Pourquoi pas ?

Aujourd’hui mon grand père est mort. Il avait quatre vingt ans et je le croyais immortel. Et la seule consolation de m’apportent mes collègues instituteurs, présents à son enterrement, est de me dire :

-« A son âge, c’est normal ! »

Non, ce n’est pas normal. Il allait bien, avant d’attraper ce virus que nos médecins ne savent pas soigner. D’où cette facile constatation de mettre la cause de sa mort  sur son âge.

Et si c’était autre chose ?

Mais personne ne répond à mon refus d’accepter sa mort comme la suite normale de sa vie. C’est vrai que je  l’avais accompagné à l’enterrement de nombreux de ses amis que je connaissais depuis toujours, et, à chaque fois, il me consolait en m’expliquant que c’était normal, que c’était la conclusion d’une vie bien remplie, mais je n’acceptais pas. Et  aujourd’hui je me refuse à admettre, que lui aussi … Mais ai-je le choix ?

Pour moi c’est une partie de ma vie qui disparaît avec lui. Mes parents étaient absents la plupart du temps, mon père, sous-officier de marine sur un cargo, était en mer la plupart du temps pour des tours du monde sans fin et ma mère, fille unique de mon grand père, était débordée par son travail de vétérinaire. C’est donc  lui qui m’a accompagné toute mon enfance, encouragé pour mes études et appris la vie de la nature, car son ancien métier d’agriculteur lui manquait. Il m’a enseigné l’art de faire pousser des légumes, des tomates surtout que j’adorais, et des fruits dont j’étais tout aussi friand. J’avoue que cela me manque, car choisir un fruit sur l’étalage d’un super marché n’a rien de comparable à celui de le cueillir à même l’arbre. Et, en plus, il n’a pas le même goût.

Pour mes études aussi il a été important, me poussant à apprendre mes leçons pour que, dans l’avenir, je puisse, comme mes parents, exercer le métier de mon choix.

Il me parlait souvent de ma grand-mère, dont j’avoue n’avoir qu’un vague souvenir. Institutrice morte d’un cancer généralisé quand j’avais l’âge de six ans, c’est elle qui avait poussé ma mère à aller au bout de ses études, lui permettant ainsi de devenir vétérinaire. Mais c’est lors d’un de ses déplacements pour se rendre dans la ferme d’un client qu’elle s‘est tuée dans un accident de voiture. Mon père, bloqué à l’autre bout du monde, n’a même pas pu être présent à son enterrement. Ensuite je n’ai plus jamais eu de nouvelles de lui et mon grand-père, qui ne l’aimait pas beaucoup, ne m’en parlait jamais. Quand j’ai essayé de le joindre pour l’informer de la mort de mon grand-père, j’ai appris qu’il ne faisait plus partie de la compagnie maritime où je croyais qu’il travaillait encore, et personne n’a été capable de me dire ce qu’il était devenu.

Mon grand-père le savait peut-être, mais il a préféré de ne pas m’en parler et c’est mieux ainsi.

C’est donc mon grand-père qui m’a pris en charge à l’âge de douze ans, s’occupant de m’apporter tendresse et amour et, aussi, qui m’a aidé dans mes études.

C’est lui aussi qui m’a appris à aimer la nuit, enseigné le nom des étoiles et à comprendre la complexité de notre monde, petite planète faisant partie d’une galaxie formée de huit autres planètes, mais entourée, elle-même, par une multitude d’autres galaxies.

Cette planète que nous appelons Terre, Notre Terre, nous l’avons longtemps considérée comme seule et unique. Mais notre technologie s’est développée, entraînant les problèmes de réchauffement climatique et la surcharge de satellites dont l’utilisation limitée a donné naissance à une multitude de déchets tournant autour d’elle. Elle a aussi créé ce désir d’explorer d’autres mondes pour exploiter leurs ressources comme nos ancêtres l’avaient fait avec les autres continents avant de le coloniser.

