Passé Présent

On apprend aux enfants le passé-simple et le plus que-parfait, pourtant notre vie journalière dépend de notre passé-présent, ce passé étant devenu « souvenir ou expérience » selon les cas.

C’est à la mort de mes parents, quand le notaire m’a annoncé que j’étais l’héritier de leur ferme qui était pour moi celle de mon enfance, que j’ai compris que leur passé aller redevenir mon présent. Pourtant je n’exerce pas le même métier qu’eux et je n’avais jamais imaginé que cette vieille ferme, située dans un hameau d’environ cinquante habitants, allait à nouveau être mon lieu de résidence. Mais je dois avouer que ce choix est surtout dû à ma femme, qui a trouvé avec cette vieille ferme, beaucoup plus grande que l’appartement que nous aurions pu envisager dans une ville, la solution qui nous permettrait de fonder la famille nombreuse dont nous rêvions.

Alors que mes études de droits me faisaient espérer un nouvel avenir, je ne faisais que redécouvrir, en tant qu’avocat, la réalité des « commérages » de mon enfance, puisque la plupart de mes anciens camarades d’école avaient, pour des raisons similaires aux miennes, repris les propriétés de leurs parents. Claudie, dont nous étions tous amoureux, mais, qui aujourd’hui, s’affichait en couple avec une femme, était revenue continuer l’exploitation des brebis destinées à approvisionner le village des excellents fromages que faisaient ses parents.

Les autres habitants, comme moi, étaient revenus mariés et avec des professions différentes de celles de leurs parents : médecin pour Claude, notaire pour Hubert, institutrice pour Sophie.

Seul Gérard, toujours célibataire avait, comme prévu, repris la gérance du café restaurant de ses parents, café dans lequel nous nous retrouvions volontiers, comme dans notre jeunesse, pour des apéritifs sans fin où nous parlions de notre passé commun, n’hésitant pas, bien entendu, à l’enjoliver.

Pour ma part, transformer une ferme agricole en bureau d’avocat n’avait rien de pratique car elle était située en bordure du hameau. Mais Hubert, qui pourtant à l’époque n’était pas mon meilleur ami, grâce sa profession de notaire, m’a beaucoup aidé en me recommandant à ses clients, insistant sur le fait que notre hameau n’avait pas de Palais de Justice et qu’il était donc inutile pour un avocat d’y avoir son bureau, puisque je devais aller plaider dans la ville voisine et que mes clients, s’ils voulaient suivre ces plaidoiries, devraient m’y accompagner.

C’est du reste, grâce à ce même Gérard, que j’ai pris conscience que ce qui n’étaient pour nous ce que des « commérages », allaitent devenir le principal de mon activité, puisqu’elles concernaient surtout les problèmes familiaux que nos générations passées n’avaient jamais résolus car, l’absence d’avocats dans leur hameau rendait ces problèmes insolubles, personne ne voulant avouer à un inconnu ce qu’il considérait comme un secret de famille.

C’est du reste Sophie qui, la première, est venue me demander mon aide, souhaitant que je trouve une solution à l’amiable pour résoudre le problème qui avait toujours embêté ses parents, à savoir empêcher les brebis de Claudie de venir brouter les fleurs de son jardin. Comme je lui demandais pourquoi elle n’allait tout simplement pas lui en parler, elle m’a répondu qu’elle pensait qu’en tant qu’avocat ma demande aurait plus de poids, avant d’ajouter avec un sourire en coin « et surtout, comme tu étais amoureux d’elle, tu trouveras des mots plus tendres que les miens et elle ne se sentira pas agressée par ta demande. »

Et voilà ! Même pour ma première affaire juridique le passé resurgissait puisque je devenais le « confident-familial » que notre enfance commune m’avait donné. Pour les autres affaires, je dois reconnaitre que Gérard m’a bien aidé en m’envoyant des clients désireux de quitter les grandes villes pour s’installer dans notre région. Du coup, sans que nous ne le voulions vraiment, nous avons été considérés comme associés et aucune transaction ne se faisait sans mon accord.

Par contre, cette fuite des grandes villes a rendu notre hameau important, et il est devenu village puis ville, avec tout ce que cela entraîne. Mais nous avons continué à y vivre comme nos parents, et ma profession d’avocat m’en a fait devenir Maire. Cela a permis à Sophie de me demander d’ouvrir une école maternelle car, parmi les nouveaux habitants il y avait beaucoup de jeunes parents avec des enfants trop petits pour prendre un autobus commun, comme nous le faisions dans notre jeunesse, pour nous rendre à l’école de la ville voisine. Bien entendu Claude, en tant que médecin m’a aussi demandé d’ouvrir un hôpital et, de village, nous sommes devenus une ville. Devant l’exceptionnel développement de notre hameau, dû à cette mode de fuir les villes pour se réinstaller à la campagne, le parti écologique est venu me demander de les représenter, puis de solliciter en leur nom, le poste de Président de la République.

C’est comme ça, grâce à ce raz-de-bol des embouteillages, de la pollution, et à cause de la médiocrité du salaire de jeune avocat, que j’habite aujourd’hui en plein cœur de Paris, au le Palais de l’Elysée.