l’avouer, la naissance d’un premier enfant est toujours importante dans la vie d’une femme et elle m’écoute avec plaisir raconter mes souvenirs de grossesse, les premiers mois d’Edgar que je n’ai jamais oubliés.

Bien entendu Pauline est présente tous les soirs et nous nous retrouvons dans une émotion commune. Mais elle est moins disponible que moi à cause de son travail dans la maison d’édition et je sais qu’elle regrette d’avoir accepté de prendre la responsabilité de ce poste occupé dans le temps par la mère de Louis. En plus, Amandine est (aussi) sa fille et elle est troublée (jalouse ?) par la complicité et l’amour que nous avons l’une pour l’autre.

Pourtant, nous sommes, Pauline et moi, heureuses de nous retrouver, bien qu’au début pourtant, nos rapports restent distants. Je n’ose pas non plus lui parler de Louis, mais c’est elle qui aborde le sujet

« Louis est ému par cette naissance. »

Et après un silence, tout en me regardant tristement, elle ajoute

« Je crois que, comme moi, il regrette ce qu’est devenu notre couple, surtout quand on le compare au vôtre. »

Les enfants recréent les liens familiaux dont ils deviennent, à leur tour, les piliers. C’est pour ça que nous retrouvons, Pauline et moi, notre complicité. Déjà nous nous disputons pour savoir qui sera la première à lui donner son bain, ou son biberon, bien qu’Amandine nous ait prévenues qu’elle s’occuperait et allaiterait son enfant le plus longtemps possible.

C’est une fille. Claire. Jolie prénom qui convient aux grands parents que nous sommes devenus. John et Louis nous rejoignent dés le lendemain de l’accouchement et nous nous extasions devant ce nouveau né, chacun de nous cherchant une ressemblance avec l’image qu’il croit avoir de lui. Pour Pauline, elle a ses yeux, pour Louis, sa bouche, pour John, mon nez. Moi je ne vois qu’un beau bébé joufflu, bien portant, et je suis heureuse. Edgar est rayonnant. Je crois revoir John à sa naissance.

J’ai aussi la surprise de voir arriver Hélène, qui tient absolument à montrer qu’elle fait partie de la famille. Elle est charmante et apporte un sac de vêtements pour nourrissons, des layettes et des couches, expliquant que son expérience lui a appris que l’on n’en a jamais assez. Je la soupçonne de les avoir volés à l’hôpital, mais me passe de commentaires.

J’ai une famille, présente et future. Jamais je n’aurais cru que ce serait possible.

John repart donner ses cours à Rimouski, Pauline reprend son travail et Louis ses rendez-vous avec de nouveaux auteurs (auteures ?). Je fais de mon mieux pour aider Amandine, mais Edgar me fait comprendre très vite qu’ils aimeraient s’occuper seuls de leur bébé pour « apprendre à faire connaissance avec leur fille ».

Et ajoute-t-il en souriant

« S’habituer à vivre à trois ».

J’avais fait la même chose avec la mère de John, mais, jamais, je n’aurais pensé que cela puisse m’arriver aussi.

Je me retrouve à Rimouski, frustrée. Nos soirées sont silencieuses, solitaires après l’animation de ces derniers jours. Je ne peux m’empêcher de penser que Pauline sera présente s’ils ont besoin d’aide. Mais moi j’habite trop loin et même si je soupçonne Edgar de m’avoir dit ça pour ne pas troubler notre vie de couple à John et moi, il m’a fait beaucoup de peine. Cette petite fille je veux la connaître, l’aimer. Je veux qu’elle m’aime aussi. Pas comme une grand-mère que l’on voit de temps en temps, mais comme quelqu’un de toujours présent pour elle.

Mes anciens élèves viennent me voir pour me questionner sur Claire et que je leur montre des photos. Les filles surtout. Le couple d’Edgar et d’Amandine est une référence pour elles. Ils ont vécu dans la même petite ville qu’elles, fait les mêmes études et aujourd’hui vivent à Toronto, exercent un métier qu’ils aiment et sont parents à leur tour. Pour elles, j’en suis responsable. C’est mon éducation qui les a formés, qui leur a donné l’ambition et les moyens de réussir leur vie.

Hélène vient nous voir moins souvent, passant plus de temps dans « sa  nouvelle famille » comme elle dit. Depuis que Michèle et elle sont devenues amies (enfin c’est comme ça qu’elle qualifie leurs relations) ils forment officiellement un couple à trois avec André. D’origine indienne, il justifie ses deux femmes comme une coutume ancestrale qui est la sienne, et personne ne trouve rien à redire tant qu’il reste un bon médecin. Du reste, c’est à lui maintenant que nous faisons appel en cas de rhume ou autres problèmes de santé.

Je fais régulièrement de courts séjours à Toronto pour voir Claire grandir. Mais lors de ces rapides voyages, je comprends très vite que je n’ai pas ma place chez eux. Ils ont leur vie à trois, et je n’aime pas laisser John seul trop longtemps. Nous aussi nous avons notre vie, nos habitudes.

D’après une réflexion d’Amandine, je comprends que Pauline n’est pas aussi présente pour eux que le croyais.

« Elle dit qu’elle a trop de travail ! »

A sa façon de le dire, je devine qu’elle n’en croit pas un mot. Mais je ne peux m’empêcher d’être heureuse de cette information car l’idée qu’elle puisse voir notre petite fille plus souvent que nous m’avait rendue jalouse.

John, à la demande du directeur du collège (sur ordre de son administration s’excuse-t-il), doit prendre sa retraite à la fin de l’année. Notre présence à Rimouski ne sera donc plus nécessaire et nous nous demandons si nous n’allons pas nous installer à Toronto.

Mais pour faire quoi ? Nos enfants ont leurs vies professionnelles, leurs amis, et très vite Claire aura aussi ses amies, ses occupations. Notre vie est ici et je suis sûre que, plus tard, notre petite fille sera heureuse de connaître les lieux où ses parents, quand ils étaient enfants, ont vécu. Mais ce qui nous convainc vraiment de ne rien changer dans nos habitudes reste la certitude que, même habitant près de chez eux, nous ne verrons pas Claire plus souvent que nous ne pouvons le faire en allant leur rendre visite environ une fois par mois. Et en plus, le coté irrégulier de nos séjours fait qu’ils deviennent des moments de réjouissance, de tendresse.

