L’île aux nattes

CHAPITRE I.

-1 –

Six heures !

Déjà !

Péniblement Paul ouvre les yeux. Puis, sans bouger, regarde sans surprise les rayons du soleil transpercer sa moustiquaire.

Six heures !

Et naturellement il fait jour !

Six heures !

Avec le faux espoir que son instinct l’a pour une fois trahi, Paul jette un coup d’œil sur le vieux réveil. Mais quinze années d’habitude ne trompent pas. Il est bien six heures, heure à laquelle il doit, aujourd’hui encore, se lever.

Mais pourquoi ?

Une nouvelle journée commence, c’est vrai, mais qu’apportera-t-elle de plus que les autres ? Ce sera encore et toujours l’ennui, la monotonie, et les inévitables disputes. Il dira une messe, peut-être deux, écoutera les indigènes lui raconter ce qu’il connaît par cœur, parler avec eux du temps, des enfants, de la pêche, partagera probablement leur repas, puis ira en voir d’autres et recommencera, tout comme hier.

Quel jour sommes-nous ?

Voyons … Hier j’ai visité l’ouest de l’île … Donc … Vendredi ? Samedi ? … Nous sommes samedi.

L’avion !

Non. Aujourd’hui n’est pas un jour comme les autres ! Aujourd’hui il y a l’avion, l’avion et avec lui le courrier, les journaux, et aussi, pendant une heure le pilote, c’est-à-dire un blanc avec qui parler de la grande île, de la France, du Monde. Il est vrai que celui-ci raconte toujours la même chose, et fait les mêmes plaisanteries  grossières, mais elles sont quand même différentes des jérémiades des indigènes.

Paul remue paresseusement son grand corps athlétique et repousse d’un geste endormi la moustiquaire qui, en cette saison, lui sert aussi bien de drap que de couverture.

L’avion.

C’est aujourd’hui qu’il doit recevoir la commande de romans policiers faite il y a deux mois. Vingt cinq romans tout neufs. Il était temps car il en a assez de relire les mêmes crimes sur ses vieux livres à moitié rongés par l’humidité.

Machinalement il sort sur la véranda pour rejoindre la salle de bain, car, comme dans toutes les maisons de l’île, la communication entre les pièces se fait par l’extérieur.

Et, torse nu, son pantalon de pyjama glissant le long de sa taille, il pénètre dans la salle d’eau. Là, sans s’arrêter ou presque, il enlève son pantalon qu’il jette en boule dans un coin et se retrouve, sans savoir comment, sous l’eau glacée de la douche.

La douche.

Un bien grand mot pour ce mécanisme primitif : un tonneau d’eau placé sur le toit. Le soir cela donne une eau chaude, tiédasse. Mais le matin elle paraît glacée, brutale.

D’un seul coup, ses gestes perdent leur automatisme matinal. Paul, les yeux à demi fermés, savoure ces piqûres froides et cinglantes qui harcèlent sa peau bronzée, et frissonne de plaisir.

Et Pierre qui n’aime pas l’eau !

En souriant, Paul se remémore, comme chaque matin, sa définition du personnage au nom de Pierre.

« Petit, maigre, rachitique. Il vit depuis huit ans sur une île mais ne se baigne jamais. Ne  boit pas de vin. Ne fait pas de sport. N’entrouvre jamais sa soutane malgré la chaleur. Ne sait pas dessiner mais passe son temps à feuilleter des livres d’art … »

Paul  pourrait continuer ainsi pendant des heures.

Huit ans de cohabitation ! Pensez si j’ai eu le temps de le décortiquer, disait-il au pilote. « Décortiquer. » Ce mot lui plaît. Il a en lui quelque chose de péjoratif.

Et Paul termine régulièrement ses monologues contre Pierre en disant

-« C’est bien simple, tout ce qui est agréable lui est haïssable ! »

Ces quelques pensées haineuses finissent de le réveiller. Elles sont même devenues nécessaires pour affronter la monotonie des longues journées tropicales.

Sans prendre la peine de s’essuyer, Paul regarde dans la glace sa barbe noire et dure qui semble dater de plusieurs jours. Aussi, avec son vieux rasoir à moitié rouillé, il entreprend le raclage de sa peau que certain appelle pompeusement « rasage ». Un peu d’eau, un coup de racloir, encore un peu d’eau pour rincer les coupures éventuelles, et cela jusqu’à ce que la masse noire où pointent quelques crins blancs devienne à peu près invisible.

Bien qu’il sorte à chaque fois de cette opération avec les joues cruellement entaillées, Paul préfère cela au fait de se laisser pousser la barbe. Rien que l’idée d’avoir lui aussi une barbe, une grande barbe bien taillée …

Il est vrai qu’il en a porté une il y a très longtemps. Pendant les quinze premières années qu’il a passées sur cette île, les quinze années heureuses qu’il a connues avant l’arrivée de Pierre ! A cette époque il lui arrivait souvent de se laisser pousser la barbe, mais naturellement pas une barbe bien taillée, bien rectangulaire comme celle de Pierre.

Grande barbe blanche, casque colonial, soutane trop blanche et trop bien fermée,  bréviaire soudé à la main, démarche lente et recueillie …

Pourquoi a-t-il fallu que ce soit lui, Paul, qui hérite de cet avorton, cet avorton à qui, vingt  cinq ans plus tôt, il répétait, comme on le lui avait répété durant ses classes :

-« Pour avoir l’esprit sain, il faut un corps sain. »

A cette époque il enseignait aux jeunes missionnaires. Et de cet élève rachitique, étriqué, antipathique, il aimait dire

-« En voilà un qui ne sera jamais missionnaire ! »

Mais, dix sept ans après, il retrouve Pierre, Pierre l’avorton, le rachitique, l’étriqué, sur cette petite île qu’il a appris à connaître, à aimer. Et ici, chez lui, Pierre arrive comme son supérieur !

Avoir comme supérieur un de ses anciens élèves est fréquent chez les prêtres. Mais avoir comme supérieur cet … cet intellectuel refoulé, ce névrosé …

Paul se donne un dernier coup de rasoir. Et du reflet que la  glace lui renvoie, il s’estime satisfait. Pour une fois, il ne s’est pas trop coupé.

Puis, avec l’index de sa main droite, il se lave les dents. Plus  exactement il les frotte énergiquement, prenant même la peine de se rincer la bouche de temps en temps.

C’est un indigène qui lui a appris cette façon de se nettoyer les dents. Et l’homme exhibait fièrement une dentition saine, blanche, robuste.

Lui, Paul, a les dents gâtées, jaunies par le tabac, mais suffisamment solides néanmoins pour mastiquer sa nourriture. La dent de devant qu’il a perdue il y a presque cinq ans ne lui manque plus et ses rares interlocuteurs se sont habitués à son sourire troué.

Après s’être rincé une dernière fois la bouche, il passe rapidement sa main droite dans ses cheveux pour essayer de mater sa chevelure rebelle, mais ne prend pas la peine de vérifier dans la glace le résultat sachant que c’est inutile.

Puis, jugeant sa toilette matinale terminée, il prend une serviette encore humide, l’enroule autour de sa taille, laissant volontairement son pantalon de pyjama traîner au milieu de la salle de bain.

Il sait que ce désordre rend Pierre furieux. Pour cela, depuis très longtemps, il met un point d’honneur à laisser traîner ses affaires, spécialement son linge de corps puisque c’est ce qui énerve le plus Pierre.

-« Un prêtre doit cacher son linge personnel. Je pense même que, comme moi, vous devriez le laver vous-même. »

Lui a répété Pierre de sa voix de fausset pendant plus  d’un  an. Puis, pour cela, comme pour le reste, il s’est tu petit à petit.

Paul sort de la salle de bain alors que la chaleur lourde achève de sécher son corps d’athlète, ce corps dont il est si fier.

« A cinquante cinq ans, aime-t-il dire, je connais peu d’hommes qui ont un corps comme le mien, même parmi ceux de vingt ans. Et quand je pense que Pierre n’a que trente cinq ans, quelle pitié ! »

Immobile sous la véranda, il regarde avec attendrissement la verdure qui entoure la cure. Cette végétation, il a appris à l’aimer. Ces fleurs aux teintes vives, violentes, ces arbres feuillus aux feuilles toujours vertes, ces cocotiers qui longent la plage toute proche …

La plage, l’océan !

Mais son regard se fixe brusquement sur une tache blanche qui remue lentement entre deux masses rouges. Pierre ! Pierre lisant son bréviaire en se promenant au milieu des fleurs.

Paul a un sourire  mauvais !   Aussi, face au massif de fleurs qui le cache si mal de son supérieur, il fait plusieurs mouvements de gymnastique, gonfle son torse, prend de longues et profondes inspirations, sifflant entre ses dents pour faire le plus de bruit possible en rejetant l’air de ses poumons.
Mais la tache blanche ne réagit pas, et continue, imperturbable, ses lentes allées et venues.

Pourtant, pense Paul, il  doit être furieux.

« Un prêtre ne doit jamais se montrer nu. Si vous ne voulez pas vous habiller dans la salle de bain, mettez un peignoir pour regagner votre chambre. »

Paul esquisse encore quelques mouvements, mais, déçu par le manque de réaction de Pierre, regagne lentement sa chambre. Là, rapidement il enfile  son vieux  short et une chemise tout aussi sale.

Depuis que Pierre, à son arrivée sur l’île, exige qu’il porte une  soutane, Paul prend plaisir à se vêtir de haillons. Pour dire la messe il accepte la soutane, mais dans la journée, pas question !

Il est vrai qu’il pourrait mettre des vêtements propres et en bon état. Mais les colères de Pierre devant ce représentant de Dieu vêtu d’un short sale et rapiécé, créent chez lui un amour immodéré pour ces vieux vêtements.

Cette « guerre » a duré plus d’un an. Depuis, un peu pour ça et beaucoup d’autres choses, les deux hommes ne se parlent plus, si ce n’est pour raisons professionnelles.

Après avoir enfilé des sandales aussi usées que le reste de sa tenue, Paul se dirige d’un pas rapide vers la salle à manger.

Mame, le cuisinier, l’y attend

-« Bonjour Mon Père. »

-« Bonjour. »

Sans se soucier de l’absence de Pierre, il se sert un bol de café fumant et commence à beurrer une large tartine de pain noir. Ses gestes sont précis, rapides, et la couche de beurre est presque aussi épaisse que la tranche de pain.

Fidèle à ses origines paysannes, Paul trempe sa tartine dans son café, et, avec un plaisir évident, porte cette masse dégoulinante à sa bouche.

-« Le bénédicité, mon père ! »

Coupé dans son élan, la tartine de pain à quelques centimètres de sa bouche grande ouverte, Paul, pétrifié, regarde d’un œil noir cet importun vêtu de blanc.

Le bénédicité ! C’est vrai, il l’avait oublié. Mais pourquoi faut-il qu’une fois encore Pierre soit là pour le rappeler à l’ordre.

A contre cœur il pose son pain sur la table. Puis, tendu, le regard fixe, semblable à une bête qui hésite à attaquer, il se lève lentement et, à la suite de son supérieur, marmonne la prière  du bénédicité.  Mais, par vengeance, il s’applique à ne pas articuler ces paroles rituelles, ces paroles que Pierre prononce avec des intonations recherchées.

Dés que Pierre a fini de parler, Paul se rassoit, reprend sa tartine de pain encore chaude et en engouffre la moitié avant que Pierre n’ait eu le temps de repousser sa chaise pour s’asseoir.

Puis, la bouche ouverte, mastiquant avec bruit, il balaie d’un geste rageur le café répandu sur la toile cirée à l’endroit où sa tartine l’a attendu.

Pierre, tête baissée, se sert timidement une tasse de thé et grignote une biscotte en essayant d’ignorer ce paysan qui le dégoûte.

Paul, bouche ouverte, les yeux haineusement fixés sur Pierre, déglutit avec bruit tout en tartinant à nouveau une tranche de pain aussi épaisse que large. Puis, devançant le geste de Pierre qui se sert une deuxième tasse de thé, il attire à lui le sucrier et rajoute un morceau de sucre dans son café déjà trop sucré. Ensuite, avec ostentation, il abandonne le sucrier à coté de lui.

Dés qu’il le peut, Paul ne manque pas d’attirer ainsi tous les plats à côté de lui, sachant que Pierre, par timidité, timidité devenue bêtise, préfèrera s’en passer plutôt que de les lui réclamer.

Et, une fois encore, Paul s’amuse à regarder son supérieur boire son thé non sucré.

Ayant terminé son troisième bol de café et un demi pain, Paul repousse bruyamment sa chaise et se lève, ignorant délibérément Pierre qui, depuis quelques minutes déjà, attend patiemment la fin de sa gloutonnerie.

Le voyant partir, Pierre, plus par habitude que par conviction, demande timidement

-« Vous voulez bien passer dans mon bureau pour faire le programme de la journée ? »

-« Pas le temps. De toutes les façons il n’y a rien de spécial, à part l’avion. Je vous rapporterai votre courrier. »

Et Paul sort d’un air vainqueur sur cette première et dernière réplique.

Pierre baisse la tête. Le programme importe peu, c’est vrai. Mais si seulement Paul pouvait se montrer  humain. Ce n’est pas sa faute si on l’a envoyé ici comme père supérieur, pas sa faute non plus si Paul a été un de ses anciens professeurs.

Il était arrivé ici plein d’enthousiasme, de joie, à l’idée de le retrouver. Ils seraient deux frères. Il ne serait pas question de hiérarchie entre eux. Ils vivraient libres, et Paul lui apprendrait à connaître les indigènes.

Mais quelle déception !

Dans sa chambre, Paul prépare en hâte ses affaires : une soutane, un calice, des hosties, un évangile. Tout le nécessaire pour la messe qu’il dira dans quelques heures.

Aujourd’hui, samedi, il est attendu au nord de l’île. Avant midi il aura le temps de dire  une messe, de voir si la fièvre de la mère de Napoléon est tombée, de discuter un peu avec les paroissiens de cette partie de l’île, et, en attendant l’avion, de faire une heure ou deux de pêche sous-marine.

La pêche.

Son seul plaisir sur cette île tranquille, trop tranquille.

Evoluer au milieu des paysages sous-marins, guetter un mérou dans son trou, le traquer pendant des heures, voire des jours. Sentir ces poissons aux formes inattendues, aux teintes variées, qui tournent autour de lui. Cette sensation de voler sur un monde inconnu, dangereux, hostile, fascinant. Cette activité toujours excitante malgré presque vingt années de pratique journalière.

En souriant, Paul rajoute dans son sac ses palmes, mon masque, son tuba, son fusil sous marin et place à côté du ciboire le poignard à qui il doit la vie, un jour qu’un poulpe, plus gros que la normale, a voulu, dans un élan de tendresse, le garder près de lui.

Jetant négligemment le gros sac marin maintenant plein sur son épaule, Paul sort en sifflant de sa chambre, et, d’un pas allègre, s’enfonce dans la forêt.

  • 2  –

A grandes enjambées Paul suit le petit chemin qui traverse la forêt. Ce chemin il le connaît bien. Combien de fois il l’a parcouru dans les deux sens durant les vingt trois années qu’il est sur cette île.

A son arrivée, cette végétation trop dense, trop verte, trop fleurie, lui faisait peur. Cette odeur de moisi, ces mouvements imperceptibles, ces bruits non définis l’inquiétaient. Mais il a appris à les connaître, à les aimer, et aujourd’hui ils font partie de sa vie.

Vingt trois ans déjà !

Vingt trois ans qu’il habite sur cette île qu’il n’a plus quittée.

Là, il a connu le bonheur. Dans ses colères fréquentes mais sans suite, il se considère comme l’homme le plus malheureux de la terre. Bien sûr il n’est pas toujours heureux, bien sûr il aurait souhaité un plus grand confort, un peu plus de … de quoi ? Cela dépend des moments ! Mais malgré ces regrets matériels passagers, Paul avoue sans honte que sur cette île il est heureux, pleinement heureux malgré la présence de Pierre !

Oui, heureux malgré Pierre. Et l’idée de retourner en France ne le tente même plus.

La France !

Au début il pensait qu’il ne l’oublierait jamais.

C’est son pays, il y est né, y a passé mon enfance, sa jeunesse, et pensait y finir ses jours.

Mais maintenant « son » pays est cet îlot et « sa famille » ces quelques indigènes qui lui ont donné leur confiance, leur amour. Pour eux il est le « Père Paul ». Il y a dans ces deux mots tant de respect, d’abandon, d’amour. Il sait aussi que tout le monde le considère comme un vieux fou, mais cela fait partie de son personnage. On l’aime pour sa gaité, son exubérance, sa passion pour la pêche sous-marine et l’inconscience avec laquelle il la pratique.

Pierre, par contre, ne provoque chez les indigènes qu’une réserve polie. Et Paul ne fait  rien pour changer leur sentiment. Au contraire. Quand l’un d’eux, dans un élan de confiance,  exprime ses réserves vis-à-vis du « missionnaire supérieur », Paul écoute, hoche la tête et parle d’autre chose.

Le chemin, maintenant rocheux, oblige Paul à ralentir son ascension et à abandonner les pensées négatives dues à la monotonie de sa marche. Mais ce chemin, le seul à traverser la montagne, ou plus exactement la colline, est plus rapide. Car suivre la plage équivaut à un trajet presque deux fois plus long.

Encore un rocher à escalader, et, essoufflé, Paul contemple l’immensité qui s’étend devant lui.

Ce paysage il le connaît bien sûr. Mais, comme un collectionneur, il y découvre des attraits toujours nouveaux.

Ici, du sommet de « sa colline », il contemple la totalité de l’île, de « son île ».

Là, derrière lui, en suivant le chemin qu’il vient de prendre en sens inverse, il y a la forêt, verte, touffue, grandiose par sa petitesse.

Là l’immense plage de sable blanc, bordée de cocotiers, comme tracée par une main enfantine. Là une minuscule prairie où broutent en permanence trois zébus.

Là un baobab au tronc en forme d’un tonneau disproportionné de couleur gris éléphant et surmonté d’un petit plumet feuillu.

Là, un  buisson rampant sur plusieurs dizaines de mètres, magnifique buisson fleuri, fragile dans sa beauté.

Là les manguiers, aux branches alourdies par le poids des fruits.

Là le minuscule désert de sable qui sert d’aéroport.

Là, et là, et là, et là …

Et tout autour l’océan, cet océan sans fin sur lequel Paul a admiré tant de couchers de soleil, ces couchers aux teintes mouvantes, changeantes, saisissantes, ces teintes pour lesquelles le mot beauté semble bien faible.

Paul regarde.

Chaque fois qu’il est là, sur ce toit de l’île, il ne peut s’empêcher de sentir en lui une  boule qui monte, monte, monte. Et, une fois encore, furieux par cet excès de sensibilité, il reprend sa marche, sifflant trop fort pour lutter contre ces larmes qu’il sent glisser comme des caresses le long de ses joues.

A une jeune indigène qui l’avait surpris en train de pleurer, il avait dit

-« Décidemment je me fais vieux. La réverbération du soleil sur l’océan me fait pleurer. »

Car comment avouer qu’il puisse pleurer de bonheur.

De là, il aperçoit aussi, parmi la végétation luxuriante, les quelques cases qui sont aujourd’hui le  but de sa visite. Et brusquement, sortant il ne sait d’où, une dizaine d’enfants courent à sa rencontre

-« Père Paul ! Père Paul ! »

Paul sourit, rit. Ces enfants, cet accueil, cette joie que crée son arrivée, tout cela le remplit de bonheur, d’amour. Oui, il les aime. Il les aime d’un amour profond, pur. Ils sont ses enfants, sa vie, son avenir.

Abandonnant  son sac au plus grand, Paul embrasse le plus petit, caresse la tête des autres. Puis il entre dans le hameau.

Là, Napoléon, le chef de ces huit familles, l’accueille avec  son sourire habituel, lui tendant sa main massive, rugueuse, énorme que Paul aime à serrer. Et, saluant d’un geste les autres indigènes, le prêtre entre dans une case où son sac l’attend.

Là, il enfile rapidement sa soutane tant abhorrée et les accessoires nécessaires au cérémonial de l’office qu’il va célébrer, pendant qu’Odéam, aidé par un autre adolescent, installe l’autel où il dira sa messe.

Avec majesté, précédé de ces deux enfants aux pieds nus, aux visages sérieux et aux bras croisés, Paul arrive dans cet espace couvert de branchages en bordure du village qui tient lieu, tous les samedis, de chapelle. Et, devant la table qui sert d’autel et sur laquelle une nappe blanche a été dépliée, il pose son ciboire, des hosties et un missel.

Face à lui, tout le village est là, debout, silencieux, immobile. Les enfants eux-mêmes ont arrêté leurs danses, leurs sauts continuels, et, à l’image de leurs parents, se transforment en statues. Seuls les nouveaux nés, serrés dans les bras de leurs mères, regardent de leurs grands yeux étonnés cet homme blanc, vêtu d’une robe blanche surmontée d’une sorte d’écharpe colorée, s’agiter devant une table couverte d’une nappe toute aussi blanche que sa robe. Mais le sérieux de leurs parents les étonne au point qu’ils en oublient de pleurer.

Paul regarde avec attendrissement ces hommes d’ébènes, ces femmes aux allures royales, ces enfants si animalement beaux. « Ses brebis » pense-t-il avec chaleur.

Mais brusquement, au moment de commencer sa messe, il s’interrompt pour regarder en souriant Napoléon, accompagné d’une veille femme, apporter une chaise devant l’autel pour lui permettre de s’asseoir.

Celle-ci, en s’asseyant répond à son sourire par un petit geste complice de la main.

Puis, reprenant la cérémonie avec un grand signe de croix il dit

-« Mon Dieu, défends notre foi contre ces gens sans pitié. De ces hommes perfides et pervers, Seigneur délivre-nous. »

Formule reprise en chœur par le murmure incompréhensible de cette foule attentive.

Puis Paul enchaîne machinalement les phrases qu’il répète régulièrement depuis si longtemps. La seule différence, depuis son arrivée sur l’île, est que, maintenant, à la demande du Vatican, la messe se pratique en français et non plus en Latin comme Pierre s’acharne à continuer de la dire.

Dire une  messe est devenu pour lui un tel automatisme qu’il ne peut plus penser à ce qu’il fait sans risquer de se tromper. Il a essayé de vivre avec passion sa messe, mais Odéam, étonné, paniqué, ne savait plus que faire devant ce prêtre qui, perdu dans sa prière, oubliait de baiser l’autel, de se laver les mains …

Aussi Paul a-t-il fini par trouver plus raisonnable d’apporter aux indigènes ce qu’ils attendent, à savoir une messe normale, régulière, apaisante.

-« Je confesse à Dieu tout puissant … »

Les prières s’enchaînent, reprises en chœur par les fidèles.

Pour les aider, il leur a donné l’habitude de chanter ces prières durant la messe.

Le chant, la danse sont naturels pour eux. Ainsi la messe chantée prend une autre forme, un autre sens. Que d’élan, que de joie, que de passion dans cette mélodie qu’ils inventent, modifient à chaque fois pour honorer le « Dieu du Père Paul ».

Fasciné, Paul écoute ces sons qui sortent de leurs gorges, de leurs cœurs. Pris par le rythme il a envie de danser, de chanter. Mais conscient qu’il chante faux, il se contente de les écouter encore et encore. Il n’entend pas les paroles, il n’entend pas les prières, il écoute la musique, cette musique céleste qui accompagne sa messe.

Mais brusquement, comme cela arrive trop souvent, Paul se rend compte que la messe est finie.

Rapidement il range ses affaires et, de retour dans la case où il avait vêtu sa tenue pour dire la messe, il entasse avec un vif plaisir sa soutane maintenant froissée et humide au fond du sac. Puis, sans plus de respect, rajoute tous les objets sacrés maintenant inutiles et termine par ses appareils de pêche de façon à les rendre facilement accessibles.

Sortant de la case, il pose son balluchon devant la porte et se dirige vers Napoléon qui l’attend assis à l’ombre d’un cocotier.

Le voyant arriver, le chef du hameau se lève, mais Paul lui fait signe de ne pas bouger et va s’asseoir à côté de lui.

-« Ta mère semble aller mieux. »

-« Vos pilules lui ont fait du bien. Elle est tout à fait remise et a voulu assister à la messe. »

« -J’ai vu.  C’est bien, très bien. »

Une demi-heure de bla-bla, une demi-heure à écouter, à répondre, dans le seul but de donner confiance, de prouver à ces êtres que l’on est avec eux, près d’eux, qu’on s’intéresse à eux.

« La pêche a été bonne ? Très bonne. Il a plu. Je sais, à l’autre bout de l’île aussi. Le vent ? … Les poissons ? … Les zébus ? … Marie qui est encore enceinte … Elle ne fait que ça ! … Les cocotiers qui mettent trop de temps à murir … Les mangues qui sont toutes petites cette  année … »

-« Mes amis,  je dois partir, mais je serai là Samedi prochain, comme d’habitude. »

Les adieux sont brefs.

Les enfants l’accompagnent un peu sur la plage et l’abandonnent avec de grands gestes.

Son balluchon sur le dos, Paul marche vite. Dans vingt minutes je serai à l’aéroport et là, je pourrai me baigner en attendant l’avion.

« Je vais me baigner, je vais pêcher … Je vais me baigner, je vais pêcher … Je vais me baigner, je vais pêcher … »

Et sur ce chant de marche, Paul accélère encore son pas.

–  3  –

Lentement, avec les gestes d’un film projeté au ralenti, Paul glisse dans l’eau tiède. Avec délice il savoure la caresse de l’eau, faisant ressentir à son corps cette douceur centimètre par centimètre.

A son arrivée sur l’île, il bondissait dans l’eau afin de découvrir brutalement, au milieu de l’écume blanche, ce monde merveilleux. Mais avec l’âge, son plaisir est devenu plus vicieux, bien que son émerveillement enfantin, passionné, pour le monde sous-marin soit toujours identique.

La première fois que, durant une plongée il a rencontré un requin, la peur lui a fait pousser un cri. Ce cri a effrayé l’animal qui est reparti aussi vite qu’il était venu. Mais lui, par contre, a failli se noyer car il a perdu le contrôle de sa respiration et a bu ce qui lui a semblé être tout l’océan.

Il n’a croisé que trois requins en vingt ans. Il en a aperçu beaucoup d’autres dans les hauts fonds, mais là, près de l’île, le risque est minime, suffisant quand même pour inciter à la prudence.

Autour de lui, les algues à quelques centimètres de son corps, dansent au rythme régulier de la houle et de petits poissons multicolores plongent à contre temps dans cette masse brunâtre toujours en mouvement.

Avec jouissance, il glisse le long de ces algues, prenant plaisir à sentir leurs tentacules caresser son ventre.

Ayant ainsi salué, comme à son habitude, ce monde d’une manière charnelle, Paul remonte à la surface. Là, bercé par les vagues, il domine ces paysages fascinants. Mais il ne peut rester longtemps loin d’eux. Sans bruit il replonge, remuant uniquement ses pieds chaussés de longues palmes. Il glisse dans l’eau, regardant autour de lui, dévorant des yeux ce paysage qu’il connaît par cœur mais dont il ne peut se passer.

De temps  en temps, tel un marsouin, il  remonte à la surface, prenant à peine le temps de remplir ses poumons d’air frais, et replonge vers le fond, glissant maintenant le long d’un sol sableux, puis se faufilant entre les rochers pour voir si des poissons se cachent dans les fissures de la roche.

Là, sous un gros rocher, dans une petite crevasse dont le fond est recouvert de sable blanc, Paul aperçoit une rascasse, une merveilleuse rascasse couleur rouge transparent, aux nageoires mouvantes qui se gonflent et s’écartent en un ballet magique. Fasciné, Paul la contemple. Il ne peut dégager son regard de cette forme dansante qui remue avec tant de grâce. Si la piqûre de ses épines n’était pas mortelle, il résisterait difficilement à la tentation de la caresser. Mais cet animal de forme préhistorique, surmonté d’une énorme tête horriblement belle, a des caresses auxquelles l’homme résiste mal.

Puis il continue sa promenade sous-marine, suivant pour le plaisir ces poissons aux teintes vives qui se glissent dans les rochers, réapparaissant comme par enchantement quelques mètres plus loin, et  quelques mètres plus loin s’arrêtent pour s’assurer que le prêtre les suit  toujours.

Paul ne tire pas sur ces petits poissons. Au début il s’amusait à tuer tout ce qui passait à sa portée. Mais, ce carnage inutile, même s’il finissait dans les casseroles de leur cuisinier, avait fini par le lasser.

Suivant une espèce de sar, grand comme deux mains, mais qui reste  toujours hors de portée de sa flèche, Paul arrive au dessus d’un grand rocher, posé sur une sorte de socle arrondi « le rocher de son mérou ! ».

Abandonnant le sar, Paul remonte prendre son souffle et replonge. Là, il contourne le rocher et s’approche d’un petit trou dont l’entrée se prolonge par un tunnel au bout duquel se trouve une caverne. Cet endroit il le connaît bien. Depuis plus d’un mois il a repéré un mérou d’environ soixante à soixante dix centimètres de long. Mais jamais encore il n’a pu le tirer.

Paul colle son œil contre le trou et aperçoit le poisson tapi au fond de son antre. Mais pas plus que les autres fois il ne peut utiliser son fusil sous-marin. La flèche traverserait le mérou, mais il serait ensuite impossible de le sortir, car le trou suffisamment large pour un poisson vivant et agile, deviendrait infranchissable pour un animal de cette taille, mort et traversé par une flèche. Le tuer équivaudrait à perdre le poisson et la flèche, ce dont il n’a pas envie car il a eu assez de mal à se procurer ce fusil sous-marin. Et ce n’est pas sans sourire qu’il se rappelle le temps héroïque où il a commencé à chasser avec une fourchette attachée au bout d’un morceau de bois. Maintenant, grâce à son ami aviateur, il a un beau fusil à ressorts, solide, puissant, rapide.

Paul tend la main, et, au fond de la caverne, sent la chair froide du poisson frissonner. Ce besoin d’avoir un contact physique avec sa proie lui est devenu nécessaire. Il crée chez lui des frémissements de joie intense. Et, après ce contact charnel le poisson n’est plus un animal à tuer, mais un être vivant, un adversaire avec qui il s’affronte, et leur combat est une suite de ruses. La règle est  simple : Paul doit surprendre le mérou hors de son trou ! Les chances du poisson sont donc les mêmes que celles de l’homme.

Mais depuis leur première rencontre, entre le mérou et lui, une sorte de coutume s’est établie. Paul ne vient jamais se baigner sur cette plage sans aller caresser son adversaire. Et il l’a tellement espionné, observé, guetté qu’il ne sait pas, si l’occasion se présente un jour, s’il aura le courage de tirer sur ce poisson qui a, durant si longtemps, été assez habile pour déjouer ses ruses.

A bout de souffle, Paul remonte à la surface. Puis, comme un  oiseau de proie, tourne en rond au dessus du rocher, observant le trou. Et, comme d’habitude, la tête du mérou apparaît.

Les deux adversaires-amis se regardent longuement, puis, sans bruit Paul  contourne le rocher et plonge pour surprendre le poisson par derrière. Mais quand il arrive devant le trou, le mérou est retourné au fond de sa caverne. Paul tend son bras, touche à nouveau le corps gluant du poisson, et à  regret retire sa main. Et immobile, il attend, le corps collé contre le rocher, juste à côté du trou. Puis, à bout de souffle, il remonte respirer et, durant sa montée vers la surface, il aperçoit la tête curieuse de son adversaire qui le regarde remonter vers la surface.

En souriant, Paul reprend son souffle pour recommencer ce jeu de cache-cache, mais le bruit d’un moteur le rappelle à la réalité.

L’avion ! Et naturellement il est en avance !

Cela n’étonne plus Paul. En vingt cinq ans il a appris que l’avion n’arrive jamais à l’heure, aussi souvent en avance qu’en retard du reste. Car le pilote décolle dès que le chargement est fait, ce qui, bien sûr, n’est jamais régulier dans ces pays où la chaleur a vaincu la ponctualité.

A regret Paul  abandonne son mérou qui, la bouche grande ouverte, tombant comme celle d’un vieillard sénile, le regarde s’éloigner d’un œil glauque.

Dans un crawl aussi bruyant que rapide, Paul regagne la plage. Là il jette près de son sac, son fusil toujours chargé, ainsi que ses palmes, son masque, son tuba et son poignard. Puis, sans prendre le temps de se sécher, il enfile son short et sa chemise, décharge son fusil dans les vagues mourantes sur le sable chaud où il nettoie rapidement ses ustensiles de pêche avant de les entasser dans son sac. Et enfin, chaussant ses pieds pleins de sable dans ses sandales usées, il part au pas de course vers l’aéroport, son sac sautant avec agitation sur son épaule droite.

  • 4  –

Essoufflé Paul arrive devant la cabane recouverte de tôles qui sert d’aéroport. Le douanier, un indigène coiffé d’une casquette négligemment posée en travers de sa chevelure crépue, observe l’avion se poser et se diriger en bringuebalant vers eux.

Paul s’arrête à côté de lui, laissant tomber son sac à ses pieds.

L’homme à la casquette le regarde  en souriant

-« Bonne pêche Père Paul ? »

-« J’ai vu mon mérou … Mais ce sacré pilote n’est jamais à l’heure. Je n’ai pas eu le temps de te trouver un poisson digne de ce nom. Ce sera pour la prochaine fois. »

Le douanier hoche la tête en souriant et regarde à nouveau l’avion qui, dans un bruit de ferraille, s’approche d’eux.

Dans un dernier soupir les deux moteurs s’arrêtent, et un silence presque inquiétant succède  au vacarme que l’arrivée du petit avion a provoqué.

Le douanier, immobile dans l’ombre de la cabane, n’est pas pressé de bouger, mais Paul, au contraire est déjà devant l’avion.

Le pilote, en le voyant arriver, se penche par la fenêtre de la cabine de pilotage, et crie

-« Alors l’abbé, toujours là pour me recevoir, hein ? »

-« Comme tu vois, vieux saoulard … Tu as enfin le courrier que j’ai commandé il y a plusieurs mois ? »

-« Toujours pas. »

Devant la mine déconfite  de Paul il éclate de rire.

-« Allez l’abbé, ne faites pas cette tête, je vais croire que vous n’êtes pas content de me voir. … Ne vous inquiétez pas, je les ai vos bouquins … »

Et avec un air mystérieux il ajoute

-« J’ai même mieux ! »

Paul, intrigué, regarde le visage buriné et souriant du pilote, mais déjà la porte de la cabine s’ouvre dans un  bruit de ferraille mal graissée. Paul se retourne et découvre un jeune européen à l’allure sportive qui saute avec  souplesse sur le sol.

Fasciné, Paul regarde cet étranger s’approcher de lui.

Qui peut-il être ? Que vient-il faire ?

Un homme blanc vient sur son île et semble vouloir y rester quelques temps puisque l’avion ne passe qu’une fois par semaine. Il va pouvoir parler d’autres choses que d’évangile avec les indigènes et oublier pour un temps ses disputes avec Pierre.

Mais déjà le jeune homme est près de lui, la main tendue.

-« Bonjour … Vous êtes le Père Paul, je suppose … Le pilote m’a beaucoup parlé de vous … Je m’appelle Claude Desrand … Je suis  cinéaste … Je viens faire un film sur les fonds  sous-marins de cette île. »

Filmer mes fonds sous-marins ! Il n’a pas le droit. Ce sont « mes fonds  sous-marins ! »

Paul, immobile, regarde fixement ce jeune homme redevenu brusquement un étranger sur son île.

Claude regarde sans comprendre cet homme buriné, immobile, statufié, vêtu de haillons encore mouillés et recouverts de sable.