Toutes ces histoires, que je croyais inventées par mon grand père, m’ont amené à m’intéresser à la science fiction, dévorant les romans d’anticipation, comme l’invasion des martiens dans la « guerre des mondes », avant que la science ne nous apprenne que, même s’ils avaient, dans le passé, peuplé la planète Mars, c’était maintenant une civilisation disparue. Et aujourd’hui, à notre tour, nous envisageons d’aller la coloniser à la recherche de l’eau dont nous allons manquer.

Du reste, les extraterrestres sont maintenant devenus des Aliens pour éviter de les associer à une planète précise, leur donnant ainsi une personnalité et un passé que nous ne voulons pas connaître. Par définition ce sont des ennemis et nous n’hésitons pas à parler de guerre des mondes, ayant déjà exploité les guerres des nations avec nos guerres mondiales. Mais aujourd’hui les nations de notre Terre commencent à se rapprocher les unes des autres, conscientes que la menace ne vient plus de nos voisins mais de l’extérieur.

La mort de mon grand père ne m’a pas fait oublier mes rêves d’enfant ni les contes qu’il aimait raconter pour m’endormir le soir.

Il était aussi entouré de beaucoup d’amis de son âge et c’est vrai que je préférais leur compagnie à celle, beaucoup plus mièvre, des adolescents de mon âge.

Cet environnement de personnes du troisième âge, comme on les appelle maintenant, a développé chez moi une mélancolie particulière avec la disparition de ses anciens amis. Cela m’a fait prendre conscience que ces derniers mois nombre d’entre eux sont morts, eux aussi atteints par ce virus inconnu. Mais les médias n’en parlent pas, attribuant leurs disparitions à leur âge. Renouvellement de génération va-t-on jusqu’à dire pour rassurer le public.

Les quelques hommes politiques atteints par ce mal inconnu subissent le même sort malgré les soins particuliers dont ils disposent. Et quand cette épidémie, non expliquée, s’en prend à une population moins âgée, les gouvernements commencent à s’inquiéter.

Par jeu, je laisse mon imagination transformer cette épidémie en guerre des mondes dont nos grands parents seraient les premières victimes, suivis de prés par les populations de tous âges et de toutes races. Cela me suffit pour imaginer une guerre des mondes, où l’ennemi n’est plus un envahisseur venu en soucoupes volantes, mais un virus apporté par je ne sais quelle météorite, comme il en tombe régulièrement sur notre planète.

Cette nuit, je me réveille en sursaut, obsédé par une pensée. Et si les extraterrestres n’étaient pas ce virus inconnu mais nous. Avec le réchauffement de la planète que notre technologie a provoqué, nous avons libéré les premiers habitants de celle que nous considérions pourtant comme notre terre, en faisant fondre les glaciers dans lesquels ils étaient  congelés. Du coup, les Aliens ne sont plus ce virus cause de notre future extinction, mais nous, qui avions envahi une planète gelée sans nous soucier de son passé.

Cette idée m’amuse, m’inspire serait plus vrai, et j’ai envie de la développer pour en faire un roman ou à défaut une nouvelle. M’imaginer en descendant d’Aliens envahissant la planète terre, me laisse entrevoir le mal dont nous sommes capables, d’abord avec nos guerres mondiales puis maintenant avec le développement excessif de notre technologie qui nous détruit petit à petit au lieu de nous apporter le confort journalier promis par ces entreprises qui, en contre partie, détruisent notre environnement et par là-même notre avenir.

Coloniser Mars ne fait plus partie d’un rêve, mais d’une nécessité pour que notre civilisation survive. Les Dinosaures, que nous considérions comme les premiers envahisseurs de notre planète, n’ont-ils pas été, comme nous, des Aliens, vaincus par une civilisation plus forte puisque capable de survivre malgré les  changements climatiques de la planète Terre.