Pour le départ à la retraite de John, ses collèges organisent une grande fête dans la salle qui sert officiellement de cantine, salle qui est devenue, depuis le mariage de nos enfants, l’endroit où se déroulent les festivités ayant un rapport, même indirect, avec le collège.

Edgar est présent bien sûr, mais Amandine non. Elle ne veut pas imposer ce voyage à son bébé. Et, en confidence, Edgar nous annonce qu’elle est à nouveau enceinte et nous informe que ce sera un garçon cette fois. Ils n’ont pas eu le courage d’attendre comme la première fois et ont posé la question lors de sa dernière échographie. Sa grossesse se passe bien, mais c’est lui qui lui a déconseillé ce déplacement qui aurait  pu la fatiguer.

Pour son départ à la retraite, les collègues de John et ses anciens élèves se sont cotisés pour nous offrir un voyage à Venise. Les billets sont déjà pris, de même que l’hôtel retenu. Le directeur du collège, après nous avoir remis ce cadeau,  enchaîne avec un sourire complice

« Vous aurez largement le temps d’être de retour pour la naissance de votre petit fils. »

C’est donc Edgar qui a suggéré ce voyage dont nous avions souvent parlé. Nous sommes émus, heureux.

–   33   –

Venise.
John est aux anges. Son rêve depuis toujours. Pour moi aussi mais mes recherches historiques m’ont appris à connaître cette ville, son architecture. J’ai l’impression de me retrouver dans les gravures et les photos que je contemplais fascinée. Du coup, je suis moins enthousiaste que John. Trop d’informations donnent une impression de déjà vu. Je sais que je ne suis jamais venue, mais ces fontaines, ces Palais, ces ruelles, ces ponts, je les connais. Même les promenades obligatoires que nous faisons en gondole ne sont plus que des souvenirs « déjà vécus ».

La  civilisation actuelle, grâce à laquelle nous sommes immédiatement au courant de tout ce qui se passe dans le monde, a aussi ses revers. Plus de découvertes, plus de surprises. Nous sommes tous citoyens du monde et ce monde devient notre journalier et non, comme avant, un ensemble de pays inconnus que l’on souhaite découvrir.

Je ne dis pas à John que je ne partage pas son enthousiasme, mais, bien entendu, il s’en rend compte.

« Tu n’aimes pas ? »

« Si. Mais j’ai l’impression de tout connaître, d’être déjà venue. »

« Tu as raison, moi aussi. Mais je m’imagine à la place des personnages des films que nous avons aimés et dont l’action se déroule dans ces décors. La place Saint Marc, la Basilique, le Palais des Doges, le Pont du Rialto, le Pont des soupirs et bien sûr le carnaval, auquel nous n’assistons pourtant pas puisque ce n’est pas la période. Mais je dois avouer, que tout ce que je vois je l’ai déjà admiré durant ces projections avant de le redécouvrir dans les dépliants touristes, souvent plus attrayants que la réalité. »

Pourtant, nous sommes heureux d’être là et profitons de ces faux souvenirs dans l’hôtel familial situé dans une ruelle non touristique (ce qui est un exploit) que nous ont réservé nos anciens collèges. La langue aussi, chantante, nous ravie. Et, en riant, nous nous demandons si John n’aurait pas dû prendre sa retraite plus tôt, puisque, pour ma part, elle n’existera jamais grâce ou à cause de mon statut d’écrivain. Bien entendu, quand je parle de cette période appelée « retraite » qui veut dire ne plus avoir d’occupations obligatoires donc, pour la plupart des gens, s’ennuyer, je ne parle pas de nous. Je sais déjà que John ne restera pas inactif, moi non plus, même si mes essais d’écriture ne sont pour l’instant pas un vrai travail.

Finalement ce voyage d’une semaine se passe très bien et nous paraît court. Surtout parce que nous ne cherchons pas à faire du tourisme, mais à vivre comme les habitants, demandant conseil au patron de l’hôtel où nous logeons pour nous conseiller les pizzerias authentiques et découvrir les musées et les lieux ne figurant pas dans les guides touristiques.

–   34   –

De retour à Rimouski, les souvenirs existent, s’enjolivent et ce voyage nous paraît maintenant extraordinaire. C’est comme ça que nous le décrivons à nos collèges lors du cocktail de remerciement que nous organisons à la maison pour le leur raconter et leur montrer les photos que nous nous sommes efforcés de prendre en pensant à eux. Nombreux sont ceux qui, du coup, nous rappellent que bientôt, eux aussi, partiront à la retraite.

La vie reprend son cours. John s’ennuie. Aussi, pour s’occuper, il s’improvise cuisinier, prenant plaisir à préparer des plats succulents, inspirés des livres de recettes que j’avais achetés pour préparer les goûters de nos enfants et de leurs amis. Puis il y a la naissance d’Antoine (c’est comme ça qu’ils ont décidé de l’appeler). Gros bébé dodu qui n’arrête pas de téter, réclamant de recommencer dès qu’Amandine le pose dans son berceau.

Bien entendu nous sommes là, et, comme cadeau nous leur apportons l’ours en peluche de leur enfance que j’avais soigneusement rangé dans le grenier. Cela les touche et les amuse et, nous profitons de ce séjour pour nous occuper de Claire, maintenant âgée de presque trois ans, qui est heureuse mais troublée par l’arrivée de ce petit frère. Nous regrettons naturellement de ne pas l’avoir vu grandir. C’est aujourd’hui petite fille intelligente et heureuse de vivre, qui s’exprime couramment, mais nous constatons avec regret que nous ne lui avons pas manqué car elle était trop jeune pour se rendre compte de notre absence quand elle n’était encore qu’un bébé. Aujourd’hui, par contre, elle nous reconnaît, nous appelle par nos prénoms comme nous l’avons souhaité. Hypocritement nous nous considérons encore trop jeunes pour être appelés grand-papa ou grand-maman. Et comme nos enfants nous appellent encore par nos prénoms, cela nous différencie de Pauline et Louis qui ont retrouvé les appellations de papa et maman et à qui nous laissons volontiers le « poids de l’âge » avec les surnoms de papy et mammy qui sont devenus les leurs dans la bouche de Claire.