Que cela est loin de l’accueil que lui avait promis le pilote.

Désemparé, il continue pourtant à parler, récitant de façon monocorde ce qu’il a préparé comme justification de sa venue sur cette île.

-« Il paraît que vous êtes expert en pêche sous-marine. On m’a dit que vous pourriez m’aider car vous êtes le seul dans le pays à avoir  une connaissance aussi parfaite des fonds sous-marins, et ceux de cette île sont, d’après ce qu’on m’a dit, parmi les plus beaux du monde. »

Paul écoute, fier d’être connu au delà de son île, fier qu’on le cite comme le seul homme capable de bien connaître les fonds sous-marins.

La vanité devient plus forte que la jalousie qu’il a d’abord ressentie. Après tout, cet homme a l’air sympathique. Il paraît simple, sérieux, franc. Et brusquement les inquiétudes du prêtre s’évanouissent pour laisser place à la joie. Pendant au moins une semaine il ne s’ennuiera pas, il aura un allié, un ami, car cet homme ne peut évidemment pas être ami avec Pierre.

Un large sourire éclaire alors le visage marqué par les ans du prêtre qui lui répond

-«  Comme lieu de vacances, il y a mieux. Mais j’espère que vous vous plairez et je ferai mon possible pour vous être utile, encore que sembliez surestimer mes connaissances. … Bien entendu, comme il n’y a pas d’hôtel sur l’île, vous logerez à la cure. »

-« Je ne voudrai pas vous déranger. Et j’ai une tente … »

Mais Paul l’interrompt

-« Ne vous inquiétez pas, nous avons une chambre pour les hôtes de passage, bien qu’elle ne serve jamais. Et vous y serez toujours mieux que sous la tente. »

Le pilote les rejoint à ce moment et donne une tape amicale dans le dos du prêtre

-« Alors curé, vous avez fait connaissance ? Ça va vous faire de la distraction pendant une semaine, pas vrai ? Bon, on  va boire une bière bien fraîche dans ce qui sert d’aéroport, au lieu de rester ici en plein soleil. »

Puis se tournant vers Claude

-« Vous venez avec nous ? »

-« Merci, mais je vais d’abord décharger mon matériel. »

Le pilote hoche la tête et entraîne Paul vers la cabane appelée aéroport, pendant que Claude retourne vers l’avion.

Dés qu’ils arrivent dans la pièce où le douanier, par habitude, leur sert des bières sans qu’ils aient besoin de les commander, Paul, tout en s’asseyant devant la table où sont déposées leurs bières,  demande au pilote

-« Qui c’est ? »

-« Est-ce que je sais, moi ? Il a demandé à ma direction à venir sur cette île parce qu’il avait entendu parler de vous. Il vient de France. C’est tout ce qu’il m’a dit. Je dois le reprendre à mon prochain passage. Pour le reste, vous devez déjà en savoir autant que moi : Il veut faire un film sur les fonds sous-marins. Bizarre hein ? Qui ça peut intéresser à part vous ! »

Paul le regarde en souriant, et, répondant à son rire

-« Toi quelques fois … Quand je t’apporte des homards. »

-« A ce sujet, ils se  font rares en ce moment. »

-« Tu arrives trop tôt, il est à peine dix heures et demi. »

-« Faut pas croire que parce que mon coucou est rouillé qu’il ne fonctionne pas. Et puis, plus  vite arrivé, plus vite parti, non ? »

Paul sourit et demande

-« A part ça, quelles nouvelles ? »

-« Toujours pareil. Des guerres, des grèves, des révolutions … La vie normale quoi. »

Puis, changeant brusquement de ton et de sujet, il continue en souriant

-« Vous allez avoir un compagnon dans vos pêches solitaires. Faites attention de ne pas le prendre pour un poisson. »

Paul répond à son sourire, mais Claude les rejoint et s’assied à leur table au moment où le douanier lui tend une bouteille de bière.

-« C’est pas de  refus. Avec la chaleur qu’il fait dans l’avion … »

Mais déjà le pilote répond en souriant

-« C’est pas le confort d’un jet privé, mais c’est plus maniable. »

Puis changeant à nouveau de sujet, il enchaîne

-« J’espère que vous vous plairez ici. Vous verrez c’est un coin calme, très calme même. »

Et avec un sourire espiègle, il ajoute

-« L’abbé a l’air gentil comme ça, mais il faut faire attention. C’est une tête de mule. Enfin, il vous sera peut-être utile pour votre exploration des fonds sous-marins. »

En riant, Paul finit sa bière et dit

-« Bon, je veux pas retarder ton retour et puis mon supérieur doit nous attendre pour déjeuner. »

Puis, se tournant vers Claude, il ajoute

-« Comme ça, vous aurez le temps de découvrir notre petite île avant nos premières plongées. »

Mais le pilote l’interrompt

-« Ce ne sera pas bien long. Quand je pense qu’il y a plus de vint ans que vous n’avez pas quitté ces dix kilomètres carrés. Faut être curé pour ça ! »

Le prêtre le regarde en souriant et répond

-« Tu sais, je suis trop vieux pour changer. Et ici, je suis heureux. »

Avec un clin d’œil complice, le pilote répond

-« On peut pas en dire autant de votre confrère. »

-« Oh lui ! Il se considère encore comme exilé. »

Après cette réponse, Paul se lève, imité par les deux autres hommes, et

-« Merci pour la bière … Et je penserai à tes homards la semaine prochaine. »

Claude prend ses valises et son sac, mais déjà le prêtre s’approche de lui pour l’aider.

-« Ne vous dérangez pas, mon père, j’ai l’habitude. »

-« Moi aussi. Et puis vous devez être fatigué de votre voyage et je pense que dans votre sac vous avez déjà votre matériel de tournage.  Mais, rassurez-vous, il n’y a qu’un petit kilomètre pour rejoindre la cure. »

Ce disant, Paul prend une valise et le sac des mains de Claude, sort du baraquement, et au passage reprend son sac qu’il pose négligemment sur son autre épaule.

Au même moment, le pilote, sa bouteille de bière à la main, apparaît à la porte du local tenant lieu d’aérogare et crie

-« Eh, l’abbé, vous oubliez vos polars. »

Ses livres, c’est vrai, il les a oubliés !

Mais, avec Claude, cette semaine il n’en aura pas besoin.

-« J’enverrai Mame les chercher. Laisse-les sur le comptoir, ainsi que le courrier, s’il y en a. … Bon retour et à samedi prochain. »

Accompagné du rire joyeux du pilote, les deux hommes, pliés sous leurs chargements, s’engagent sur le petit chemin qui les mène à la cure.

Ils marchent, côte à côte, sans parler.

Du coin de l’œil Paul observe son compagnon. Démarche souple et élégante, beau visage aux traits fermes quoiqu’encore adolescents. Il se dégage de cet être une gentillesse et une sympathie à laquelle Paul est sensible.

-« Il y a longtemps que vous êtes dans la région ? »

-« Pas très. Environ trois semaines. J’ai du reste presque terminé mon film. Mais on m’a tellement parlé de votre île et de vous, que j’ai décidé de passer ma dernière semaine de tournage ici. »

Paul a une bouffée d’orgueil. Il n’est pas, comme Pierre, un missionnaire considéré comme mort au monde.

Mais déjà Claude continue

-«  C’est vrai que j’aurai sûrement besoin de votre aide. »

Quelqu’un a besoin de lui. On a besoin de ses services, non pas pour qu’il berce d’espoir des indigènes, mais pour qu’il enseigne à un homme  jeune, cultivé, ses connaissances sur le monde sous-marin, ce monde qu’il adore, sur « son monde ! »

Trop heureux pour répondre par un long discours, Paul se contente de dire

-« Je ferai mon possible pour ne pas vous décevoir. »

Il fait chaud. Et malgré la fraîcheur qui les entoure maintenant qu’ils sont sous le couvert de la forêt, Paul sent la fatigue le gagner. Décidemment, cette valise est beaucoup plus lourde qu’il ne l’imaginait. Je me fais vieux, pense-t-il avec tristesse. Je ne suis même plus capable de porter un colis sans m’essouffler. Mais il ne veut pas avouer à ce jeune homme qu’il est fatigué et qu’il a besoin de s’arrêter quelques minutes pour reprendre son souffle.

Brusquement, un petit singe, effrayé par la présence des deux hommes, s’enfuit en poussant des cris aigus. Paul, profitant de l’occasion, s’arrête, pose les sacs et la trop lourde valise et fait quelques pas au travers des  buissons pour apercevoir l’animal.

Claude l’imite, et les deux hommes, côte à côte, essaient en vain de l’apercevoir au travers de la végétation très dense des arbres.

-« J’ai toujours été fasciné par ces lémuriens confie Paul. Malheureusement ils sont assez rares. Il  ne reste que très peu d’animaux sur l’île et, heureusement, aucun n’est dangereux. »

-« C’est un véritable paradis terrestre si je comprends bien. »

-« A condition de ne pas y vivre vous dirait le pilote. Enfin pour des jeunes comme vous, car on peut s’y ennuyer très vite. »

-« Pour moi, comme pour vous je crois, du moment que je peux me baigner et admirer les fonds sous-marins, je m’accommoderais très vite à ce genre de vie. »

Et, avec un sourire plein de charme, il ajoute

-« Je suis un peu casanier dans mon genre. »

Paul le regarde et ils échangent un sourire complice.

Les deux hommes regagnent le chemin et, en reprenant sa valise Claude dit

-« Ça m’a fait du bien de m’arrêter. Mes valises sont trop lourdes. »

Mais Paul répond avec hypocrisie

-« Pas tellement, ou alors vous m’avez donné la plus légère. Voulez-vous que nous changions ? »

Claude, admiratif, répond

-« Vous êtes très fort. »

-« Vous savez la vie en plein air maintient un corps en forme, et la pêche sous-marine aussi. Je n’ai aucun mérite. »

Heureux comme un enfant de l’admiration qu’il a lue sur le visage du jeune homme, Paul enchaîne

-« Le cure n’est plus qu’à trois ou quatre cents mètres. On y va ? »

-« D’accord. »

Et les deux hommes reprennent leur marche, traînant sans honte les valises que la chaleur rend encore plus lourdes.

–  5  –

Pierre, dans son bureau, lit, comme d’habitude durant ses heures de loisir, un livre d’Art. Il y a environ vingt minutes qu’il a entendu l’avion repartir, Paul ne va pas tarder à rentrer.

Mais aujourd’hui encore  il n’attend rien. Il n’attend jamais rien du reste. Même plus le droit de parler au pilote. Avant, ils étaient deux ou trois à se remplacer. Ce sont des aventuriers, des ivrognes, d’anciens militaires qui n’ont eu comme ressource que de venir travailler ici, toutes les autres compagnies refusant leurs services.

Dans les premiers temps, Pierre allait lui aussi les accueillir à l’arrivée de l’avion, heureux de pouvoir échanger avec ces hommes quelques phrases. C’étaient peut-être des aventuriers sans foi ni loi, mais c’étaient au moins des hommes, des hommes qui voyageaient, qui allaient quelques fois en Europe et qui en parlaient volontiers.

L’Europe, la France, Lille ! Tout son passé, un passé qu’il essaie vainement d’oublier !

C’est pour cela qu’il ne va plus attendre l’avion, et il y maintenant presque cinq ans qu’il n’a plus vu une personne extérieure aux habitants de l’île.

« Naturellement Paul est en retard !

Il sait que je déteste attendre, aussi prend-il plaisir à n’être jamais à l’heure pour les repas. Comment peut-on être aussi négligeant sur cette discipline de vie avec ses règles strictes sans lesquelles tout ne serait qu’anarchie ? »

Mais Pierre, une fois de plus, est obligé de s’avouer qu’il admire Paul pour ce manque de discipline, pour celle liberté qu’il affiche pour tout.

En entendant un bruit de voix, Pierre sursaute. Paul n’est pas seul ? Il a invité le pilote à déjeuner ? Non, puisque l’avion a décollé depuis déjà un moment. Serait-ce un indigène ? Non, car l’accent de la voix laisse deviner qu’il s’agit d’un européen.

Impatient, fou de curiosité, Pierre ferme son livre et se lève rapidement.

Mais non !

Je ne vais courir à leur rencontre. Et si c’est, comme je le crois, un visiteur, Paul sera bien obligé de me l’amener. Je vais donc l’attendre tranquillement comme si c’était normal.

Le prêtre se rassoit derrière son bureau, rouvre son livre au hasard, mais, incapable de se concentrer sur la page ouverte devant lui, écoute les voix et essaie vainement d’en saisir le sens.

Au fur et à mesure que les pas se rapprochent de son bureau, Pierre frissonne de joie. Qui que ce soit, on vient le voir. On va lui parler. Parler ! Parler avec d’autres hommes  que Paul !

On frappe à sa porte

-« Oui ? »

Sans se lever de son bureau ni refermer le livre qu’il est censé lire, Pierre regarde les deux hommes entrer dans son bureau, et Paul lui dire

-« Mon père, je vous présente Claude Desrand. Il  va loger une semaine à la cure et repartira la semaine prochaine avec le prochain passage de l’avion. »

-« Bonjour. »

Répond Pierre froidement, avant de se tourner vers Paul

-« Occupez-vous de Monsieur Desrand. Je vous retrouverai dans la salle à manger dans dix minutes. »

Et il se replonge dans la fausse lecture de son livre.

Paul le regarde, hausse les épaules, et après un court silence, dit en s’adressant à Claude

-« Venez. Je vais vous montrer votre chambre. »

Ramassant les valises posées devant le bureau de Pierre, les deux hommes longent la véranda pour rejoindre ce qui s’appelle « la chambre d’hôte. »

Prostré dans son fauteuil, Pierre écoute les pas s’éloigner,  et avec jalousie, constate la gentillesse qui se dégage de la voix de Paul, gentillesse qu’il n’a jamais ressentie quand il s’adresse à lui.

« Pourquoi faut-il que je n’arrive pas à parler normalement, à être aimable ! Mais on ne passe pas plus de dix ans de vie sans échanger d’autres paroles que des disputes. Il faut que ça change, que j’arrive à être aimable. Et puis je suis sûr que ce jeune  homme aime l’art classique. Ce n’est pas avec ce primaire de Paul qu’il pourra parler peinture. Tandis qu’avec moi … »

Claude, debout près du lit qui va devenir le sien pour une semaine, regarde le prêtre s’agiter dans les sens et déborder de gentillesse, d’attention.

-« L’armoire qui est là est à votre disposition. Voulez-vous que je vous aide à ranger vos affaires ? »

Cette gentillesse est excessive, mais Claude, après la froideur de l’accueil de Pierre, y est sensible.

Mais déjà Paul enchaîne

-« Si vous voulez prendre une douche,  vous avez le temps. En attendant, je vais prévenir le cuisinier de rajouter un couvert et d’aller chercher mon courrier à l’aéroport. Comme ça le déjeuner ne sera servi que dans un petit  quart d’heure. Je viendrai vous chercher quand  tout sera prêt. »

Mais Paul hésite à partir. Il cherche une raison pour rester, comme s’il avait peur que Claude ne disparaisse comme il était venu.

Insensible à  ses regards suppliants, Claude dégrafe sa chemise tout en disant

-« Vous avez raison. Une  douche avant le déjeuner me fera du bien. »

Paul acquiesce, et à regret, laisse Claude dans sa chambre et se dirige vers la cuisine.

–  6  –

Le repas touche à sa  fin, et les  trois hommes continuent à s’épier.

Claude, mal à l’aise, ne sait que penser de ce prêtre, ce supérieur qui grignote sa nourriture sans faim ni plaisir, l’air absent, et qui, à part les deux ou trois mots de politesse qu’il lui a adressé, n’ouvre la bouche que pour manger, et encore !

Paul au contraire mange beaucoup, ou plutôt engouffre tout ce qui passe à sa portée. Mais lui aussi est tendu. Ces deux hommes semblent se gêner l’un l’autre  et aucun d’eux ne veut parler en présence de l’autre.

Claude essaye pourtant de détendre l’atmosphère en racontant le  but de son voyage.

Et en fin de repas, alors  qu’ils finissent leurs cafés, Pierre sort brusquement de son mutisme

-« Si j’ai bien compris, vous venez faire un documentaire sur les fonds sous-marins de cette île ? »

-« Exactement mon Père. »

-« Le Père Paul pourra, s’il le désire, vous accompagner.  Nous  n’avons pas beaucoup de travail en ce moment et je pourrai facilement le remplacer pendant une semaine. »

Paul, abasourdi, écoute l’offre de Pierre.

« Comment ? Il me donne ? Il me propose à Claude comme si je n’étais qu’un instrument ? 

Il est vrai que mon plus grand désir est justement d’être libre pour accompagner Claude dans sa découverte des fonds sous-marins, mais le seul fait que je doive à Pierre cette semaine de liberté m’enlève toute ma joie. »

Aussi, répond-il avec rage

-« Pas du tout mon Père. J’arriverai  très bien à continuer à m’occuper des indigènes  tout en aidant Claude dans son travail. »

Mais déjà Pierre répond en souriant

-« Vous connaissez très bien les fonds sous-marins de cette île. Je suis sûr que vous ferez gagner beaucoup de temps à notre ami. Disons que vous  avez droit à une semaine de vacances et que cela en tiendra lieu. »

Claude écoute l’échange verbal des deux prêtres. On l’a prévenu qu’ils se détestaient, et, là, il ne peut  que le constater. Tous leurs regards, leurs paroles, leurs politesses, ne sont  que haine.

Se tournant brusquement vers Claude, Pierre lui demande

-« Qu’en pensez-vous ? Aurez-vous besoin du père Paul ? »

Evidement ils se servent de lui !

Que répondre ? Et puis, tant pis. Tout ça ne me regarde pas ! 

-« Si cela ne vous dérange pas, il est certain que le Père Paul me sera très utile. »

-« Et bien voilà, c’est décidé. »

Reprend Pierre d’un ton sans réplique.

Puis, se levant de table, il enchaîne

-« Si vous voulez bien m’excuser. J’ai un travail à terminer. »

Et avant que les deux hommes n’aient le temps de réagir, il sort de la pièce.

–  7  –

Claude, dans sa  chambre, prépare avec minutie ses affaires de pêche sous-marine. Cette sieste d’une heure lui a  faut du bien.

« Trois heures, déjà. Je n’aurai plus le temps de faire beaucoup de choses. Mais ce n’est pas grave. Mon film est presque terminé et les paysages que je filmerai ici ne seront que du superflu. »

Claude sort de sa chambre et va frapper à celle de Paul, qui sort immédiatement comme s’il l’attendait

-« Ah, vous voilà. Vous prenez votre camera ? »

-« Non. Pas aujourd’hui. Je voudrais d’abord voir. »

-« Pas de problème. Allons-y. »

Et Paul entraîne Claude vers la petite forêt qui entoure la cure, évitant soigneusement de passer devant le bureau de Pierre dont la porte est entr’ouverte.

Au fur et à mesure qu’ils s’éloignent de la cure, Paul devient de plus en plus volubile. Son visage, jusqu’alors fermé, s’épanouit pour devenir  un sourire permanent. Claude le sent heureux comme un enfant qui va montrer ses jouets. Il court presque, obligeant le jeune homme à marcher à une allure qu’il a du mal à soutenir.

Paul parle de la mer, des fonds sous-marins. Mais Claude ne l’écoute pas. Il entend le ronronnement qui rythme sa marche trop rapide et hoche la tête de temps en temps pour répondre à ce qui lui semble être des interrogations.

« Quoi ? Qu’est-ce qu’il dit ? Requins ? Il y a quelques requins et il faut faire attention. Oui, bien sûr, je sais qu’il y a des requins dans la région. Ce prêtre joue au professeur et je déteste ce côté professoral de ces gens qui se révèlent ensuite incapables d’agir. Attends un peu, mon bonhomme, je vais très vite voir de quoi tu es capable ! Et si tu veux toujours me donner des conseils, je connais suffisamment la pêche sous-marine pour savoir à quoi m’en tenir. Enfin nous voilà au bord de l’océan. Pourvu qu’il se taise. Heureusement dans l’eau il ne pourra pas parler. »

Les deux hommes posent leurs affaires sur la plage de sable blanc qui s’étend devant eux et immédiatement Paul se déshabille. Puis, son matériel de pêche à la main il se précipite dans l’eau.

« Je veux être le premier. C’est moi qui vais montrer à ce cinéaste mon royaume. C’est par moi qu’il va le découvrir. A ma suite ! »

Paul assis dans l’eau, chausse calmement ses palmes et nettoie son masque de plongée, quand, brusquement, Claude passe en courant à côté de lui et plonge quelques mètres devant lui, l’éclaboussant de mille gouttelettes d’eau salée.

Paul, furieux de voir ainsi Claude pénétrer le premier dans son domaine, bondit à son tour.

Le contact brutal de l’eau lui redonne toute sa vigueur. Il va montrer à Claude ce que c’est que nager ! Dans un crawl puissant, il le rejoint et le double. Son fusil le gêne un peu dans cette nage rapide, mais tant pis.

Dés qu’il a doublé Claude, Paul prend une grande  inspiration d’air frais, s’enfonce dans l’eau, et frôle de son corps musclé les algues, les rochers … Ces retrouvailles lui sont nécessaires à chaque plongée et aujourd’hui plus que jamais puisqu’il s’agit d’étonner Claude, de lui montrer de quoi il est capable, de ses capacités thoraciques, de son habileté dans l’eau, de sa résistance.

Claude nage à la suite du prêtre. Paul en ressent un sentiment de puissance. C’est lui le chef de l’expédition !

Pour ce premier contact avec  son domaine, Paul veut éblouir Claude. Pour cela il l’a amené dans un endroit où il vient rarement car les fonds sous-marins sont très profonds. C’est une sorte de falaise tombant à pic à une vingtaine de mètres seulement du rivage. C’est aussi un endroit très dangereux car cette ouverture sur les grands fonds, cette baie ouverte vers le large est très souvent peuplée de requins. Mais Paul veut se montrer digne de sa réputation. Et s’il  rencontre un requin, il l’attaquera au mépris de toute prudence. Aujourd’hui il est prêt à tout !

A la suite du prêtre, Claude découvre avec éblouissement ces paysages. Là, devant eux, une falaise qui fait tomber le fond à des profondeurs inaccessibles sans  bouteilles. Oui, il reviendra faire quelques prises de vue par ici.

« Mais que fait ce prêtre ? Il n’y a pas à dire il a une très grande résistance physique pour son âge et une capacité pulmonaire exceptionnelle car il est encore sous l’eau alors que moi j’ai besoin de remonter pour prendre son souffle.

C’est vraiment un homme qui connaît les fonds sous-marins, mais je trouve qu’il prend des     risques inutiles. Il veut surement m’en mettre plein la vue, pense Claude avec un sourire amusé.

Finalement je le trouve très sympathique. Mais  il est fou ! Et … que fait-il ? Il descend encore et … Il est complétement fou ! Entrer à mi-corps dans un  trou de la roche sans savoir ce qu’il y a dedans. …Mais, il ne ressort plus. Serait-il coincé ? »

Affolé, Claude plonge à la suite de Paul et  atteint la crevasse dans laquelle le prêtre s’est engagé. Mais, au même moment, Paul ressort lentement du trou dans la roche, exhibant fièrement un poisson de belle taille au bout de sa flèche et se laisse lentement remonter vers la surface.

De voir Claude à côté de lui fait plaisir à Paul.

« Il me suit, il vient voir ce que je fais. C’est moi qui lui fais découvrir mon domaine. »

Assis en tailleur sur la plage, devant un feu de bois, les deux hommes regardent le poisson griller.

Paul est tout sourire

-« C’est aussi ça le plaisir de la pêche sous-marine. Pouvoir déguster ensuite les poissons juste après les avoir pêcher. »

-« Le Père Pierre ne nous attend pas pour dîner ? »

-« Il est rare que nos rentrions à la cure car les indigènes nous retiennent souvent pour partager leurs repas. »

Et avec un grand sourire, il ajoute

-« Puis, comme vous comptiez dormir sous la tente, je pense que pique-niquer avec un poisson frais aurait aussi fait partie de votre programme. »

Claude hoche la tête en répondant à son sourire.

–  8  –

Pierre se promène dans le jardin qui entoure la cure. Il aime marcher d’un pas lent entre les plantes fleuries de cette verdure luxuriante, de ces arbres immenses peuplés de petits oiseaux bruyants.

« Sympathique ce Claude. Mais pourquoi faut-il que je sois si timide, et que cette timidité se transforme en agressivité ou en mutisme. Comme j’aimerais avoir des amis, être l’ami de Claude, de Paul. Ce soir, je vais essayer ! Tant pis pour mon orgueil !

Des bruits de pas ? Ils  rentrent déjà ? »

Rapidement Pierre se dirige dans un coin caché du jardin d’où l’on voit la cure sans être vu, et, tapis derrière les buissons fleuris, il regarde les deux hommes arriver.

Claude et Paul rient et parlent fort, mais Pierre n’arrive pas à comprendre ce qu’ils disent. Mais cette joie, ces rires, lui font mal.

« Moi  aussi j’ai envie de rire, de m’amuser. Il y a si peu de distractions dans cette île. »

Pierre sort de sa cachette et se dirige naturellement vers les deux hommes qui, devant la cure, ont posé leurs affaires et continuent à parler avec animation.

«-« C’est merveilleux ! Formidable ! Dés que j’aurai vendu mon film, je reviendrai pour en faire un autre, rien que sur cette île ! »

Tout en parlant, Claude rit, ne pouvant retenir sa bonne humeur. Il est heureux, excité. Les paysages sous-marins que lui a fait découvrir Paul sont merveilleux, très loin de ce qu’il imaginait.

Pierre est derrière eux avant même qu’ils ne se soient aperçus de sa présence.

Souriant, il s’adresse à Claude,

-« Je vois avec plaisir que cette première plongée s’est bien passée. »

Claude, toujours riant, se tourne vers lui et acquiesce, la face réjouie.

Mais Paul dévisage Pierre d’un air brusquement hostile.

Et il répond méchamment

-« Je crois en effet que Claude a trouvé les paysages qu’il cherchait. »

Et, se tournant vers Claude, il continue

-« Une bonne douche avant de passer à table, nous fera du bien. »

Puis s’adressant à Pierre, en le regardant droit dans les yeux

-« Si vous voulez bien nous  excuser, mon père. »

Et, sans plus s’occuper de son supérieur, Paul entraîne Claude vers leurs chambres.

Claude, quoique choqué par l’agressivité de Paul, est trop heureux de sa journée pour y attacher de l’importance. Et puis, pense-t-il égoïstement

« J’ai décidé de ne pas me mêler de la vie de ces deux prêtres. Qu’ils se débrouillent entre eux. Moi, je m’en lave les mains, comme on dit dans la bible ! »

Et, suivant Paul, il se dirige vers sa chambre, non sans avoir adressé un sourire d’excuse à Pierre.

Pierre les regarde tristement s’éloigner pour rejoindre leurs chambres.

« Décidemment rien ne change, ni ne changera jamais. Voilà donc où s’arrêtent mes bonnes intentions. »

Il se dirige ver son bureau, ferme soigneusement la porte de façon à ce que personne ne puisse le surprendre l’oreille collée contre la paroi à écouter Claude évoluer dans sa chambre.

« Mais ? … Paul est encore avec lui ! Il ne peut pas le laisser tranquille cinq minutes ? Que disent-ils ? Je ne comprends rien, mais ils rient beaucoup. Trop ! Ce rire est insupportable ! … Ah, des bruits de pas. Paul s’en va enfin ! »

Rapidement Pierre quitte son « observatoire », sort sur la véranda, se précipite vers la chambre de Claude et frappe à la porte entr’ouverte

-« Entrez. »

Claude, torse nu, finit de ranger sa  chemise sur le dossier d’une chaise. Dés qu’il le voit  ainsi, à demi nu, Pierre a un mouvement de recul

-« Oh, excusez-moi. »

-« Je vous prie mon père. Que voulez-vous ? »

-« Rien de particulier. Je venais simplement voir si tout allait  bien. »

Pierre est mal à l’aise. Il bégaye. De voir ainsi ce jeune homme torse-nu le gêne énormément.

Mais au moment où il se tourne pour repartir vers son bureau, il découvre Paul qui le regarde en souriant avec ironie.

–  9  –

Vêtu d’un pantalon blanc, Claude fouille dans sa valise à la recherche d’une chemise encore propre.

« Ah, en voilà une, mais qu’est-ce qu’elle est froissée. Je ne saurai décidemment jamais faire une valise. Jeanne le faisait si bien … Enfin, l’essentiel est que je sois propre »

Et Claude enfile la chemise bleue qu’il vient de sortir de la valise.   

Paul frappe à la porte de la chambre de Claude, et, sans attendre de réponse, il entre en disant

-« Quand vous serez prêt, nous passerons à table. Nous avons l’habitude de dîner tôt pour que le cuisinier puisse rentrer chez lui avant la nuit. »

-« Je suis prêt. Le temps d’enfiler mes sandales et j’arrive. »

Et, sans plus de gêne qu’il n’en a eu pour pénétrer dans la chambre , Paul s’adosse contre la paroi, et, tout en regardant Claude finir de s’habiller, lui parle de pêche, de  ce qu’ils vont faire le lendemain, des nouveaux paysages qu’il veut lui faire découvrir.

Repris par sa passion, Claude écoute, questionne, rit et ne trouve pas excessive l’intrusion du prêtre.

Puis, quand les deux hommes sortent de la chambre, Paul regarde Claude et lui dit

-« Vous savez, ce n’était pas la peine de vous changer. Ce n’est pas l’habitude de la maison. »

Et, pour confirmer ses dires, il touche les haillons qui lui servent de vêtements depuis plusieurs années.

En souriant Claude répond

-« Vieille habitude familiale. »

Mais, gêné par ce style de conversation, il enchaîne

-« J’ai vérifié tout mon matériel de photo. Demain, nous pourrons partir assez tôt si ça ne vous gêne pas. »

-« Au contraire. Les premiers rayons du soleil sur les fonds sous-marins créent toujours des éclairages incomparables. »

Et, tout en continuant à parler poissons, fonds sous-marins, coraux, algues, rochers, les deux hommes arrivent dans la salle à manger.

Les voyant entrer, Pierre, impeccable dans sa soutane blanche, regarde Claude et, s’adressant à Paul

-« Dites à Héloïse de se mettre à la disposition de notre ami s’il a du linge sale à laver ou à  repasser. »

Gêné, Claude répond  tout de suite

-« Excusez ma chemise froissée, mais je viens de passer quinze jours sous la tente, et je ne suis pas très adroit pour ranger mes affaires. »

Pierre, furieux contre lui-même, bredouille des paroles incompréhensibles qui se terminent par

-« Disons le bénédicité et passons à table. »

« Evidement, pense-t-il avec aigreur, pour une fois que j’essaie d’être aimable, de m’occuper de lui, de remarquer qu’il veut  nous faire honneur et qu’il s’est changé pour dîner, la seule parole que je trouve à  dire le vexe. Et pourtant … »

Après cette introduction manquée, Pierre se renferme sur lui-même et bredouille d’une voix inaudible le bénédicité.

Le repas se déroule rapidement. Pierre mange en silence n’arrivant pas à trouver des mots pour rattraper « sa gaffe ».

Paul, ravi de cet état de choses, se montre très aimable, trop aimable pense Pierre, et parle de poissons, de pêche sous-marine pour être sûr que son supérieur ne puisse participer à leur conversation.

Petit à petit, Claude retrouve sa bonne humeur et oublie la vexation, pourtant insignifiante, qu’il a cru ressentir à la remarque de Pierre. Et, à la fin du repas, il a récupéré sa joie de vivre, son enthousiasme et n’arrête plus de parler. Il raconte son séjour de quinze jours sous la tente, brodant des anecdotes fausses ou simplement donnant de l’ampleur à des détails sans importance.

Les deux prêtres l’écoutent parler, se raconter, décrire des paysages qu’ils ne connaissent pas, malgré le peu de kilomètres  qui les séparent de la grande île où Claude vient de passer deux semaines.

La nuit est maintenant tombée et il fait sombre, malgré la lampe à pétrole que le cuisinier a allumée avant de partir. Et Claude parle, parle, parle. Les deux prêtres, fascinés, l’écoutent.

Dans le feu de l’action, les paroles de Claude dépassent souvent ses pensées, mais cela n’a pas d’importance. Habitués depuis trop longtemps au silence, les deux religieux sont saoulés par ces paroles dont ils ne saisissent pas toujours le sens.

Pierre se lève avec lenteur de façon à ne pas troubler le monologue de Claude et se dirige vers l’armoire qui occupe tout un mur de la pièce. Il l’ouvre, en sort trois verres et une bouteille de whisky.

Prenant brusquement  conscience que Pierre n’est plus assis à table en train de l’écouter, Claude s’arrête au milieu d’une phrase pour dire avec le ton d’un enfant pris en faute

-« Mais je  vous ennuie certainement avec mes histoires. »

-« Au contraire. Je trouve cela passionnant. »

Répond Pierre en souriant.

Il reprend sa place, pose sur la table les verres et la bouteille qu’il vient de prendre dans l’armoire, remplit les trois verres et les distribue.

Paul, ramené à la réalité par l’arrêt des paroles de Claude, prend brusquement conscience du sourire de Pierre et du verre d’alcool qu’il lui tend. Aussi, ne peut-il s’empêcher de constater, en regardant fixement son supérieur

-« Vous buvez maintenant ! »

-« Une fois n’est pas coutume. Et puis c’est pour ne pas laisser notre invité boire seul. »

-« Je lui aurais tenu compagnie. »

-« Et bien nous serons deux. »

Répond froidement Pierre. Puis se tournant vers Claude, il dit d’une voix radoucie

-« Mais je vous ai interrompu. Pourtant tout ce que vous nous racontez est passionnant. »

Pierre sourit, prend son verre d’alcool posé devant lui

-« C’est vrai que je n’aime pas l’alcool, mais cela ne m’empêche d’apprécier un petit verre de temps en temps. »

Et, levant son verre en direction de Claude, il ajoute avec un sourire que son visage aigri n’arrive pas à rendre sympathique

-« Au succès de votre film. »

En réponse, Claude lève son verre à  son tour et boit une gorgée de whisky.

Paul, furieux, boit d’un coup son verre de whisky et dit

-« Il est tard. Demain Claude a une journée très chargée. Je crois du reste que nous avons abusé de sa gentillesse en lui demandant de raconter ce qu’il vient de vivre. »

Tout en parlant il fixe Pierre méchamment.

Les deux prêtres se dévisagent un moment en silence, puis Pierre pose son verre où il n’a fait que tremper ses lèvres, et dit en se levant

-« Je crois en effet que le Père Paul a raison. Je vous souhaite une bonne nuit. »

Et il sort de la pièce.

Claude regarde Pierre sortir de la salle à manger, très raide dans sa soutane d’un blanc impeccable.

« Décidemment, pense-t-il, il y en aura toujours un pour empêcher l’autre d’être heureux. »

Il vide son verre, se lève et se dirige à son tour vers la sortie, profitant du fait que Paul est occupé à éteindre la lampe à pétrole.

-« Bonsoir »

Dit-il en passant la porte.

Paul se retourne, veut parler encore, mais Claude a déjà disparu dans la nuit.

La nuit. Noire, silencieuse, longue, trop longue.

Claude, la respiration régulière, immobile sur son lit, dort.

Par contre, dans leurs chambres contigües, les deux prêtres  tournent et retournent dans leurs lits, n’arrivant pas à trouver le sommeil.

Les minutes passent, les heures.

CHAPITRE II.