Force m’est donc de constater que nous sommes en guerre, une guerre des mondes que nous n’avions pas prévue, du moins comme ça.

J’avais imaginé une vie calme, identique à celle qu’avait été celle de mon grand père, mais devant cette guerre inconnue, j’avoue être perdu. Je ne suis pas le seul du reste car nous avons appris que guerre veut dire bombes, destruction, massacre des populations, mais rien de tout ça dans ce qui est en train de se passer. Il s’agit simplement de l’extinction de notre civilisation par un virus insoignable par nos connaissances soit disant si performantes.

Même nos politiques semblent avoir abandonné le combat, profitant de leurs avantages pour se réfugier dans des lieux immunisés où ils se croient intouchables. Mais immunisés contre quoi ? Contre le passé ou une autre civilisation plus développée que la nôtre alors que nous pensions être les plus intelligents, les plus ingénieux, les plus inventifs. Nous rêvions de coloniser d’autres planètes, comme nous l’avons fait avec les différents territoires terriens, pour piller leurs ressources, mais nous n’avions jamais imaginé que nous ne faisions que nous détruire nous même en exploitant notre planète au delà de ses capacités, provoquant ainsi ce réchauffement climatique qui, en libérant ses premiers occupants, nous est devenu fatal.

Ma première pensée, après avoir développé cette idée dans un demi sommeil, est de me dire

« Je vais raconter cette histoire à mon grand père. Cela va l’amuser et il sera fier de mon imagination. »

Mais il n’est plus là.

En ouvrant mon ordinateur je constate que j’ai un mail de la directrice du collège où je travaille qui s’excuse de ne pas avoir pu être présente à l’enterrement de mon grand père et me propose un congé d’une semaine ou deux, bien que, ajoute-t-elle, elle reconnait que c’est une blessure que dont on ne se remet jamais.

Touché par son mail je lui réponds pourtant que je souhaite continuer à travailler pour ne pas rester seul.

Puis, reprenant mon ordinateur, j’essaie de raconter ce rêve qui, mon imagination aidant, pourrait être la réalité, mais je ne suis plus motivé.

Et j’apprends par les informations radiophoniques du matin que la mort se propage, ne s’attaquant plus uniquement aux personnes âgées mais aussi aux adultes et aux enfants. Peut-être serais-je l’une de ses prochaines victimes, mais cela me laisse indifférent. De toutes les façons mon monde, tel que je le connaissais et l’aimais, est mort et il ne me reste que le souvenir de mon grand père, l’homme qui a le plus compté pour moi. C’est vrai que je suis entouré de ses meubles et de ses objets familiers puisque je continue à habiter dans sa maison qui est maintenant la mienne, mais le cœur n’y est plus. Je la trouve vide, silencieuse, triste. Nos éclats de rire me manquent de même que les petits plats qu’il aimait me préparer, pour s’occuper disait-il. J’essaie, pour évoquer son souvenir, de revoir ses anciens amis, ceux qui sont encore vivants bien sûr, mais ils sont dans des maisons de retraite ou chez leurs enfants qui les considèrent comme des charges et ne veulent pas qu’ils quittent la chambre dans laquelle ils les ont enfermés.

Quant à mes collègues, instituteurs comme moi, ils sont tous occupés par leur travail et leurs familles. Et comme j’ai toujours été distant avec eux, je ne vois pas pourquoi ils feraient l’effort de répondre à mes appels.

Peut-être une ancienne collègue de ma mère accepterait, mais elle est partie en Corse retrouver ses racines et je n’envisage pas d’entreprendre un tel voyage qui m’éloignerait des souvenirs matériels de mon grand-père. Du coup, je me surprends à parler à un meuble ou à un bibelot pour donner un peu d’animation au silence lugubre de cette maison.