Pour ce séjour, nous habitons chez Louis et Pauline car ce qui devait être notre chambre est déjà devenue la chambre d’Antoine. Nous passons pourtant peu de temps avec eux. Pauline est occupée toute la journée à son bureau, et Louis est toujours en déplacement. Nous sommes désorientés. Même revoir Toronto ne nous intéresse pas. Ce sont des souvenirs trop vieux qui ont eu leur temps. Notre vie n’est plus ici. Nous aimons notre famille, ils nous aiment, mais chacun a sa vie. Ils ont leurs enfants,  leur avenir, nous nos souvenirs, notre passé.

Bien entendu je rends visite au père de Louis, mais lui aussi a beaucoup vieilli et commence à perdre la tête.

Nous essayons par contre de proposer des « sorties » à Claire (manège, jardin d’enfant et autre), mais elle a déjà ses propres occupations. Amandine refuse aussi de me laisser m’occuper d’Antoine sous prétexte qu’elle l’allaite et qu’ensuite il faut le laisser de dormir  (comme je le faisais aussi avec Edgar vis à vis de la mère de John) et, du coup, une fois encore, nous ne nous sentons pas à notre place.

C’est en notant ces réflexions, lors de notre retour à Rimouski, que je prends conscience de ma mélancolie. Je ne suis pas triste, mais notre avenir est devenu notre passé, nos souvenirs.

Il ne me reste plus que l’imagination pour raconter, même si elle est fausse, ce que j’appelle maintenant « mon histoire ». Commencer par exemple par : « j’ai eu une enfance heureuse, des parents aimants. Nous vivions sur un voilier et parcourions le monde. Grâce à eux j’ai découvert différents continents, des civilisations variées ».

Une fois de plus, je m’égare. Pourquoi m’inventer une autre vie, alors que la mienne a été bien remplie et se termine d’une façon heureuse. Trop heureuse peut-être, mais je suis lasse de chercher à me faire du mal en évoquant une enfance que je veux oublier.

J’ai atteint ma principale ambition et mes rêves de célébrité ne sont rien à côté de ce que j’ai réussi à faire de ma vie. Et je ne peux m’empêcher de penser aux vers d’un auteur Malgache (dont j’ai oublié le nom).

« Sa pauvre ambition ne rêvait que de gloire,

 Plus clément, le Bon Dieu lui donna le bonheur. »

Mes petits-enfants sont maintenant mon avenir. Il ne me reste qu’à terminer dignement ma vie.

Bien entendu, dés que nous en avons l’occasion nous allons passer de courts séjours à Toronto, mais comme Pauline et Louis ont des vies trop différentes de la nôtre, nous prenons l’habitude de nous installer dans un petit hôtel situé non loin de chez nos enfants. Mais ce n’est pas pareil. Nous ne vivons pas avec eux, nous sommes « en visite » et j’ai l’impression que c’est ce que ressent Claire, Antoine étant encore trop petit pour exprimer ses sentiments.

Ces séjours sont pourtant source de joie, mais, au fur et à mesure que nos petits-enfants grandissent et que le travail d’avocats d’Edgar et d’Amandine devient de plus en plus prenant, nous ne nous sentons plus à notre place.

Nous constatons aussi avec tristesse que, quand on communique par skype pour quelques minutes avec nos petits-enfants, ils sont plus disponibles. Ce n’est qu’un court moment qui ne change pas leurs habitudes. Pour eux, ce moyen de communication est normal, bien que nous soyons à Rimouski et eux à Toronto. Ils existent déjà dans un monde qui n’est plus le nôtre, car nous ne pouvons pas les serrer dans nos bras, les embrasser comme on a envie de le faire quand on est avec eux. Là on devient des images avec qui ils parlent en nous montrant fièrement leurs dessins. Mais on ne change pas leur vie. Ils sont chez eux, dans leur univers, avec leurs habitudes, leurs jouets, et nous ne sommes que des « silhouettes de grands parents ».

A Rimouski, nous aussi avons nos habitudes. John, incapable de ne plus exercer le métier qu’il aime, donne des cours particuliers. Nous avons aussi la présence régulière d’Hélène, d’anciens élèves devenus pour la plupart des amis, et aussi quelques anciens collègues de John toujours en fonction et qui n’attendent que le moment où ils pourront enfin prendre leur retraite.

C’est curieux ce que deviennent les ambitions de la jeunesse quand on atteint un certain âge.

Nous envisageons aussi de faire de grands voyages pour découvrir les pays qui nous ont fait rêver, mais, après Venise, nous avons perdu notre curiosité, notre désir d’aventures. Notre journalier nous satisfait. Tout au plus, les week-ends ensoleillés nous partons déjeuner sur les bords du Saint Laurent dans les petits villages avoisinants. Nous ne nous ennuyons pas. La lecture, la préparation de ses cours particuliers pour John, l’écriture pour moi que je m’oblige à continuer, suffisent à notre bonheur. La cuisine aussi occupe beaucoup John depuis qu’il est à la retraite, toujours à la recherche de nouvelles recettes, de nouveaux goûts.

Pour leurs vacances, Edgar et Amandine viennent régulièrement passer quelques jours avec leurs enfants. Cela nous touche et nous ramène une trentaine d’années en arrière quand nous nous occupions d’eux et non, comme aujourd’hui, de Claire et d’Antoine. J’avoue même, de temps en temps, me tromper dans les prénoms ce qui les fait rire.

Hélène tient naturellement à être présente, prête à s’occuper de nos petits-enfants comme si c’étaient ceux de son fils dont elle n’a plus aucune nouvelle. Elle m’avoue qu’il a choisi son père à la suite de leur divorce, mais j’en doute. On n’abandonne pas définitivement sa mère, sauf en cas de vraie cassure.