–  1   –

Pierre, fatigué de se retourner vainement dans son lit,  sort de sa chambre. D’un pas traînant, dû plutôt à ses pantoufles trop larges qu’à son insomnie, il entre dans la salle de bain qui, dans le  jour naissant, semble peuplée de fantômes sombres. Mais la lumière de sa lampe à pétrole les chasse pour ne laisser place qu’à des objets froids, blancs, impersonnels.

D’un mouvement brusque, contrastant avec son allure lente et presque nonchalante, il ferme la porte et tire le verrou. Ainsi personne ne viendra le déranger durant ses ablutions matinales. Depuis toujours il a besoin de se sentir enfermé, protégé, pour dénuder son corps.

Méticuleusement, prenant bien soin de les plier avant de les ranger sur le dossier d’une chaise en  bois, Pierre enlève sa robe de chambre et sa veste de pyjama. Son torse étroit à la peau blanche brille dans l’éclairage blafard de la lampe à pétrole et Pierre frissonne malgré la douceur de l’air. Honteusement il enlève son pantalon de pyjama et, sans prendre le temps de le plier, le pose d’un geste étriqué sur la chaise. Puis, délicatement, il caresse sa peau avec un gant humide légèrement savonné.

Au contact de cette fraîcheur rugueuse, tout son corps est parcouru d’un lent frisson qu’il prend plaisir à prolonger.

Ensuite, longuement il rince le gant avant de le repasser sur son corps humide.

Puis, comme à son habitude, il prend une serviette et tamponne chaque partie de son corps afin de le sécher sans avoir à le frotter.

Cette cérémonie est longue, lente, mais Pierre aime à se donner l’illusion que son corps est doux, lisse, d’une blancheur immaculée, pure.

Rapidement il enfile sa robe de chambre, ne pouvant supporter, même dans une pièce fermée à clef, sa nudité. Et tout de suite il se sent plus à l’aise. Il s’examine devant la glace ébréchée, et prend sur la petite étagère au dessus du lavabo une paire de ciseaux et égalise les quelques poils qui dépassent de sa barbe rectangulaire et fournie. Puis, longuement, avec une brosse en nylon, il coiffe, lisse, caresse ses cheveux clairsemés et sa barbe blanche.

Toujours avec lenteur, il étale du dentifrice sur une brosse à dents à moitié cassée et la passe dans sa bouche perdue au milieu de sa barbe. Ses gestes sont lents, calmes, doux. Il donne l’impression d’avoir peur de casser et d’abimer ses dents en les frottant trop fort. Puis, avec un verre à demi plein, il rince méticuleusement sa bouche, prenant plaisir à se gargariser plusieurs fois.

Enfin, son pyjama plié sur le  bras, le corps bien serré dans sa robe de chambre usée, Pierre sort de la salle de bain. Le jour est maintenant levé. Cette absence de crépuscule, cette brutalité avec laquelle la lumière apparaît, l’a toujours frappé. Et, aujourd’hui encore, Pierre est surpris par la luminosité du soleil, oubliant d’éteindre la lampe à pétrole dont la clarté est maintenant noyée dans la lumière du jour.

Sans bruit, à petits pas, il rejoint sa chambre, pose son pyjama soigneusement plié sur une chaise de façon à ce que Héloïse, quand elle fera son lit, n’ait plus qu’à le glisser sous son oreiller. Puis il enfile son slip d’un blanc passé sans enlever sa robe de chambre. Ensuite, il prend dans son armoire le pantalon beige qu’il a rangé la veille au soir en se couchant et l’enfile sous sa robe de chambre. Puis, avec lenteur et regret, il enlève sa robe de chambre et la pend dans la penderie avant de retirer du cintre, sur laquelle il l’a rangée, une chemise beige. Puis sur cette tenue propre et bien repassée, il enfile sa soutane blanche, fermant chaque bouton avec lenteur, calme et précision. Aucun de cette longue rangée de petits boutons qui partent de son cou pour finir à ses pieds ne doit être oublié. Maintenant les 78 boutons sont tous à leurs places. Pierre les compte chaque matin en les enfilant dans leurs boutonnières. Et 78 fois il refait le même geste lent et précis. Puis il tire de dessous la penderie la paire de sandales qu’il a longuement essuyée avant de se coucher, et, assis sur son lit, l’enfile soigneusement sur ses pieds maigres et osseux. Toujours avec minutie, il range ensuite ses pantoufles à la place qu’occupaient ses sandales quelques minutes avant.

Enfin prêt, Pierre s’examine rapidement, lissant d’une main experte sa soutane, prend son missel posé sur la table de nuit et sort de la chambre.

D’un pas maintenant alerte il quitte la véranda pour s’avancer dans le jardin, vers ces fourrés fleuris qui le cachent de la cure et dans lesquels il aime à se promener, écoutant les oiseaux saluer les premiers rayons du soleil,  regardant les fleurs s’ouvrir à la lumière, reniflant cette terre humide qui se réchauffe lentement avec une odeur de fertiles moisissures.

En atteignant son lieu préféré de promenade au milieu de la verdure et des fleurs, il entend une porte s’ouvrir dans son dos. Aussi il presse le pas et, à l’abri de ces fourrés fleuris, se retourne. Claude, le visage bouffi de sommeil, traverse d’un pas de somnambule les quelques mètres qui le séparent de la salle de bain et s’y engouffre sans s’arrêter. Pierre, immobile, le regarde. Et par la porte entr’ouverte que Claude ne prend pas la peine de refermer, il aperçoit sa silhouette jeune et athlétique passer d’un côté et de l’autre de la pièce en ombre chinoise. Puis un bruit d’eau parvient jusqu’à lui : la douche !

Cette eau crépitant sur le dallage de la salle de bain réveille Paul en sursaut. Il  tend l’oreille, interprétant mal le bruit qui accompagne le ruissellement.

« Une chanson ! Un homme chante sous la douche ? Pierre ? Absurde ! Ah c’est vrai, Claude ! »

Encore mal réveillé, Paul bondit hors de son lit et entrouvre la porte de sa chambre. De là, il aperçoit Pierre dissimulé dans les branchages, regardant la cure.

Un bruit de porte qui s’ouvre oblige Paul à rentrer précipitamment dans sa chambre au moment où Claude sort de la salle de bain, gêné à l’idée qu’il puisse être soupçonné d’espionner les faits et gestes de son nouveau compagnon de pêche sous-marine. Puis il ouvre bruyamment la porte de chambre et se dirige à son tour vers la salle de bain. Et là, négligeant pour la première fois depuis plus de vingt ans, la douche, il se rase d’une façon brutale, rapide. Cela a des conséquences catastrophiques. Ses poils noirs et raides n’apprécient nullement ce manque de douceur et le résultat final se solde  par de nombreuses coupures et des touffes récalcitrantes de poils pointent ça et là. Mais Paul n’y fait pas attention. Aspergeant rapidement son visage ensanglanté, il se précipite dans sa chambre et s’habille fébrilement.

Puis, tout en finissant de boutonner sa chemise, il rejoint Claude sur la véranda et lui demande en souriant

-« Bien dormi ? »

-« Merveilleusement mon Père. Il y a longtemps que cela ne m’était pas arrivé. »

-« Tant mieux … Je vais vous montrer d’autres paysages. Ceux situés derrière l’aéroport sont aussi fantastiques, peut-être moins impressionnants que la falaise d’hier, mais plus adaptés pour des prises de vues. »

-« Je vous laisse juge, à condition cependant que vous me rameniez, avant mon départ, filmer la falaise que vous m’avez fait découvrir hier après midi. »

Paul hoche la tête affirmativement en guise réponse, tout en laissant Claude entrer le premier dans la salle à manger.

Pierre est là, debout devant la table chargée des trois petits déjeuners fumants. Paul  ne répond pas à son salut et, suivant son habitude s’installe à sa place. Voyant que Claude attend calmement que Pierre commence le bénédicité, Paul précipitamment entame lui-même cette prière. Pierre, surpris lève les yeux vers Paul et rencontre son regard agressif. Mais Pierre domine sa colère et baisse la tête pour marmonner, en même temps que le prêtre cette prière.

Paul est déçu. Il s’attendait à une réaction, mais cette passivité le laisse insatisfait. Et il n’ose pas manger trop salement car la présence de Claude le gêne et il ne veut pas prendre le risque de détruire l’image de son personnage qu’il essaie de donner à ce jeune homme. Aussi, malgré le succès de son agressivité, c’est lui qui ronge son frein. Il est furieux contre Pierre, contre son calme, contre sa prévenance vis-à-vis d’un Claude, par ces sourires qu’il lui adresse de temps en temps en réponse aux babillements de politesse que Claude se croit obligé de donner.

-« La nuit merveilleuse que j’ai passé … La chance de vous avoir rencontrés sur cette île … Le temps qu’il fait … L’océan … »

Sur n’importe quoi, pense Paul avec agressivité !

Non qu’il n’ait plus faim, car une seule tartine de pain est loin de ce que le prêtre engouffre tous les matins, mais par colère, par vengeance contre Pierre qui ne réagit pas à son agressivité, Paul décrète brusquement qu’il faut se dépêcher, que plus tôt ils seront sur la plage, mieux ce sera.

-« Laissez-moi quand même le temps de finir mon café. »

Répond Claude en  souriant.

-« Vous savez, je ne pense pas que si on arrive cinq minutes plus tard, cela changera grand chose. Et avant d’avoir déjeuné, je ne suis capable de rien. »

Paul fulmine et son visage bronzé devient de plus en plus rouge. Pour se donner une contenance, il attrape la cafetière, se sert d’un geste brusque et maladroitement renverse sa tasse. Le café coule le long de la toile cirée pour se répandre sur ses jambes nues et velues. La chaleur de ce liquide noir et brûlant le fait  bondir en jurant et lâcher la cafetière qui se brise en mille morceaux à ses pieds.

Ecarlate, Paul regarde les deux hommes assis en face de lui qui, imperturbables, lui rendent son regard.

Paradoxalement calmé par cette action brutale, Paul hausse les épaules en signe d’excuse et se rassied comme si de rien  n’était, pendant que le cuisinier, affolé, accourt.

–  2  –

Lourdement chargés, les deux hommes s’éloignent de la cure par le petit chemin ensablé qui mène à l’aéroport. Paul marche vite, trop vite même trouve Claude qui peine à la suivre. Plusieurs fois il fait remarquer au prêtre que rien ne presse, qu’il est inutile de marcher si vite, mais Paul, sans tenir compte de ces remarques, court presque. Il veut fuir la cure, fuir la présence de Pierre, éloigner Claude de la présence de ce nabot difforme qui « joue » à être un homme aimable, courtois, poli et qui, comme un  oiseau  de proie, tourne autour de lui, essayant de se l’accaparer.

Dés qu’ils sont sur la plage, après avoir longé l’aéroport aujourd’hui désert, ils arrivent sur une plage, grande étendue abandonnée aux reflets rougeâtres que le soleil écrase de sa chaleur lourde. Là, Paul pose ses affaires sur le sable chaud, et, toujours avec des gestes nerveux, laisse tomber en tas les chiffons qui lui servent de vêtements. Et brusquement, le fait d’être en maillot, sa peau nue caressée par les rayons du soleil, de sentir le sable glisser entre ses pieds, de voir l’océan scintiller, Paul retrouve  son calme. Et avec autant de passion qu’il en a mis pour bouder, il a envie de parler. Ses yeux brillent de joie. Il va présenter à Claude une nouvelle partie de son domaine. Une partie très différente de ce qu’il lui a montré hier après midi.

Oubliant tout le reste, les disputes, les jalousies, Paul est repris par son amour, sa passion, sa  raison de vivre. Il n’ose pas dire « son Dieu », mais bien souvent il se surprend à le penser.

Et il se met à parler, parler de l’eau, des poissons, des reflets du soleil, des rochers recouverts d’algues. A l’entendre on croirait qu’il parle d’une maîtresse tant il y a de chaleur, de jouissance dans ses propos.

Claude, assailli par ce flot de paroles, est d’abord surpris. Puis très vite il se rend compte que Paul ne parle que pour le plaisir de parler, de raconter les paysages sous-marins, sans se soucier d’être écouté ou non.

Aussi, tranquillement il enlève à son tour ses vêtements, les posant soigneusement sur une serviette pour éviter de les retrouver plein de sable. Puis, toujours avec calme, sans même se donner la peine de faire semblant d’écouter les paroles passionnées du prêtre, il prépare sa camera et ses appareils de plongée sous-marine.

Maintenant qu’ils sont là, après que Paul les ait obligés à maintenir un train d’enfer pour fuir la cure, il n’a plus envie de parler ni d’entendre répéter ce que, depuis son arrivée sur cette petite île Paul ne cesse de raconter. Il veut voir, juger par lui-même. Aussi, dés qu’il est prêt, il interrompt le prêtre gentiment pour contrecarrer la dureté de ses propos

-« Et bien, puisque c’est si  beau, allons-y ! »

Paul ne prend pas le temps de se vexer.

 « Claude veut aller se baigner, allons-y. Je vais l’éblouir et me rendre indispensable. »

Sans répondre, il ramasse ses ustensiles de pêche sous-marine posés à ses côtés et s’élance vers l’océan, fidèle à son idée de rentrer le premier dans l’eau, d’être le guide, le propriétaire que l’on suit pour la visite.

 D’un crawl rapide, Paul s’éloigne de la plage.

« Inutile de rester près du rivage car les fonds ne sont pas assez spectaculaires pour le film de Claude. Plus loin, je connais des paysages magnifiques, grandioses, qui vont le séduire. »

Paul est heureux de sentir Claude le suivre.

« Aujourd’hui encore  je vais pouvoir attraper un gros poisson, ne serait-ce  que pour lui montrer mon adresse. Et par ici, il y a  toujours de belles pièces. »

Avec l’idée de chercher un mérou, un homard, ou tout autre poisson digne de ce nom, Paul plonge continuant sa progression sous l’eau. Comme à son habitude, il frôle les algues, les rochers, repris par sa passion, par son amour. Il en oublie même son rôle de guide. Il veut tuer un poisson, un gros, pour impressionner Claude. Et cette idée réveille son instinct de chasseur. Il inspecte chaque trou, chaque rocher, écarte les algues de ses mains épaisses avec l’espoir de dénicher une proie. Mais rien ! Rien que des petits poissons rouges, bleus, noirs, ces petits animaux espiègles qui tournent autour de lui sachant que leurs tailles les protège d’une éventuelle agression de l’homme.

Brusquement, devant lui, Paul aperçoit un sar suffisamment large, suffisamment gros, pour qu’il ne se ridiculise pas en le tirant. Aussi il jette un rapide coup d’œil pour s’assurer que Claude l’observe. Mais ? … Où est Claude ?

Cette seconde d’hésitation suffit au poisson pour s’éloigner du danger qui le guette, et Paul, furieux de perdre sa victime, furieux que Claude ne soit pas resté à l’observer, à le suivre, remonte lentement à la surface.

« Claude m’a abandonné ! Il est en train de découvrir mon domaine sans moi ! Non, non et non !

Il n’a pas le droit ! Où est-il ? … Ah, j’aperçois son tuba. »

Le plus rapidement possible le prêtre se dirige vers le jeune homme.

« Inutile de lui montrer que je le suis, que je reviens vers lui. Non, il faut que j’ai l’air d’arriver là par hasard. »

Paul replonge, et frôlant les rochers qu’il ne prend plus la peine de regarder, il se dirige vers Claude.

« Tiens, il plonge … Mais … Mais … Mais … Ce gros poisson qui nage tranquillement devant lui, c’est mon mérou ! Mon mérou ! Il a découvert tout seul mon mérou et celui-ci n’a pas peur de lui, au contraire. Evidement il profite du fait que je l’ai apprivoisé depuis plus d’un mois ! »

Paul est furieux. Il connaît brusquement la jalousie, cette jalousie qui entraîne les hommes à tuer. Ce mérou lui appartient. Depuis plus d’un mois, tous les jours il vient le voir, le caresser, l’observer. Il est vrai que tout cela avait pour but de le tuer, mais avec le temps un lien s’était créé entre l’homme et l’animal et Paul s’y était attaché. C’était devenu une coutume, un rite auquel il était habitué. … Mais ce poisson, son poisson, ose le trahir. Il le trompe avec Claude !!!

Voyant que Claude avance la main vers le mérou qui, immobile, semble attendre une caresse, Paul, sans prendre le temps de viser, dans un accès de jalousie incontrôlable, tire.

La flèche frôle la main de Claude et traverse la tête du mérou le tuant sur le coup.

Claude a un mouvement de recul et remonte précipitamment vers la surface, suivi par Paul  qui ramène avec lui son poisson toujours embroché sur la flèche de son fusil sous-marin.

A la surface, les deux hommes reprennent leur souffle et, la tête hors de l’eau, se regardent

-« Cela fait plusieurs mois que je le guette. »

-« Vous auriez pu me blesser. »

-« Mais non. Je sais viser. »

-« Pourquoi l’avez-vous tué ? Il avait l’air apprivoisé. Il n’avait pas peur de moi. J’aurais pu faire de belles images de lui. »

« Faire de belles images de son poisson ! Voilà comment on le félicite de son adresse ! »

Paul est furieux, furieux et triste. Il regrette d’avoir tué le mérou, ce compagnon qu’il prenait plaisir à caresser, à observer. Et là, par jalousie, il l’a sacrifié contre une gloire qui lui est maintenant refusée.

-« Je  retourne sur la plage, dit Paul. Il vaut mieux ne pas se promener avec un poisson mort accroché à la ceinture. Cela attire les requins. Rejoignez-moi quand vous en aurez assez. »

Et rapidement le prêtre rejoint la plage.

Paul, allongé sur le sable chaud, laisse le soleil bruler sa peau maintenant sèche.

Il a tué son mérou. Pourquoi ? Pour rien !

Paul a honte, et il est triste. Ce n’est pas tellement à cause de la mort du poisson, mais parce qu’il l’a tué comme ça, lâchement, par traîtrise !

–  3  –

Fatigué, Claude retourne lentement vers le rivage. Depuis le départ de Paul, il erre dans ces paysages magnifiques, évoluant avec grâce au milieu de ces algues mouvantes, de ces rochers rouges, de ces poissons multicolores. L’eau transparente, déformant à plaisir les distances, lui permet de voir très loin autour de lui et de prendre des images qui donnent l’impression d’être sans limite.

Claude est fasciné. Il admire cette faune aux couleurs criardes. Il est heureux, heureux de cette beauté, de cette immensité, de ces paysages qui correspondent si bien à ses rêves les plus fous.

Ravi, épanoui, ébloui, il pose ses pieds sur le sable fin qui succède aux algues mouvantes. Et là, de l’eau jusqu’aux genoux, il prend brusquement conscience du poids de sa camera que l’eau ne soutient bien. Aussi, d’un pas traînant, il avance lourdement vers Paul qui, assis sur le sable blanc, le regarde arriver en plissant des yeux.

Claude est heureux. Très heureux.

De petites vagues viennent mourir à ses pieds et d’une dernière enjambée il sort définitivement de l’eau, ses pieds retrouvant brusquement le sable fin qui succède à l’eau tiède et salée.

Il est heureux. Très heureux de ce qu’il vient de voir, mais aussi saoul de fatigue, d’excitation. Il a filmé sans s’arrêter, se laissant guider au gré des  courants, des poissons, du hasard. Maintenant il a envie de raconter ce qu’il a vu, ce qu’il a  ressenti.

Avant même de s’asseoir près de Paul, il parle. Il raconte ce qu’il vient de voir, réemployant, sans s’en rendre compte, les mêmes phrases, les mêmes mots que Paul utilisait quelques heures auparavant et qui l’avaient rendu jaloux.

Il voulait voir. Il avait vu. Et maintenant  il raconte dans un délire de joie, d’enthousiasme.

Depuis une heure qu’il attend, Paul a eu le temps de ruminer sa colère, sa déception. Mais de voir ainsi ce jeune homme plein d’enthousiasme, si radieux, si émerveillé, lui raconter ce qu’il connaît par cœur, s’entendre féliciter d’une façon aussi franche, aussi passionnée, le désarçonne. Il comptait bouder, se faire prier, mais par son rire, par sa joie, Claude anéantit d’un seul coup sa rancune.

Et brusquement heureux lui aussi, Paul enchaîne sur la joie de Claude. Comme deux enfants, les deux hommes s’interrompent, parlent ensemble, se racontant l’un et l’autre les paysages qu’ils viennent de voir, décrivant avec passion un rocher recouvert de coraux rouges, ce poisson noir strié de traits blancs …

Ils sont heureux, passionnés.

Sans s’arrêter de parler, ils enfilent leurs vêtements et, chargeant leur matériel de plongée sur leur dos, reprennent le chemin de la cure.

Le trajet leur paraît court, trop court pour avoir le temps de raconter, de détailler toutes les algues, toutes les pierres, tous ces poissons qu’ils ont vus durant leurs plongées.

Pierre, assis à son bureau, entend avant de les voir les deux hommes. Leur excitation, leur joie est évidente et le prêtre ne peut s’empêcher d’en ressentir de la tristesse et de la jalousie.

Dominant le désir de se précipiter à leur rencontre, il se force à rester calmement assis à son bureau, feuilletant, sans les voir, les images d’un livre d’art. Sa matinée a été calme. Il a vite terminé sa messe et les visites de ses paroissiens, pressé de retourner à la cure pour être là au  retour des deux hommes. Et depuis les deux heures qu’il attend, toutes les pensées négatives sont passées dans son esprit. Mais, heureux et surpris, il constate que les deux hommes arrivent à l’heure pour le déjeuner.

Maintenant Pierre entend distinctement la voix des deux hommes.

« Bien entendu, ils parlent de pêche ! »

Pierre cherche toutes les raisons pour condamner ces discussions auxquelles il ne peut prendre part, non parce qu’il n’y connaît rien (car, en cachette, il a étudié la vie sous-marine afin de comprendre, d’aimer lui  aussi la passion de Paul) mais parce que depuis longtemps il a compris que toute entente entre eux est impossible puisque leurs disputes sont devenues leur seule raison de vivre, leur seule distraction sur cette île trop petite. Et aujourd’hui il ne peut pas parler de poissons devant Paul car cela compromettrait leur équilibre de vie après le départ de Claude.

Tout en laissant des sentiments divers traverser son esprit, Pierre écoute la progression  des deux hommes.

« Ils approchent … Ils approchent … Ils sont dans le jardin, devant la véranda. Ils posent leurs sacs contre le mur de la salle de bain et … Non, ils ne se dirigent pas dans leurs chambres … Ils vont vers la salle à manger … Non, vers mon bureau ! C’est vers moi qu’ils viennent ! »

Pierre sent un long frisson de joie le parcourir.

« Ils viennent vers lui pour le faire profiter de leur joie ! »

Laissant son livre ouvert sur son bureau, il se lève et va sortir quand Claude apparaît dans l’ouverture de la porte entrouverte et lui dit en souriant

-« Quel dommage que vous ne sachiez pas nager, mon père. Ces paysages sous-marins sont magnifiques. Ils font partie des plus beaux que j’ai jamais vus. … »

Surpris par cette introduction chaleureuse, Pierre ne sait  que dire.

Tout en répondant à son sourire, il regarde incrédule ce jeune homme épanoui qui parle sans s’arrêter, et légèrement derrière lui, un Paul qu’il ne reconnaît pas. Un homme souriant, épanoui, heureux, qui lui aussi le regarde avec des yeux pleins de gentillesse, de  joie, un regard que Pierre ne lui connaît pas.

La joie qui les submerge le soûle un peu, et il n’entend du discours enthousiaste de Claude que des mots, des mots d’amour.

« Merveilleux … Magnifique … Splendide … Paradis … Couleurs … Vie … Amour … »

Ces mots réveillent en lui le souvenir d’une passion, d’un amour depuis longtemps oublié. Il a brusquement l’impression d’avoir quinze ans, d’être jeune, enthousiaste, d’aimer la vie, de croire en elle, de vivre !

Alors qu’aujourd’hui, perdu sur cette île quasiment déserte … !

Pierre se ressaisit brusquement.

« Tout cela est ridicule ! Qu’est-ce que c’est que cette passion pour des poissons. Ils réagissent comme des enfants ! »

Aussi, interrompant la déclaration d’enthousiasme amoureux de Claude, il dit doucement mais fermement

-« Vous continuerez à me raconter tout cela à table. Le déjeuner est prêt. »

Et, passant devant les deux hommes, il se dirige vers la salle à manger.

–  4  –

Mame sert le café, et, s’adressant à Paul dit

-« Merci pour le poisson, mon père. Ma femme sera très heureuse. »

Pierre surpris, le regarde en pensant

« Et en plus ils soudoient le cuisinier au lieu de nous faire profiter de leur pêche pour le dîner ! »

Mais Paul sans vraiment tenir compte du remerciement du cuisinier, répond à son sourire, et les trois hommes, repus par un copieux déjeuner boivent leur café en se souriant.

Pendant tout le repas Claude n’a pas arrêté de parler. Il a parlé de l’océan, des poissons, des rochers, des algues. Et maintenant il glorifie Paul pour son adresse, sa parfaite connaissance des lieux, pour sa gentillesse.

Paul est heureux, heureux de voir que son amour pour les fonds sous-marins a un disciple aussi passionné que lui et en oublie d’être agressif avec Pierre.

Mais Pierre ne réagit pas de la même façon

« Que Claude soit enthousiaste vis-à-vis des fonds sous-marins, très bien ! Mais vis-à- vis de Paul, ça non ! Il n’y est pour rien. »

Retrouvant  brusquement toute sa hargne, Pierre, dont le sourire se crispe de plus en plus, interrompt Claude d’un geste, et d’une voix calme, lente, douce, dit

-« Je suis vraiment  ravi que Paul puisse vous être utile. Mais faites attention, car le coin est plus dangereux qu’il ne le dit. Il y a deux ans il a convaincu un jeune indigène à l’exploration sous-marine. Un jeune homme très bien, très pieux. Il a été tué par un requin. … Mais excusez-moi, j’ai encore du travail à terminer. »

Pierre quitte la table dans un silence brusquement inquiétant après le babillage de Claude. Et, au moment de sortir de la pièce, il se tourne vers les deux hommes pour leur dire avec un sourire angélique

-« Bonne pêche. »

Durement ramené à la réalité, Paul n’a pas le temps de réagir.

« Evidemment il ne peut supporter notre joie. Il faut absolument qu’il détruise notre enthousiasme ! »

Inquiet, Paul regarde Claude et cherche à se justifier. Mais ses paroles sonnent faux car Paul sent bien que, d’abord il n’y a pas d’explications à donner et, surtout, que le fait de se justifier laisse supposer les hypothèses les plus sombres.

Furieux contre Pierre et contre lui-même, il bafouille

-« Un accident … Un malheureux accident … Mais c’était de sa faute … Je lui avais toujours dit de ne pas garder de poissons morts attachés à sa ceinture … Cela fait plus d’un an … J’y pense souvent, vous savez … »

Claude écoute, avec pitié, cet homme brusquement vieux. Et ne pouvant supporter  plus longtemps la déchéance de ce prêtre, il interrompt ses  bégaiements

-« J’ai moi aussi un ami très cher qui a été tué par un requin. C’est du reste lui qui m’avait initié à la plongée sous-marine. »

Puis, vidant d’un trait sa tasse de café déjà tiède, enchaîne avec un sourire

-« Et bien retournons faire connaissance de ces monstres marins, et tachons de ne pas  nous faire avoir ! »

Paul se lève en même temps que lui.

« Décidemment, ce jeune homme lui plaît. Sensible, plein de tact. Trop même pour un aventurier. Tous ceux que j’ais connus dans ma vie de missionnaire, et j’en ai rencontrés beaucoup, étaient des brutes, des hommes durs, habitués à la loi du plus fort et sans pitié pour les perdants. « 

Aussi en sortant de la salle à manger, le prêtre ne peut s’empêcher de demander

-« Il y a longtemps que vous êtes explorateur ? 

-« Ça se voit tellement ? … Trois mois. »

-« Et avant ? »

-« Avant … J’habitais et je travaillais à Paris comme cadre dans une entreprise de textile. J’étais marié mais la mort de ma femme dans un accident de voiture m’a fait tout abandonner pour faire ce  film … »

Puis, changeant brusquement de ton, Claude continue

-« Ça vous ennuierait que nous retournions nous baigner à la falaise que vous m’avez montrée le premier jour. J’aimerais la filmer tant  que l’ai encore en tête. »

Et, arrivé sur la véranda, il ajoute

-« Le temps de prendre de la pellicule supplémentaire et je suis à vous. »

Paul regarde ce jeune homme entrer dans sa chambre. Il l’intrigue. Mais comment lui poser d’autres questions sur ce passé qu’il vient d’évoquer. Il a perdu sa femme, abandonné son métier, pour devenir aventurier. Mais pourquoi ? Paul voudrait en savoir plus, mais comment continuer à l’interroger ?

Durant tout le trajet qui les amène à la plage, aucun des deux hommes ne parle. Claude est plongé dans ses souvenirs, dans une rêverie qui l’occupe entièrement, au point qu’il ne regarde pas, comme la première fois, les fleurs, les arbres, le ciel.

Paul de son côté a très envie de parler, de poser des questions. Mais la réponse de Claude l’incite aussi à se demander pourquoi, lui, a choisi d’être missionnaire, et accepté d’être exilé sur cette île en compagnie de Pierre.

La plage surprend les deux hommes. Ni l’un ni l’autre  ne s’attendait à arriver aussi vite. Ou plus exactement, ni l’un ni l’autre, depuis qu’ils ont quitté la cure, ne s’est rendu compte qu’ils marchaient.

Le soleil est encore haut dans le ciel. Une demi-heure, une heure tout au plus s’est écoulée depuis la fin du repas.

Claude pose son sac par terre et rapidement se déshabille. Puis, vêtu de son seul maillot, il ramasse sa camera et se dirige vers l’océan.

Paul, tout en  finissant d’enlever sa chemise, lui demande

-« Vous n’attendez pas la fin de la digestion pour vous baigner ? »

Lui jetant un regard dur, Claude répond

-« Pendant vingt ans j’ai attendu deux heures après le déjeuner pour me baigner. Maintenant, quand j’ai envie de me baigner, je me baigne ! »

Et, sans attendre la réponse du prêtre, Claude se jette dans l’eau.

Etonné par cette agression subite, si peu en rapport avec son flegme naturel, Paul regarde le jeune homme entrer dans l’eau en courant.

Paul lui ne se sent pas agressif. Au contraire. Il a envie de traîner, et tant pis si Claude continue à découvrir  tout seul « ses grottes sous-marines, ses poissons, ses coraux ».

« Après tout, c’est quand même grâce à moi qu’il a connu cette falaise dans l’océan ! »

Aussi, reprenant ses chères et vieilles habitudes, il se glisse lentement dans l’eau tiède, savourant avec délice ce contact liquide qui monte le long de son corps comme une lente caresse. Puis, avec des gestes calmes, alanguis, il s’éloigne de la côte.

Arrivé en bordure de la falaise, il cherche  Claude des yeux. Mais ne le voit nulle part.

« Où a-t-il pu passer ? C’est pourtant ici que je l’ai amené la première fois et c’est bien cette falaise qu’il voulait filmer. »

Inquiet Paul longe de plus en plus rapidement l’à-pic.

« Non, personne ! Pourtant il devrait y être. »

Et dans un crawl plus nerveux qu’efficace, il longe à nouveau, en sens inverse, la crête de la falaise.

« Mais où est-il passé ? Jamais je n’aurais dû le laisser seul dans cet  endroit. Pourvu qu’il ne lui soit rien arrivé. Avec son manque d’expérience tout est possible … Et je ne me le pardonnerai jamais. »

Brusquement il sursaute, et, paralysé, sent sa peur se muer lentement en un long frisson glacé.

Se retournant, il voit d’abord une main, cette main dont le contact a provoqué cette peur-panique. Et, derrière la main, un visage souriant, heureux, épanoui.

« Claude. Enfin ! »

Par gestes le jeune homme fait comprendre au prêtre que tout ce qu’il voit est merveilleux, splendide, magnifique et qu’il est ravi.

Quoique sentant encore son cœur battre à grands coups, Paul répond aux gestes de joie, heureux  d’être l’initiateur de cette découverte. Il se sent bien, utile, et il a envie de rire, de rire de bonheur.

Et les deux hommes, face à face, se regardent, riant de joie, malgré leurs visages déformés par les masques sous-marins dont l’effet loupe grossit démesurément leurs yeux, et par les tubas qui donnent des formes irréelles à leurs bouches. Et ce rire, devenu fou rire, fait prendre à leurs corps des positions grotesques imposées par la houle qui agite perpétuellement la surface de l’océan.

Aussi brusquement qu’il est venu, leur fou rire s’arrête. Et Paul, toujours immobile face à Claude, mu par un sixième sens, tourne la tête pour regarder vers le large. Là, à quelques mètres d’eux, une raie Manta, majestueuse, immense, planant plutôt que nageant, vole au ralenti avec des mouvements lents et gracieux.

Fascinés, les deux hommes contemplent cet animal.

La raie, sans se soucier d’eux ni  des poissons d’environ un mètre qui l’accompagnent, tourne, danse, monte, descend, crevant de temps en temps la surface de l’océan du bout de ses ailes.

Hommes et poissons, tels des badauds, suivent la danse de la raie, hypnotisés, éblouis par tant de beauté, de grâce, de majesté.

Claude en oublie de filmer. Jamais encore il ne s’est trouvé si près d’un animal sous-marin aussi grand, pas loin de quatre mètres d’envergure. Mais il n’a pas peur. Trop de beauté, de poésie se dégagent de cette danse. C’est beau, musical, grandiose, irréel, divin.

Ajustant avec lenteur et prudence sa camera, Claude commence à la filmer. Mais, soit qu’elle désire changer de public, soit que le bruit de la camera, pourtant minime, la gêne, la raie, telle une grande dame offensée, s’éloigne lentement, suivie par ses deux gardes du corps aux yeux froids, petits, méchants et aux corps longs, lisses, argentés, luisants d’un reflet glacé.

Claude veut les suivre, mais d’un geste Paul le retient.

Claude, la tête hors de l’eau, regarde déçu les pointes des ailes percer la surface de l’océan encore deux ou trois fois en direction du large. Mais voyant Paul sortir lui aussi sa tête et enlever son tuba de sa bouche dans l’intention de lui parler, replonge et repart camera au poing.

« Ne pas parler de ce qu’ils viennent de voir ! Surtout ne pas en parler maintenant ! C’était trop beau, trop irréel, trop merveilleux ! Aucune parole ne peut décrire ces images. Les mots ne pourront que la déformer. Peut-être plus tard, beaucoup plus tard … Mais dans l’immédiat, qu’il me laisse ma vision, ma musique, mon rêve ! »

Et la journée continue. Claude filme, filme, filme. Paul le suit, le regarde … De temps en temps il l’entraîne vers un trou, vers des algues, vers des poissons de toutes les couleurs … Mais la plupart du temps, il suit.

Sans se l’avouer, les deux hommes sont déçus de ce qu’ils voient. Les paysages qui leur paraissaient merveilleux sont beaux, grandioses, impressionnants, mais n’ont pas le mystère, les mouvements, la beauté poétique de la raie.

Tout en filmant, Claude pense à la raie, ne regrettant même pas de n’avoir pu la filmer car ainsi cette vision restera la sienne. Ce sera son rêve, « sa fée » qui a dansé devant lui, pour lui !

Maintenant, éveillés, les deux hommes recherchent dans ces décors sous-marins, le rêve qu’ils ont aperçu et qui, pendant quelques minutes, leur a fait goûter de ces fruits défendus que sont la poésie, la beauté, l’inconnu.

Que ces rochers sous-marins sont désespérément terrestres après ça !

L’œil fixe, le regard rivé sur l’ombre du mur, Pierre, immobile, reste figé dans son fauteuil. Toute son inquiétude est devenue fureur. 