Dans la journée je me prépare à continuer d’exercer mon métier d’instituteur mais mes élèves sont de moins en moins nombreux, leurs parents craignant que nous les contaminions. Aussi, comme c’était prévisible, la directrice nous annonce qu’elle vient d’être informée qu’ils vont fermer l’école et nous conseille de rester chez nous pour éviter d’attraper ce maudit virus, comme il le qualifie.

Quand tout le monde s’en va, je m’approche d’elle pour la remercier de son mail, mais avec un sourire triste elle me répond qu’elle aussi vient de perdre ses parents à cause de virus. Devant mon étonnement, elle ajoute qu’ils étaient partis en croisière pour réaliser le voyage de leur rêve aux Antilles, mais que ce virus a décimé une grande partie des passagers, en en tuant mille sur les douze milles présents. Je hoche la tête en signe de compréhension et lui propose qu’on reste en contact, car se retrouver seule dans une école vide doit accentuer sa solitude. Et, j’ajoute sans sourire, que nous pourrons ainsi évoquer nos tristesses respectives, ce qu’elle acquiesce  avec un sourire.

A la télévision ils ne parlent que de mort. Aussi, pour fuir ce pessimisme ambiant, je me réfugie dans le développement de mon idée :

« Et si nous n’étions que les victimes de cette population ancienne que nous avions cru détruire et qui, par notre faute, a repris vie et décidé de reconquérir sa planète  en nous détruisant à notre tour. »

Cette idée saugrenue m’inspire, car nous ne sommes plus des victimes, mais une population en guerre contre un ennemi que nous avions, par le passé, réussi à vaincre puisque nous étions devenus les seuls occupants de cette  planète. Nous devons donc recommencer à nous battre pour recréer la tranquillité dans laquelle nous nous étions installés.

N’ayant plus la possibilité de me  rendre à la bibliothèque puisque celle-ci est maintenant fermée, j’utilise mon ordinateur pour, grâce à internet, effectuer mes recherches sur le passé de notre civilisation et de quelle planète nous  pourrions être originaires.

Mais cela déclenche en moi une autre idée. Et si j’avais tort et que le véritable occupant de celle que nous appelons notre Terre n’était pas ce fameux virus, mais qu’il n’était que l’arme employée par le véritable occupant, ou plus exactement par la Terre elle-même qui veut ainsi nous empêcher de la détruire.

Cette pensée m’amène à revoir toute ma  théorie et à imaginer que ce ne sont pas des êtres humains mais des animaux qui peuplent les planètes. Et que ces planètes ont leurs vies propres et nous acceptent tant que nous leurs sommes utiles.

Comme nous savons maintenant avec certitude que nous ne sommes qu’une galaxie parmi des millions ou des milliards d’autres, il est facile d’imaginer que ces galaxies sont formées par des planètes qui en sont les seules véritables entités. Nous, êtres humains, n’en sommes que leurs esclaves, comme l’ont été les premiers êtres humains, détruits à l’époque par ce fameux déluge dont parlent toutes les religions. Notre seul rôle est donc d’exploiter la planète qui nous héberge pour lui permettre de vivre. Mais si nous allons trop loin en remettant en cause ses composants, climat et autres, elle nous détruit comme nous n’avions pas hésité à faire avec nos propres esclaves.

Cette idée, loin de me réjouir, m’affole. Nous ne sommes plus ces êtres supérieurs que nous pensions être, mais de vulgaires animaux de basse-cour utilisés pour leurs possibilités.

Cette idée donne aussi à ce qui nous arrive une dimension plus optimiste.  Nous ne sommes plus responsables de notre extinction comme je l’avais d’abord cru, mais l’étape normale d’un cycle de vie dont nous ne sommes que des pions.

Cela me fait penser à mon grand père. Même si sa vie n’a pas toujours été facile, il a eu le temps de vivre, d’être malheureux et heureux, d’effectuer son temps comme on dit, ce qui ne sera pas le cas de ma  génération, condamnée avant d’avoir eu le temps de comprendre ce qui lui arrive.