Depuis que je la connais mieux, que je vois sa façon de se comporter, je comprends qu’un jeune homme ne puisse accepter, (supporter serait plus juste), que sa mère ait une vie dissolue comme elle a dû le faire à Toulon après son divorce, puisqu’elle n’a pas hésité à recommencer à son arrivée à Rimouski. Moi aussi j’ai été choquée, mais avec l’âge, je n’ai plus l’intransigeance de la jeunesse.

C’est un appel de Pauline qui remet notre tranquillité en cause. Sans autre explication, elle nous annonce qu’elle vient nous voir et demande qu’on la loge.

Et là, avant même qu’elle n’installe ses affaires dans la chambre d’amis et au moment où nous nous asseyons dans le salon,

« Je vais divorcer. »

Nous restons sans voix.

« Louis a mis une jeune femme enceinte et elle veut garder l’enfant. Du coup, il est prêt à le reconnaître, mais pas à l’épouser. »

Avec un triste sourire, elle ajoute

« Tu te rends compte que nos petits-enfants auront un oncle, ou une tante, plus jeune qu’eux. »

Incapable de répondre, je me lève et la prends dans mes bras. John de son côté, sort de la pièce et revient avec trois verres et une bouteille de vin. Nous buvons tous les trois une gorgée avant qu’il ne dise

« Je vais l’appeler. »

« Non. Il ne sait pas que je suis chez vous. »

Elle boit une nouvelle gorgée de vin avant de continuer

« Je vais arrêter de travailler pour lui et revenir vivre à Rimouski. Après tout, moi aussi j’ai l’âge de la retraite. »

« Tu peux t’installer chez nous autant de temps que tu voudras. Depuis le départ des enfants, nous avons de la place. »

Elle me regarde, sourit, et reboit une gorgée de vin.

Peu de temps après, puisque nous n’avons pas encore fini la bouteille, c’est Louis qui nous téléphone

« Pauline est chez vous ? »

John marque un temps d’arrêt avant de répondre.

« Qu’est-ce que tu vas faire ? »

« J’ai fait une connerie je sais, mais je dois assumer … Je vais reconnaître l’enfant. »

« Et Pauline ? »

« Je ne veux pas la perdre. »

C’est Edgar et Amandine qui, les premiers, proposent une solution 

« C’est nous qui allons adopter ce bébé, nous en occuper comme si c’était notre enfant. Nous sommes encore assez jeunes pour supporter les couches et de nouvelles nuits blanches. Et cela fera un frère ou une sœur à Claire et Antoine »

Mais la maîtresse de Louis ne veut pas en entendre parler, bien décidée à profiter de la situation pour faire pression sur lui. Amandine refuse qu’il se laisse faire et propose, en tant qu’avocate, de l’aider. Louis est touché, mais tient à assumer son erreur, considérant que c’est la seule solution honnête vis à vis de lui-même et surtout de Pauline qu’il aime toujours.

S’en suit une période d’attente, période pendant laquelle Pauline s’installe chez nous. Louis reste à Toronto pour gérer les affaires courantes. Cette situation permet à Hélène de me dire avec un grand sourire

« Toi qui me reprochais mon couple à trois, j’ai l’impression que tu en fais autant, non ? »

Je ne trouve pas sa réflexion drôle, passant mon temps à essayer de consoler Pauline et à l’aider à trouver une solution.

Durant cette période, nous n’avons jamais bu autant de vin en apéritif, et aussi pendant les repas je dois reconnaître, mais de solution aucune. Une seule certitude s’impose. Louis ne veut pas divorcer. Et, un soir qu’elle a trop bu, Pauline m’avoue qu’elle aussi n’a parlé de divorce que pour lui faire peur.

Quant à la maîtresse de Louis, Virginie, elle refuse tout arrangement, hors le mariage.

Il m’arrive de penser au père de Louis, n’osant demander s’il est courant. Sa mère l’aurait certainement mal pris et je suis sûre qu’elle n’aurait pas hésité à accuser Virginie d’avoir piégé son fils pour des raisons financières. Mais je ne pense pas que ce soit le cas. Je crois simplement qu’elle aime Louis et c’est pour cela qu’elle veut garder cet enfant. Et puis, elle est jeune, très jeune par rapport à nous, puisqu’elle n’a encore qu’une vingtaine d’années.

Comment aurais-je réagi à la place de Pauline ? Je ne peux même pas l’imaginer. Pauline reste digne et même si je la surprends en pleurs de temps en temps, elle essaie de donner le change. Elle nous avoue même qu’elle envisage d’aller voir Virginie pour essayer de trouver une solution avec elle. Mais John le lui déconseille considérant que c’est à Louis d’assumer la situation et d’en concevoir le dénouement.

Notre vie à trois s’installe doucement et nous retrouvons, sans le vouloir, nos reflexes d’avant leur installation à Toronto. Nous buvons aussi beaucoup de vin, mais cela lui est nécessaire pour oublier la situation dans laquelle elle se trouve, avouant pourtant, dans les moments de lucidité, qu’elle aurait pu l’éviter si elle avait été plus attentive à son couple tant qu’il en était encore temps. Je suis surprise par ses propos, ne pouvant oublier la façon dont elle avait répondu à mes reproches.

Mais le temps passe, nous avons vieilli, et nos réactions changent. A l’époque, elle aussi vivait sa vie, avait des amants et ce style de vie lui convenait. Mais aujourd’hui les conséquences concernent aussi nos enfants et cela change tout. Elle se considère maintenant comme une vieille femme, enfin presque, abandonnée malgré notre présence, notre tendresse, notre amitié.

Pourtant sa vie à Toronto lui manque, surtout ses rencontres avec quelques écrivains dont elle trouvait les personnalités fascinantes. Mais, elle ne peut s’empêcher d’ajouter  

« Je dois aussi avouer que l’anonymat des grandes villes me manque. »

Je la regarde sans comprendre

« Elle permet de vivre des aventures sans lendemain. »

Comme elle voit à ma réaction que je suis choquée,  elle continue

« Louis ne se gène pas, pourquoi je n’en ferai autant. » 

 Puis avec un  triste sourire 

« Quant à « sa Virginie » il n’a qu’à se débrouiller avec elle pour qu’elle fasse le sale boulot de la maison d’édition. »

Virginie. Je m’attendais à un terme plus grossier.