« Non seulement ils sont en retard, non seulement ils ne se pressent pas, mais aussi ils ne prennent même pas le peine de venir le saluer, de s’excuser, de … Ah, j’entends du bruit.  Claude sort de sa chambre … Il vient vers mon bureau … Il hésite … Il frappe … »

-« Entrez. »

-« Encore au travail mon père ? »

« Ce sourire … !  Cette joie … ! »

Pierre regarde le jeune homme plein de vie, de gaieté. Il le regarde longuement, et, toujours figé sur son siège, répond

-« Que voulez-vous, c’est tout ce qui me reste … Mais entrez, ne restez pas coincé contre la porte. »

Toujours immobile, le prêtre regarde Claude s’approcher de son bureau

-« Que puis-je faire pour vous ? »

-« Rien mon père. Je venais simplement vous prier d’excuser notre retard. Quand je filme, je ne me rends pas compte du temps qui passe. »

-« Vous êtes en retard ? Quelle heure est-il donc ? »

Et avec un sourire qui se veut sincère, il ajoute

-« Vous savez, quand je travaille, moi aussi je ne me rends pas compte du temps qui passe. »

Claude, qui n’a pas écouté sa réponse enchaîne

-« Nous avons croisé une raie Manta. C’est magnifique. »

-« Ne vous laissez pas entraîner par l’enthousiasme du Père Paul. Ces animaux peuvent être très dangereux pour l’homme. »

Claude le regarde déçu et hoche la tête en guise réponse.

–  6  –

Claude regarde les deux prêtres manger. Même leur façon de se  nourrir est différente. L’un engouffre sans apprécier ce qu’il mange, alors que l’autre picore une nourriture qu’il dédaigne. Pour l’un, manger est une jouissance, pour l’autre une corvée. Comment deux hommes aussi dissemblables peuvent vivre côte à côte. Ils ont peut-être en commun leur idéal, leur foi, leur religion, mais cela n’est pas suffisant pour effacer la monotonie, la dureté de la vie de tous les jours.

Claude est fatigué. Ces deux hommes ne l’amusent plus, ne l’intéressent plus. Depuis le début du repas les deux prêtres s’observent, s’épient, mais ne se parlent pas. Claude sert de tampon. L’un après l’autre, avec une régularité toute mécanique, ils exposent leurs idées, leurs pensées. Paul parle des poissons, Pierre des indigènes. Et Claude doit suivre ces conversations parallèles, répondre à des questions opposées, sourire à l’un, sourire à l’autre.

Des conversations qui s’efforcent d’éviter les vrais problèmes, les monologues, appelés dialogues, de deux hommes forcés à vivre l’un à coté de l’autre … Cette incompréhension voulue, recherchée … Mais lui-même, avant d’être explorateur ? Jeanne … Lui jeune cadre ambitieux, elle pianiste de talent. Cette femme était son présent, son avenir, mais à cause de cet accident stupide, elle est devenue son passé. Il l’a beaucoup pleurée, beaucoup regrettée ! Mais le passé doit rester le passé et maintenant son avenir est ce film sur les fonds sous-marins, passion qu’elle partageait avec lui.

-« Cela vous  intéresserait de visiter un village indigène ? »

A la réaction de Paul, Claude comprend que Pierre vient de marquer un point.

L’offre de visiter le village en question en compagnie de Pierre n’a pour but que de diminuer l’importance de Paul, de rappeler que c’est lui, Pierre, le Père supérieur

-« Le village où je dois me rendre aujourd’hui est typique de cette région. De plus, c’est un endroit pas trop atteint par la civilisation moderne. »

-« Un peu comme les fonds sous-marins … »

L’interrompt Paul.

Pierre le regarde en silence, d’un regard froid

-« Sans doute, puisque vous le dites. Mais il y a pour moi une grande différence entre un homme et un poisson. »

-« Pourtant ils peuvent être aussi méchants l’un que l’autre. »

Paul sourit, heureux de sa réponse.

Mais sans tenir compte de la remarque du prêtre, Pierre continue

-« Je vais organiser une fête en votre honneur. Quand cela vous ferait-il plaisir ? »

« Je vais organiser … Il joue les insensibles, les saints, mais n’oublie pas ce besoin de prouver sa puissance, de rappeler qu’il est mon supérieur. »

Aussi, sans laisser à Claude le temps de répondre, Paul enchaîne

-« Nous pourrions faire ça après demain. Un peu de repos ne fera pas de mal à notre ami. »

Au mot « nous », Pierre sursaute.

« Nous ! » De quoi se mêle-t-il ? Il a les fonds sous-marins. Cela ne lui suffit pas ? Est-ce que je m’occupe moi de cette activité ? … Nous ! Oui, bien sûr …Nous … »

Claude regarde les deux hommes et avec un triste sourire répond

-« Je vous remercie. Ce sera parfait ! »

Et se levant de table il enchaîne

-« Excusez-moi, mais je ne me sens pas très bien. Un peu d’air frais me fera du bien. Et j’ai l’habitude de marcher avant de m’endormir. Ne m’attendez pas. Bonne nuit. »

–  7  –

Claude marche dans la nuit sans chercher à savoir où il va. Il n’entend pas le bruit des insectes pourtant nombreux dans l’air chaud et humide. Il marche lentement, droit devant lui. Bouger dans ce silence bruyant le calme petit à petit.

La nuit est belle, très belle. Une lueur blanche, pâle, irréelle, donne aux arbres, aux fleurs, à la terre, une couleur froide, mystérieuse, inquiétante.

Ces prêtres … Leurs éternelles agressions, leurs sous-entendus, leurs haines …

Décidemment les hommes ne changent pas. Ces deux prêtres se querellent comme des enfants. Comme il l’a probablement fait à la mort de Jeanne, rendant tout le monde responsable de sa mort.

En quittant Paris, il y a deux mois, il a cru découvrir un monde nouveau, des gens différents.

Bien sûr les paysages sont beaux, très beaux même. Bien sûr ces hommes  sont différents de ses anciens collègues, de ceux de Jeanne. Mais chez les aventuriers, chez ces hommes qui ont cherché autre chose, il retrouve de petits employés, soucieux de leurs avancements, de leurs responsabilités, désireux de montrer leur importance.

L’abbé Pierre a besoin de vivre sur cette île pour survivre, pour s’imposer une discipline rigoureuse. Et cette discipline il est prêt à l’abandonner parce qu’il a brusquement, avec lui,  un témoin, un public.

Claude frissonne en prenant conscience que ces deux hommes représentent son passé et son avenir.

Son passé, car lui aussi a été un employé soucieux de son avancement, lui aussi a cru devoir s’imposer une discipline de vie pour y arriver, même si ces règles ne correspondaient pas aux ambitions de Jeanne.

Son futur, car à la mort de Jeanne il a tout abandonné pour recréer un monde nouveau, son monde.

Pierre et Paul. Claude d’hier, Claude de demain !

Cette constatation le glace.

Non, ce n’est pas possible ! Lui, Claude, ne peut pas être comme cela. Il ne trempe pas volontairement son pain dans la soupière uniquement pour énerver  son supérieur. Il ne s’est jamais privé de vin sous prétexte de jouer au saint et de pouvoir reprocher aux autres de trop boire. Non, bien sûr ! Mais cinq ans de mariage ne s’oublient pas. Ils vivraient encore ensemble sans ce stupide accident. Ils seraient encore heureux et ne chercheraient pas à changer de vie.

Recommencer à vivre à plus de trente ans, changer de métier quand on commence à être apprécié dans le sien, abandonner ce qu’on a eu tant de mal à créer à deux ! … Tu vois, Jeanne, avec ta mort j’ai voulu fuir la civilisation mais cette fleur suffit pour me ramener à toi. Et ces deux prêtres représentent à eux seuls tout ce que j’ai voulu fuir !

Sans savoir comment, une fleur à la main, Claude fait face à l’océan qui scintille sous les étoiles.
Fasciné il s’assied sur le sable encore chaud et regarde droit devant lui.

Depuis deux mois cette eau est devenue sa vie, sa raison d’exister. Et plus il la regarde, plus il l’aime. Le bruit de la houle, le reflet des vagues, des étoiles, la lueur de la lune …

Quel spectacle, quel opéra peut prétendre à une telle beauté, à une telle grandeur, à une telle harmonie ?

Devant une nuit comme celle-là, Claude perd conscience de son corps, de ses  besoins humains. Il devient esprit, un esprit récepteur qui capte la musique de la nature. Il est la houle, l’océan, la brise, le sable encore chaud …

Claude sursaute. Quelqu’un marche derrière lui

-« Je ne savais pas que vous étiez ici. » dit Pierre

-« Vous me cherchiez ? »

-« Non. Je viens souvent les nuits de pleine lune me promener sur la plage. … Mais, je vous dérange ? »

-« Pas du tout. Je rêvais. »

Maladroitement Pierre s’assied à côté de lui

-« Vous permettez ? »

Un long moment passe.

La nuit reprend ses droits et enveloppe à nouveau les deux hommes, les entourant de ses bruits.

L’océan, frissonnant sous les caresses blafardes de la lune, scintille et s’allonge mollement sur le sable humide.

Les deux hommes, fascinés, immobiles, silencieux, gênés par cette intimité du ciel et de la terre dont ils sont involontairement témoins, regardent.

Puis, doucement, dans un murmure, Pierre dit

-« Ma famille était une famille bourgeoise du Nord de la France. L’aîné reprend l’usine familiale, le cadet est prêtre. Oui, cela existe encore. Ma révolte a été de devenir missionnaire. Mais je n’étais pas fait pour cette  vie. Ni celle de prêtre, ni celle de missionnaire. … Savez-vous  ce que c’est que de se battre pour une cause à laquelle vous ne croyez pas ? … Non pas que je ne crois pas en Dieu, mais j’y crois pour moi, pas pour les autres. … J’aurais aimé vivre dans la réflexion, avec comme seul but le développement de l’esprit … De l’âme, devrais-je dire ! C’est pour cela que, quelques soirs, je viens rêver sur cette plage. »

Mais brusquement, Pierre se tourne vers Claude et le regarde.

-« Mais vous ? Pourquoi êtes-vous là ? »

-« Je fuis. Comme vous. »

-« Non pas comme moi. » répond tristement le prêtre.

-« Vous avez raison. Pendant dix ans j’ai lutté pour réussir ma vie sociale, et quand j’ai obtenu ce que je voulais, quand mon but a été atteint ou presque, ma femme s’est tuée dans un accident de voiture. … C’est pour cela que j’ai tout abandonné pour suivre un autre idéal, un autre but, un autre Dieu si vous voulez. »

Brusquement, dominant la musique vivante qui peuple les nuits tropicales, le bruit caractéristique d’objets tombants dans l’eau interrompt les deux hommes

-« Regardez ! »

Enthousiaste, Claude montre au prêtre, à seulement quelques mètres du rivage, des poissons qui, scintillants dans les rayons lunaires, sautent hors de l’eau pour y retomber lourdement, provoquant dans leurs chutes une multitude d’étoiles d’écumes.

Fascinés les deux hommes regardent.

Sous le projecteur froid et glacial de la lune, les corps argentés sautent, se tordent, tombent, ressautent, laissant traîner derrière eux des diamants d’eau, brillants, lumineux, phosphorescents, tel un manteau royal éblouissant de l’éclat magique des diamants qui le recouvrent.

Tel le bouquet final d’un feu d’artifice, dix, vingt, mille danseurs sautent, se tordent et retombent dans une apothéose d’applaudissements et une gerbe d’étincelles qui éclaire le couple qui, à son tour, saute, se tord et retombe.

Puis le silence. Le calme.

Et un, deux, cinq, dix étoiles sautent à leurs tours dans une cadence rapide et rythmée, suivies à nouveau d’un silence lourd, tendu, où les deux hommes, seuls spectateurs de ce ballet grandiose, attendent la suite.

Mais le spectacle est terminé. Deux hommes pour tout public ne satisfaisant pas le nature, les poissons partent faire leurs prouesses plus loin, accompagnant leurs départs de quelques claquements secs, lointains, invisibles.

Devant l’étendue bleutée redevenue silencieuse les deux hommes restent immobiles.

Puis Claude murmure

-« C’est fini. Ils ne reviendront plus. »

-« Oui, c’est fini. … Le rêve aussi. »

-« Il est tard. Nous devrions rentrer. »

Suivant le conseil raisonnable du prêtre, Claude se lève.

Claude laisse Pierre devant sa chambre. Mais le « bonsoir » que lui adresse le prêtre est redevenu froid, impersonnel, comme l’ont été jusqu’à ce soir toutes les paroles de cet homme à l’aspect maladif.

CHAPITRE III.

  • 1  –

Claude sursaute.

Ce  bruit, cette eau,  toute cette eau qui coule le réveille complétement.

« Quelle heure est-il ? Paul prend une douche ! Déjà ! Je suis donc en retard. »

Péniblement Claude sort de son lit, et, se drapant dans un paréo froissé, ouvre la porte de sa chambre.

Immobile sur la véranda, il regarde les fleurs, les arbres, les buissons colorés qui scintillent déjà sous le soleil.

Avoir comme première vision, après une nuit d’un sommeil lourd et agité, cette végétation luxuriante, belle, le trouble. Il reste là, immobile, regardant fixement ce qui en fin de journée ne sera plus à nouveau que des feuilles, des fleurs aux couleurs criardes, des arbres plus grands que ceux qu’il côtoie en Europe. Mais au réveil, cette végétation a un goût de rêve, d’irréel. Ce n’est pas à Paris, dans le petit studio où ils étaient heureux Jeanne et lui, ni dans son bureau tout en longueur aux fenêtres opaques, qu’il pouvait imaginer cette vision du paradis des livres d’enfants.

Mais Paris est le passé. Une autre vie !

Le jeune cadre ambitieux, soucieux de son avancement et de l’opinion de ses patrons, n’existe plus ! Maintenant c’est un aventurier, un autre homme qui, avec attendrissement, regarde une fleur se balancer doucement sous la caresse du vent.

Un bruit de porte.

Claude se retourne et regarde l’entrée de salle de bain, s’attendant à en voir sortir  Paul.

« Mais ??? C’est Pierre ! »

-« Bonjour, mon Père. »

Drapé dans sa robe de chambre trop noire, sa grande barbe bien peignée, les cheveux plaqué en arrière, le missionnaire marque un temps d’arrêt. La présence de ce jeune homme bronzé, vêtu en tout et pour tout d’un paréo, le gêne.

-« Bonjour. » Répond-t-il dans un murmure.

Et dignement, d’un pas rapide, il passe devant Claude.

« Pourquoi pensais-je voir Paul ? Ah oui, la douche ! Paul m’a affirmé que son supérieur ne prenait jamais de douche, qu’il a peur de l’eau. Encore une de ces méchancetés gratuites dont les deux  hommes sont friands l’un vis-à-vis de l’autre !

Mais pourquoi semble-t-il vouloir me fuir ? »

Claude regarde la petite silhouette noire disparaître dans sa chambre. Haussant les épaules, un sourire au coin des lèvres, il se dirige à son tour vers la salle de bain.

Pierre, son bréviaire à la main, arpente de long en large la petite allée bordée de buissons flamboyants. Malgré ses efforts, il n’arrive pas à fixer son attention aux lignes serrées que ses yeux parcourent,  que sa bouche ânonne. Son esprit est ailleurs.  Claude ! Claude devant lui à la sortie de sa douche !

« Pourquoi s’est-il livré à cet étranger ? Jamais, même durant une confession, il n’a parlé avec autant de sincérité. »

Oui, il a  raté sa vie, oui, il n’a pas trouvé dans la religion le soutien qu’il espérait. Mais il croyait être détaché de la vie terrestre et ne la supporter que comme un objet hideux dont on ne remarque même plus la présence. Pourtant hier soir … Hier soir il a parlé de lui, de sa vie, de son passé, de ses problèmes. Il a avoué souffrir.

Ce jeune homme partira dans quelques jours, et il a probablement déjà oublié ses confidences, mais cela le gêne. Qu’importe la personne, c’est le fait qui compte, qui reste, qui est là dans l’œil, dans le sourire de Claude, comme tout à l’heure quand il est sorti de la salle de bain. Et pourtant il lui a déjà fait de prendre une douche le matin. Cela fait du bien par cette chaleur humide. Là, il en avait envie, et, pour la première fois depuis des années il a fait ce dont il avait envie. Ce n’est pas désagréable cette eau glacée qui vous fouette au réveil ! Mais il y a eu un témoin, un voyeur. Claude confident involontaire et maintenant voyeur tout aussi involontaire.

Quand il entre dans la salle à manger, Paul découvre que Claude et Pierre sont déjà là et l’attentent en silence. Devant eux des récipients en terre cuite pleins de café, de lait, de thé fument. Mais les deux hommes, perdus dans leur mutisme, ne semblent pas les voir.

Pierre a mal dormi. Toute la nuit il a ressassé sa discussion avec Claude et ce qui n’était que des confidences quelconques, est devenu, au fur et à mesure que les heures passaient, une confession  intime.

Il avale en hâte sa tasse de thé encore brûlante et jette un coup d’œil rapide vers les deux hommes assis de l’autre côté de la table. Paul trempe, comme d’habitude, une énorme tartine beurrée et Claude boit avec délice un café au lait sans sucre. Mais ce matin il ne peut supporter la présence de ces hommes. Il a besoin d’être seul, seul tout de suite !

Aussi, oubliant sa politesse maladive, il se lève brusquement

-« Excusez-moi. Mais j’ai un travail urgent à finir. »

Et il sort, ou plus exactement court hors de la pièce.

Paul jette un œil indifférent vers son supérieur au moment où il sort de la pièce, porte à sa bouche la tartine de pain toute dégoulinante du jus de café noirâtre dans lequel il l’a trempée  et l’engouffre d’un seul coup.

Claude repose son bol maintenant vide et regarde Paul.

« Pierre a des excuses, mais agir ainsi à son âge ! Résultat il est le seul à souffrir de cette bouderie enfantine et ridicule. Pourtant, hier soir … Mais il est vrai que la nuit tout est plus facile. Ce n’est pas pour rien que les confessionnaux sont toujours sombres. … Mais après tout, cela ne me regarde pas ! »

Souriant à Paul qui maintenant lèche consciencieusement les dernières gouttes de son café, il demande

-« Alors mon Père, quel est votre programme pour la journée ? »

Le prêtre sourit, marque un temps d’arrêt avant de répondre. C’est une surprise et il entend bien la présenter comme tel ! Aux airs de conspirateur qu’il prend, Claude a du mal à ne pas éclater de rire.

« Aujourd’hui  nous allons sur les hauts fonds. J’ai retenu une pirogue. … Et comme c’est assez loin, nous prendrons des sandwichs pour ne pas être obligé de revenir déjeuner. Mame nous les a du reste déjà préparés.»

-« Le Père Pierre est au courant ? »

-« Mame le préviendra. De toutes les façons il a beaucoup de travail … Donc notre           absence lui permettra de ne pas perdre de temps ! »

« Quelle mauvaise foi !

Voilà donc pourquoi Paul est arrivé si heureux pour le petit déjeuner. … Et naturellement Pierre n’osera rien dire. »

-« Dans ce cas, je vais préparer mes affaires. »

Claude sort, laissant Paul finir sa dernière tranche de pain.

En arrivant sur la véranda, Claude hésite,  puis  se dirige vers le bureau du Père supérieur. La porte  entrouverte ne lui montre qu’une partie du bureau, mais il frappe pour annoncer sa venue. Pas de réponse Il refrappe et ouvre la porte en grand. Personne. Etonné Claude reste là, ne sachant  que faire.

Un bruit de pas le fait se retourner. Paul, à quelques mètres de lui, le regarde étonné

-« Le père Pierre n’est pas là. » dit Claude en guise d’excuse.

-« Et alors ! Répond durement Paul. Ça vous étonne ? »

Haussant les épaules, il se dirige vers sa chambre. Devant la porte il se retourne et dit

-« Dépêchez-vous, le trajet est assez long. »

Chargés de leurs attirails de plongée sous-marine, les deux hommes s’éloignent de la cure.

Paul, depuis qu’il a vu Claude devant le bureau de Pierre, boude. Il a perdu un peu de sa bonne humeur et marche en silence.

Au détour d’un chemin, Pierre apparaît brusquement devant eux. En les voyant il a un mouvement de recul, mais n’ose pas fuir.

Plein de hargne, Paul le regarde et sans s’arrêter de marcher, lance

-« Je croyais que vous aviez du travail ! »

Claude, passant à côté du prêtre, dit gentiment

-« Nous ne rentrerons pas déjeuner, mon Père. Passez une bonne journée. »

Et il accélère sa marche pour rattraper Paul qui s’éloigne à grands pas.

Pierre regarde les deux hommes s’éloigner dans le chemin ensablé. Cette promenade matinale lui a fait du bien, l’a un peu calmé.

« Evidement Paul aurait été ravi que je les attende, que je m’énerve. C’est bien à  Claude de m’avoir prévenu. Je ne regrette pas ce que je lui ai dit. Et puis cela m’a fait du bien de parler.  C’est si bon de parler de soi de temps en temps et d’être écouté. »

Tout étonné, Pierre  constate que la perspective de passer seul une journée ne le gêne pas, au contraire !

« Il sera seul ! Personne ne  viendra troubler ses pensées ! Dommage que Claude ne puisse pas partager cette solitude. Tant pis ! Je vais en profiter pour m’occuper de la fête que je veux faire donner en son honneur. »

Un sourire aux lèvres, ayant brusquement oublié la lassitude si fortement ressentie durant sa nuit d’insomnie, Pierre, tournant le dos à la cure, prend la direction du village où il souhaite que les villageois fêtent ce jeune aventurier qu’il trouve si sympathique.

–  2  –

La pirogue glisse doucement sur l’eau calme au rythme lent et régulier d’un rameur à la peau dorée. Claude se laisse bercer par le clapotis monotone des vagues qui heurtent les bords du petit bateau. Et les yeux fixés sur la ligne d’horizon, cette ligne visible mais imaginaire, il se laisse engourdir, abandonnant son esprit à ses  rêves, à ses cauchemars, à ses souvenirs.

Sa tête tourne un peu, comme chaque fois qu’il contemple l’infini. Devant cette liberté encore nouvelle, pas encore digérée, il est pris de vertiges et ne peut s’empêcher de redevenir le petit garçon qui, en cachette de sa mère, puis de ses professeurs, puis des adjudants, puis de Jeanne savoure cette friandise : ce fruit défendu, le rêve qu’il a cultivé jusqu’au dépassement de lui-même. Et, pendant très longtemps, alors que son corps menait une vie calme, bourgeoise, rangée, son esprit vagabondait, vivait l’aventure qu’il ne connaîtrait jamais !

Et puis un jour, Jeanne sa femme, sa « moitié » s’est tuée dans un accident de voiture. Et là il a compris. Puisqu’une partie de lui-même est morte, pourquoi continuer à supporter cette routine sans intérêt. A quoi lui sert maintenant son compte en banque, l’appartement si durement acquis, sa voiture neuve ? Une partie de lui est morte et plus rien sur terre ne peut l’atteindre !

Claude regarde l’indigène qui rame en silence.

Est-il heureux ? Mais que veut dire le bonheur pour lui ? Et pour Paul, qui assis derrière lui, le boude pour avoir osé parler à Pierre.

Tout cela n’a pas d’importance. Lui, Claude, vit !

Il ne cherche plus à savoir s’il est heureux. Il vit ! Il trempe sa main dans l’eau douce, agréable. Il est bien. Il se laisse  bercer face à l’infini. Demain ? Demain n’existe pas, n’existe plus. Demain va très vite devenir le passé. Après, il verra ! Aujourd’hui il est dans cette barque, sa main droite trempe dans l’eau tiède, son corps est chauffé par le soleil encore doux. Il vit, il est heureux !

Paul regarde le dos large accroupi à ses pieds. Claude est là, devant lui. C’est un homme blanc, un blanc qui se veut semblable aux indigènes. Et avec son éducation stéréotypée il pense que pour ce faire, il faut vivre pour soi, sans autre guide que son instinct. Mais malgré ses efforts, sa sociabilité passée transparait. Tout en lui montre l’homme de la ville. Sa façon de s’habiller, de parler, d’être, de vouloir à tout prix aplanir, minimiser leurs disputes. Mais il n’arrive pas à comprendre que sans cette haine qui les unit, il ne leur reste que le néant, l’échec, la mort !

Mais Paul fuit très vite ces pensées. Il a peur, peur de la vérité. Brusquement Claude le gène. Sa présence le force à réfléchir, à voir, à prendre conscience de l’échec de son existence.

Heureusement le trajet touche à sa fin. Les hauts fonds sont là, juste en dessous de la pirogue qui se balance maintenant au gré de la  houle.

Il enlève rapidement ses vêtements qu’il jette en boule à ses pieds, prend son attirail de pêche sous-marine et se jette à l’eau. Cette fraîcheur tiède lui fait du bien. Il va devoir agir, lutter contre des créatures agiles et il aura besoin de toute son adresse pour les capturer. Il sera complétement absorbé par la pêche, et pas une seule partie de son corps ne sera disponible pour penser, réfléchir, rêver.

Fuir le rêve dans l’action. Voilà son bonheur !

Et subitement calme, détendu, il se laisse couler entre deux eaux tout en enfilant ses palmes et son masque.

Au bruit que fait Paul en glissant dans l’eau et au roulis inhabituel de la pirogue subitement libérée du poids du prêtre, Claude comprend qu’ils sont arrivés à destination. L’indigène assis en face de lui le regarde sans le voir, continuant à manier sa pagaie de façon à rester sur place, pas trop loin du nageur.

Lentement Claude enlève sa chemise et son pantalon, en prenant néanmoins soin d’enfiler, comme le lui a conseillé Paul, sur son torse un tee-shirt  blanc de façon à ce que les requins se rendent compte qu’ils ont en face d’eux un « poisson » aussi gros qu’eux,  évitant ainsi de se faire attaquer inutilement. Puis il chausse ses palmes, prend son masque, son tuba, et, avec des gestes lents et précis, vérifie sa camera, et, seulement après, se décide à se glisser lentement le long de la pirogue.

Le contact de l’eau tiède le tire de sa torpeur, mais, quand sa tête s’enfonce dans l’eau, quand ses yeux découvrent le monde sous-marin qui l’entoure, il reste immobile, saisi par la beauté de cet univers.

Sur un fond de sable s’élèvent des tours, ou plutôt de grands champignons de pierre, criblés de trous, de cavernes. Tels les buildings des villes modernes, chaque champignon a sa faune, sa vie colorée qui ne le quitte pas. Seuls quelques poissons, plus gros, passent d’une tour à l’autre, faisant semble-t-il leurs inspections.

Immobile Claude regarde. Tout ce qu’il a rêvé, imaginé, est là, sous ses yeux. Son film, « son histoire policière », ne peut se dérouler que dans ces décors. Tout est là : « l’angoisse, le rêve, la poésie, mais aussi le danger. » Et cette planète inconnue qu’il découvre ressemble étrangement à ces villes modernes qu’il essaie de fuir.

Il contemple, hypnotisé, légèrement bercé par la houle, et brusquement, fou de joie, il met sa camera en marche, plonge, nage, explore, frôle ce monde que sa présence ne semble pas  troubler.

Claude filme. Rien d’autre ne compte. Sa caméra ne s’arrête plus. Il filme ce trou situé à la base d’une ville champignon, cette tache rouge qui ondule lentement à contre courant, cet éclair d’argent suivi de deux traits bleus, cette tache transparente aux longs filaments gélatineux …

Puis, petit à petit, il se calme et filme avec amour, passion, joie ces images qui, dans sa tête, commencent à prendre la forme d’un film, avec ces plans d’ensemble, ces longs travellings, ces gros plans d’une caverne, de ce poisson qui passe, de ces algues, de ces coraux vermeils, jaunes, rouges …

Paul nage. L’action lui fait du bien. Elle l’empêche de penser. L’eau est claire, transparente. Les fonds sont beaux. Des poissons de toutes les couleurs, de toutes les tailles, passent et repassent au rythme précis mais incompréhensible d’un ballet.

Fusil en avant, il découvre ces paysages qu’il croyait connaître. Il connaissait des terrains de chasse, mais là, à cause de cet homme armé d’une camera, il voit des plaines, des monts, des couleurs, des sculptures. Toute cette beauté l’inquiète, lui fait peur. Les poissons ne sont plus des proies, mais des taches de couleurs. Le sable scintille, ondulant au rythme de la houle. Les rochers changent de teintes  toutes les secondes …

Paul n’ose plus bouger de crainte de détruire ces images. Et lui qui croyait connaître son monde !

Mais, où est Claude ? Où est ce catalyseur qui transforme ainsi mon monde ? Ah ! Là-bas.

Paul nage lentement dans sa direction.

« Je vais le surprendre en arrivant sous lui ! »

Paul plonge, et, nageant entre deux eaux, avance prudemment en direction du jeune cinéaste plongé dans la contemplation d’une algue aux couleurs criardes.

« C’est vrai que c’est beau ! Et c’est lui qui m’oblige à me rendre compte que ces paysages ne sont pas seulement des terrains de chasse, mais qu’ils sont aussi incroyablement  beaux ! Mais ? Mais … ? Paul sent brusquement son cœur s’affoler. Sa vue se trouble. Du sang coule hors de son nez. Le trou noir ! »

Un mérou, belle pièce de quatre à cinq kilos, s’approche de lui, en ondulant de ce corps blanchâtre. Immobile, il observe ce curieux animal avec un œil globuleux, deux membres palmés et un autre prolongé d’un trident argenté.

Prudent, le poisson contourne cette masse flottante, puis, devant son manque de réaction, s’approche … le frôle …

Paul sursaute. Un long frisson le parcourt. La vie reprend ses droits. Vingt années de pêche  sous-marine développent des reflexes. Le fusil est déjà pointé, la flèche déjà partie, et le poisson se débat, frappé à mort.

Tout cela se passe trop vite. Paul regarde ce poisson inoffensif qui, par trop de hardiesse, a  trouvé la mort. Attaquer un chasseur alors que l’on est un inoffensif poisson de roche !!!

Mais Paul n’a pas envie de sourire.

« Que s’est-il passé ? Que fait ce poisson au  bout de sa flèche ? Pourquoi son masque est-il plein de sang ? Jamais depuis qu’il fait de la pêche sous-marine cela ne lui était arrivé ! Jamais ! »

Paul est inquiet. Il ne peut plus faire confiance à son corps. Oui, ses reflexes restent bons, la preuve ce mérou au bout de sa flèche ! Mais ce malaise ? Pendant combien de temps a-t-il perdu connaissance ?

Mal à l’aise, il nettoie son masque et, dans un crawl désordonné, bruyant, nerveux, regagne la pirogue.

Assis dans la frêle embarcation, il regarde l’eau bleue agitée par les longs frissons de la houle et, au loin, le tuba noir qui fend cette étendue calme

Paul, immobile, fixe ce petit trait noir, mouvant.

Après l’avoir complimenté sur sa pêche dont il sait qu’elle sera son dîner du soir, l’indigène,  étonné, regarde le missionnaire anormalement avachi dans sa barque. Pourquoi ce prêtre reste-t-il ainsi, contrairement à ses habitudes, immobile dans sa barque ?

Devant cette  interrogation muette, Paul bougonne

-« Fatigue … Repos … »

Des mots inhabituels dans la bouche de cet homme. Mais le rameur n’insiste pas et accepte le silence de cet homme qu’il respecte.

Le temps passe.

Paul se calme, se détend.  Sa fatigue disparaît. Son malaise fait maintenant parti du passé.

Mais le prêtre est toujours dans la barque, observant le jeune homme filmer son domaine, cet univers qu’il n’a plus la force de dominer.

Paul est déçu.

Brutalement, alors qu’il voulait impressionner ce jeune homme, il vient de découvrir sa vieillesse, son âge. Devant Pierre, ce vieillard de quinze ans son cadet, il se sentait vigoureux. Mais devant la vraie jeunesse de Claude … ???

–  3  –

D’un seul élan, Claude se hisse dans la pirogue. Souriant, il se laisse choir sur le fond rugueux.

Presque toutes les bobines de pellicules de film qu’il a apportées  avec lui ont été utilisées. Il a vu et filmé ce que ses rêves lui décrivaient depuis son enfance. Il a découvert ce mélange irréel de poésie et de cauchemar qu’il croyait dû à son imagination débordante.

Face à lui, le visage, tendu, fatigué, Paul le regarde.

Mais Claude est trop heureux, trop plein de son bonheur tout neuf. Il regarde le prêtre mais ne le voit pas. Devant lui sont des rochers, des grottes, des poissons, du sable …

Il sourit. Il est heureux … Heureux …

Il parle, raconte, décrit, fait des gestes, tout en mâchant mécaniquement le sandwich que Mame leur a préparé.

Paul  entend des mots « poissons … grottes … merveilleux … fantastique … irréel … » Il voit un homme qui bouge, qui rit, qui s’agite. Mais il est fatigué. Il a envie de rentrer, de s’étendre sur le sable chaud et de dormir, dormir la tête à l’ombre d’un cocotier.

Claude, la peau zébrée de longues et blanches traînées salées découvre brusquement le prêtre qui lui fait face. L’homme paraît vieilli, fatigué, pâle malgré sa peau brunie. A ses pieds, un très beau mérou maintenant raide semble oublié.

-« Belle pièce ! »

Dit-il en désignant le poisson.

Le prêtre  sourit hoche la tête

-« J’aimerais vous filmer en  train de pêcher. Et j’aimerais aussi … »

Claude, à nouveau dans ses projets, dans ses rêves, reprend son monologue, redonnant au prêtre le rôle de confident.

« Moi aussi j’ai agi comme ça, pense Paul. Moi aussi quand j’étais jeune, insouciant, enthousiaste, il m’arrivait de parler, parler sans me rendre compte que mon interlocuteur avait ses problèmes, des problèmes plus importants que les miens … Avec Pierre, par exemple … Et maintenant c’est moi qui suis devenu le vieillard qui n’a plus la force de suivre, qui ne peut plus suivre !

Non ! Non ! Non ! Je ne suis pas vieux. J’ai eu un moment de fatigue, mais c’est passé. L’angoisse des grands  fonds, comme l’appelle les indigènes. »

Paul interrompt brusquement Claude au milieu d’une phrase décrivant l’étrangeté de ces rocher-tours posés sur le fond de sable

-« J’y retourne. Pas vous ? « 

-« Bien sûr ! »

Les deux hommes glissent le long de la pirogue, surnagent quelques minutes, le temps pour Paul de réadapter son attirail de pêche et de régler sa camera pour Claude, et ils repartent ensemble à la recherche de nouveaux paysages, de nouveaux poissons.

Petit à petit le prêtre est repris par sa passion. Il oublie sa fatigue, ses angoisses, ses craintes. Devant lui se trouve ce monde merveilleux, ce monde qu’il aime, ce monde que des êtres comme Pierre ne connaîtront jamais.

« Claude est là. Derrière moi. Il est animé par la même passion. Et cette passion est créée par ces paysages que je lui ai fait découvrir. Il y a si longtemps que je n’ai plus inspiré de passion, de joie. Si longtemps que ce sentiment, qui me fait maintenant tant de bien, n’existe plus. Maintenant je connais la haine, une haine froide contre mon supérieur et le respect que les indigènes ont pour moi, l’homme de Dieu, ce missionnaire fou qu’ils ne cherchent pas à comprendre. Je représente Dieu, donc on me respecte, on me vénère, on m’obéit. On m’aime aussi un peu à cause de ma folie, mais cet amour n’est pas passionné. Loin de là. C’est l’indifférence, l’amour de la raison ! Tandis que là, avec Claude … »

Mais cela aussi lui fait prendre conscience de sa vieillesse, de sa solitude, de sa tristesse. Je nage, j’agis, je suis heureux …

Mais des larmes aimeraient couler le long de ce visage heureux !