En repensant à mon passé, à ma vie avec mon grand-père pour être précis, je regrette de ne pas toujours lui avoir apporté l’amour qu’il attendait de moi. Mais j’étais jeune, inconscient trop souvent, ne pensant qu’à mon bonheur immédiat, lui reprochant aussi, à tort, l’absence des mes parents. Mais que serais-je devenu sans lui ?

Aujourd’hui j’ai un métier, mais pas encore de vie de famille comme j’en ai eu une avec lui. Et même s’il m’est arrivé d’être amoureux, je n’ai toujours pas rencontré celle qui m’accompagnera pour le reste de ma vie. J’aurais dû être moins exigeant, mais c’est le passé et je ne le regrette pas.

Peut-être aussi que j’aurais aimé avoir des enfants, mais mon métier étant de les éduquer, je dois admettre que peu nombreux sont ceux dont on a vraiment envie de s’occuper.

Ma seule préoccupation devient donc la rédaction de l’histoire un peu folle dans laquelle m’entraîne mon imagination. Et comme c’est mon grand-père le premier qui m’a parlé des planètes et des galaxies, c’est une façon pour moi de ne pas l’oublier.

Donner une personnalité aux entités que sont devenues pour moi ces planètes n’est pas si éloigné de la représentation des Dieux de l’antiquité, puisque chacun d’eux se distinguait par ses excès. Mars, par exemple, a toujours été considéré par les romains, peut-être à cause de sa couleur rouge,  comme le Dieu de la guerre. Mais s’agit-il du Dieu créé par nos ancêtres, ou de la planète elle-même puisque longtemps nous avons considéré que les extraterrestres, nos ennemis imaginés et craints depuis toujours, étaient des « martiens » comme nous les avions appelés.

Aujourd’hui la science a évolué et nos connaissances du monde qui nous entoure aussi. Mais nous sommes toujours fascinés par ces mondes inconnus étudiés avec beaucoup d’attention par nos scientifiques, tant grâce aux observatoires installés dans différents lieux du monde, que par les sondes et autres satellites envoyés en direction de ces autres planètes. Cela me donne l’impression, qu’avant moi, ils ont soupçonné la véracité de mes rêves et cela me confirme que, finalement, je ne suis peut-être pas loin de la vérité.

Mais cette vérité ne me console pas de cette atmosphère de fin du monde qui nous entoure et surtout de la fin de mon enfance avec la disparition de mon grand-père. Au contraire, cela me fait prendre conscience que nous  n’avons aucune possibilité de lutter contre cette maladie, puisque utiliser nos fameuses bombes atomiques ne ferait que raccourcir notre disparition dans une sorte de suicide collectif.

Pourtant je veux garder espoir malgré un avenir fortement compromis, en me répétant que si l’entité Terre a brusquement eu peur de  notre civilisation c’est que nous étions en train d’atteindre des connaissances dangereuses pour elle et d’en faire, à notre tour, une esclave dont nous pourrions continuer à exploiter les ressources avant d’aller coloniser d’autres planètes en la laissant mourir et devenir à son tour stérile, comme le sont Mars aujourd’hui et probablement d’autres planètes, même si notre technologie ne nous a encore permis de découvrir dans notre galaxie d’autres formes de vie.

Il est évident que ces élucubrations d’un moment n’ont d’autre but que d’occuper ma solitude, mais cette pensée, que je trouvais d’abord amusante, m’angoisse.

Je n’ai plus rien à perdre, mon grand-père et mes parents ayant maintenant disparu. Il ne me reste que la glace qui, quand je me rase le matin, me revoie mes sourires. Et cette fin du monde programmée, j’en arrive à la souhaiter.