La mort du père Louis et la tristesse qui en découle, amène une trêve dans ces événements. Nous nous retrouvons tous les quatre, enfin tous les six avec Edgar et Amandine – qui n’ont pas souhaité imposer cette épreuve à leurs enfants – à son enterrement, mais Virginie n’est pas là. Louis n’y tenait pas, elle non plus je pense, trop inquiète de devoir affronter toute la famille de Louis.

Pauline est très touchée par la mort du père de Louis, moi aussi car je l’aimais bien.

Aussi curieux que cela puisse paraître, c’est sa disparition qui me donne envie de terminer ce que j’appelle maintenant « vestiges d’une vie ». Une succession de notes, de réflexions serait plus juste, comme je l’ai fait avec les nouvelles « pseudo-historiques ». J’aurais pu développer ces histoires, faire de ces « amours impossibles » des romans et non de courts récits « pseudo-historiques », mais je dois avouer que je n’y suis jamais arrivée, malgré quelques tentatives infructueuses. Je me contentais de l’idée, d’un moment inventé, sans arriver à le développer. Par paresse ? Peut-être aussi par manque de talent, mais je refuse d’imaginer cette solution. Je préfère penser que j’ai du talent mais que je ne sais pas l’exploiter !

En est-il de même avec ma vie ? Ne suis-je pas sortie de mon enfance ? Mon mari, mes enfants et mes petits-enfants ne sont-ils que le fruit de mon imagination ? Cette idée me donne envie de rire bien que le moment  soit mal choisi. Mais n’est-ce pas ce « moment » qui a éveillé en moi ces pensées ?

Pour la réception qui fait suite à l’enterrement, Pauline ne veut pas y participer. Trop de souvenirs d’un passé encore présent pour elle. Et même si Louis essaie de la convaincre, elle ne veut rien entendre.

Aussi, comme c’est nous qui l’avons accompagnée, nous repartons avec elle, laissant à Edgar et Amadine la charge de nous représenter.

Le retour est pénible, triste. Pauline est pourtant heureuse d’avoir vu sa fille et embrassé ses petits enfants, mais cela ne suffit pas. Une page se tourne et elle ne croit plus à un futur avec Louis. Elle l’a trouvé triste, préoccupé et cela lui a fait de la peine.

C’est Amandine qui, quelques jours plus tard, vient la voir pour lui expliquer que son père regrette et reconnaît s’être fait piégé. Il a proposé à Virginie de prendre en charge l’enfant jusqu’à la fin de ses études, mais pas après. Et naturellement il refuse catégoriquement de l’épouser et de lui payer « la rente à vie » qu’elle réclame. Amandine continue en expliquant qu’elle croit le dossier défendable auprès des tribunaux si elle peut justifier que la conduite de sa mère (Pauline en l’occurrence) n’a pas toujours été exemplaire. Bien entendu Pauline accepte, prête à expliquer en public que leur couple était basé sur l’amour et la complicité mais non l’exclusivité sexuelle.

Du coup, c’est Louis qui vient nous voir la semaine suivante. Il emmène Pauline au restaurant pour s’excuser et lui expliquer qu’il regrette. Jamais Virginie n’aurait dû se retrouver enceinte, puisqu’elle lui jurait qu’elle prenait la pilule et qu’elle ne voulait pas d’enfant.

Après ce dîner, nous avons la surprise de les voir revenir ensemble pour « prendre un dernier verre », mais ce n’est que le lendemain matin que nous constatons que Louis a dormi dans la chambre de Pauline, donc dans le même lit ce qui n’avait pas dû arriver depuis longtemps. Nous ne savons qu’en penser, mais Pauline arrive souriante, détendue, suivie de Louis tout aussi épanoui.

Louis ne peut pas s’attarder, un rendez-vous urgent avec un « repreneur de la maison d’édition » explique-t-il.

Pauline le regarde, surprise.

« Tu veux vendre ? »

« Ma priorité n’est plus de maintenir l’œuvre de mes parents, maintenant que mon père est mort. »

Et après un silence il ajoute

« Mais de reconstruire notre couple, si c’est possible. »

Pauline ne répond pas, mais le regarde en souriant.

Virginie, sur les conseils de son avocat, abandonne ses prétentions financières, Amandine ayant trouvé la preuve qu’elle avait un autre amant régulier. Louis, sur ses conseils, exige un test ADN, car il est toujours prêt à assumer ses engagements au cas où.

C’est une petite fille au type asiatique, limitant la responsabilité de Louis, ce que les tests confirment.

–   35   –

Après la vente de la maison d’édition, sous condition que les engagements pris par sa famille restent toujours d’actualité (l’édition de mon futur « roman » entre autre), Louis revient vivre à Rimouski à la demande de Pauline. Ils rachètent une maison près de la nôtre, et nous reprenons nos habitudes journalières trop longtemps interrompues. John est heureux de retrouver son « frère », je suis heureuse de retrouver ma « sœur ».

Hélène est de moins en moins présente, prise par son travail et son « ménage à trois ». Même à l’hôpital, personne ne conteste leur façon de vivre, et nombreux sont ceux qui admirent leur franchise et le naturel avec lequel ils se comportent.

Je continue à écrire, mais à mon rythme, quand j’en ai envie, quand « je suis inspirée » s’amuse à dire John. C’est vrai que comme ça c’est plus facile et que j’ai moins de mal. Rien ne presse, rien ne m’oblige à aller au bout, si ce n’est ce désir de ne pas laisser ce « roman » (« journal », je ne sais plus)  inachevé.

Je ne cherche plus à me cacher derrière des personnages historiques, mais je raconte mes sentiments, mes émotions. Peut-être pas vraiment les miens mais ceux des personnages que j’ai connus ou inventés et dans la peau desquels j’existe enfin.