Claude est là, filmant un  trou, un poisson.

Le prêtre plonge, tourne autour de lui,  rentre son fusil dans un trou, faisant fuir ainsi un petit poisson terrorisé qui, dans son élan, se cogne contre la camera.

Les deux hommes rient en se laissant remonter à la surface, et Paul en oublie son malaise.

« Je me sens bien maintenant. Inutile donc de rester derrière Claude comme un animal craintif. Et puis ce corps jeune, beau, musclé, me donne un sentiment de jalousie. Moi j’ai du ventre, pas beaucoup il est  vrai, mais malgré tout ma peau devient flasque. »

Changeant brusquement de direction, la prêtre part de son côté imaginant à la place de Claude ce que tel paysage, tel poisson, donnerait en image.

Et Paul fait son film, pensant avec mépris à ces hommes, à ces femmes qui, incapables de profiter par eux-mêmes de ces beautés de la nature ont inventé le cinéma, payant ainsi des aventuriers pour qu’ils viennent leur montrer, dans des salles obscures, ces merveilles auxquelles ils rêvent sans avoir le courage de les découvrir par eux-mêmes.

C’est comme Pierre avec ce qu’il appelle « son aventure ». L’ascension d’un volcan éteint sur lequel un hélicoptère l’a déposé. Il n’avait que dix mètres à faire pour arriver au bord du cratère. Il avait regardé, avait refait en sens inverse les dix mètres et était remonté dans l’appareil.

« Non ! pense Paul, quand on voyage comme ça on ne peut pas comprendre la beauté des choses. Pour les apprécier, il faut les mériter. Il faut peiner pour monter au sommet des montagnes,  nager pour découvrir l’océan, vivre pour aimer la vie et non pas la supporter en attendant la mort, comme Pierre, comme presque tous les gens qu’il a connus en Europe. Ici, au moins, les aventuriers veulent vivre. Vivre en marge de la société pour la plupart, mais avec leur dureté, leur méchanceté, leur égoïsme, ils vivent !

Plongé dans ses pensées, Paul joue avec les poissons, avec les algues. Il a retrouvé sa raison de vivre

Il agit, il vit, il est heureux !

–  4 –

Claude filme.

Depuis un moment déjà, le prêtre ne le suit plus. Mais cela n’a aucune importance. Il filme, filme, filme.

A quelques brasses de lui, un autre champignon se dresse. Claude s’en approche, le contourne. Ces rochers-villes sont extraordinaires avec leurs faunes multicolores, leurs cavernes, leurs couleurs.

« Mais j’en ai assez filmé, pense-t-il, et celui-là ne diffère pas des autres. »

Finissant de le contourner, il va s’éloigner quand son attention est retenue par un long ruban couleur rouille qui se balance lentement au gré de la houle.

« Une murène ! »

Là, devant lui, une murène comme il n’en a jamais vue. Elle doit mesurer plus de deux mètres à en  juger par l’épaisseur de son corps.

Prudemment il la contourne, s’approchant de ce monstre le plus lentement possible de façon à ne l’effrayer. Mais le serpent de mer a vu cet animal inconnu. Sans cesser son balancement, sa tête aux yeux  méchants se tourne vers l’homme, sa bouche s’entrouvre, découvrant plusieurs rangées de petites dents pointues.

Mais l’homme ne semble pas dangereux. Il est arrêté à quelques mètres, une curieuse boîte devant lui qui émet un léger ronronnement. La murène regarde et attend, prête à répondre à toute attaque.

Claude est  enchanté ! Cet animal est magnifique. Quelle cruauté dans cette tête, dans ces yeux, dans ces dents. De quoi faire frémir de nombreux spectateurs !

Et le ronron de la camera continue …

Brusquement Claude sent un léger frôlement le long de son corps.

« Paul ? Que me veut-il ? Ne voit-il pas que je suis en train de filmer une murène ? Veut-il la faire fuir, ou quoi ? »

En effet, le serpent semble se désintéresser de l’homme armé d’une boîte bruyante inoffensive pour porter toute son attention à cet être nouveau.

La tête tachetée, couleur rouille, se tourne vers l’intrus, arrête son balancement et, brusquement, l’animal se replie dans son trou.

Claude sent à nouveau un frôlement.

« Ce prêtre exagère. Il ne peut pas me laisser travailler tranquillement ? »

Furieux, il se tourne vers le prêtre et se trouve nez à nez avec un requin d’environ un mètre cinquante, qui, immobile, le contemple de son œil fixe.

Paralysé, Claude regarde cette masse noire.

Les secondes passent.

Claude, à bout de souffle, est fasciné, hypnotisé par la mort qui est devant lui.

Après ce qui semble au cinéaste une éternité, le requin tourne lentement autour de lui.

Ce mouvement libère Claude de sa paralysie.

La peur, une peur panique s’empare de lui. Il pousse un cri et avec des mouvements désordonnés, bondit vers la surface dans une gerbe d’écume.

L’air qui emplit ses poumons lui rend la raison.

« Ne jamais fuir un requin. Rester sous l’eau, lui  faire face, lui donner l’impression qu’on est le plus fort ! »

Claude replonge dans l’eau, prêt à faire face  au prédateur. Mais le requin n’est plus là.

Immobile à la surface de l’eau, il essaie de se calmer.

« C’est curieux, pense-t-il sans  sourire, mais cette mort je l’acceptais. Oui, mon corps a  eu peur, mais pas de la mort. J’ai eu peur du requin, c’est tout ! Depuis l’accident de Jeanne, je n’ai plus vraiment envie de vivre. Ce film me passionne, les images que je vois magnifiques, mais avant  je pouvais partager mes passions. Alors que maintenant … »

Lentement Claude se dirige vers la pirogue. Il n’a plus envie de filmer. A quoi bon ? Pour qui ? Tout l’univers qu’il a essayé de rebâtir s’effondre brusquement.

 « Oui, il fait ce qu’il aime. Oui, il vit comme  il l’entend, sans autres obligations que celles qu’il s’impose. Mais ces obligations ne suffisent pas. Il a besoin d’aimer, de se confier à quelqu’un, de lutter pour et  avec quelqu’un. Comme il aurait mieux valu que je sois tué par ce requin. Je serais mort heureux, sans avoir le temps de remettre  en doute ma nouvelle vie. Mais maintenant ? » 

Claude jette ses affaires dans la pirogue et se hisse à son tour dans la frêle embarcation.

Devant l’air étonné de l’indigène, il demande

-« Où est le père Paul ? »

D’un geste, l’indigène lui désigne le tuba du missionnaire qui évolue non loin.

-« Allons-y ! »

La pirogue se place le long du corps du prêtre, qui, étonné, sort la tête de l’eau.

-« Que se passe-t-il ? »

-« Nous rentrons. »

Sans protester, Paul se hisse dans la pirogue et, pendant qu’elle les ramène à la plage enlève ses palmes.

Claude, assis devant lui, regarde droit devant lui,  tournant le dos au missionnaire et au rameur.

Lui aussi reste silencieux. Il est heureux de rentrer, heureux que ce soit Claude qui l’ait décidé, qui, le premier, a été fatigué.

« Au fond, je ne suis pas si vieux puisque je suis plus résistant que lui ! »

Et, sans autre bruit que le clapotis de l’eau, la barque arrive sur la plage.

–  5  –

Pierre marche de long en large au milieu de la végétation fleurie qui entoure la cure. Il feuillette son éternel missel, excusant ainsi par la lecture de la bible ces promenades qu’il aime.

L’arrivée des deux hommes le surprend. Il ne les attendait pas si tôt, et, aucune parole, aucun rire ne l’a prévenu de leur approche.

Impossible de les éviter !

Trois sourires crispés, trois hochements de tête polis, trois murmures incompréhensibles, trois hommes interrompus dans leurs rêves qui les empêchent de se voir.

Et, en silence, ils se dirigent vers la cure.

Là, la présence familière des bâtiments les ramène au présent, à la réalité.

-« Vous êtes en avance. »

Ne peut s’empêcher de dire Pierre pendant que les deux pêcheurs rangent leur matériel devant leurs chambres.

-« Oui. Je n’avais plus de pellicule. Mais cela me permettra de connaître un peu la campagne environnante. Voulez-vous venir vous promener avec nous ? »

Pierre, bouche bée, regarde Paul, lui aussi souriant, qui déjà enchaîne

-« Une petite marche nous fera du bien. Montons au sommet de la colline pour faire admirer le coucher du soleil à notre ami. »

L’ascension de la colline par le petit chemin ensablé se fait en silence, les trois hommes marchant lentement, les uns derrière les autres.

Pierre est heureux, quoique étonné.

« Pourquoi cette promenade ? Pourquoi Paul a-t-il accepté si facilement ? Il a paru surpris par la proposition de Claude, mais nullement hostile à cette idée puisque c’est même lui qui a proposé le sommet  de la colline. Mais qu’importe la raison. Ce qui compte c’est qu’ils sont venus me  chercher, c’est que nous nous promenions ensemble, c’est que c’est moi qui ouvre la marche, c’est que c’est moi qui guide. Et leur présence me fait du bien. C’est si bon de ne pas être seul ! »

Claude marche derrière Pierre. Cette allure lente, calme, le détend.

Encadré par ces deux prêtres, il se sent moins seul. Il  n’a pas besoin de parler, leurs présences le rassurent. Il n’est pas seul. Ces paysages autour de lui sont beaux, gais avec ces couleurs criardes. Et l’action lui permet d’oublier son passé, Jeanne …

Il vit, c’est tout ! 

Paul ferme la marche.

 Cette allure trop lente ne lui déplaît pas. Elle lui permet de s’arrêter de temps en temps sous couvert de se plier à l’allure des deux hommes. Il se détend. Et la vieillesse évidente de Pierre le rassure ! 

Le chemin, tantôt abrupt, tantôt plat, débouche maintenant sur une terrasse rocailleuse. Ça et là des arbres, des fleurs, des  touffes vertes et épineuses. Et devant eux, le bleu, l’immense étendue bleue de l’océan qui se confond avec le ciel.

Pierre, essoufflé, s’arrête, cherche du regard un rocher et va s’y asseoir.

Là, face à l’immensité, il reprend son souffle.

Claude contemple en silence ces paysages qu’il croyait impossibles.

Au loin, devant lui, le soleil, grosse boule rouge perd de son éclat, recouvrant sa magnificence d’un voile de brume pour permettre aux humains de le contempler pendant son coucher.

Paul, machinalement, se dirige vers le rocher, vers sa place, la place où il a l’habitude de s’asseoir  quand, durant des heures, il vient admirer la nature …

« Mais ? … Une masse blanche, voûtée, est affalée sur son siège rouge. Pierre ! Pierre à sa place … Pierre sur son rocher ! … Mais laissons aux vieux les lieux de repos les plus agréables ! Je peux rester debout moi ! Ce n’est pas cette petite promenade qui m’a épuisée, surtout à l’allure où nous l’avons faite. Je ne suis pas vieux, moi ! »

Et Paul trouve ainsi l’excuse de maintenir la trêve que Claude a imposée aux deux prêtres.

Les trois hommes immobiles, contemplent cette boule rouge, jaune, or, s’enfoncer lentement dans l’immensité bleue, éblouissant le ciel de traînées sanglantes … Et brusquement, le vide.

Noyé, englouti, ce qui était l’astre de feu disparaît, laissant derrière lui quelques taches écarlates qui s’estompent rapidement.

Mais les trois hommes ne bougent pas. Ils regardent encore, et encore.

Ils ne pensent pas. Ils sont bien, heureux, heureux de la présence des autres. Ils savourent ce silence, cette tranquillité, ce calme qui, pour une fois, n’est pas dû à leurs solitudes.

Le temps passe. Les étoiles s’éclairent et prennent de l’éclat sans arriver à troubler des êtres contemplatifs.

CHAPITRE IV.

  • 1  –

Merveilleusement calme et détendu, Claude s’éveille. Il fait jour et la maison grince de ses bruits matinaux.

Paresseusement il s’étire et repousse le drap froissé. Malgré la douceur de l’air, le corps encore endormi du jeune homme, brusquement dépourvu de sa toile protectrice, réagit à cette nudité nouvelle par de longs frissons.

Lentement, il s’assied sur le bord du lit à baldaquin, repoussant de ses jambes longues et musclées la traditionnelle moustiquaire. Puis, avec des gestes d’automate, passe plusieurs fois, avec brutalité, sa main droite sur son visage, le sortant ainsi du sommeil dont sa peau est encore marquée.

Puis il se lève et se drape dans son paréo aux couleurs criardes.

Contre la cloison de sa chambre il entend Paul fredonner une chanson sous sa douche. Mais, pressé de voir la merveilleuse végétation qui entoure la cure, Claude sort de sa chambre et, debout sur la véranda, attend que la salle de bain se libère en contemplant la végétation qui l’entoure.

La beauté de cette flore lui rappelle son passé. Un monde entre des murs sombres, des rues étroites et sans soleil qui lui ont donné l’envie de connaître, de profiter de ces images, malgré l’absence de Jeanne.

Et Claude immobile, regarde ces fleurs, ces arbres, ce ciel trop bleu, ce soleil qui inonde la petite île de sa couleur dorée.

Toute son inquiétude de la veille a disparu. Il a failli mourir. Et alors ?

« Il faut bien mourir un jour. Pourquoi pas hier ? Ou demain ? Aujourd’hui je vis ! Et je fais un travail que j’aime ! »

Claude sourit. Il sourit aux paysages, il sourit à la vie, il sourit à cette forme blanche qui marche à pas lents dans le sentier fleuri, il sourit à Paul qui sort de la salle de bain, encore ruisselant d’eau glacée qui fait scintiller son corps de mille étoiles.

Paul marque un temps d’arrêt. Face à ce jeune homme, vêtu comme lui d’un paréo aux couleurs criardes, il a l’impression de se trouver devant une glace. Mais le corps de Claude est plus jeune, plus ferme, moins bronzé que le sien. Le visage surtout n’a rien de ressemblant avec sa face burinée entourant un nez crochu.

Mais l’illusion est suffisante pour le prêtre. Et à ce visage qu’il qualifie de trop régulier, de trop harmonieux, il sourit à son tour, heureux sans savoir pourquoi.

La nuit a tiré un voile sur ses soucis, sur ses inquiétudes de la veille. Une longue journée de prêche s’annonce, une longue journée de soleil. Aujourd’hui encore ils retourneront sur les hauts fonds, ces hauts fonds où il ne va que rarement car il a besoin de prendre un rameur. Et il ne veut pas, pour son seul plaisir, utiliser trop souvent des indigènes. Mais aujourd’hui ce sera pour rendre service, pour Claude, pour son film.

Pierre ferme  son missel, et, toujours à pas lents, revient vers la cure. Il est heureux. Claude est sympathique et, depuis qu’il  est là, Paul semble avoir d’autres pensées que sa haine contre lui. Hier soir, par exemple, leur soirée a été agréable … Mais brusquement le doute l’assaille.

« Et si hier soir n’était qu’un rêve. Aujourd’hui la haine va se réinstaller, je vais être seul, abandonné à nouveau… »

Inquiet, Pierre entre dans la salle à manger.

Les deux hommes, debout devant leurs places, se tournent vers lui et, souriant, l’accueillent par un « bonjour » joyeux.

« Ils l’attendaient ! »

Pierre est envahi par un immense bonheur qui le fait bredouiller. Mais déjà, sans attendre sa réponse, les deux hommes reprennent leur conversation et parlent poissons, rochers, hauts fonds. A pas comptés, il gagne sa place.

« Oublié ? Mais non !  Ils doivent préparer leur journée de travail, mais ils étaient heureux de me voir et dès qu’ils auront fini ils s’occuperont de moi ! »

Mame, chargé de récipients fumants entre à son tour dans la salle à manger et pose le plateau sur la table. Et Paul et Claude, écoutent Pierre dire le bénédicité.

Puis, dans un bruit de chaises raclant le sol dallé, les trois hommes s’installent à leurs places.

Paul pousse la cafetière fumante vers Claude et commence à beurrer une énorme tartine de pain.

Par réflexe, les deux prêtres reprennent leurs habitudes. L’un engouffre, l’autre picore, et tous les deux font durer le plaisir de cet affrontement, de cette opposition, de cet « amour haineux » qui les lie. 

Claude, les deux coudes sur la table, regarde les deux hommes. Il est heureux. Et, contrairement à ses habitudes, il a mangé une tartine de pain. Mais, comme aujourd’hui encore ils ne déjeuneront que de sandwichs, il n’est pas inutile de prendre des forces.

Après avoir bu une gorgée de son thé, Pierre, mal à l’aise, regarde Claude et dit

-« Le frère de Mame propose d’organiser, dans son village, une fête en votre honneur ce soir … Enfin, si vous ne rentrez pas trop tard. »

Claude acquiesce de la tête, s’attendant à une réponse de Paul. Mais comme elle ne vient pas,

-« Avec plaisir … De toute les façons, quand le soleil est couché, on ne voit plus rien dans l’eau.»

Et brusquement il a envie de nager, de filmer, de travailler. Mais le petit déjeuner des deux prêtres s’éternise

Claude s’impatiente. Ses mains s’agitent, se croisent, se décroisent, prennent la tasse vide, la tourne dans tous les sens, la repose.

Pierre, savourant toujours son thé à petites gorgées, les regarde et constate d’un ton anodin

-« Vous êtes bien  nerveux, ce matin. »

-« Excusez-moi, mais je tiens enfin les paysages de mes rêves et je suis impatient de retourner les filmer. »

-« Et bien, allez-y. Ne m’attendez pas. »

Puis, en guise d’excuse, il ajoute

-« Le matin je suis très lent. »

Paul, la  bouche encore pleine, enchaîne

-« Je termine mon café. Mais allez préparer votre matériel, je vous rejoins tout de suite. »

Trop heureux de quitter la table, Claude se lève et s’apprête à sortir quand Pierre reprend

-« N’oubliez pas la fête de ce soir et ne soyez pas en retard. »

-« Soyez sans crainte, mon Père. »

Et Claude quitte la salle à manger, laissant derrière lui les deux prêtres qui ont déjà repris leurs cérémonies haineuses du petit déjeuner.

–  2  –

Assis dans le fond de la pirogue, Claude laisse négligemment sa main dans l’eau dont la température, malgré la chaleur du soleil, est fraîche.

-« Les courants venus  du large refroidissent les eaux de cette partie de l’île. Mais ce n’est pas le cas de l’autre côté, comme vous avez pu vous en rendre compte avant hier. »

Claude, souriant, essaie de fixer son regard sur un point, semblable à tous les autres, mais qui sera le lieu où la pirogue s’arrêtera et où il se mettra à l’eau, redécouvrant avec émerveillement ces paysages qui depuis toujours hantent ses rêves.

Paul, assis à l’avant de la pirogue regarde droit devant lui.

« Sa vie, pleine de traditions, est rassurante. Sa haine aussi lui est nécessaire.  Mais, Claude par sa seule présence remet tout en question … »

Et le prêtre fixe devant lui le lieu imprécis sur cette mer houleuse où il va plonger. Mais cela ne lui procure aucun plaisir. Avant il était impatient d’arriver, impatient de plonger, son fusil sous-marin à la main, et d’évoluer entre deux eaux à la poursuite d’un poisson. Mais aujourd’hui les dessous de cette étendue immense, bleue, scintillante, mouvante, sur laquelle la pirogue se balance, ne le fascinent plus. L’obligation de se baigner, de chasser toute la journée, lui ôte toute  passion.

Et, avec tristesse il constate que ce n’est pas la pêche sous-marine qui l’attire, ni même la beauté des fonds sous-marins, mais la fuite qu’ils lui procurent. Cette fuite, cette évasion de ce monde strict, réglé, que même sur cette île quasiment déserte il doit subir. Et ce n’est pas la fuite de son supérieur, mais de lui-même, de sa médiocrité.

Cette constatation il la doit à Claude, Claude pour qui son supérieur l’a autorisé à cette évasion de ses occupations. Mais peut-on s’évader si on y est autorisé ?

« Encore trois jours, peut-être quatre, et je pourrai me baigner en cachette, voler du temps à mon travail pour pêcher, courir et profiter de quelques minutes de plus pour des moments de vacances. Mais être autorisé, comme maintenant, à ne faire que ça toute la  journée, Non ! Non ! Non !

Et puis, qu’est-ce que je fais ici ? Il n’a pas besoin de moi. La preuve, quand il filme, il ne me suit plus, il part seul dans son coin. … Jamais  je n’aurais dû accepter l’offre de Pierre. Evidemment ce vieux roublard savait que  j’accepterais, et c’est uniquement pour ça qu’il m’a donné une semaine de congé. Il espérait me dégoûter de la pêche … Et il avait raison ! 

Et ce jeune aventurier assis derrière moi. Enthousiaste, passionné, sympathique. Pourquoi faut-il qu’il soit sympathique. C’aurait été si facile, alors, de refuser l’offre de l’accompagner que m’a imposée Pierre. »

Presque involontairement, Paul se retourne et regarde Claude. Immédiatement ses sourcils se froncent.

« Vous ne devriez pas laisser votre main traîner dans l’eau. Il y a déjà eu des accidents. Ici les requins sont très agressifs, surtout pour ce qu’ils croient être des petits poissons. »

Par reflexe, Claude retire d’un geste brusque sa main. Puis, d’un ton qui se veut ironique, il dit en souriant

-« Vous parlez toujours des requins comme d’animaux redoutables. Pourtant quand vous pêchez, vous ne semblez pas vous en préoccuper. »

-« Ce n’est pas pareil. Sous l’eau vous êtes un animal aussi gros qu’eux. Tandis que là, il ne voit qu’une toute petite partie de votre corps, comme si ce n’était qu’un tout petit poisson inoffensif. »

-« Vous avez raison. Merci de votre conseil. »

Paul bougonne quelques mots inintelligibles, et, brusquement heureux de trouver un dérivatif à sa mauvaise humeur, enfile ses palmes en disant

-« Préparez-vous, nous sommes arrivés. Vos nouveaux paysages sont en dessous de nous. »

–  3  –

La tête sous l’eau, le rêve redevient réalité. Et d’un coup, la joie et la passion de Claude renaissent. Devant lui, sous lui, autour de lui, se trouvent à nouveau les paysages de son film, ces buildings champignons entourés de poissons multicolores avec ces algues qui se balancent lentement au gré de la houle, le tout posé sur des étendues sans fin de sable ondulé …

Mais l’enthousiasme de Claude est troublé par des sentiments contradictoires. Il espère et craint  de rencontrer à nouveau le requin noir de la mort, et, malgré des frissons de peur, il se force à la bravade.

« Aujourd’hui, je ne me laisserai pas impressionner. Après tout ce n’est qu’un poisson. Je le filmerai calmement, je m’approcherai de lui, je lui ferai face. Cela fera de très belles images. Ce sera un moment crucial de mon film : l’arrivée du monstre préhistorique sur ma planète de rêve. »

Tout en rêvant, Claude s’approche du rocher où la veille se trouvait la murène. Prudemment il le contourne de façon à arriver par derrière la petite caverne qui lui sert d’abri.

Et, immobile derrière une touffe d’algues visqueuses, il observe avec joie le long serpent couleur rouille qui se balance lentement. La murène, sa murène, est encore là. Il peut reprendre tranquillement les prises de vue que le requin a interrompues la veille.

Tout autour, les petits poissons rouges transforment leurs peurs en curiosité, puis en indifférence. Maintenant Claude fait partie de leur univers. Et cet animal bizarre qui brandit devant lui une boîte noire, passe son temps à faire des allers retours à la surface.

Mais il y a tellement d’êtres étranges sous l’eau, que celui-là ou un autre … Et les petits poissons agiles et multicolores reprennent leurs ballets.

Le long serpent ondule doucement, indifférent à l’homme qui le filme. Mais brusquement Claude, mal à l’aise, est pris d’une peur subite. Le requin ! Il se retourne, regarde autour de lui, et paniqué remonte à la surface.

Là il constate que l’eau est claire, transparente et qu’aucun requin ne tourne autour de lui.

L’air frais lui fait du bien et il se force à respirer par petites bouffées pour calmer son cœur affolé.

Pourquoi cette peur soudaine ? Son imagination lui  joue des tours et la présence de la murène a éveillé en lui le souvenir de la veille. Il essaie de sourire, mais l’angoisse reste vivante, frémissante, inquiétante.

Claude se laisse bercer par la houle, respirant lentement dans son tuba et se forçant à l’immobilité.

Puis, avec effort, il plonge et se dirige à nouveau vers la murène, mais sans prendre les mêmes précautions que précédemment. Le serpent, sentant cet être de couleur blanche arriver, lui fait face, prêt à l’attaque ou la fuite. Le ronron de la caméra, loin de l’inquiéter l’intrigue.

L’homme et la bête se font face pendant une longue minute. Claude filme. La murène le regarde, découvre ses dents avec un sourire menaçant.

Mais le ronron s’arrête le temps que Claude remonte prendre son souffle.

La murène le regarde partir puis reprend son balancement régulier. Maintenant qu’elle n’est plus filmée, elle continue tranquillement sa digestion, oubliant l’intrus blanchâtre qu’elle a pris pour un prédateur.

Claude est heureux. Ces plans sont excellents.

Encouragé par ce succès, il repart à l’aventure, fouillant les trous, contournant les rochers à la recherche d’un animal étrange, beau ou impressionnant qui pourra séduire ou effrayer ses futurs spectateurs.

Sa passion l’a repris. Il nage, évolue avec grâce dans ce monde dont il a oublié l’hostilité. Seule sa beauté, sa féerie le touchent.

Paul, fusil en avant, nage à la surface de l’océan. Malgré la beauté des lieux, il reste indifférent aux poissons, aux  touffes d’algues disséminées dans le creux des rochers, tels des jardins suspendus. Il suit Claude de loin, observant avec curiosité le jeune homme évoluer au milieu de son décor et pourchasser un poisson ou fouiller dans un trou.

Pourtant, il devrait être heureux. Il est rare qu’il puisse pêcher dans les hauts fonds. Mais aujourd’hui il n’arrive pas à retrouver son amour, sa passion pour ces paysages pourtant grandioses.

Ce plaisir obligatoire le contrarie. Aussi il assume sa tache le plus froidement possible, refusant de se laisser entraîner par son amour de la pêche, en se contentant de suivre Claude tel un chien fidèle.

Cette inaction attise d’autant plus sa colère que c’est lui, et lui seul, qui se l’impose. Furieux contre ce jeune homme qui l’oblige ainsi à officialiser sa passion, Paul le regarde d’un œil critique s’approcher d’un trou et en filmer l’intérieur.

Le temps passe. …

Le soleil suit sa lente progression dans le ciel, atteignant le zénith sans pour autant troubler les deux hommes.

Régulièrement Claude retourne à la pirogue pour remplacer une pellicule terminée.

Paul se laisse progressivement engourdir par la douceur de l’eau et, petit à petit sa colère diminue, laissant à nouveau place à l’admiration. Ces paysages trop  irréels ne peuvent laisser un être passionné tel que lui insensible. Aussi, il a maintenant abandonné son rôle de suiveur. Sa passion  est trop forte. Claude se débrouille très bien sans moi, et, puisque je suis là, autant en profiter !

Le missionnaire, entre deux eaux, s’amuse à effaroucher les petits poissons joueurs, les algues brunes, à piquer de son trident un rocher trop rouge, à suivre une petite raie, la pourchassant sous sa couverture de sable chaque fois qu’elle se croit en sécurité.

Sa course aventureuse le mène vers un gros rocher un peu à l’écart des autres. De forme arrondie, cette masse rouge se trouve isolée au milieu d’une étendue de sable ondulée. Entouré, comme les autres, d’une multitude d’étoiles multicolores, recouvert de coraux étincelant dans la lumière tamisée du soleil, il se dresse, massif, imposant sur son socle de sable. Mais en le surnageant, Paul remarque qu’il est littéralement coupé en deux.

Le soleil, encore haut dans le ciel, donne une lumière verticale qui permet au prêtre de voir l’intérieur de cette profonde fissure craquelée. Et là, il découvre des coraux rouges vifs, mais ces coraux aux branches fines et longues s’agitent. Des homards ! Une famille, une colonie de homards de toutes tailles est là, à moitié cachée dans son trou.

Paul n’a jamais vu autant de homards à la fois. Ce nid le surprend. D’habitude, ces crustacés sont beaucoup plus profonds.

Il tend la main vers eux, mais interrompt son geste. A quoi bon les effrayer ? Plus tard peut-être. Comme cela cet excellent dîner n’aura pas le temps de sécher au soleil.

« Je vais profiter de ce hasard pour prouver au jeune aventurier que je suis encore utile pour son film. »

Et Paul, dans un crawl rapide, part à la recherche de Claude.

Près de la pirogue le jeune cinéaste change une fois encore de pellicule. Il est heureux. Ces paysages sont beaux, poissonneux et correspondent exactement à ses rêves.

En voyant Paul arriver à grand bruit, Claude le regarde étonné.

Le prêtre s’accroche à la pirogue à coté de lui, retire son tuba et dit d’une voix hachée par l’essoufflement

-« J’ai découvert un nid de homards. … Il y en a des dizaines. … Cela fera une très belle séquence pour votre film. »

-« Des homards … Fantastique ! Et puis cela  fera un excellent dîner à offrir à nos hôtes ce soir ! Allons-y. »

-« Ils ne bougeront pas. Profitons de cette pause pour déjeuner. Après tout il y a déjà plusieurs heures que nous sommes dans l’eau. »

-« Vous avez raison. Avalons vite un sandwich et repartons. Je suis impatient de filmer ces homards. »

Les deux hommes se débarrassent de leurs matériels dans la pirogue et s’y hissent péniblement, tous deux fatigués par des heures de pêche sous-marines.

Assis côte à côte dans la petite embarcation, ils mangent avec appétit les sandwichs préparés par Mame. En quelques minutes leurs corps bronzés sont secs. Et, avec délice, Claude savoure les picotements de chaleur que le soleil provoque sur sa peau dorée.

Il est heureux. La matinée s’est bien passée et son film est pratiquement terminé. Maintenant, tout ce qu’il pourra photographier sera du supplément ou de l’amélioration. Peut-être même qu’il pourra tirer de tous ces documents un autre film, un reportage plus classique cette fois. Il ne pensait pas avoir la chance de trouver autant de paysages différents en un même lieu.

« Voilà deux mois que je suis dans ce pays, deux mois que je filme et, en quelques jours, je viens de trouver le lieu, le cadre dans lequel je vais pouvoir situer mon travail des semaines précédentes. Je vais maintenant pouvoir retourner en France pour monter ce film et le vendre. Puis je reviendrai vivre d’autres aventures dans des paysages différents mais aussi beaux. Peut-être même que mon prochain film se passera dans la brousse. La vie sociale des animaux sauvages. … Pourquoi pas ? La similitude des animaux avec l’homme sera surement plus facile que celle des poissons avec l’homme. »

Et Claude, le regard perdu sur l’immensité bleutée de l’océan, rêve de ses prochains films, tout en épluchant et mangeant des letchis.

Paul jette par-dessus bord le noyau de la mangue qu’il vient de dévorer. Ce repas, quoique frugal, lui a fait du bien. Il se sent ragaillardi et boit avec délice le lait de la  noix de coco que le rameur vient de lui ouvrir d’un coup de machette.

Paul ne connaît rien de meilleur que le lait de noix de coco bu à même le fruit quand il est brûlé par le soleil. Ce liquide désaltérant le remplit toujours de joie. Aussi, en souriant, il s’allonge autant qu’il le peut dans la petite embarcation, et, le ventre offert aux caresses du soleil, ferme les yeux avec délice.

Mais tout de suite la voix de Claude trouble sa sieste pas encore commencée.

-« Vous  êtes prêt ? »

-« Une petite sieste ne vous tente pas ? »

-« N’oubliez pas que nous devons rentrer tôt pour aller à la fête du village. »

Mais Paul, excusant son corps gagné par la paresse, répond

-« Quelques minutes de repos ne nous ferons pas de mal. »

Claude hausse les épaules,  et, à son tour, accroupi dans la petite pirogue, se laisse bercer par le doux balancement de la houle.

« Des lions ! Je filmerai la vie sociale des lions. Leurs rapports avec les autres animaux. La jungle sera leur domaine, leur ville, une ville aussi incompréhensible pour les humains que peut être Paris pour un homme préhistorique. Ce film, comme celui que je fais en ce moment, et … »

Et Claude rêve de ses prochains films, pendant que Paul, béatement, se laisse aller à une douce somnolence dénuée de rêve.

–  4  –

Les deux hommes tournent au dessus de la faille qui sert d’abri aux homards. Paul est heureux de l’excitation de Claude. C’est grâce à lui, et à lui seul, que le jeune homme peut filmer ces images exceptionnelles : « Une nuée de homards ! »

Mais les homards, cachés dans une fissure maintenant à l’ombre, n’offrent plus un spectacle exceptionnel pour la camera de Claude.

Paul tourne  autour du rocher, indiquant d’un doigt expert les endroits les plus spectaculaires. Là, une famille de homards de différentes tailles, là encore, et là …

Mais voyant l’inefficacité de ce travail, il décide d’agir différemment

-« Tenez-vous prêt. Je vais les effrayer avec mon fusil ! »

Paul introduit son fusil dans la faille et le remue dans tous les sens. Une dizaine de homards, affolés, se précipitent,  à grands coups de queue hors de leur cachette, passant à côté de Claude qui filme, filme, filme,  heureux de cette séquence imprévue.

Après le travail, ils pensent au dîner.

Posant caméra et fusil dans la pirogue, les deux hommes, munis d’un grand sac, partent récolter leur dîner du soir.

Timidement, Claude avance sa main vers une paire d’antennes, mais le crustacé, d’un brutal coup de queue, le fait reculer.

Par contre, Paul, beaucoup plus adroit, a déjà saisi deux homards qu’il dépose dans le sac. Puis il se dirige vers Claude.

Se sentant observé par le prêtre, le jeune homme  oublie son inquiétude, et, d’un geste vif, attrape un homard qu’il engouffre dans le sac.

Le tête hors de l’eau, les deux hommes regardent en riant les dix crustacés qu’ils viennent d’attraper, s’agiter au fond de la pirogue où ils ont déposé le sac.

Puis ils reprennent leur flânerie maritime au-dessus de ces paysages qui les fascinent.

–  5  –

Dans la pirogue qui les ramène à la plage, Claude prend brusquement conscience, avec  soulagement, qu’il n’a pas revu de requins.

Demain, peut-être ?  

« Mais après tout cette séquence de monstre préhistorique n’est pas obligatoire. Elle risque même de gêner le déroulement de mon histoire policière … Oui, c’est mieux comme ça. Et puis, dans tous les films sous-marins, il y a l’éternelle séquence du requin qui tourne autour du pêcheur. Moi au moins, je serai original en évitant cet éternel remake. »

Claude est brusquement fatigué, las de cette île, de ces deux missionnaires qui se détestent. Il a envie de  revoir Paris, envie de voir des gens normaux, de retrouver la civilisation.

« La fête de ce soir  tombe bien. Elle va me distraire. Dommage qu’il n’y ait pas d’avion demain, car  je suis condamné à rester encore trois jours, trois jours de vacances obligatoires, à supporter la haine de ces deux prêtres, leurs médiocrités, leurs vies stériles. »

Les deux hommes débarquent sur la plage et, leur attirail de pêche sur le dos, prennent la direction de la cure.