Mais cela éveille aussi en moi une autre pensée, et si, comme veulent nous le faire croire de nombreuses religions, il existait une vie après la mort ? Une autre vie bien sûr, mais peut-être pas si différente de celle que veulent nous faire espérer les scientifiques en parlant de vie sur Mars ou autres planètes non encore découvertes. Bien sûr  cela ne me concernera pas, ni même mes enfants si j’en ai un jour, mais plus tard, beaucoup plus tard, quand notre civilisation ne sera que les pages de manuscrits d’histoire, comme le sont aujourd’hui, pour nous, les civilisations grecques,  romaines, égyptiennes et tant d’autres.

Moi qui rêvais de grasses matinées interminables, d’après-midi à lire au soleil, de passer du temps à ne rien faire, à rêver pour rêver, je prends brusquement conscience que le fait de bouger, de sortir, de voir du monde me manque.

Et, comme d’habitude, je me retrouve dans la cuisine à sept heures du matin pour préparer mon café.

Pourquoi si tôt ? Par habitude ou par ennui ? Je ne sais pas.

J’essaie de compenser le silence et la solitude de mes journées en écrivant  et en essayant d’aller au bout de ces élucubrations, mais à quoi bon.

Pourtant cette idée m’obsède, m’empêche même de dormir, et je me surprends la nuit à me lever pour aller rédiger quelques phrases.

A cause de cette solitude obligatoire, j’en suis même arrivé à prendre tous les miroirs de ma maison pour les regrouper dans le salon où je passe la plupart de mon temps. Ainsi j’ai l’occasion d’apercevoir un visage, même si c’est le mien, ou simplement de voir une silhouette bouger.

Cela me rappelle du reste une anecdote que mon grand père aimait à me raconter. Quand il était enfant, il avait un petit chien, un dalmatien particulièrement bête, qui pouvait passer des heures à aboyer face à un miroir qui lui renvoyait sa propre image, et non celle d’un autre chien qui voulait prendre sa place.

A l’époque je riais beaucoup de cette histoire, mais aujourd’hui elle prend un autre sens et je m’imagine souvent à la place de ce petit chien, quand, pour m’occuper, je me souris pour avoir l’image souriante d’un autre moi.

 C’est de ce besoin de voir d’autres personnes que nait l’idée d’inviter ma directrice à dîner. Mais pour lui dire quoi ?

Mon grand père reste un souvenir personnel, comme le souvenir de ses parents pour elle j’imagine. Quel autre sujet de conversation nous restera-t-il ?

Lui parler de mon idée ? Trop tôt, car je ne suis pas encore allé au bout de mes réflexions sur le sujet.

Il m’arrive aussi de me dire que je vais me réveiller de ce mauvais rêve, de ce cauchemar serait plus juste, mais ce n’est pas le cas. Nous sommes dans une autre réalité. Nos scientifiques l’ont du reste imaginé, en prévoyant de nous faire vivre isolés sur une autre planète, Mars dans un  premier temps, sans possibilité d’évoluer normalement ni de sortir sans une combinaison destinée à nous protéger d’un climat auquel nous ne sommes pas adaptés et surtout de l’absence d’oxygène.

Mais ne sommes-nous pas dans ce cas avec les combinaisons utilisées dans les hôpitaux pour protéger les médecins et les aides soignants ?

Tout cela est loin de ma situation personnelle, car si la télévision nous abreuve d’informations inquiétantes, je peux, pour ma part, quand il fait beau, sortir dans le petit jardin qui entoure la maison de mon grand-père pour profiter des rayons du soleil. J’en profite aussi pour entretenir son minuscule jardin potager en me régalant par avance des légumes que je pourrai ainsi récolter.

Finalement je constate que je m’adapte assez bien à la situation actuelle mais qu’en sera-t-il si elle dure trop longtemps ?

Je n’ai personne à qui m’adresser et mes voisins m’évitent, fermant ostensiblement les fenêtres de leurs maisons quand ils me voient m’activer dans le jardin potager de mon grand-père. Cette situation a développé un « chacun pour soi » que je croyais oublié depuis longtemps, depuis, pour être précis, que la vie en communauté nous a habitué à dépendre les uns des autres, chacun apportant à l’autre son savoir.