Pauline est heureuse. Louis propose de lui racheter un voilier, mais elle refuse se trouvant trop fatiguée (sa coquetterie lui interdit d’employer le terme « trop vieille ») pour s’occuper seule d’un bateau. Elle se contente d’emprunter de temps en temps l’un de ceux du club de voile qu’elle a créé et dans lequel elle a gardé des parts (actions doit-on dire ?).

Edgar et Amandine viennent nous voir régulièrement pour les vacances scolaires de leurs enfants, n’hésitant pas, quand ils ont trop de travail et surtout pour répondre à notre insistance, à nous confier Claire et Antoine pour quelques jours. Mais je les sens réticents, comme je l’étais quand Edgar était encore « mon bébé ».

Louis ne peut s’empêcher de demander à Amandine ce que devient Virginie. C’est comme çà qu’il apprend qu’elle s’est mariée avec le vrai père de son enfant et qu’ils sont partis vivre à Vancouver. Il le regrette. Il aurait aimé qu’ils restent en contact, qu’elle devienne son amie.

Louis s’ennuie. La ville, l’agitation d’une métropole lui manquent. Mais ils retrouvent leurs marques avec Pauline (habitudes devrai-je dire), et débarquent de plus en plus souvent le soir chez nous, une bouteille de vin à la main pour agrémenter la soirée. Ils justifient leurs venues par le besoin de retrouver une atmosphère familiale, mais je crois qu’ils ont surtout peur de se retrouver seuls, en tête à tête.

Louis parle de grands voyages, de croisières aux caraïbes, mais Pauline se contente d’acquiescer sans enthousiasme. Elle se sent bien ici à Rimouski, avec nous et son expérience de Toronto l’a dégoûtée pour longtemps des grandes villes.

Louis essaie de nous convaincre de les accompagner. Mais la seule idée de nous retrouver sur un paquebot de six à huit étages avec dix à douze mille passagers, nous fait peur. Heureusement,  nous avons l’excuse des cours particuliers de John !

–   36   –

Je suis coincée, en panne d’idées. John s’en rend compte sans j’ai besoin de lui en parler et me conseille de faire appel à Louis. Bien entendu je refuse, par peur d’un jugement négatif. Mais Pauline s’en mêle.

Et Louis, informé par sa femme et son « frère », insiste pour que je lui fasse lire ce qu’il appelle « mon manuscrit ». Je finis par céder et lui transmets mes notes que j’appelle encore « vestiges d’une vie ».

Deux jours plus tard il me les rapporte et me dit.

« Tu devrais raconter ton histoire au présent. »

« Ce n’est pas mon histoire. »

« Je sais. Mais tu as le même problème que dans ta première version des « amours impossibles ». Là aussi, tu dois créer une ligne directrice, à quoi se raccrocher. Invente un personnage, fais-le parler au présent.  Et si de temps en temps tu utilises  des réflexions personnelles, ce ne sont pas tes sentiments que tu décris, mais les siens ».

Il a raison, mais j’ai peur.

Qui est Louis ? Un personnage de roman, de « mon roman » et c’est à lui que je demande de l’aide ? Non, Louis est un éditeur, mon éditeur (inventé ou non), et il a raison.

Je reprends donc l’écriture de cette histoire comme si c’était la mienne, ou plus exactement celle du personnage que j’imagine et dont la personnalité s’impose au fur et à mesure de l’avancée de mon récit, parlant cette fois-ci au présent. C’est mieux. Je me sens plus libre d’exprimer mes sentiments puisque ce ne sont plus les miens mais ceux de cette femme inventée qui parle à ma place. Son histoire n’est plus la mienne, mais l’histoire d’une vie qui aurait pu être la mienne. Cela change ma façon de penser, de m’exprimer, de me raconter.

Edgar et Amandine ne sont plus mes enfants (est-ce que les miens du reste s’appellent aussi comme ça ?) mais ceux de ce personnage et surtout, Louis n’est plus mon éditeur mais celui de cette femme « auteur » ce qui, maintenant, le rend « crédible ».

–   37   –

Pauline et Louis partent faire la croisière sur le bateau où ils voulaient qu’on les accompagne, mais constatent que ce qu’ils croyaient être un paquebot de luxe n’est qu’un club de vacances pour retraités. Ils en reviennent pourtant enchantés, ayant rencontré d’autres couples qui, comme eux, sont à la recherche de distractions et surtout qui ont peur de se retrouver seuls, sans avenir et face à un passé qu’ils ont déjà oublié.

Qui a changé. Eux ? Nous ? Ils cherchent encore à séduire, alors que nous, nous préférons nos souvenirs, nos livres, les élèves de John qui nous apportent la jeunesse et la curiosité que nous n’avons plus. Il est vrai que nous pourrions vivre celle de nos petits enfants, mais ils sont loin. Serions-nous capables de leur apporter ce qu’ils attendent, sans nous confronter à leurs parents, qui même s’ils nous aiment et sont d’accord avec nos valeurs, vivent dans un autre monde, un futur où nous n’avons plus notre place.

Nous sommes heureux, en harmonie avec nous-mêmes, et voyons le temps passer sans amertume.

Grâce à Louis, j’écris une nouvelle version des « vestiges d’une vie » pour les transformer, non en une histoire basée sur « mes réflexions personnelles », mais en développant un roman sur « la vie d’une autre ». Plus facile pour moi d’inventer et surtout d’exprimer des sentiments que je n’aurais jamais osé raconter comme étant les miens. Ce n’ont jamais étés vraiment les miens du reste, mais c’est ma vie qui me les a inspirés. Et, j’en reviens au fameux « Madame Bovary c’est moi » de Flaubert. Aujourd’hui je le comprends.

Pauline ne vient plus me raconter ses angoisses. Elle vit au jour le jour, heureuse, sans chercher à comprendre ce qu’ils deviennent. La seule chose qui compte pour elle, est qu’ils évoluent ensemble, que son couple est redevenu un couple, que ce n’est plus une façade.

Louis continue à jouer les séducteurs, mais sans aller plus loin. Je crois que lui aussi tient à garder son couple en vie.