Paul, en plus de ses affaires, a pris le sac contenant les homards qu’il porte fièrement à bout de bras,

-« Nous n’avons pas fait attention à l’heure. Il est assez tard. »

Et, avec un sourire, le missionnaire ajoute

-« Pierre va être furieux. »

-«  Dépêchons-nous alors. »

-« Inutile. Cela ne servira qu’à nous essouffler. Et puis, la fête peut attendre puisqu’elle est donnée en votre honneur. »

Claude regarde le missionnaire, et, avec philosophie, se plie à son allure.

Parlant tranquillement de poissons, de paysages sous-marins, les deux hommes arrivent à la cure.

Dés qu’ils sont en vue de la bâtisse en ciment, Paul devient nerveux, tendu, prêt à devancer les reproches de son supérieur. Mais la cure est calme et Pierre n’est pas sur la véranda à faire les cents pas.

« Il doit être dans son bureau à nous attendre. Ce qui est pire ! » pense-t-il avec un sourire.

Aussi il pose à grands bruits ses affaires sur la véranda.

Mais Pierre ne surgit pas furieux hors de son bureau.

Etonné, Paul ne peut résister au plaisir d’aller narguer son supérieur et va taper à la porte de son bureau exceptionnellement fermée. Mais personne ne répond, le bureau est vide !

Aussi Paul appelle

-« Mame ? »

Le cuisinier arrive aussitôt

-« Où est le missionnaire ? »

-« Il est parti au village mon père. Il m’a dit qu’il ne pouvait vous attendre plus longtemps. »

Le visage de Paul perd son sourire.

« Pierre est parti sans eux. C’est donc eux seuls qui seront en retard et c’est lui, Paul qui sera le responsable ! »

Paul est furieux. Furieux contre Pierre, furieux contre lui-même.

-« Dépêchons-nous, dit-il à Claude. Inutile de nous changer, nous arriverons sûrement à le rattraper. »

Et tendant le sac de homards à Mame, il dit

-« Gardez-en trois pour notre dîner et donnez le reste à votre famille.. »

Laissant leur matériel sur la véranda, les deux hommes repartent sur le chemin ensablé.

Mais Paul marche vite et Claude a du mal à le suivre.

-« Pourquoi sommes-nous tellement pressés maintenant ? » demande Claude.

-« Ici les indigènes se couchent tôt … Et il vaut mieux que nous arrivions tous en même temps car je suis sûr que Pierre marche tout doucement en attendant que nous le rattrapions. »

Claude hausse les épaules, sans prendre la peine de répondre.

Son film est terminé et dans trois jours il retourne à Paris. Paris, après deux mois d’absence, deux mois qui lui paraissent deux siècles.

Encore trois jours …

Fataliste, Claude s’efforce de suivre l’allure du missionnaire, sans lui montrer la difficulté qu’il a à se plier à son allure.

–  6  –

Les deux hommes marchent vite, en silence pour économiser leurs souffles.

A quelques centaines de mètres du village, une nuée d’enfants criant et riant se précipitent vers eux. Paul leur sourit. Ces enfants sont sa famille, ses amis. Il les aime.

Et caressant la tête de l’un, de l’autre, il leur présente Claude et comme eux, rit, plaisante.

Claude est gagné par cette joie, et c’est un groupe heureux, gai, bruyant qui arrive au village.

Les deux hommes, hilares, ont oublié leur retard. Ils sourient avec bonne humeur aux villageois qui, derrière leur chef, viennent à leur rencontre. Une cinquantaine compte rapidement Claude. Probablement toute la population de cette petite île.

Cette joie séduit les indigènes. Eux aussi éclatent de rire. Quand on rit, les présentations sont faciles. La gêne, la timidité n’existent plus.

Le chef tape sur l’épaule de Claude en signe d’amitié, l’entraîne vers la place centrale et le fait asseoir à sa droite.

Pierre, seule tache blanche au milieu de cette foule bariolée ne rit pas. Visage fermé, abandonné de tous, il rumine sa colère.

Bousculant l’un, bousculant l’autre, il va s’asseoir à côté du chef, à la place qui lui revient de droit. Mais Hercule, le chef, ne le voit pas. Il rit en regardant Claude, et, dans un mauvais français que son rire rend sympathique, il lui explique qu’il  est très honoré de sa présence et qu’en son honneur les jeunes vont danser.

Claude sourit béatement.

Là,  au centre de la place, dans un cercle laissé vide, dix jeunes gens s’installent. Cinq garçons, cinq filles, tous vêtus de longues chemises blanches recouvrant leurs paréos et de chapeaux de paille.

Et tout suite, les musiciens  assis par terre, commencent à  jouer.

Claude est fasciné. Cette musique a un son étrange, un rythme particulier qu’il entend pour la première fois. Les instruments aussi sont étranges. Un gros bambou entouré de fil de fer. Des « vahalis » dit Paul aussi à côté de lui. Une sorte de harpe.

En cadence, les corps gracieux et élancés des danseurs s’agitent, se trémoussent.

Claude les regarde danser sur place en chantant et en prenant les spectateurs à partie. Il écoute l’harmonie de cette musique, de ces chants. Les voix sont belles, justes, chaudes. Et bien qu’il  n’en comprenne pas le sens il est séduit par la musique, par la danse de ces corps dorés et beaux.

Une jeune fille, grande, belle, élancée, avec une chevelure d’un noir brillant tombant jusqu’à la taille, lui fait face en chantant.

Claude, hypnotisé par ses yeux, comprend ce chant qu’une voix céleste lui traduit

-« C’est une légende … Deux jeunes gens se noient dans un lac parce que leurs parents ne veulent pas qu’ils se marient … Et depuis au centre du lac, deux arbres, les branches entremêlées, se dressent … Une sorte de Romeo et Juliette… »

Conclut la voix aux intonations de Paul.

Mais Claude, sans chercher d’où vient cette traduction, fixe la chanteuse qui, entraînée par les autres danseurs est déjà loin, s’adressant maintenant à  des enfants aux grands yeux étonnés.

Claude la regarde. Ses gestes sont gracieux, doux et en même temps fermes. Jamais il n’a vu de femme plus féline, plus féminine.

Il regarde fixement évoluer la danseuse, « sa » danseuse. Ils sont les deux arbres au milieu du lac aux branches  entremêlées dans un amour éternel.

Comment peut-elle s’appeler ? Quel nom aux consonances douces et mélodieuses peuvent la représenter ?

Claude cherche parmi les quelques mots qu’il a appris et qui puissent la définir : « Moramor » (à prononcer « Mouramour »). C’est un nom tendre, mais la traduction française de « doucement » ne lui convient pas. Elle est trop agile, trop vive.

Inconscient du temps qui passe, occupé seulement à suivre la progression de sa belle danseuse  qui, vingt fois déjà, est repassée devant lui, le fixant de son regard tendre, et chantant une autre histoire d’amour qui ne peut être adressée qu’à lui.

Brusquement il est tiré de ses pensées par Paul qui lui donne un coup de coude

-« Quand la danse sera finie, remerciez-les. Nous allons rentrer. »

-« Rentrer … Déjà … Pourquoi si tôt ? »

-« Il fait presque nuit. Et les quelques lampes à pétrole qu’ils ont ne sont pas suffisantes pour tout éclairer. »

A contre cœur Claude voit la danse se terminer et les deux missionnaires se lever, immédiatement imité par le chef du village.

Claude, enthousiaste, remercie Hercule

-« Il a passé un moment merveilleux, il est très content et cela restera pour lui un souvenir inoubliable. »

Et, se dirigeant vers les danseurs, vers elle, il chuchote à Paul

-« Pourriez-vous les féliciter de ma part. »

-« Dites-le leur vous-même. La plupart d’entre eux parlent parfaitement le français. »

Tout sourire, faisant face aux danseurs, Claude les félicite. Et, se trouvant « pahasard » à côté de la danseuse qui l’a tant charmé,  il lui demande son nom

-« Marie France. » répond-elle avec un grand sourire.

Marie-France !

Le dernier prénom auquel il s’attendait. Et pourtant …

Pierre et Paul en sont certainement les initiateurs, eux, ou leurs prédécesseurs.

Marie-France ! Marie, la vierge et la France. Un parfait résumé de la civilisation européenne.

Marie-France …

Et bien, puisque Marie-France, il y a

-« J’aimerais beaucoup vous filmer en train de danser … »

Puis, avec un léger temps de retard, il ajoute

-« Avec vos camarades bien sûr. »

-« Si mes grands-parents sont d’accord, avec plaisir. »

Répond-elle simplement

-« Je vais demander à Hercule de plaider ma cause. »

Naturellement la réponse est favorable, tout le monde trouvant normal que  Claude, cinéaste, veuille profiter de l’occasion pour filmer les danses folkloriques de l’île.

Paul, incrédule, écoute.

Et leur film ? Et la pêche sous-marine ?

« Vouloir filmer les danseurs est une bonne chose en soi, et surtout un acte de gentillesse vis-à-vis des indigènes. Mais de là à sacrifier une journée de pêche sous-marine. Non ! Et en plus l’insistance que porte Claude à Marie-France est excessive. C’est une gentille fille, mignonne, mais la comparer avec l’océan, avec « mes » fonds sous-marins … » 

Paul est furieux et a du mal à rendre son sourire à Hercule qui le remercie de leurs présences et leur souhaite un bon retour.

–  7  –

Dans une obscurité presque totale, tant à cause de la végétation qui les entoure que les quelques nuages qui cachent par intermittence la pleine lune, les trois hommes s’éloignent du village, poursuivis par une musique de plus en plus lointaine.

Claude, que l’enthousiasme rend volubile, parle sans cesse. Mais les mots poissons, rochers, algues, sont remplacés par grâce, souplesse, charme.

Pierre l’écoute en souriant

-« Je suis content que cela vous ait plu. »

-« Merci mon Père, merci. C’était merveilleux. Sans vous, jamais je n’aurais pu assister à un spectacle donné avec autant de naïveté, de simplicité, d’amour. »

Emporté par sa jeunesse, par sa nature passionnée, Claude décrit ce qu’ils viennent de voir comme un conte des milles et une nuits.

Mais Paul, qui trouve cet enthousiasme normal quand il s’agit de poissons et des lieux que lui seul connaît, ne supporte pas ce débordement de  joie.

« Quand je pense que j’ai cru à son idéal, à sa foi. J’ai cru qu’il aimait réellement l’océan, que rien  d’autre  ne comptait, qu’il avait eu le courage de tout abandonner pour se consacrer à cet amour … Et une femme, une simple femme, pas plus belle qu’une autre du reste, suffit à lui faire tout oublier … »

Aveuglé par sa colère, Paul  cherche toutes les raisons pour salir Claude. Sa jalousie, sa haine vis-à-vis de Pierre, n’existent plus. Claude l’a trahi pour une femme ! Il a trahi son idéal pour un être humain ! Des larmes montent aux yeux du prêtre, des larmes de colère, de dépit.

Le plus naturellement du monde, Claude passe dans son discours de la danse, aux chants, à une danseuse 

-« Cette danseuse … Comment s’appelle-t-elle ? … Ah oui, Marie-France. Elle a vraiment un sens du rythme et une grâce étonnante. J’avoue que je ne m’attendais pas à trouver sur cette île une danseuse de cette qualité. Je suis sûr qu’elle fera sensation dans le reportage que je vais faire sur eux. Et je suis surpris de son français. Est-elle née ici ? »

Souriant avec indulgence, Pierre répond

-« Non. Elle vient de temps en temps passer des vacances chez ses grands-parents. En fait, elle est étudiante à l’Université sur le continent. »

-« Etudiante à l’Université … »

Claude reste muet, bouche ouverte.  Non que l’état d’étudiante de Marie-France le choque, mais de la démystification brutale de tous ses rêves.

Il est venu sur cette île isolée du monde pour un retour à la nature, et il n’y rencontre que des personnages aux noms mythologiques, une étudiante à l’Université et des prêtres !

Pierre et Claude marchent côte à côte, l’un perdu dans ses rêves, l’autre souriant de la passion naissante du jeune homme.

Ni l’un ni l’autre ne remarque que derrière eux, la marche de Paul est nerveuse, saccadée.

Et quand Claude prononce à nouveau le nom de Marie-France, Paul, dans un brusque mouvement de colère, fait demi tour et disparaît  dans la nuit.

Ce n’est qu’en arrivant à la cure que les deux hommes découvrent l’absence du missionnaire.

-« Et Paul ? »

S’inquiète Claude

-« Est-il malade ? »

-« Pensez-vous. Il a dû trouver que nous ne nous occupions pas assez de lui et il a voulu nous donner une leçon. »

-« Mais c’est enfantin ! »

Ne peut s’empêcher de répondre Claude.

Pierre a un léger haussement d’épaules

-« Allons dîner. C’est ce qu’il y a de mieux à faire. »

-« Et Paul ? »

-« Ne vous inquiétez pas. Une marche sur la plage lui fera du  bien. »

Assis face à face, les  deux hommes mangent en silence.

Claude regarde ce vieillard qui, comme lui, grignote sans appétit, troublé par la place vide de Paul.

Les homards sont excellents, fermes, savoureux, mais Claude les avale sans faim, à contre-cœur.

C’est avec Paul qu’il les a pêchés, c’est avec lui qu’il devait les manger.

Mais aussi, pourquoi cette fuite ridicule.

–  8  –

Paul marche vite. On pourrait croire qu’il court tant son allure est rapide.

Le sable dur et humide crisse sous ses pas et, de temps en temps, une vague vient lécher ses sandales.

Mais Paul ne sent rien, ne voit rien. Il marche. Rien d’autre ne compte !

Où va-t-il ? Aucune importance !

La plage fait le tour de l’île et de toutes les façons, il est condamné à tourner en rond. Toute sa vie a été ainsi. Chaque fois qu’il a cru s’en sortir, toujours quelqu’un, quelque chose a été là pour lui ôter ses illusions. Aujourd’hui encore … !

Ce gringalet auquel il a cru ! Tous les hommes sont pareils ! On s’attache à eux, on se donne à eux, et pour une chimère, pour un nouveau jouet, ils vous abandonnent, vous laissent à vos regrets, à vos souvenirs. Vous ne comptez plus,  vous n’existez plus !

Tous les mêmes ! Tous ! Tous ! Tous !

Paul frissonne.

Non, il n’a pas oublié. On ne peut pas oublier ce qui est la cause de ce qu’est devenu votre vie.

Il avait seize ans. Il venait de passer  son premier baccalauréat. Il serait marin, et il envisageait de  se présenter à Navale. Elle s’appelait Germaine. Belle, altière, de deux ans son aînée. J’aurais voulu m’appeler Laure disait-elle. Laure. Germaine. Deux prénoms, une seule jeune fille. Un seul être, mais deux personnalités : Germaine. Laure.

Pour elle, il a renoncé à la marine. Pour elle, il a tout quitté, tout abandonné. Pour elle il s’est suicidé !

Et à cause d’elle, grâce à elle, quand elle s’est mariée à un commerçant vieux mais riche, il s’est jeté à corps perdu dans la foi. Il voulait fuir ce monde, cette vie. Missionnaire !

« Je sacrifie ma vie aux autres, cette vie que Dieu n’a pas voulu reprendre, je la donne aux autres ! »

Sa foi a été sincère, son don total et ses supérieurs ont apprécié.

Et maintenant ? Bientôt la retraite, mais là encore il tourne en rond. Finir ses jours sur cette île est certainement une solution,  car un retour en France veut dire, la solitude, l’inaction …

Et Claude ?

Qui est ce jeune homme aux traits réguliers avec « un je ne sais quoi dans le visage » qui laisse découvrir un homme déjà vaincu.

Claude a été séduit par Marie-France, et celle-ci n’y restera certainement pas indifférente. Etre courtisée par un blanc est le rêve de toutes les jeunes indigènes. Et le prêtre pressent que la jeune fille va lui enlever l’homme qui depuis trois jours l’aide à oublier une vie sans espoir.

Mais ce qui trouble le plus le missionnaire ce n’est pas une éventuelle aventure de ces deux êtres.

C’est le choix de Claude. « Préférer une femme aux poissons. La réalité aux rêves ! » Peut-être que lui aussi, à l’époque …

La marche, la nuit, la solitude, calment cet être ardent. Il hésite à se  jeter dans l’eau noire qui vient mourir à ses pieds …

Lentement il s’assied, il est tard, et, la tête appuyée sur ses genoux il passe doucement de l’engourdissement à l’inconscience bienheureuse du sommeil.

CHAPITRE V.

  • 1  –

Bondissant hors de l’eau, le soleil s’étend sur le sable blanc. Paul, boule sombre sur cette étendue immaculée, grogne, bouge, s’étire. Et, avec l’éveil, découvre la dureté de sa couche.

Rapidement il se déshabille et plonge dans l’eau tiède de l’océan.

L’eau lui fait du bien, et, dans crawl rapide il fonce vers l’horizon, vers cette boule de feu qui lentement se dégage de son lit aquatique.

Puis, heureux, détendu, il s’allonge sur le sable et, les bras en croix, laisse les jeunes rayons du soleil le réchauffer de leurs tendres caresses.

Ce n’est pas la première fois qu’il se baigne nu, mais aujourd’hui cette nudité lui procure un sentiment de liberté qu’il n’a pas ressenti depuis très longtemps, et lui permet de passer du sommeil-rêve au rêve éveillé que représente pour lui l’océan.

Paul savoure la douceur de ce réveil, mais les caresses de plus en plus chaudes du soleil lui rappellent que le temps passe.

S’il veut garder le secret de sa nuit à la belle étoile, il doit se dépêcher pour regagner la cure  avant que les autres ne se lèvent.

A contre-cœur il s’habille en vitesse, enfilant rapidement ses vêtements froissés et pleins de sable.

« Il ne faut pas,  il ne faut surtout pas que Pierre sache que j’ai découché. … Découcher  à mon âge … »

Les reproches de Pierre sont sans importance, mais gâcheraient cette nuit de liberté. Il faut que cela reste un secret, un secret entre le prêtre et l’homme, un secret entre lui-même et lui-même !

Paul  marche vite sur le  chemin qui le ramène à la cure. Cette marche rapide sur le chemin irrite sa peau qui frotte contre ses vêtements ensablés.

Arrivé près de la cure Paul  hésite. Pierre ne va-t-il pas être dans le jardin, occupé à lire  son missel ? Non, personne en vue. Mais la porte de sa chambre est ouverte, sans doute est-il dans la salle de bain. Paul se précipite alors dans sa chambre.

Entendant du bruit, Pierre se retourne.

Apercevant Paul, son premier reflexe est de l’appeler. Mais, juste à temps, la bouche entr’ouverte il se retient.

« Ainsi, Paul n’est pas rentré de la nuit ! »

Pierre sourit

« Il est vrai que Paul est un impulsif, donc un jaloux. Mais là … Jaloux de Marie- France ? Ce vieillard au visage buriné, à l’aspect carré, solide, viril, est jaloux d’une jeune fille, jaloux de son charme, des sentiments qu’elle éveille chez un jeune homme … ! »

Et le sourire du missionnaire se transforme en rire, puis en fou rire.

–  2  –

Dans la salle à manger les trois hommes mangent et boivent en silence.

Paul, rasé de frais, les cheveux encore humides de sa douche d’eau douce, vêtu d’un short et d’une chemise propre, mange avec avidité une énorme tartine de pain. Son bain matinal sur la plage lui a fait du bien et lui a ouvert l’appétit.  Mais, il est inquiet. Tout à l’heure, après s’être rapidement déshabillé dans sa chambre, vêtu de son paréo matinal, il est ressorti sur la véranda. La salle de bain était vide, la chambre de Pierre toujours ouverte, et, au loin, dans son allée favorite Pierre lisait son missel.

Donc Pierre était dehors, à quelques mètres seulement du chemin qu’il avait emprunté en arrivant. Et si lui ne l’avait pas vu, Pierre l’avait-il vu ? Mais dans ce cas, pourquoi pas de sourires ironiques, pas de remarques, de réflexions pour montrer qu’il savait qu’il avait découché et s’était conduit comme un enfant !

Paul n’est pas content. La poésie de sa nuit a disparu pour laisser place à un malaise, une inquiétude, une insatisfaction. … Tant d’audace pour se retrouver à cette table à observer avec inquiétude ce supérieur qu’il méprise !

Pierre,  en silence, émiette une biscotte et porte de petites bouchées à sa bouche, amusé par Paul qui cache mal son inquiétude.

« Non, pense Pierre. Je ne crois pas qu’il m’ait vu, qu’il sache que je l’ai vu. Il serait plus agressif, plus violent, plus menaçant. »

Cet homme, assis en face de lui représente tout ce qu’il ne sera jamais. Libre, indépendant, actif. Mais il l’est par instinct, comme un enfant. Il a fait preuve de personnalité en découchant, et maintenant il attend sa punition. Et comme la punition ne vient pas, il s’inquiète, il ne comprend pas.

Les coups d’œil affolés de Paul amusent Pierre. Il est heureux, heureux de sa supériorité sur cet être plus grand, plus fort que lui. C’est lui le chef, le responsable. C’est à lui que revient la décision de châtier ou de pardonner. C’est lui la tête, et Paul ne sera jamais que le corps, le bras, le muscle.

Claude, inconscient et indifférent aux problèmes des deux prêtres, ne pense qu’à son nouveau rêve, la séance de photo qui va lui permettre de revoir Marie-France.

Pour lui, Marie-France n’est plus une silhouette ou un prénom. C’est un rêve vivant, un rêve qu’il aime, qu’il  tutoie. Il lui a inventé un passé, un avenir. Seul le présent de ce rêve reste incertain, car de ce présent il sera à la fois témoin et acteur, puisque que ce présent va devenir réalité.

Mais le fait de la revoir le gêne aussi. Personne n’a été dupe hier soir de son coup de foudre, et ce subit amour pour la danse n’a trompé personne, surtout pas ces deux prêtres qui mangent en silence. Hercule aussi avait un sourire qui en disait long.

Hier Marie-France avait l’air heureuse, mais aujourd’hui ne sera-t-elle pas qu’une jeune fille coquette, un être sans poésie qui ne verra en lui qu’un photographe qu’elle ne  rencontre  que pour la deuxième fois.

Marie-France.

Ce nom éveille en lui un sentiment indéfinissable mais qui n’a rien de commun avec ce qu’il ressentait pour Jeanne. Six mois se sont écoulés depuis son accident  … Il a eu des « aventures », si tant est qu’on puisse les appeler comme ça, mais rien de sérieux. Aujourd’hui, avec Marie-France, il a l’impression de découvrir autre chose. Pourtant elle n’est encore qu’un corps, un corps qui a dansé devant lui, pour lui. …

Mais dans trois jours il quittera cette île. Son billet d’avion pour Paris est retenu, son tournage est terminé et il n’a plus d’argent …

Marie-France ne sera donc jamais qu’un rêve, pas même un souvenir. Et pourtant il a envie de la revoir.

Le petit déjeuner se termine et les trois hommes se séparent en vitesse, heureux de se retrouver seuls.

Pierre se précipite dans son refuge, son bureau tapissé de photos d’œuvres d’art, d’un art passé, classique, européen.

Paul rejoint sa chambre, s’assied sur son lit, affolé par cette liberté inaccoutumée. Ce matin Claude n’a pas besoin de lui pour les fonds sous-marins et, pour deux jours encore, il est « en vacances » comme l’a décrété Pierre.

Dépaysé dans son propre univers, Paul prend machinalement un roman policier et laborieusement essaie de déchiffrer le meurtre sadique de la pauvre innocente.

Claude, sans s’occuper de son compagnon de pêche, son matériel de photo sur le dos, court sur le chemin ensablé  qui dans moins d’une demi-heure le conduira au village.

–  3  –

Arrivé à quelques centaines de mètres du village, Claude hésite, s’arrête.

« Il est trop tôt. De quoi aurais-je l’air en arrivant ainsi à l’aube. Marie-France ne m’attend certainement pas avant une heure, peut-être même plus ! »

Claude hésite.

« Toujours cette sale manie d’être toujours en avance. … Je vais aller faire un tour sur la plage. Cela me fera passer du temps et me permettra de jouir de mon spectacle préféré, l’océan. »

A regret, d’un pas lent, il quitte le petit chemin de sable et enfonce dans la forêt. Là, à quelques mètres devant lui, entre les troncs rugueux des cocotiers, scintille le toit de ce monde merveilleux qu’il abandonné pour la journée.

Assis sur le sable encore humide, il regarde l’horizon qui rosit à l’approche de l’astre de feu.

« Ce désir de la revoir est ridicule. Tout à l’heure je la verrai, je la filmerai, mais elle redeviendra une femme comme les autres, une danseuse maladroite, qui, impressionnée par la camera, ne dansera plus en mesure. Je suis ridicule alors que les vrais paysages sont là, sous l’eau qui scintille  devant moi. »

Nerveux, Claude n’arrive pas à contrôler ses mains qui, involontairement, écrivent les initiales du prénom qui occupe ses pensées, ses rêves.

-« Bonjour Vaza. »

Claude se lève d’un bond et nerveusement, efface les lettres dessinées sur le sable.

Marie-France. Que fait-elle ici, sur la plage, à une  heure si matinale ?

Maladroit, embarrassé, timide, il bredouille

-« Bonjour. … »

Riant de son  trouble, très à l’aise et heureuse, elle le regarde et lui demande avec humour

-« C’est comme ça que vous venez me filmer ? »

-« Il est tôt. J’avais peur de vous déranger. »

-« Vous savez, ici on se lève très tôt. Je venais à votre  rencontre et je vous ai aperçu faire demi tour. Je vous ai suivi. »

Claude la regarde, muet. Son rêve est là, devant lui, plus beau, plus noble, plus majestueux que dans son souvenir. Et cette fois son imagination n’y est pour rien. Elle est belle, jeune, élégante, sa peau dorée brille sous les rayons matinaux du soleil.

Il la regarde, sourit et, trop vite, trop brusquement, dit

-« Et bien profitons-en pour prendre des photos sur la plage. Cela  nous fera gagner du temps. »

Marie-France le regarde en riant pendant qu’il s’agenouille devant son matériel et lui répond

-« Vous ne perdez pas de temps, vous au moins. »

Troublé il sort maladroitement l’appareil de photo de son emballage et lui fait face, prêt à filmer.

Elle est là, calme, face à lui, nullement troublée par cet appareil  au trou  menaçant qu’il pointe vers elle en disant

-« Je vais prendre une série de portraits. Souriez … Regardez-moi sans fixer l’appareil et tachez de ne pas poser. »

Rapidement, nerveusement, Claude appuie sur le déclic, ré-appuie encore et encore, enchaînant les photos sans chercher à les différencier.

Marie-France sourit, rit, regarde, tourne les yeux, présente son profil gauche, son profil droit, ses dents blanches …

Les déclics continuent, elle sourit, elle est belle, merveilleusement belle, répondant à tous les désirs non prononcés de Claude.

La brutalité, la violence, l’excitation de Claude, loin de diminuer, s’accentuent au fur et à mesure que la pellicule tourne dans la boite.

Marie-France sourit, rit … Elle est désir, beauté … Elle est sienne, sa chose, son bien …

Epuisé Claude se laisse tomber à la renverse sur le sable. Sa pellicule est terminée. 36 poses, 36 baisers … Son cœur bat la chamade et il reste là, immobile, allongé sur le dos, le front dégoulinant de sueur.

Marie-France, toujours debout devant lui, sourit, étonnée de cet épuisement incompréhensible

-« Il fait chaud, n’est-ce pas ! »

Le son de sa voix, doux harmonieux, ramène Claude à la réalité

-« Vous vous débrouillez très bien. »

Constate-t-il en s’asseyant.

-« Ce n’est pas la première fois que je fais des photos. Je fais partie d’un groupe théâtral de l’Université. »

Puis, s’asseyant sur la plage à côté de lui, elle continue

-« A Paris j’ai même  tourné dans un film policier. De la figuration, mais c’était très amusant. »

-« Paris ? Vous connaissez Paris ? »

-« J’y ai passé un an, l’année dernière … Ma tante y habite. »

Tout en changeant la pellicule de sa camera, Claude regarde Marie-France

« Elle est belle, mais où est la sauvage de ses rêves ? »

-« J’ai cru comprendre que vous êtes étudiante.

-« Oui. J’étudie la sociologie. Je suis ici en vacances chez mes grands parents. »

Il avait rêvé de faire découvrir la civilisation à cette belle indigène …

Mais déjà elle continue

-« Si vous le souhaitez, nos pourrons revenir faire des photos sur la plage. Mais, avant, nous devons  retourner au village. Les musiciens et les autres danseurs doivent nous y attendre. »

« C’est vrai que l’excuse pour la revoir était de la filmer en train de danser … Mais tout cela a si peu d’importance maintenant. »

A contre-cœur il range son matériel de tournage, se lève et la suit.

–  4  –

En silence, l’un à côté de l’autre, ils avancent sur le chemin de sable. Souvent, dans le balancement de leur marche, leurs mains, leurs corps se frôlent, chacun prenant plaisir à ces attouchements timides.

Claude, son sac sur l’épaule, marche lentement, obligeant Marie-France à ralentir. Il a envie de prolonger cet instant. Il voudrait allonger ce chemin devenu trop court puisqu’il signifie la fin de leur tête silencieux.

Sa présence suffit à son bonheur. Elle est là, à côté de lui, et, de temps en temps, elle tourne la tête, lui sourit …

Ce silence ne gêne ni l’un ni l’autre, et d’un commun accord ils le prolongent. Ils  n’ont pas besoin de parler.  Ils sont heureux et les mots ne pourraient que gâcher ce mystérieux bien-être qui les envahit.

Sur la petite place du village les musiciens et les danseurs les attendent. L’arrivée de Claude avec Marie-France  ne les surprend pas. N’a-t-il pas déjà montré que Marie- France lui plaisait ?

Elle n’est pas d’ici, elle est déjà allée en France, donc elle épousera un blanc. Alors, pourquoi pas celui-là ?

Ils accueillent le couple avec gentillesse, sans joie débordante.

Claude vient les filmer. Ce n’est ni le premier, ni le dernier. Chaque fois que l’avion amène quelqu’un, ce quelqu’un a toujours avec lui une camera qu’il pointe vers eux.

Ce doit être ça la civilisation !

Après les traditionnelles formules de politesses et les échanges de sourires,  tout le monde se met en place. Claude, à contre-cœur, installe sa camera face à cette piste improvisée, et la première danse commence.

Claude filme. Il filme une vision d’ensemble, ayant du mal à ne pas regarder que Marie- France.

Derrière sa caméra, il reste insensible au charme des danseurs. Hier soir, il était séduit, enthousiaste, mais aujourd’hui cette danse lui paraît sans intérêt, bêtement folklorique.

La danse se termine. Enfin !

Mais sans lui demander son avis, ils se remettent en place et enchaînent une autre danse.

Claude remet sa camera en marche, sans prendre le temps de vérifier s’il a assez de pellicule. Cette obligation de jouer au cinéaste passionné l’ennuie. Il regrette d’être venu, d’avoir demandé à faire ce film. Mais jouant son rôle, il prend la camera sur son épaule et évolue au milieu des danseurs faisant semblant de filmer. Et la danse devient une succession de gros plans, de plans américains, de plans d’ensemble.

Puis Claude vérifie s’il a assez de pellicule et filme la main de Marie-France, ses yeux, ses lèvres, ses dents, ses lèvres charnues, pleines, sensuelles, humides, qui attirent le baiser …

Le brouhaha qui l’entoure devient des mots, des phrases. Tout cela prend un sens. On lui parle. Elle lui parle.

-«  … Etes content ? … C’est ce que vous vouliez ?  … Si vous voulez nous connaissons d’autres danses … »

-« Non, c’est parfait. Merci, j’ai vraiment tout ce qu’il me faut. … Je suis très content. Merci, merci beaucoup. … Je vais pouvoir faire un très  beau film, grâce à vous …  grâce à vous tous … Je vous remercie … Merci. Grâce à ce film je n’oublierai jamais mon séjour sur cette île. »

Et, dans un concert « d’au revoir » danseurs et musiciens disparaissent comme par enchantement.

Claude reste seul sur la place avec Marie-France qui le regarde en souriant ranger son matériel de tournage.

Claude prend plaisir à prolonger ses rangements. Marie-France le regarde, il sent  son regard. Et puis il attend aussi un autre rendez-vous sur la plage …

Il essuie sa camera une fois encore, mais cela ne peut durer plus longtemps. Déjà il sent que Marie-France s’amuse de sa maladresse. Aussi, il ferme la boîte de son matériel de tournage et dit

-« Et bien merci encore. Mais il va être temps que je rentre. »

Pour toute réponse Marie-France lui sourit. Claude est déçu. Elle ne devrait pas le laisser partir … Et brusquement, tout charme est rompu.

« Après tout.  Ce n’est qu’une coquette. Maintenant que je l’ai filmée, elle n’a plus besoin de moi, je peux partir, que lui importe ! »

-« Et bien au revoir … Passez de bonnes  vacances. »

Claude prend son matériel et tourne le dos à la jeune fille.

Toujours en souriant, celle-ci le regarde faire et dit d’une voix douce,

-« Je vous remercie pour votre film. Pour cette matinée que vous avez bien voulu nous consacrer. Cela leur fait tellement plaisir qu’on filme leurs  danses … Et moi je suis touchée par la passion que vous y avez mis … J’aimerais beaucoup vous revoir avant votre départ. Cela me ferait très plaisir de parler avec vous de Paris, de la France … De votre travail aussi car je me passionne pour le cinéma. »

Devant le sourire de Claude qui s’épanouit au fur et à mesure qu’elle parle, Marie- France enchaîne

-« Ce soir j’irai vous rejoindre sur la plage où vous étiez tout à l’heure … enfin, si vous voulez. »

-« Bien sûr. »

Elle sourit. « Ses lèvres, ses dents,  ses yeux …

-« Et bien, à ce soir. »

Et, accompagnant ses paroles d’un geste gracieux, elle lui tourne le dos et retourne dans le village.

Claude, immobile, la regarde s’éloigner.

Elle se retourne, sourit, et disparaît, cachée par la végétation fleurie qui borde le chemin.

De retour vers la cure, Claude est heureux, et ne peut s’empêcher de fredonner les airs qu’il vient d’entendre.

–   5  –

Depuis plus d’une  heure, bercé par la houle, les  deux hommes, l’un chassant, l’autre filmant, surnagent les paysages grandioses en forme de ville futuriste de cette planète que Paul lui fait découvrir.

Paul plonge sans arrêt, faisant un véritable carnage dans la faune multicolore qui les entoure. Sa flèche part, vole, et revient avec un éclair de couleur frémissant au bout de son harpon.

Claude, gagné par sa passion, filme cet animal destructeur, cet homme de Dieu devenu pour la circonstance un ange exterminateur massacrant sans pitié.

Claude est redevenu Caméra. Tout passe par cette boîte bourdonnante, et les danses du matin sont déjà classées, étiquetées, oubliées. Marie-France elle-même est restée sur terre, sur la plage. Pour l’instant il y a Paul et le magnifique mérou de cinq à six kilos qu’il traîne derrière lui.

Mais Claude s’approche de lui au moment où il se prépare à continuer son carnage

-« Inutile de vous laisser dépeupler la faune sous marine. J’ai assez de séquences de carnage et je voudrais reprendre des plans du nid de homards. »

Les deux hommes nagent donc vers la pirogue où Paul jette négligemment aux pieds un rameur une vingtaine de poissons. Moïse, admiratif, soupèse le mérou et regarde le prêtre avec un  sourire qui ne laisse rien ignorer de sa dentition saine et blanche.

Amenés par la pirogue, ils surnagent le rocher où les homards ont élu leur domicile. Mais Claude n’a plus envie de filmer, plus envie de nager. Ces paysages il les a déjà filmés !