C’est à ce moment que la directrice de mon collège se manifeste, justifiant  son appel téléphonique par le fait que se retrouver seule dans une école vide est sinistre, et elle me propose de partager sa solitude pour un dîner amical.

J’accepte bien entendu, trop heureux de sortir moi aussi de mon confinement et, prenant dans la cave de mon grand père une bonne bouteille de vin ainsi que  quelques légumes de son jardin potager, je me rends chez elle, ou plus exactement sur mon ancien lieu de travail.

La soirée est agréable, contrairement à ce que je craignais, découvrant une autre personne que l’image stricte que son rôle de directrice exigeait. Je devine une jeune femme sensible, profondément triste de la mort de ses parents bêtement provoquée par la réalisation du rêve de ce voyage aux Antilles qu’ils s’étaient depuis longtemps promis de faire.

Après avoir évoqué nos élèves, nous parlons de nos occupations actuelles qui se résument pour elle à relire les grands classiques de la littérature française qui remplissent les rayons de la bibliothèque du collège. Car que faire d’autre dans les quarante mètres carrés du petit appartement de fonction que lui fournit son statut de directrice. Elle me propose du reste de me prêter ces grands classiques, ce que j’accepte naturellement, pensant  ainsi me distraire des livres sur l’agriculture qui étaient la seule littérature de mon grand père.

Nous nous quittons à la fin du repas en nous promettant de nous revoir, mais pour elle, comme pour moi, j’ai l’impression que c’est une promesse de politesse car je suis sûr que d’autres instituteurs l’inviterons et qu’ils seront plus passionnants que moi, trop pris dans mon rêve de disparition de notre civilisation.

Du reste, je ne lui parle même pas de cette idée folle d’écrire une nouvelle ou un roman d’anticipation, lui laissant l’idée que ma seule occupation est de tourner en rond dans mon appartement ou de me prélasser au soleil.

Pourtant, étant d’un naturel optimiste, je me dis aussi que notre planète, constatant qu’avec l’arrêt des industries, les problèmes climatiques et surtout de pollution disparaissent, nous accordera un nouveau répit comme elle l’a probablement fait après les épidémies du choléra et de la peste.

Mais j’ai du mal à imaginer pourquoi elle pourrait une fois encore nous faire confiance en arrêtant cette destruction systématique des êtres humains que nous sommes et qu’elle avait pourtant, dans le temps, accepté.

Ce matin, comme le soleil illumine mon jardin, j’appelle ma directrice pour lui proposer un déjeuner au soleil, précisant qu’il ne sera composé que des légumes de saison que je viens de ramasser dans mon jardin.

A ma grande surprise, elle accepte. J’ai donc une occupation pour ma matinée, m’évitant ainsi de passer mon temps à écouter à la radio où le nombre de morts journaliers est le seul sujet dont les médias prennent plaisir à nous abreuver.

Bien entendu elle m’apporte de nouveaux livres pris dans la bibliothèque du collège.

Elle est surprise par le jardin potager de la maison de mon grand père, se régalant à l’avance de légumes frais, ce qui, en cette période de confinement, n’est pas le cas des supers marchés.

Mais elle ne peut s’empêcher de rire en découvrant mon salon rempli de miroirs.

« C’est une bonne idée » dit-elle, avant d’ajouter

« Je vais peut-être en faire autant, plutôt que de mettre Chopin ou Mozart à tue-tête pour donner de l’animation à une cours de récréation trop silencieuse. »

Sa réflexion nous rend involontairement complices, et je comprends pourquoi la compagnie des autres instituteurs, mariés et parents d’enfants bruyants, ne l’attire pas, préférant comme moi meubler sa solitude par des comportements malgré tout isolés.

Une fois encore ce repas et un succès et nous nous découvrons beaucoup de points communs, qui en plus de nos tristesses, sont la cause de notre rapprochement.