Hélène s’est installée officiellement dans une vie à trois qui lui convient parfaitement. Elle a vendu son studio et aménagé chez Michèle et André. Il m’arrive de me demander si elle ne vivait pas de la même façon à Toulon, profitant des longues absences de son mari pour s’être créé une autre famille. Son fils ne l’aurait pas supporté ce qui serait la cause de leur rupture.

Les élèves de John sont heureux de sa disponibilité et n’hésitent pas non plus à faire appel à mes connaissances de professeur de littérature française. Ils nous considèrent comme un oncle et une tante, n’hésitant pas à se confier, nous redonnant une impression de jeunesse. Leurs histoires d’amour sont leurs principales préoccupations. Mais n’avions-nous pas les mêmes à leur âge ?

Pauline et Louis s’inscrivent pour une nouvelle croisière, en Méditerranée cette fois. Ils sont heureux à l’idée de ce voyage qui les amènera en Italie, à Venise surtout (je crois qu’ils sont jaloux de notre séjour dans cette ville) et en Grèce. Ils nous montrent fièrement les dépliants publicitaires, nous suggérant une fois encore mais, sans conviction, de les accompagner.

Profitant d’une période de vacances scolaires, nous proposons à Edgar et Amandine de venir nous occuper de leurs enfants pour qu’ils prennent quelques jours de repos. Mais, comme nous l’aurions fait à l’époque, ils refusent, expliquant qu’ils auront le temps, quand ils auront notre âge et que Claire et Antoine seront indépendants, de découvrir le monde.

« Notre âge ! ».

Nous en plaisantons John et moi et prenons cela comme une allusion aux voyages de Louis et de Pauline qui reviennent du reste enchantés de leur nouvelle croisière. Ils ont retrouvé des « amis » rencontrés lors de leur premier voyage et insistent sur la beauté et le romantisme de Venise, laissant entendre que nous n’avons pas su regarder et apprécier cette ville à sa juste valeur. Nous en rions, un peu tristes pourtant de constater le fossé qui se creuse inexorablement avec eux.

Quelques jours plus tard, Pauline m’appelle affolée. Louis est dans un demi coma et se plaint d’un fort mal de tête. Je contacte Hélène qui, peu de temps après, vient le chercher en ambulance pour l’amener à hôpital.

Un léger AVC, heureusement pris à temps.

Après une semaine d’hôpital, André lui assure qu’il pourra rentrer chez lui, sans risque de séquelles. Mais à partir de maintenant il doit se reposer et éviter de voyager, surtout en avion.

Le temps du séjour de Louis à l’hôpital, Pauline revient s’installer chez nous. Se retrouver seule chez elle l’angoisse. Pour nous aussi cette période est difficile. Louis s’en sort bien, mais son accident vasculaire laisse envisager ce qui nous attend. Problèmes de santé plus ou moins graves avec la mort au bout. Nous sommes les suivants comme l’ont été nos parents sans qu’on en prenne vraiment conscience.

Amandine vient voir son père, sans Edgar qui s’occupe de Claire et d’Antoine pour ne pas troubler leur journalier. Elle ne veut pas inquiéter ses enfants, mais reproche à Pauline leurs voyages au bout du monde, les excès que cela entraîne et la fatigue bien sûr, surtout à cause des décalages horaires qui deviennent, avec l’âge, de plus en plus difficiles à gérer.

Louis est heureux de voir sa fille et dit en plaisantant

« Au moins, quand je suis malade, tu viens me voir. »

Cette plaisanterie, pas forcement de bon goût, nous rassure pourtant, prouvant, comme l’a annoncé André, qu’il n’a pas de séquelles.

Depuis cette période, je passe mon temps à observer John. Presque trop, inquiète sans raison puisqu’il se porte bien et ne présente aucun problème de santé, comme l’affirme André, considéré maintenant comme « beau-frère » et surtout médecin de famille.

Pauline est inquiète (angoissée ai-je envie de dire), mais pour elle. Elle a fait les mêmes voyages que Louis et, quelque part, ils ont eu la même vie « dissolue », avec les excès que cela entraîne. Elle m’avoue aussi qu’elle déteste vieillir (cheveux blancs, rides) et qu’elle a peur de la mort.

Moi non. Je ne considère pas que notre vie soit finie, mais je pense qu’on l’a bien vécue, en tant que couple surtout. J’ai même l’impression d’avoir enfin trouvé cette confiance en moi que j’ai toujours cherché à avoir. Grâce à John bien sûr, à son amour, à son calme. Edgar et Amandine aussi ont leur importance dans mon équilibre.

Mais c’est Hélène qui me fascine le plus. Elle est arrivée à créer son univers, sa vie à trois malgré les commérages. Mais ne vit-on pas dans un monde où les homosexuels, hommes et/ou femmes, peuvent se marier sans que l’on crie au scandale ? Alors pourquoi un couple à trois ne serait-il pas acceptable avec ou sans l’excuse d’une coutume ancestrale ? La tendresse ne peut-elle en être la raison ? Et, nous les parents, ne vit-on pas des vies à trois ou quatre, voire plus, jusqu’à la majorité de nos enfants ?

Je sais que pour beaucoup « couple » veut dire sexualité, mais c’est faux. C’est avant tout de l’amour, de la tendresse, de la confiance.

Hélène, la plupart du temps accompagnée de Michèle, voit maintenant plus souvent Pauline et Louis que nous. Comme André a sauvé Louis, Pauline les reçoit chez elle régulièrement et avec plaisir, ne se croyant pas obligée de nous associer systématiquement à leur vie journalière. Une façon aussi de montrer qu’elle apprécie le courage de ce couple à trois, capable de braver les « quand dira-t-on », comme ils l’ont fait Louis et elle toute leur vie.

Louis et John ont repris leurs parties d’échec et leurs habitudes de frères, mais je n’arrive plus à retrouver vraiment ma complicité passée avec Pauline. De ma faute, sûrement, car je sens qu’elle cherche à la rétablir.