Claude fait signe au rameur, dépose sa caméra au fond de la pirogue, et observe le prêtre, qui, comme un oiseau de proie, décrit de grands cercles autour du rocher

Voyant que Claude n’a plus sa camera, Paul le rejoint et demande

-« Vous ne filmez plus ? »

-« C’est inutile. J’ai tout ce qu’il me faut. »

Paul hausse les épaules et demande

-« On rentre ? »

-« Dans cinq minutes. Je voudrais d’abord prendre un homard. »

Paul hoche affirmativement de la tête et regarde le jeune homme prendre son souffle et s’approcher du nid et, d’un geste craintif, tendre la main pour attraper un crustacé. Mais  l’animal, d’un coup de queue rageur, s’éloigne brutalement, l’écorchant de sa carapace, et la main affolée se retire vite, trop vite, se cognant contre le rocher et laissant derrière elle une mince traînée rouge.

Paul, planant au gré des  vagues au-dessus du rocher, regarde remonter Claude en riant.

Vexé et furieux de ce témoin ironique, Claude, replonge et d’un geste ferme attrape un autre homard avant de remonter vers la surface exhibant fièrement son trophée avant de le jeter dans la pirogue.

Paul le regarde en souriant

-« On va en chercher d’autres ? »

-« Non. Cela suffit. Et puis il est temps de rentrer. »

-« Déjà ? »

Sans répondre, Claude se hisse dans la pirogue, prenant soin de s’asseoir loin des mouvements désordonnés du crustacé affolé.

–  6  –

Quand la pirogue s’échoue sur le sable, Claude prend son matériel et, le homard dans la main, se dirige vers la cure, sans attendre Paul.

Paul se presse pour le rattraper, mais Claude, souriant, lui dit

-« J’ai promis aux danseurs du village de les retrouver ce soir. Je serai peut-être en retard pour dîner. Ne m’attendez pas, je vous prie »

Paul le regarde, ouvre la bouche pour répondre, mais devant le visage réjoui du jeune homme, il hausse les épaules, fataliste, et le regarde partir, son matériel de tournage sur le dos et le homard à la main.

Paul sourit

-« Laissez-moi votre matériel de tournage,  je le rapporterai à la cure. »

Claude se retourne, sourit et le lui tend

-« Merci »

Puis, son homard toujours à la main, suivant le bord de l’eau, Claude se dirige vers la plage où l’attend Marie-France.

Paul chargé du matériel de tournage de Claude et du sac de homards qu’ils ont pêchés, le regarde partir. Et il s’étonne de sourire. Durant leur pêche il a imaginé ce moment.

Viendra-t-elle ?

Si oui, ils se cacheront … Mais cette réalité le désarçonne. Ils sont jeunes, libres, heureux et ne se soucient pas de l’hypocrisie bourgeoise qui était si forte dans sa jeunesse. Jamais de mon temps …

Amusé par ces sentiments contradictoires avec sa condition de prêtre, Paul hausse les épaules et, se chargeant de ses affaires et de celles de Claude, prend la direction de la cure.

A la cure, Paul regarde Mame accrocher les poissons et les homards sur un long bambou

« Mon carnage n’aura pas  été inutile. Il y a de quoi nourrir sa famille pendant au moins 48 heures. »

Sur la plage, Marie-France regarde Claude s’avancer  vers elle. Tous les hommes au retour de leurs pêches ont le même visage, détendu, calme, heureux. Et, ainsi bronzé, il pourrait passer pour l’un des nôtres. … Mais ce n’est pas parce qu’il est doré de soleil que la comparaison est possible. Ni sa silhouette, ni son corps, ni son visage ne ressemblent à ceux de sa tribu.

« Dommage ! «   ne peut-elle s’empêcher de penser. 

Claude lui tend  le homard en guise de salut en disant

-« Pour vous. »

Les deux jeunes gens se regardent, ne sachant  que dire. Et au fur et à mesure  que le silence s’installe, l’un et l’autre hésitent à le rompre.

Claude prend la main de Marie-France et l’aide à s’asseoir à côté de lui sur la plage

-« C’est gentil d’être venu. »

Murmure-t-il enfin et, posant le homard à côté d’eux, il ajoute

-« Je l’ai pris à la main. Pour vous. Et, si vous  voulez, demain je vous en apporterai d’autres. »

Nouveau silence, et à son tour Marie-France parle

-« Vous habitez où ? »

-« A Paris. Je suis né à la campagne, dans le Sud de la France pour être précis, et quand j’avais douze ans mes parents sont venus s’installer à Paris. Depuis, j’y habite. »

-« J’aimerais moi aussi vivre à Paris. »

-« Vous avez tort. Cette île est merveilleuse. »

-« Quand on y passe quelque temps … Mais y vivre, est moins drôle. »

-« Combien de temps êtes-vous restée en France ? »

-« Un an, pour ma première année d’Université. C’était merveilleux. »

Elle sourit, avant d’ajouter

-« Je voyais tous les spectacles, toutes les expositions … Au début j’ai eu du mal à m’habituer à cette vie mouvementée, mais aujourd’hui, elle me manque. J’aime l’excitation qu’elle provoque, cette recherche continuelle de nouveauté. »

-« Moi au contraire je fuis cet endoctrinement. Pendant cinq ans j’ai travaillé dans un bureau.  Lever, 6 heures, 8 heures de bureau, déjeuner d’une demi-heure, sortie 6 heures trente, 7 heures suivant les jours … Je vous assure qu’après cela je n’avais aucune envie d’aller voir des spectacles ou des expositions. Je ne pensais qu’à mon travail et, à l’époque, je croyais que l’argent était nécessaire pour être heureux … Pendant cinq ans j’ai été un parfait parisien. Je travaillais beaucoup, le week-end je partais à la campagne, je m’entendais bien avec mes patrons, je montais en grade et gagnais de plus en plus d’argent. J’ai épousé la fille d’un de mes patrons, mais elle s’est tuée dans un accident de la route… Voyez-vous Marie-France, je crois que de toute ma vie je n’ai jamais été plus heureux que maintenant … Regardez l’océan, le sable, le soleil … Tout ce que la civilisation n’a pas encore détruit. »

Vexée, Marie-France réagit d’une façon très féminine, et involontairement, s’éloigne  brutalement de lui.

Pendant quelques secondes, elle a cru qu’il dirait qu’elle était la cause de ce bonheur. Même pas !

Surpris, Claude la regarde

-« Quelque chose ne va pas ? »

-« Non … Excusez-moi. »

-« Mais, je vous parle de moi … Et  vous, que souhaitez-vous de la vie ? »

-« Que voulez-vous que je vous dise ? … J’ai une tante qui habite Paris parce qu’elle a épousé un militaire. Je suis en dernière année de sociologie et je viens régulièrement passer des vacances chez mes grands-parents … »

Puis, brusquement d’une voix soudain timide, elle ajoute

-« Ma vie n’a rien de spécial … Mais parlons de vous plutôt, de vos voyages, de vos pêches, de votre vie d’avant …Et celle d’aujourd’hui. »

-« Vous allez être déçue. C’est mon premier voyage depuis la mort de ma femme. C’est à cause d’elle … Ou grâce à elle … qu’à sa mort j’ai décidé de tout abandonner pour me consacrer à ma passion, des films sur les fonds sous-marins. … Après celui-là j’irai en Afrique, puis en Amérique du Sud, puis en Asie … Et je ferai probablement le tour du monde. »

-« Ce sera une vie merveilleuse. »

-« Croyez-vous ? Je commence déjà à craindre que la monotonie existe aussi dans l’action. »

Il la regarde sourit et demande

-« Vos  grands-parents ne vous attendent pas pour dîner ? »

-« Je leur ai dit que vous m’invitiez à dîner. »

-« Je crois pas qu’il y ait de restaurant sur l’île. »

-« Et alors ?  Nous avons un homard … A moins que vous n’en ayez assez de moi ?»

Surpris, Claude la regarde, ne sachant que répondre. Mais déjà elle enchaîne

-« Faisons griller votre homard, ici sur la plage. Et j’ai aussi apporté quelques fruits »

Tout en parlant, elle sort de  son sac de plage des letchis et des mangues.

Aidé par Marie France, Claude ramasse du bois mort qu’il entasse sur le sable et allume un feu pour faire griller le homard.

Puis, en guise d’apéritif, ils boivent du lait de coco à même une noix de coco qu’ils récoltent sur un arbre et, tout en regardant griller leur festin, échangent des sourires et retrouvent leur complicité.

De temps en temps Claude se lève pour  tourner le homard sur le feu de façon à ce qu’il soit bien cuit. Marie-France le regarde faire, riant avec lui, sans savoir pourquoi, simplement parce qu’ils sont heureux.

Quand il est bien cuit, Claude dépose le homard sur des feuilles de cocotier, et, avec son couteau, enlève la carapace. Puis, coupant un gros morceau de la queue bien cuite, le tend à Marie-France. Celle-ci le remercie d’un sourire, le prend, et mord dedans à pleines dents.

Claude en fait autant avec l’autre partie du homard et très vite, celui-ci n’est plus qu’un tas de carapace rouge réduit en cendre que Claude recouvre de sable en même temps que les cendres du feu qui a permis de le cuire.

Souriante, Marie-France regarde Claude en disant

-« Je crois que c’est le meilleur homard que j’ai mangé de ma vie. ».

Claude sourit en guise de réponse.

Sortant alors des letchis et des mangues de son sac, Marie-France épluche une mangue avec application, faisant attention de ne pas se tacher avec le jus qui coule dans ses mains.

Puis, elle en coupe un morceau et le tend à  Claude.

Mais, au lieu d’avancer sa main pour le prendre, il approche son visage, bouche ouverte, du morceau de fruit qu’elle lui tend. Se prenant au jeu Marie-France approche le morceau de mangue de sa bouche, le retirant au moment où il va l’attraper.

Alors, brusquement dans un mouvement qu’elle n’a pas prévu, il attrape sa main et l’embrasse tout en  happant le morceau de fruit.

Marie-France reste immobile, ne sachant si son émotion vient du baiser ou de l’arrêt de leur jeu improvisé. Mais le rire de Claude, auquel elle fait écho, lui permet de feindre de n’avoir pas senti le baiser, ce baiser qu’elle attend depuis leur venue sur la plage.

Tout en continuant à rire, Claude se lève, remet quelques brindilles sur les braises encore chaudes et tout de suite de longues langues dansantes donnent aux yeux et au visage de Marie-France un reflet d’or.

Claude regarde en souriant ce long visage aux traits réguliers qui lui rappelle il ne sait plus quelle déesse dont il  avait vu les photos d’une statuette en or, et cette statuette est là, assisse à ses pieds.

Il se rassied à côté d’elle, et regardant les flammes qui reprennent vie grâce aux brindilles qu’il vient de rajouter, murmure

-« Oh temps, suspends ton vol ! Et  vous, heures propices suspendez votre cours !

Laissez-nous savourer les rapides délices des plus  beaux de nos jours ! »

Marie France l’écoute en silence … Mais il s’est tu et regarde fixement les flammes danser devant lui.

Aussi, doucement elle demande

-« Croyez-vous à l’immortalité ? »

-« Des nuits comme celles-ci, j’ai envie d’y croire … Pourtant, je ne crois plus en Dieu au sens catholique du terme. Pour moi, Dieu c’est l’amour de deux êtres, c’est l’idéal de chacun, c’est la vie de chaque être … Ce n’est pas de l’orgueil, mais je crois que comme Dieu change selon nos besoins, selon notre âge, selon la vie qu’on mène, chacun devrait pouvoir dire : « Dieu, c’est moi ! » … Pendant trente ans, ou presque, j’ai été très pratiquant. J’allais à la messe tous les dimanches, je me confessais assez souvent, je ne manquais pas une fête religieuse … Mais aujourd’hui je ne pratique plus et pourtant je crois que je n’ai jamais été aussi proche de lui … Avant   je pratiquais, aujourd’hui je crois … Peut-être à l’immortalité aussi … Mais je ne pense pas  qu’il y ait quelque chose après la mort. »

Claude, tout en parlant, remet quelques bouts de bois dans les braises rougeoyantes. Tout de suite des flammes reprennent et les éclairent pendant qu’il continue à parler

-« La vie peut être si belle, qu’il serait dommage de la prolonger … Je n’ai compris cela il n’y a qu’un an. Maintenant je vis, ou plutôt je profite de la vie. Avant je n’étais qu’un instrument de la société. En créant des lois, des dieux, je crois qu’on a perdu nos vraies valeurs. Le vrai bonheur c’est cette plage, l’océan, le ciel, les étoiles, nous assis devant ce feu … »

Marie France l’écoute en silence. Plusieurs  fois elle a failli l’interrompre, le contredire, mais petit à petit, la sincérité, le charme de sa voix l’ont séduite.

« Non, elle ne pense pas comme lui, et pourtant il paraît sincère. Le son chaud de cette voix masculine, le ressac de l’océan à quelques mètres d’eux, le crépitement du feu, les caresses  du vent dans les cocotiers, tout cela crée une atmosphère surnaturelle dont le charme ne peut la laisser indifférente.

-« Ne quittez pas cette île Marie-France. C’est une des dernières qui soit encore vraie et pas pourrie par la civilisation … J’aimerais finir mes jours sur une plage comme celle-là … Mais l’idée de penser à la vieillesse est une marque de la civilisation. Quand je n’y penserai plus, alors je serai vraiment capable de rester ici et d’y vivre. Pour l’instant je me cherche encore … Peut-être m’aiderez-vous ? …  J’ai besoin de vous Marie-France … Gardez-moi avec vous … »

Claude se penche vers Marie-France et lui caresse tendrement la joue.

Alors seulement il se rend compte qu’elle dort, allongée devant le feu.

Tendrement il l’embrasse sur la joue. Ce baiser la réveille et avec un  sourire elle dit

-« Quand je suis bien j’ai toujours envie de dormir. »

-« Il est tard, je vais vous raccompagner. »

Claude l’aide à se relever et la garde serrée contre lui. Marie-France se laisse faire, et même se pelotonne contre lui.

Claude recouvre de sable les braises encore chaudes, et, serré l’un contre l’autre, le couple prend la direction du village.

Ils marchent en silence, sans se presser. Marie-France s’est fait un « trou » au creux de son épaule, et y demeure enfoncée, enfouie lui semble-t-elle.

Sans s’en rendre compte, ils arrivent en vue du village. Là, à quelques mètres d’eux, les premières cases se découpent dans la nuit.

Claude s’arrête, fait face à Marie-France, et tout doucement l’embrasse sur les lèvres.

Marie-France se laisse faire, consentante mais timide. Puis, doucement, elle s’éloigne et part en courant vers le village.

Claude, souriant, regarde cette silhouette dansante se perdre dans l’ombre des cases.

CHAPITRE VI

– 1  –

6 heures 30.

Claude, debout sur la véranda, mal éveillé, drapé dans son paréo écarlate, regarde, droit devant lui, une fleur plus rouge que lui.

L’œil fixe, il ne peut détacher son regard de ces pétales humides, de ce pistil jaune, multiple, profond. Il regarde sans voir, contemple sans admirer, et, bien qu’éveillé, debout hors de son lit, il continue sa nuit trop courte.

Par reflexe, en entendant des  bruits, il s’est levé, est sorti de sa chambre et son œil endormi  s’est fixé sur la première tache de couleur qu’il a enregistrée.

Mais, petit à petit, les pétales deviennent pétales, la petite fleur retrouve sa couleur et le soleil, les arbres, prennent vie. Et le souvenir de Marie-France renait. Marie-France !

Paul surgissant de la salle de bain à grand bruit réveille le jeune homme. Et à la place du souvenir charmant de la jeune fille, le prêtre se dresse, présent, agressif, massif. Et sur cette statue mal dégrossie, ruisselante, Claude devine un sourire de bienvenue auquel les muscles endormis de son visage s’efforcent de répondre.

Puis, d’un pas d’automate, le cinéaste entre dans la salle de bain, frôlant au passage le prêtre dégoulinant.

L’eau froide réveille enfin Claude. Et, avec délice, il savoure cette avalanche glacée qui tombe sur sa tête, glissant le long de son cou, de ses épaules, de ses jambes pour s’étaler en une large flaque liquide dans laquelle il patauge.

Avec le corps, l’esprit reprend conscience.

« Demain je repars … Après demain je serai en France, à Paris … Mon film est maintenant terminé et, de toutes les façons, je n’ai plus de pellicule … Dommage, je commençais à m’habituer à cette vie, à cette île, à ces deux prêtres … A Marie-France !

Marie-France qu’il a quittée hier soir tard. Puis,  troublé, heureux, amoureux, il a erré sur la plage dans la nuit tiède, rêvant, vivant, marchant, dansant … Marie-France épouse, mère … Une nouvelle vie … Un  nouveau rêve … Et puis un sommeil profond, si brutalement interrompu par cette douche agréable, rassurante …

Quittant à regret ce déluge glacé, le jeune homme propre, neuf, éveillé, commence avec des gestes précis, vifs, rapides, à se raser.

Paul, dans sa chambre, roule en boule son paréo aux couleurs encore vives malgré l’usure. A ses pieds, son sac, plein de son matériel de pêche attend.

Mais iront-ils pêcher aujourd’hui ?

Claude est rentré très tard, tirant d’un sommeil agité le vieux missionnaire qui a pourtant veillé assez tard. En éternel jaloux, le prêtre attendait le retour du jeune homme, comme le font les parents attentifs au bien-être de leurs enfants pense-t-il en souriant. Aussi, le discret retour de Claude, loin de l’énerver, lui a rendu son optimisme.

Aujourd’hui est notre dernier jour  de pêche, et cette journée sur l’île Claude ne peut la consacrer qu’à la pêche, qu’à son travail, conclut le prêtre, trouvant ainsi un dérivatif à sa pensée réelle : « qu’avec moi ! »

Pierre, debout dans la salle à manger, attend. Ils sont en retard. Mame est prêt depuis déjà un quart d’heure, maintenant le petit déjeuner au  chaud. Mais le prêtre est calme, immobile, face à la fenêtre, perdu dans la contemplation d’un monde végétal qui est son seul univers et son seul compagnon.

« Claude est rentré tard. Je ne dormais pas, je l’attendais. Ridicule ? »

Pense le prêtre.

Avec un sourire de tendresse il reconnaît qu’il est bon de s’inquiéter. Sa  nuit n’a pas été vide. Et brusquement il comprend  cette expression si souvent décrite par les peintres célèbres sur les visages des femmes, ces amoureuses attendant le retour d’un guerrier, de leur héros. Cette nuit, lui aussi a été l’épouse, la mère, de son guerrier parti combattre sur des territoires lointains …

Et ce héros, revenant de sa longue aventure existe !

-« Bonjour, mon Père. »

Pierre sursaute, se retourne et regarde Claude qu’il n’a pas entendu entrer dans la salle à manger

-« Bonjour … Avez-vous bien dormi ? »

Et ne pouvant retenir un reproche, d’un ton pourtant tendre, il ajoute

-« Vous êtes rentré très tard. »

Claude sourit

-« J’aime la nuit … Et je n’ai plus beaucoup de temps pour profiter de celles de votre île enchanteresse. »

Pierre répond à son sourire en hochant la tête.

« Enchanteresse … L’île ? … La nuit ? … Marie-France ? … »

Brusquement le prêtre a besoin de savoir, besoin de connaître, de se faire raconter ce qui est le plus simple, le plus quotidien, mais qui lui a toujours été refusé : l’amour, l’amour pur, simple, l’amour entre un homme et une femme !

Il a envie de poser des questions auxquelles Claude répondra simplement. Et grâce à ces mots, à ces paroles, il  vivra, il aimera …

Là, elle m’a embrassé. Et le prêtre sent le baiser. … Là, elle m’a caressé. … Et la caresse sera pour le missionnaire …Là … là … là … Et le vieil homme frémit, soupire, aime.

Mais les deux hommes sont face à face, gênés, silencieux, ne sachant que se dire.

L’arrivée de Paul, suivi de Mame portant le petit déjeuner les soulage, leur rend leur quotidien avec ses règles. Et, après le  bénédicité, le petit déjeuner retrouve  ses traditions, chacun  jouant son rôle à  la perfection. Paul  engouffre, Pierre grignote, Claude mange.

A la fin de ce rituel Paul rompt le silence

-« Aujourd’hui je compte vous amener dans les grands fonds, derrière la cure, où nous sommes allés le jour de votre arrivée. Cela vous convient-il ? »

-« Merveilleusement mon père. D’autant que je n’ai presque plus de pellicule. Je pourrai comme ça faire un peu de pêche. »

-« Soyez prudent, l’endroit est très dangereux. »

Intervient Pierre.

Paul jette un regard noir au missionnaire qui n’a pas su rester silencieux, et se lève de table, imité par Claude.

Pierre, debout devant sa chaise, regarde les deux hommes sortir.

« Demain Claude s’en va. Je serai à nouveau seul avec Paul. … »

Mais le prêtre refuse d’envisager cette nouvelle vie, comme l’ancienne, celle qu’il avait avant l’arrivée de Claude. Désormais il y aura « Avant Claude et Après Claude », façon de compter très chrétienne il est vrai, mais la présence de ce jeune homme a été le premier événement important qui depuis qu’ils sont sur cette île a changé la  vie de ce couple de missionnaires.

Lentement, Pierre se dirige vers son bureau, vers son refuge, vers son ennui.

– 2  –

Le soleil,  toujours éclatant sur sa couverture bleue, continue sa lente progression, pendant que deux hommes, bronzés, immobiles sur la plage de sable blanc, fixent l’océan déchaîné.

Nouveau terrain de jeu d’une multitude de moutons laiteux et farceurs, l’océan grogne, rugit et s’écrase avec brutalité sur la plage.

-« Ne vous  inquiétez pas, cela ne nous empêchera pas de pêcher. Au contraire, les poissons sont moins méfiants. »

Incrédule, Claude regarde le prêtre en souriant. Comme un enfant, Paul  nie l’évidence. Avec ces vagues ils ne pourront pas nager et l’eau sera trouble. Et puis Claude n’a plus envie de se baigner. L’excuse de l’océan déchaîné est suffisante pour qu’il garde bonne conscience. Aujourd’hui ce sera juste des vacances consacrées à Marie-France.

-« Vous ne vous mettez pas en maillot ? »

-« Inutile,  nous ne pourrons  rien faire avec ces vagues. Mais cela n’a plus d’importance puisque j’ai fini mon film. Je vais profiter de ce repos forcé pour visiter votre île. »

Paul regarde le jeune cinéaste

« Evidemment il a raison ! Mais ce n’est pas l’île qu’il veut revoir. »

Et le missionnaire voit ses espoirs, ses rêves s’écrouler. Demain, Claude ne sera plus là. Demain il sera de nouveau seul avec Pierre. Et cette dernière journée de vacances lui est refusée !

Prenant conscience du sourire de Claude, Paul, agressif, lui demande

-« Pourquoi souriez-vous ? »

-« Pour rien ! »

Puis, après un long silence, Claude poursuit

-« La  furie de l’océan est très belle. »

Paul hausse les épaules, et, toujours agressif, enchaîne

-« Et bien puisque notre journée de pêche est fichue, retournons déposer notre matériel de pêche à la cure et je vous ferai visiter l’île, celle  que je connais, que j’aime. »

Et chargeant son sac sur son épaule, le missionnaire prend le chemin du retour. L’imitant Claude le suit et les deux hommes se retrouvent sur le chemin que quelques minutes auparavant ils suivaient en sens inverse.

Paul, silencieux, marche vite.

Il a maintenant envie d’être à la cure, dans sa chambre, seul, à ruminer sa solitude, son abandon. Brusquement vaincu il n’a plus envie de lutter. Demain sa vie va reprendre normalement, il s’occupera des indigènes, lira des romans policiers, se baignera en cachette de Pierre et s’ennuiera. Il agira, mettra son activité au service de détails sans importance de façon à  fuir l’ennui, l’échec, le néant. Claude dans cette vie inutile n’aura été qu’un rêve, un moment d’oubli, un roman policier qui, pour quelques jours, aura fait oublier au prêtre le vide de sa vie.

  • 3  –

De retour à la cure, les deux hommes gagnent leurs chambres. Pierre, étonné de ce retour prématuré, sort de son bureau et, par la porte entr’ouverte de la chambre de Claude le voit déballer son matériel de pêche et le ranger dans un autre sac.

-« Que se passe-t-il ? »

-« Rien de grave. L’océan est déchaîné. »

Par réflexe, Pierre ne peut s’empêcher de répondre

-« Si vous avez besoin de quelques jours de plus pour  finir votre film, vous êtes le bienvenu. »

-« Je vous remercie mon père, mais j’ai suffisamment d’images pour mon film … Et en plus je suis à cours de pellicule. »

Le  prêtre hoche la tête, ne sachant que répondre. Mais déjà Claude enchaîne

-« Vous allez au village ? »

-« Oui, j’allais partir quand vous êtes revenus. »

-« Puis-je vous accompagner ? »

Surpris, mais flatté, Pierre bredouille

-« Bien volontiers. »

« Claude a demandé à aller au village avec lui. Claude a manifesté le désir de faire le chemin avec lui … »

Bien sûr Pierre n’est pas assez naïf pour penser que Claude ne veut aller au village que pour lui tenir compagnie. Mais seul le résultat compte !

Au moment où ils partent Paul sort de sa chambre.

Heureux, envahi d’un désir de gentillesse, Pierre le regarde approcher, et dit

-« Claude m’accompagne au village … Si vous voulez vous  joindre à nous … Je suis sûr que les indigènes seront ravis de vous voir … Car je ne crois pas qu’ils m’aiment beaucoup … »

Ajoute-t-il avec un sourire triste.

Surpris, étonné, désarmé, Paul  regarde son supérieur. Devant lui il voit un homme, un homme avec qui il vit depuis plus de huit ans, un  homme qu’il croit haïr et qui simplement, gentiment, lui propose de ne pas  rester seul à se morfondre.

Paul n’a pas le temps de réfléchir et déjà il accepte, heureux de ne pas rester seul à ruminer sa solitude.

En silence, les trois hommes prennent la direction du village.

Claude est heureux de revoir Marie-France accompagné des deux prêtres qui lui évitent de chercher une excuse pour la revoir, excuse dont personne ne serait dupe.

Pierre, tendu, nerveux, marche à côté de lui.

Il ne peut s’empêcher de jeter de brefs coups d’œil vers Paul, à la gauche du jeune cinéaste. Dans moins d’une heure ils seront seuls, dans moins d’une heure ce qu’il a toujours souhaité va se réaliser : il va aller, avec Paul, visiter un village d’indigènes, un village peuplé de leurs « ouailles. ».

Mais, alors  qu’il y a huit ans,  Pierre envisageait cela sans crainte et avec joie, aujourd’hui il a peur,  peur que malgré le rôle de catalyseur involontaire exercé par Claude, plus rien ne pourra jamais le rapprocher de son ancien professeur. Trop de haine, trop de malentendus, se sont accumulés. Jamais Pierre n’a eu aussi envie d’être à la cure, dans son bureau, seul avec ses livres.

Et le prêtre ralentit son pas, désireux de retarder au maximum leur arrivée au village.

Paul lui  ne comprend pas la proposition de Pierre. Mais il marche, et cela lui fait du bien.

Claude est à côté de lui, perdu dans ses rêves, mais sa présence suffit.

Quant à Pierre, Paul subit sa marche lente, indifférent, sachant seulement qu’il est heureux de ne pas être seul, heureux de marcher, heureux de ne pas avoir à chercher l’oubli dans la lecture des romans policiers.

Et, en silence, les trois hommes se rapprochent du village.

–  4  –

Bien entendu, leur arrivée est saluée par les cris et les rires des enfants qui surgissent de partout.

Claude est surpris par cet accueil, mais les deux prêtres, imperturbables, distribuent sourires et caresses sans ralentir leurs marches.

Alertés par les cris, femmes, vieillards et quelques hommes sortent des cases et viennent à la rencontre des prêtres, commençant leurs lamentations tous ensemble, dans un brouhaha incompréhensible.

Encerclés par ces êtres gesticulants et bruyants, les deux prêtres essaient de se dégager avec gentillesse, pendant que Claude cherche à distinguer dans cet amas de corps la silhouette agile et gracieuse de Marie-France.

Mais Pierre interrompt brusquement sa recherche en lui disant

-« Marie-France est sur la plage, avec des amis. Amusez-vous bien. »

Et, entouré de leur cercle mouvant et coloré, les deux prêtres s’éloignent, entraînant avec eux les rires, les cris, toute cette musique humaine qui est leur seul réconfort.

Claude, seul au centre des cases en bois, reste immobile.

Marie-France n’est pas là à l’attendre. Elle est sur la plage avec ses amis. Des garçons, pour sûr !

« Et moi qui bêtement ai cru, ai pu penser, qu’elle m’attendrait. … Il ne me reste plus qu’à rentrer à la cure avec les deux prêtres. Après tout leurs présences vaut mieux que celle de cette coquette qui ne sait pas rester seule, mais qui va se baigner avec « des amis » … Et moi, pendant ce temps, je pense à elle, j’espère, je rêve … Mais elle, elle se baigne « avec des amis » !

Furieux, Claude fait demi tour, et reprend le chemin de la cure.

Son allure, d’abord rapide, diminue progressivement, pour n’être plus qu’une marche hésitante. Et, insensiblement, la direction de Claude change.

« Puisque j’ai encore une journée libre, la dernière, pourquoi la gâcher à ne rien faire ? Non, je vais aller admirer l’océan déchaîné. Et, si par hasard je rencontre Marie-France avec ses amis, je continuerai mon chemin. Je n’ai pas besoin de compagnie pour profiter de la vie. Je peux me baigner seul, moi ! »

Et, coupant à travers les buissons, les  bois, les fleurs, il se dirige d’un pas alerte vers la plage.

Abandonnés par leur suite joyeuse et bruyante, les deux prêtres reprennent la direction de la cure. Là, ils jouissent du silence retrouvé. Et les oiseaux, le vent, les crissements de leurs pas deviennent une musique merveilleuse sur laquelle dansent leurs pensées.

« Je les aime. » Pense Paul.

« Sans eux que serions-nous ? » pense Pierre.

Tous deux ont néanmoins une pensée commune.

« Ils ont besoin de nous ! »

Pierre et Paul sont heureux de cette visite commune au village.

Ils marchent en silence, évitant de se regarder, de peur de montrer leur satisfaction, leur jouissance créée par la chaleur humaine des villageois, surpris et heureux de leur visite commune.

Rassurés, les deux hommes ont brusquement un élan de sympathie l’un vers l’autre. Ils se regardent, se sourient … Mais restent incapables de  trouver les mots qui peuvent exprimer leurs satisfactions, des mots qui ne risquent pas de blesser l’autre … Alors, ils se sourient et silencieux continuent leur marche.

L’océan, le vent, la plage, les vagues. Mais personne. Claude est déçu.

« Elle a dû retourner au village. Mais non ! Elle a dû fuir à cause des vagues et se promener avec ses amis dans un autre  coin de l’île. »

Claude hésite. Retourner au village ? Partir explorer l’île à sa recherche ? Rester ici à l’attendre ?

« Mais attendre quoi ? Attendre qui ? Marie-France ne reviendra pas au village avant ce soir. Elle a dû aller pique-niquer avec ses amis. Et moi, bêtement, je suis là à l’attendre, à la chercher. »

Claude marche sur le sable humide, à la limite de la mort des vagues, prenant plaisir à sentir l’écume blanche lécher ses pieds. Les yeux fixes, il avance sans voir la plage, l’océan, la forêt.

« Marie-France … Marie-France … Marie-France … »

Comme un disque rayé ce prénom scande sa marche.

« Serais-je amoureux ? Mais non ! On ne tombe pas amoureux d’une jeune fille comme ça, d’un coup. D’autant que demain je repars. L’avion, Paris, ma vie d’avant … Et si je restais ici ? Vivre comme ces deux prêtres, isolé, vivant de ma pêche et élevant les enfants que Marie-France me fera. Elle sera certainement une bonne mère. Et si nos enfants lui ressemblent, ils seront  beaux, agiles, intelligents. »

Claude a envie de serrer Marie-France dans ses bras, de la  couvrir de baisers, de lui murmurer des mots d’amour, des mots simples, bêtes, mais pleins de tendresse.

« Et si elle était là maintenant, avec moi, je la demanderais en mariage. Pourquoi pas puisque je l’aime, j’aime sa peau, sa couleur, ses yeux, sa souplesse, sa beauté, sa bouche, ses cheveux, ses mains … « 

Et dans une envolée amoureuse, Claude court, court, court, laissant derrière lui, dans le sable, les marques profondes de ses retours sur terre, marques que l’océan, furieux et  jaloux, s’empresse d’effacer.

Stoppé dans son élan, Claude s’arrête brusquement « Marie-France !»

Immobile devant lui, vêtue de son traditionnel paréo, elle le regarde s’approcher en souriant.

Claude s’immobilise face à elle, répond à son sourire. Mais, trop essoufflé, il ne peut parler et reste là, la bouche ouverte comme un poisson hors de l’eau.

Devant ce poisson-homme, essoufflé, asphyxié, Marie-France éclate de rire.

-« Vous me cherchiez, semble-t-il ? »

N’ayant toujours pas repris son souffle Claude hoche la tête négativement

-« Dommage »

Murmure-t-elle

Aussi, en bredouillant difficilement, il répond

-« Enfin non … c’est-à-dire oui … Au village on m’a dit que vous étiez sur la plage … avec des amis. »

-« Il y a trop de vagues pour se baigner, ils ont préféré retourner au village. »

-« Et vous ? »

-« J’ai pensé que vous ne pourriez pas pêcher et que vous viendriez ici. »

Claude bouche ouverte, ne sait que répondre.

« Elle m’attendait. Mais elle est quand même allée se promener avec ses amis. Et comme ils sont partis, elle se rappelle de moi ! »

Claude a du mal à combattre ce sentiment de tendresse qui l’envahit. Il reste là, souriant, regardant, dévorant des yeux cette jeune fille qui d’une façon si simple vient de lui avouer qu’elle l’attendait.

Alors brusquement, brutalement, il la prend dans ses bras et l’embrasse.

–  5  –

Main dans la main, ils marchent le long de la plage. Ils vont droit devant eux, évitant de se regarder, heureux et étonnés de la simplicité, de la facilité de leur bonheur.

Il y a trois jours ils ne se connaissaient pas et aujourd’hui ils s’aiment.

Demain ?

Mais ni l’un ni l’autre ne veut penser à demain. Aujourd’hui seul compte. Et si les grands-parents de Marie France ont exprimé leur réticence à la  voir « flirter » avec un blanc, tant pis !

« Pourquoi faut-il que mes grands-parents voient le mal partout. Les temps ont changé et la couleur de la peau n’est plus un handicap à l’amour. Au contraire. Après tout s’il m’aime, rien ne s’oppose à ce  que je parte avec lui, à ce qu’il m’amène à Paris. Et, pendant qu’il voyagera, qu’il fera des films autour du monde, je l’attendrai dans notre appartement parisien avec vue sur les tours de Notre Dame. L’aménagement sera très simple, avec des meubles blancs. Nous aurons une grande salle de bain avec beaucoup de glaces et une baignoire transparente. Nous nous aimerons, et nous aurons un fils. »

Claude regarde Marie-France qui sourit, l’œil perdu dans il ne sait quel rêve.

Elle est très belle, tout est simple. Elle me plaît, je lui plais, et c’est tout.

Je t’aime, tu m’aimes, nous nous aimons. Quel merveilleux raccourci.

« Et si je restais ici avec elle ? Nous habiterions une petite case en bois, nous vivrions en plein air, je pêcherais, nous nous baignerions, ririons, aimerions. Elle sera heureuse et moi aussi. »

Brusquement Marie-France part en courant, entraînant Claude à sa suite. Celui-ci la rattrape en deux enjambées et ensemble ils arrivent dans une petite crique miraculeusement protégée de la tempête.