A son départ, pas de promesse de se revoir, car nous savons l’un et l’autre que nous recommencerons.

C’est elle qui ce matin me téléphone pour m’informer que le Ministère réquisitionne l’école pour y installer des lits pour les malades atteints du virus.

-« Vous devrez quitter votre logement de fonction ? »

-« Oui. »

Aussi, sans même réfléchir, je m’entends lui dire

-« Venez chez moi. La maison est grande et j’ai deux salles de bain. »

A ma grande surprise, elle répond

-« Je n’osais pas vous le demander. »

Son installation dans la maison de mon grand père ne me gène pas. Au contraire.  Elle apporte à mon journalier de la musique, celle qu’elle écoutait à tue-tête pour meubler le silence de la cour de récréation, et s’amuse de mes miroirs qui ajoutent à notre intimité un semblant de compagnie.

Nous apprenons aussi à nous répartir les charges journalières, courses, cuisine et autres, et prenons plaisir à nos déjeuners et dîners animés, oubliant ainsi nos tristesses mutuelles. Nous parlons de nous, de nos projets et de nos espoirs. Avec l’arrivée du tutoiement je lui raconte mon idée de roman. Elle s’amuse de mon imagination mais s’empresse d’ajouter que, pour elle, l’homme n’a pas besoin de ça pour s’autodétruire. Pourtant, tous les matins elle me demande si j’ai avancé dans l’écriture de mon roman d’anticipation, comme elle l’appelle, attendant avec impatience la possibilité d’en lire une première version. Cela m’encourage à continuer d’écrire, mais  j’avoue pourtant  que sa présence me fait oublier le coté pessimiste de mon projet et me redonne goût pour un avenir plus optimiste. Fini donc cette fin du monde programmée, mais au contraire, cette période nous permet de recommencer à vivre, à espérer, comme cela a surement été le cas après les autres catastrophes mondiales.

Nos habitudes changent. Alors que je me contentais, en me levant, d’un café noir, debout dans la cuisine, je prends maintenant plaisir à son cérémonial d’un petit déjeuner copieux, constitué de café au lait avec des tartines beurrées et de la confiture. Et, quand il fait beau, nous n’hésitons pas à nous installer dans le jardin pour profiter des premiers rayons du soleil.

Je ne pensais pas que nous trouverions si vite une harmonie de vie commune mais je suis obligé de le reconnaître, nous sommes bien ensemble, même si c’est ce maudit virus qui nous a rapprochés. Jamais avant, dans la directrice d’école que je connaissais, je n’aurai pu imaginer cette jeune femme heureuse de vivre et croyant en l’avenir. Grace à elle j’oublie la destruction de notre humanité telle que je l’avais imaginée pour écrire ce roman que je savais pourtant sans avenir.

Grace à elle aussi, la maison retentit à nouveau d’éclats de rire, même si cette cohabitation n’a rien de comparable que celle que j’avais avec mon grand père. Avec lui j’étais l’enfant choyé à qui l’on pardonne tout, alors que maintenant nous sommes deux adultes responsables, conscients que nous sommes en train de tomber amoureux l’un de l’autre et que dans dix, vingt ans, peut-être plus, nous serons encore là, confinés, à continuer à cultiver notre jardin potager et à apprendre à nos enfants que si les livres d’histoire racontent les drames provoqués par ce virus impitoyable, il n’a été pour nous que la cause de notre amour.

Petit à petit les miroirs qui remplissaient mon salon deviennent inutiles et disparaissent, mais la musique reste. L’absence des autres ne nous manque plus car, chose nouvelle pour nous deux, nos présences nous suffisent. Nos silences eux-mêmes ne sont plus gênants. Un sourire suffit et nous montre mieux que de longues phrases notre plaisir de partager ce moment.

C’est cette histoire que j’ai maintenant envie de raconter, enfin pas d’écrire, mais de vivre.