Suivant les conseils de Louis, je passe mon temps libre à réécrire et corriger ce que j’appelle maintenant « mon roman », m’inspirant et transformant les notes que je rédige depuis trop longtemps. J’ai bon espoir d’arriver enfin à raconter une véritable histoire, une histoire inventée bien sûr, mais quelle différence y a-t-il entre l’imagination et la réalité ?

Pour s’occuper Pauline s’est inscrite comme monitrice dans le club de voile qu’elle avait créé et retrouve son équilibre en transmettant aux jeunes générations ce que lui avait appris son père.

Edgar et Amandine nous amènent régulièrement leurs enfants, maintenant plus grands donc plus indépendants, pour les vacances scolaires. Mais eux ne restent pas, trop occupés par l’organisation et la gestion du cabinet d’avocats qu’ils viennent d’ouvrir. Ils regrettent de ne pouvoir venir régulièrement (c’est ce qu’ils disent) et comprendre que nous ne puissions leur rendre visite plus souvent, reconnaissant que ce voyage est fatiguant pour nous et que, de toutes les façons, nous ne profiterions que très peu de nos petits-enfants, trop occupés chez eux par leurs activités et leurs amis.

Là, avec nous, Claire et Antoine ont l’impression de prendre des vacances, mais le manque d’activités les ennuie très vite et ils sont heureux de retrouver leurs amis à Toronto. Aussi ces séjours ne durent que quelques jours, séjours qui nous laissent  frustrés, car ils nous donnent l’impression que nous ne savons pas nous occuper d’eux ni leur apporter tout l’amour que nous ressentons.

Problème de générations sûrement, mais ce n’est pas une excuse. John et moi avons l’impression de mieux comprendre nos élèves qui continuent pour certains de nous rendre visite et de leur apporter la tendresse que nous n’arrivons pas donner à nos petits-enfants.

Pour Pauline c’est leur excès de jeunesse qui la trouble, l’inquiète. Il confirme sa vieillesse et elle ne supporte plus qu’ils l’appellent « Mamie ».

Quant à Louis, s’il n’a pas de séquelles de son AVC, il est plus lent dans ses réactions, dans sa façon de marcher et John m’avoue qu’il le laisse gagner aux échecs de temps en temps pour qu’il n’ait pas l’impression d’avoir perdu tous ses moyens.

Ce doit être ça vieillir. Et nous nous demandons, tant que nous en avons encore le courage, si nous n’allons pas aménager nos « chambres d’amis » (ex-chambres des enfants) en un petit appartement pour y loger Louis et Pauline afin de nous tenir compagnie les uns les autres et surtout, sans l’avouer, d’être présent pour l’autre (là je parle de nos couples) en cas de grave problème de santé.

John soumet l’idée à Louis, le présentant bien sûr comme une « sécurité » pour nous. Louis n’est pas dupe mais accepte l’idée sans trop se faire prier, exigeant simplement que ce soit eux qui prennent en charge l’installation de ce petit appartement car, ajoute-t-il en souriant (c’est ce que me dit John) il n’a toujours pas dépensé l’argent que lui a rapporté la vente de la maison d’édition.

Seule conséquence dans cette nouvelle organisation, nous n’avons plus de chambre pour recevoir nos petits-enfants, mais en avons-nous vraiment envie, ou plus exactement, la force ?

A notre grande surprise, Edgar et Amandine apprécient cette nouvelle cohabitation qui les rassure. Une façon comme une autre de dire qu’ils nous trouvent vieux et que nous pourrons ainsi, en cas de problème de santé de l’un de nous, ne pas nous retrouver seuls et isolés. Je les soupçonne surtout de penser que cette solution leur évitera de s’occuper du « survivant »  en cas de décès.

Mes pensées ne sont pas très optimistes, mais réalistes. C’est vrai que notre avenir est maintenant la mort. A nous de la prévoir et de l’organiser du mieux possible sans en laisser la charge aux générations suivantes.

Hélène trouve que ce principe de « maison de retraite familiale » est une très bonne idée, regrettant simplement que notre maison ne soit pas assez grande pour y installer son futur appartement quand, eux trois aussi, se sentiront moins autonomes.

Je n’apprécie pas, ne me sentant nullement dépendante et encore en pleine forme. Notre organisation est surtout destinée à nous occuper de Louis dont la santé nous inquiète. Mais à quoi bon essayer de trouver une excuse, cette solution est bonne pour nous aussi. Car je me vois mal vivre sans John, et encore moins le remplacer par un chien ou un chat pour avoir une compagnie. Dans le cas bien sûr où c’est lui qui disparaîtrait le premier et non moi.

Les travaux de notre nouvelle installation nous occupent pendant plusieurs mois et la date d’aménagement correspond avec mon anniversaire.

Soixante dix ans. Je n’ai pas vu le temps passer, enfin depuis mon arrivée à Rimouski. Edgar, Amandine et nos petits-enfants nous font la surprise de venir fêter ce changement de décennie et s’installent dans ce qui est maintenant l’ancienne maison de Louis et Pauline avant qu’ils ne la vendent.

Leur venue me touche et je ne peux m’empêcher de « verser une larme » quand, à la fin du repas, Claire et Antoine apportent, en chantant « Happy Birthday Mamy » (j’ai pourtant toujours insisté pour qu’ils m’appellent Claude et non Mamy), un gâteau décoré de sept bougies allumées. Ils ne chantent pas très juste, mais cela accroît le charme du moment.

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Une page se tourne.

Notre avenir est devenu notre passé.

Je relis une dernière fois « mon roman » et le transmet à Louis pour avoir son avis.

Je n’ai aucun commentaire de sa part durant les jours qui suivent.

Désespérée je n’ose lui demander ce qu’il en pense. J’hésite à en parler à John ne le lui ayant pas encore donné à lire, mais c’est lui, qui un soir, négligemment en buvant une bière,

« Tu aurais pu me dire que ton roman allait être édité. »

Je le regarde sans comprendre

« Louis l’a transmis aux repreneurs de sa maison d’édition et ils sont très intéressés. »

Je pleure, je ris, et me blottis dans ses bras.

Et à nouveau, je vis !