Petite lagune naturelle, cette crique est merveilleusement calme face à l’océan déchaîné.

Sans un mot, sans gêne, les deux jeunes gens se déshabillent, laissant sur la sable ce qui était une robe, un pantalon, une chemise. Et, vêtus de maillots de couleurs, rouge pour l’homme blanc, jaune pour la femme dorée, ils s’élancent dans l’eau lisse, calme, douce.

Le seul handicap de cette étendue d’eau, est qu’elle est peu profonde. Mais les deux jeunes gens s’aspergent, se roulent dans l’eau salée comme des enfants. Ils rient, s’éclaboussent, rient, s’embrassent encore et encore …

Etendus sur le sable, côte à côte, à l’abri du vent, ils laissent les rayons sur soleil sécher leurs corps salés pendant que Claude caresse mécaniquement le bras de Marie- France.

Le temps passe. Le soleil atteint le zénith, mais Claude et Marie-France continuent d’exposer leurs corps à ses caresses.

Un crabe des cocotiers, haut sur pattes, rouge, s’approche de ces corps immobiles, et, dans sa marche grotesque bien que rapide, vient frôler la jambe de Claude. Celui-ci d’un bond est debout, prêt à se défendre contre ce carnassier téméraire qui en veut à sa vie. Mais la taille ridicule de la tache rouge fuyant sur le sable blanc, le fait éclater de rire, imité par Marie-France.

Et le rire, devenu fou rire se prolonge, les ramenant à la réalité, loin de cette torpeur bienheureuse qui les avait envahis.

Toujours en riant, Claude essaie de se justifier

-« Je crois que me m’étais endormi … Je rêvais que des poissons m’attaquaient et commençaient à me dévorer. Alors, quand j’ai ressenti ce pincement le long de ma jambe … »

Marie-France rit sans l’écouter, heureuse de rire, heureuse de vivre, heureuse simplement.

Avec des gestes gracieux, elle s’étire et se drape dans son paréo

-« J’ai faim. »

Claude, interrompu dans la description de son combat où, seul contre mille, il pourfend, tue, massacre, redevient instantanément un homme heureux, passant une  journée de vacances en compagnie d’une  belle autochtone.

-« Moi aussi. Mais  … »

-« Mangeons des fruits. Avec cette chaleur c’est exactement ce qu’il nous faut. »

Rapidement Claude enfile son pantalon et sa chemise, sans prendre le temps des les secouer pour les débarrasser du sable chaud dont ils sont recouverts.

Marie France le regarde en souriant et dit

-« Je connais un endroit où il y a des manguiers. Ce n’est pas très loin d’ici. »

Le sourire de Claude tient lieu de réponse.

Aussi, Marie-France lui prend la main et l’entraîne dans la forêt.

L’un derrière l’autre, écartant de leurs mains libres les feuilles épaisses et monumentales qui les entourent, ils avancent. Claude sent dans sa main la peau douce, agréable des longs doigts de Marie-France et il ressent à ce contact un mystérieux bien être, et aussi, pourquoi ne pas l’avouer, un sentiment de tranquillité.

Il a beau savoir que sur cette petite île il n’y a pas d’animaux dangereux, pas de serpents venimeux, pas de carnassiers affamés, un vieux réflexe de civilisation le rend mal à l’aise car il  ne  voit pas où il pose les pieds et  doit continuer à repousser les larges feuilles qui se plaquent contre son corps, contre son visage.

-« Là, regarde. »

Claude regarde l’endroit que lui indique Marie-France. Au travers de la végétation luxuriante, il distingue plusieurs poteaux d’environ un mètre de haut, surmontés de visages vaguement humains.

-« Ce sont des tombeaux … Chaque totem représente le personnage qui est enterré. Ces tombes sont très anciennes. On dit que ce sont celles de pirates du XVII° siècles à l’époque où notre île était un de leur refuge. »

Claude regarde plus attentivement ces vieux totems de bois à moitié pourris et grossièrement taillés qui laissent deviner un nez, une bouche, des yeux, des oreilles.

-« J’ai envie d’en prendre un. »

-« Non ! N’y touche pas. »

-« Pourquoi ? »

-« Tu vas déranger l’âme d’un mort et le malheur s’abattra sur toi. »

-« Tu crois tout de même pas à ces sornettes. »

-« Mais c’est vrai ! »

La  sincérité du cri de Marie-France ébranle Claude.

-« Tu as  raison, Je ne suis pas ici pour piller votre île de ses trésors du passé.»

Et reprenant la main de Marie-France, il l’embrasse, et ils s’enfoncent à nouveau dans la forêt, laissant les totems à leurs recueillements solitaires.

Encore quelques mètres et Marie-France dit,

-« Nous sommes arrivés. C’est l’arbre qui est devant toi. »

D’un bon Claude s’élance, saute, s’agrippe maladroitement à une branche au centre de l’arbre feuillu. Là il cueille quelques mangues parmi les plus grosses et les envoie à Marie-France, qui au pied de l’arbre, les attrapent en riant.

Cinq, huit, dix.

-« Ca suffit comme ça. »

-« A vos ordres princesse. »

Avec des gestes qui se voudraient souples, Claude se laisse glisser aux pieds de Marie- France.

Là,  il lui tend le poignard qu’il a toujours avec lui quand il fait de la pêche sous-marine

-« Tiens, pour  enlever la peau. »

Marie France hoche la tête en signe de remerciement, épluche une mangue et, moitié mordant, moitié suçant, les doigts pleins de jus poisseux, elle s’attaque à la chair orangée.

En riant, Claude l’imite.

Très vite il ne reste plus des beaux fruits exotiques, que des bouts de peaux verts-jaunes et des noyaux allongés et  filandreux.

S’essuyant les mains et la bouche avec des feuilles, les deux jeunes gens se sourient

-« C’est très bon, mais j’ai du mal à m’habituer à cet arrière goût de térébenthine. »

-« Moi j’adore au contraire. Et c’est très  nourrissant. »

-« Cette île est vraiment merveilleuse. Il y a du poisson, des fruits, des fleurs, des  filles superbes  … Que peut-on  souhaiter de mieux ! »

Marie-France le regarde et, répond

-« C’est le paradis terrestre, mon cher Monsieur. Du reste, tu connais la raison de notre peau dorée ? »

-« Non. »

-« Dieu est un boulanger. Un jour, il a fait un pain en forme  d’homme, et il l’a mis dans son four. Mais le four était trop chaud et le pain a brûlé. Alors il l’a jeté et c’est de là que vient la race noire.

Ensuite il a refait un pain en forme d’homme et l’a remis dans son four. Mais le pain n’était pas assez cuit et est sorti tout blanc. C’est de là qu’est né la race blanche. Dieu a alors refait un nouveau pain en forme d’homme, et quand il l’a sorti du four il a vu que le pain était tout doré

Dieu a été content. Son pain était bon, parfait, comme il le voulait et c’est comme ça qu’il a créé l’homme de ma race. »

Et avec un sourire malicieux, elle ajoute

-« Et pour que  cet homme parfait ne manque de rien, il a créé cette île sans animaux sauvages et pleine de fruits pour le nourrir quand il a faim. »

Claude sourit. Décidément chaque peuple a ses légendes, ses raisons d’être, ses excuses, ses explications.

Il s’approche de Marie-France, la prend dans ses bras mais celle-ci se dégage en riant

-« Non Monsieur. Vous n’êtes pas assez cuit. »

Et elle part en courant  dans la forêt. En riant, Claude s’élance à sa poursuite.

Courant entre les fleurs, les  feuilles, les arbres, les deux gens s’amusent, essayant de se  rattraper.

Mais Marie-France lui échappe toujours, profitant d’un arbre, d’une branche.

Finalement Claude la rattrape, et la ceinturant l’oblige à l’embrasser.

Marie-France se laisse aller sur son épaule, et, encore essoufflée, murmure

-« Viens. Je vais te montrer un des plus beaux endroits de l’île. »

Sans quitter l’épaule protectrice du jeune blanc, elle l’entraîne au milieu des buissons fleuris.

–  6  –

La messe est finie. Il est rare, très rare, que les deux prêtres célèbrent une messe à deux. Mais aujourd’hui, d’un commun accord, cela s’est produit.

Pierre essaie de se souvenir de combien de fois, depuis qu’il est sur cette île, il a dit une messe avec Paul. 4 fois ? … 5 fois ? … Peut-être 6 ? Mais certainement pas plus. Et c’était il y a bien longtemps, à son arrivée. Ensuite pour les messes de Noël où je voulais réunir tous les indigènes habitant l’île. Mais maintenant, même à Noël, Paul dit sa messe dans une partie de l’île et moi dans une autre.

Pourtant aujourd’hui, aujourd’hui ils ont prié ensemble. Et ce n’est pas un vain mot. Il y a si longtemps que je n’ai pas prié que je croyais que ce n’était plus possible, et que ce j’avais appelé prière n’était que le fruit de mon imagination. Mais aujourd’hui … Paul aussi a prié. Il y avait sur son visage, dans sa façon d’être, un je ne sais quoi qui ne trompe pas. Aujourd’hui nous aimions, nous vivions, nous existions. Pierre est envahi, submergé d’amour. Tout  est merveilleux. Il a envie de crier sa joie, de danser, d’embrasser Paul, les indigènes, les arbres. Jamais jusqu’à aujourd’hui il n’a cru qu’un tel bonheur serait possible. Si c’est ça la foi, merci mon Dieu, merci de me faire vivre, aimer, adorer.

Paul aide son supérieur à ranger tout ce qui leur a servi à dire cette messe. A côté de lui, Pierre, toujours étriqué dans sa soutane trop blanche, sourit

C’est curieux comme un sourire peut changer un visage. Pour la première fois il trouve que Pierre est beau, enfin presque beau. Ce sourire éclaire son visage, fait briller ses yeux, et lui donne un « je ne sais quoi » que l’on peut appeler « beauté ».

« Mais non, je suis stupide ! Mais pourtant je pense que le fait de dire cette messe avec lui m’a plu, nous a plu. J’ai même eu l’impression d’aimer, de l’aimer. La vie serait tellement plus facile si nous pouvions nous entendre, nous aimer.

Mais pierre est incapable d’amour et jamais il n’en sera capable. Aujourd’hui par exemple. Je suis sûr que son sourire est un sourire de satisfaction, de contentement. J’ai servi sa messe. Devant les  indigènes il a fait preuve de son autorité, de sa supériorité. Lui disait la messe et moi j’étais le servant, « son servant ! ».

Si seulement nous pouvions nous aimer, si seulement Pierre pouvait être un peu plus humain, un peu plus sensible, un peu plus vrai, au lieu de rester « une soutane blanche bien fermée et une grand  barbe blanche bien taillée ».

Et pourtant, pourtant, pendant cette messe, je l’ai aimé.

Le regard des deux prêtres se croise, mais l’un et l’autre ravalent le sourire qu’ils esquissaient.

« C’est inutile. Pierre est trop plein de sa rigidité pour comprendre ! »

« C’est inutile. Paul est trop plein de sa haine pour comprendre ! »

Les deux visages se ferment. Et, sans un mot, les deux missionnaires continuent leurs tâches.

Côte à côte ils parlent avec les indigènes, côte à côte ils déjeunent avec eux. Et les seules paroles qu’ils échangent entre eux durant le déjeuner sont pour parler de l’autre, de ce jeune homme qui a troublé leur haine.

-« Et Claude ? J’espère qu’il ne va pas nous attendre ? »

-« Ne  vous inquiétez pas. J’ai prévenu Mame que  nous ne rentrerions peut-être pas. Et à vrai dire, je doute qu’il déjeune à la cure. »

Et là, pour cet autre, à cause de cet autre, les deux hommes se regardent et se sourient.

Autour d’eux les indigènes sont heureux. Les deux hommes de Dieu sont là. Ils sont venus tous les deux, ils déjeunent avec eux, ils parlent, sourient, rient.

Alors, eux aussi, chantent, mangent, rient.

-« Alléluia, Alléluia. » Très vite, ces chants d’habitude monotones, prennent un rythme, une vie, une allure de fête.

Gagné par cette joie, Paul chante avec les indigènes, Pierre fredonne.

Et le chant s’élève, clair, gai,  joyeux.

–  7  –

Suivant le petit chemin de sable, Marie France et Claude se promènent main dans la main. Elle lui montre la clairière où paissent trois zébus, la montagne, la source d’eau potable, l’unique baobab surmonté de son petit plumeau de feuilles et tout ce que les guides touristiques qualifient de pittoresques. Mais cette promenade est surtout une excuse, une raison pour le couple de rester seul, de parcourir l’île en cherchant les lieux les plus tranquilles, les plus calmes.

Leurs paroles, ou plutôt leurs gazouillements, ne sont qu’une suite de sons dont le sens importe peu. L’un et l’autre ne sont sensibles qu’à l’intonation, qu’à la tendresse qui se cache derrière les phrases.

Et le temps passe.

Deux heures, trois heures, trois heures et demie.

Marie-France est toujours dans les bras de Claude.

Quatre heures. Ils ont chauds, et décident de retourner sur « leur plage » pour se baigner.

Pierre se lève.

Quatre heures, déjà. Ils ont passé la journée avec les indigènes. Ils  étaient heureux, les indigènes aussi, mais les meilleures choses ont une fin.

Les deux missionnaires remercient les villageois qui, encore étonnés et ravis de l’honneur que leur ont fait les deux prêtres en restant avec eux si longtemps, ne veulent pas les laisser partir.

Encore chanter … Encore manger … Encore prier …

Mais Pierre reste  inflexible.

-« Nous devons rentrer. Il est tard. Nous avons encore du travail. »

Et, si par hasard Claude rentre à la cure, je  voudrais être là pour le remercier et terminer cette journée avec lui et … Paul.

Pierre regarde Paul saluer le chef.

Oui, les indigènes l’aiment. On ne peut pas dire qu’il ait l’allure d’un prêtre, mais c’est peut-être lui qui a raison. Si  nous étions unis, comme tout serait facile, cette île pourrait devenir un endroit de paix, d’amour, un  paradis … s’il y en avait un !

Pierre regarde Paul le rejoindre.

-« Et bien, allons-y. »

Puis, après un léger temps, Pierre enchaîne

-« Voulez-vous que nous passions par la plage ? Le trajet est un peu plus long, mais cela changera le paysage de notre promenade. »

« Passer par la plage. Ce vieux missionnaire veut me séduire ! »

-« Si vous voulez. »

Mais l’intonation que Paul voulait bourrue, sa voix n’est pas assez sèche, pas assez rêche.

Pierre acquiesce d’un léger, imperceptible, sourire, et les deux missionnaires, se retournant plusieurs fois pour répondre aux signes d’adieu des indigènes, se dirigent vers la plage.

Là, sur la plage, le vent souffle plus fort et les vagues, toujours aussi hautes, toujours aussi noires, viennent s’étaler sur le sable, remontant jusqu’aux troncs des cocotiers.

Pierre, fasciné, regarde ce spectacle inconnu pour lui, mais n’ose pas trop montrer son intérêt, car déjà Paul dit

-« Une belle petite tempête … Mais ce n’est rien par rapport à certains  jours … »

-« Quand même, c’est très beau. »

Répond Pierre.

-« Je trouve aussi… »

Répond Paul en faisant un écart pour éviter une vague plus forte dont l’écume efface déjà les traces de ses pas.

Les deux missionnaires avancent, Paul réglant ses pas sur ceux de Pierre qui, par manque d’habitude, marche difficilement dans le sable mou. Mais aujourd’hui il n’éprouve pas le besoin de montrer à Pierre qu’il le retarde, qu’il marche mal, qu’il s’essouffle. Ils ne se parlent pas. A quoi bon ! Ils avancent côte à côte, les cheveux flottants dans le même vent, la peau piquée par le même sable, évitant les mêmes vagues.

Comme deux enfants, Claude et Marie-France barbotent dans « leur piscine ». Autour d’eux, c’est la tempête, mais là, dans ce havre de tranquillité, d’amour, dans cette mini lagune de dix mètres sur dix, les deux jeunes gens s’arrosent, rient et s’embrassent comme conclusion évidente de leurs jeux.

Depuis plusieurs heures déjà Claude a oublié  son film, son retour à Paris, la couleur de sa peau. Il vit, il aime, il s’amuse. Marie France est belle, sa peau est douce, ses lèvres sont fermes. L’eau est chaude et le vent qui les cingle aussi.

Il regarde Marie-France, lui sourit et lui envoie de l’eau à la figure.

Marie-France rit et lui rend la pareille.

Il plonge, attrape ses jambes et la fait rouler sous l’eau. Elle se débat, surgit hors de l’eau et éclabousse la tête qui dépasse de l’eau légèrement ridée de « leur piscine ». Il ferme les yeux, s’essuie le visage d’un revers de la main, et rit, rit, rit, encore et encore.

Marie-France est heureuse. Comme tous les amoureux du monde, ils oublient ce qui les entoure. Seul compte le moment présent, leurs jeux, la présence de l’autre, de cet autre qui comme lui plonge et ressurgit quelques mètres plus loin.

Il fait beau, le vent n’est pas désagréable, et jamais, de tous les bains qu’elle a pris dans cette lagune, elle n’a trouvé cet endroit aussi beau, aussi agréable, aussi merveilleux. A partir de maintenant elle ne se baignera plus qu’ici, dans cette petite lagune sans fond, ensablée, où l’eau est toujours chaude. … Et elle rit, rit, rit, encore et encore.

Brusquement Pierre s’arrête.

Devant eux, à moins de cinquante mètres, un couple s’ébat dans l’eau : Claude et Marie- France !

Il regarde Paul, Paul le regarde et hausse les épaules d’un geste fataliste

-« J’espère qu’ils ne vont pas penser que nous les espionnons. »

-« Et alors ? » répond Paul

Les deux missionnaires continuent leurs marches, ne pouvant cependant pas s’empêcher de jeter de fréquents coups d’œil sur les jeunes gens qui s’amusent, rient et s’embrassent.

Le regard brusquement fixe de Marie-France arrête le geste de Claude. Il  se retourne et découvre les deux missionnaires.

« Que font-ils ici ? Ils me cherchent ? Paul je comprendrais, mais Pierre ? Et tous les deux ensemble ? »

Claude jette un coup d’œil à Marie-France.

« Evidemment elle est gênée. Ils nous ont surement vus nous embrasser … Allons les saluer et faisons comme si de rien n’était. Du reste, quel mal y a-t-il à ce que nous nous embrassions et en quoi cela les regarde ? »

Prenant la main de Marie France, il dit

-« Viens. »

Et il l’entraîne en courant vers les deux prêtres.

Paul les regarde arriver  en souriant

-« L’eau est bonne ? »

-« Très. »

-« Vous  devriez en profiter. »

-« Faire trempette ne m’amuse pas. Merci. »

Claude sourit. L’agressivité de Paul le rassure. Il est jaloux, donc tout va bien. Mais que fait-il avec Pierre ?

-« Vous vous promenez ? »

-« Nous revenons du village. »

Répond rapidement Pierre, et nous avons pris la route de la plage … Mais nous ne pensions pas  vous déranger. »

-« Vous ne nous dérangez pas, mon père. »

Pierre bredouille

-«  Je veux dire … Interrompre votre bain … Du reste il faut que nous rentrions à la cure où Mame doit nous attendre. »

« Pierre dit « Nous » et Paul ne réagit pas. »

Claude regarde  tour à tour les deux missionnaires.

Que se passe-t-il ? »

Paul sourit et demande

-« Rentrez-vous  dîner  avec nous ce soir ? »

Mais avant  que Claude ne réponde, Pierre enchaîne

-« Et si Marie-France veut  nous faire l’honneur de partager notre dîner, elle est, bien entendu la bienvenue. »

En rougissant, Marie-France répond

-« Avec plaisir mon père. »

-« Et bien, bon bain et à  toute à l’heure. »

Se tournant vers Paul, Pierre enchaîne

-« Vous venez mon Père. »

Et Pierre, suivit de Paul, passe devant les deux jeunes gens et continue sa marche sur la plage.

Claude regarde les deux missionnaires s’éloigner. Un grand et un petit, un gros et un maigre, l’image traditionnelle de ces couples ridicules et mal assortis. Et pourtant, en ce moment, il se dégage d’eux une entente, une complicité que Claude ne leur connaissait pas.

-« C’est gentil de leur part de m’avoir invitée. »

C’est vrai. Pierre a invité Marie-France à dîner avec eux.

-« Nous n’irons pas dîner à la cure. »

-« Pourquoi ? »

-« Je veux rester seul avec toi. »

-« Nous serons seuls après. Ils nous ont  invités,  nous devons y aller. … Et mes grands- parents seront très fiers. »

« Il faut ! Nous devons ! Ici aussi !!!

Mais où  existe-t-il un  endroit où l’on puisse être seul, faire ce que l’on veut, sans que toujours, partout, des hommes viennent se mêler de votre vie, de vos sentiments.

-« Viens ! Retournons  nous baigner. »

-« J’ai plus envie. »

Mais prenant la main de Claude, Marie-France l’entraîne de force dans la mini-lagune.

–  8  –

Assis dans son bureau, Pierre n’arrive pas à ouvrir le livre d’art posé devant lui. Il aurait aimé rester avec Paul, mais depuis leur rencontre avec Claude et Marie-France, celui-ci est fermé, agressif, et, dès leur arrivée à  la cure, il s’est éclipsé dans sa chambre.

Pierre aurait voulu terminer cette journée dans la joie, prolonger cette paix inexplicable, mais, une fois de plus, il se retrouve seul.

« Est-ce que j’ai bien fait d’inviter Marie-France ?

Se demande-t-il ?

Est-ce que c’est ça qui a énervé Paul ?

Est-ce que … ?

Est-ce que … ?

Le doute, encore ! Et pourtant tout était simple. Je disais « nous », il disait « nous ». Nous n’avions pas besoin de parler pour nous comprendre. Nous étions deux ! Et maintenant je suis à nouveau seul, seul  avec mon ennui !

Aller frapper à sa porte, lui parler, me promener avec lui, être deux encore et toujours … Si je laisse passer cette occasion, jamais elle ne se reproduira et notre vie d’avant recommencera … Je me lève, je frappe à sa porte, je lui parle, nous nous promenons ensemble dans l’allée fleurie, nous sommes deux …

Pierre baisse la tête, et maladroitement ouvre le livre d’art posé devant lui.

Paul  tourne en rond dans sa chambre. Depuis leur retour, il a essayé de s’allonger, de lire, mais rien n’arrive à le distraire, à lui faire oublier l’image de Claude riant et embrassant Marie-France.

« Je suis ridicule, mais ce n’est pas de la jalousie. C’est autre chose. Plutôt un sentiment de tromperie. Oui, c’est ça ! Claude m’a trompé, nous trompe. J’ai cru en lui, mais il est comme les autres. Il laisse croire. Marie-France croit en lui, mais demain elle sera seule, demain  elle sera triste comme nous le serons tous. Moi, elle, Pierre … Pierre aussi croit en lui. Il croit  que Claude nous rapproche, mais c’est  faux. Rien n’effacera nos huit années ratées de vie commune. Et après demain, Claude ne sera plus qu’un souvenir … Et plus tard, un autre Claude viendra et Marie-France y croira, et Pierre aussi, et moi aussi … Et Pierre invitera encore Marie-France à dîner pour que ses grands-parents ne lui reprochent pas « son rêve ».

Paul tourne en rond dans sa chambre.

« Toute ma vie j’ai cru. J’ai cru à des êtres comme Claude qui par leur gentillesse, leurs sourires, leurs bonnes mines obtiennent tout ce qu’ils veulent et puis s’en vont, sans remords, chercher autre chose. Et moi, et nous, nous restons là, abandonnés, espérant qu’un autre  homme vienne nous faire croire encore et reparte. Même la religion est comme ça. Il est venu et il est reparti en disant : « Espérez ! Je reviendrais ! »

Et depuis, je, tu, ils attendent. »

Et Paul tourne en rond, tourne en rond, tourne en rond …

Pages après pages, pas après pas, le temps passe et les deux prêtres se retrouvent en compagnie de Claude et Marie-France autour de la table  pour dîner.

Très à l’aise, heureuse, Marie-France parle beaucoup et dit « nous ». Elle raconte leur journée, l’étonnement de Claude devant le baobab, sa joie de manger des mangues, son étonnement devant les totems-tombeaux.

-« Il voulait même en emporter un »

Conclut-elle, offusquée et amusée à la fois.

-« Enlèveriez-vous une croix dans un cimetière pour décorer votre chambre ? »

Demande Pierre.

-« Non, bien sûr. … Mais je ne vois pas … »

-« C’est pourtant la même chose. Ils ornent leurs tombes de sculptures représentant les principaux événements de leurs vies. Et notre île est restée inviolée,  alors que sur la grande île voisine, presque  tous les tombeaux ont été pillés. »

-« Je trouve cela inadmissible …»

Enchaîne Paul.

-« … Et je m’étonne que vous ayez simplement pensé à prendre une sculpture. »

-« J’ignorais leur signification. »

Essaie, sans conviction, de plaider Claude.

Mais déjà Marie-France parle. Elle parle de leur baignade, de  cette petite lagune protégée de la tempête.

Les trois hommes sont séduits par ce gazouillement charmant de la jeune fille qui parle, rit, parle, heureuse et détendue.

Pierre est heureux de la présence de Marie-France. Son babillage, son charme, ont rétabli  la connivence entre les deux prêtres. Et si Marie-France dit « nous » en parlant de Claude et d’elle, lui aussi dit « nous » en décrivant leur journée.

Aujourd’hui, il peut dire « nous ». Et demain encore il dira « nous » pour parler de son séjour sur cette île. Nous aussi nous sommes deux, nous aussi nos existons, nous aussi nous nous aimons.

Et pour conclure, Pierre prononce la phrase qui depuis quelques jours est devenue une habitude

-« Que diriez-vous d’un petit verre d’alcool pour digérer. »

Sans étonnement Paul voit Pierre se servir. Sans étonnement non plus il l’entend répondre à Marie-France qui lui dit qu’elle ne boit jamais d’alcool,

-« Moi  non plus. Mais un petit verre n’a jamais fait de mal à personne. »

Et levant son verre

-« Et bien trinquons. »

-« A qui ? » demande Paul.

-« Au rapide retour de Claude sur notre île. »

Quatre verres se lèvent, quatre voix prononcent

-« Au retour de Claude … A mon retour ! »

Les verres se cognent, Marie-France regarde Claude dans les yeux un peu plus longtemps que  nécessaire.

Les verres une fois vides et reposés sur la table, Pierre les remplit à nouveau.

-« Vous y prenez goût. » remarque Paul en souriant.

-« Non. » répond Pierre. « Je m’y habitue !

-« C’est pire. »

« On verra  bien. » »

Avec un deuxième verre d’alcool dans le sang, Pierre est détendu, sûr de lui. Il regarde Marie-France en souriant et dit

-« Venez nous voir plus souvent. Nous serons toujours très heureux de vos visites et je suis sûr que vos grands parents aussi en seront contents. »

Marie-France sourit. L’alcool accentue son bonheur, son euphorie. Elle se rapproche de Claude et cherche sa main sous la table.

Paul aussi savoure avec délice cette boisson forte.

Claude, engourdi par la béatitude qui envahit la pièce, répond aux pressions de la main de Marie-France et suit la musique de ses paroles sans en écouter le sens. Il a l’impression qu’elle parle avec Pierre, à moins que ce ne soit avec Paul … Mais cela a si peu d’importance.

Il sent la petite main frémissante qui se blottit dans la sienne. Il boit un petit verre plein de liquide doré, doré comme sa peau  dorée à  la saveur si agréable, si piquante et si douce à la fois. Et brusquement il a envie d’être seul avec elle, loin de ces deux prêtres qui la lui volent.

D’un trait, il vide son verre

-« Il est tard. Je ne voudrais pas vous empêcher de vous coucher. Je vais raccompagner Marie-France pour que ses grands-parents ne s’inquiètent pas. »

-« Vous  avez le temps. »

-« Claude a raison mon père. Evitons à ses grands-parents de s’inquiéter. »

-« Dans ce cas … » Répond Pierre, certain malgré  tout que l’excuse est fausse.

Il regarde les deux jeunes gens se lever et partir, les laissant seuls à leurs solitudes.

-« Dormez-bien mon Père. »

Paul ! Paul me souhaite bonne nuit !

-« Vous aussi, mon Père. Bredouille Pierre.

Mais Paul est déjà dans sa chambre, et Pierre, seul sur la véranda, frissonne.

–  9 –

-« Tu as sommeil ? »

-« Non. Et toi ? »

-« Si on allait se baigner ? »

-« Sur notre plage ? »

Serrés l’un contre l’autre, ils avancent dans la nuit.

-« Et tes grands-parents ?

« Ils ne  s’inquiéteront pas.  Ils savent que je suis avec toi  et que les prêtres nous ont invités à dîner. »

-« Comment ? »

-« Le cuisinier, Mame, est mon cousin. »

« Ils savent. Eux aussi ! »

-« Tu m’aimes ? »

-« Et toi ? »

-« Oui ! »

Mais ce oui n’est pas un  « oui » théâtral, avec des  trémolos dans la voix. C’est un murmure, à peine perceptible auquel Claude ne peut rester insensible.

Il serre Marie-France un peu plus fort dans ses  bras et l’embrasse.

Dans  « leur lagune-piscine », ils se baignent. L’eau est chaude, ils ne se font pas tomber, mais nagent côte, côte en silence.

Ensuite, sur le sable encore chaud, Claude prend Marie-France dans ses bras, et, doucement, fait  glisser son maillot, puis le sien. Et leurs timides baisers, leurs gestes gauches et maladroits deviennent une étreinte passionnée.

Et c’est deux corps  nus, jeunes, beaux, qui s’ébattent maintenant dans la lagune, n’arrivant plus à se passer de cette étreinte qui les unit semble-t-il pour toujours.

Dans le nuit étoilée, ils nagent en silence, s’étreignent, nagent, prennent plaisir à leurs nudités, joignant les caresses de l’eau à celles de leurs mains. Ils n’ont nul  besoin de parler, écoutant la musique du vent, des vagues, des arbres, et des quelques oiseaux de nuit.

Ils sont heureux, merveilleusement heureux.

Et puis …

Le temps passe, la fatigue fait place à l’amour.

Ils se rhabillent et, sans quitter les bras de Claude, Marie-France prend avec lui la direction du village. A pas lents, pour retarder leur séparation, ils avancent dans le petit chemin ensablé. La tête de Marie-France se fait plus lourde sur l’épaule de Claude.

-« Pourquoi pars-tu ? » murmure-t-elle.

Pas de réponse.

-« Tu reviendras ? »

Pas de réponse.

-« Je t’attendrai. »

Et le village est là, ombre parmi les ombres,  bois parmi les bois.

-« Tu m’écriras ? »

Un baiser, un autre  encore plus long. Une étreinte. Encore un baiser. Et, à regret, avec difficulté, Marie-France s’éloigne dans la nuit.

Elle se retourne, fait un geste, repart, se retourne à nouveau et, en courant, disparaît dans la nuit.

Claude, immobile, regarde le village endormi. Pas un bruit ne trouble le silence. Marie- France est partie. Demain il prend l’avion.  Le rêve est fini.

« Je reviendrai bien sûr, mais ce ne sera plus pareil.  J’ai été heureux. Viendra-t-elle me voir à Paris comme elle l’a promis  … Peut-être … Mais demain je pars, je dois monter mon film … Je dois … Je dois … »

Claude n’a plus sommeil. Il a envie,  il a besoin de marcher, de retourner sur la petite plage où, quelques minutes auparavant ils ont été heureux.

« Pourquoi retourner à Paris ? Pourquoi ne pas rester ici. Tout y est si simple …

Mais Claude sait bien que ce qui est simple c’est qu’il ne fait que passer. C’est cela sa vie maintenant. Passer !  Passer à la recherche d’images pour un film, à la recherche du bonheur mais le fuir quand je le trouve de peur qu’il ne devienne une habitude. On m’envie parce que je suis un passant, parce que je voyage, parce que je change continuellement de pays. Et moi j’envie ceux qui  restent. Marie-France dit qu’elle va m’attendre. Mais le fera-t-elle ? Peut-être un jour, une semaine, un mois. Mais après ? Un autre passant viendra et elle attendra encore et encore, elle espérera !

Mais moi, je n’ai plus rien à espérer. Je passe ! »

De nouveau seul sur la plage, Claude s’assied face à l’océan, face à cette lagune lisse mais entourée de vagues noires et grondantes.

CHAPITRE VII

–  1  –

Six heures !

Quel jour sommes nous ? Il s’en va.

D’un bon, Paul se lève.

Il s’en va. Il me laisse. Moi,  qui, comme lui, rêvais d’être un éternel voyageur. C’est lui qui devrait rester. C’est ici sa place, ici, sur cette île avec Marie-France, avec Pierre.

Et  c’est moi qui reste. Moi ! Moi ! Moi !!!!

Six heures !

Samedi déjà. C’est aujourd’hui qu’il part. Et moi qui commençais à m’habituer à lui.

Pierre sort de son lit, se drape dans sa robe de chambre. Je l’aimais bien. Il formait  un beau couple avec Marie-France. Dommage qu’il parte.

S’il était resté notre île aurait été différente. Nous aurions eu des voisins. Des  voisins !

Pierre esquisse un sourire tout en serrant la ceinture de sa robe de chambre.

-« Si vous deviez vivre sur une île déserte, qu’emporteriez-vous   avec vous ? »

-« Des voisins ! »

Et non pas des livres, des haches, des couteaux ou toutes autres stupidités que les écrivains croient nécessaires.

Et maintenant ?

Mais ni Paul, nu sous le paréo chiffonné qui entoure se taille, ,i Pierre, étroitement ficelé dans une trop large robe de chambre, ne veulent imaginer de réponse.

Maintenant ?

Maintenant il n’est pas encore parti. Après le départ de l’avion, on verra si la vie redevient comme avant, ou si … ?

Claude, rasé, douché, habillé, entasse dans son sac et sa valise, ses chemises, ses pantalons, tout ce linge inutile que l’homme civilisé croit nécessaire à sa pudeur.

« Paris. Dans trois jours je serai à Paris. Trois jours de voyage interminable et Paris,  pour la concrétisation de mon travail, de mon film sur les fonds sous-marins de cette île. »

Claude fredonne.

Le passé, le présent, plus rien ne compte. Seul compte  revoir Paris. Pourquoi du reste ? Repartir vers d’autres pays, vers d’autres océans, vers d’autres prêtres ! Vers d’autres Marie-France ?

Et Paris redevient la mère, la maîtresse, la femme, les enfants, le rêve. Le passage obligé pour continuer à vivre !

Encore trois jours ! Et les chemises s’entassent au milieu des chaussettes, des chaussures, du rasoir, du dentifrice.

C’est un petit déjeuner comme les autres, enfin presque comme les autres.

Pierre picore, Paul engouffre, Claude mange. Et le silence, bien sûr.

L’un pense : Il s’en va !

L’autre : Si je pouvais partir !

Le troisième : Je m’en vais !

Et thé, café,  café au lait, passent de la tasse dans la  bouche, de la bouche dans l’estomac.

Des coups d’œil rapides. Des sourires esquissés.

-« Encore un peu de pain ? »

-« Non merci. »

-« Il vous faut des forces pour voyager. »

Voyager !

Lui voyage, mais nous nous restons. Nous restons, mais nous sommes deux !

-« Mon Père, pendant que Claude finit de ranger ses affaires, voulez-vous passer dans mon bureau pour préparer le travail de la journée ? »

-« Inutile. De toutes les façons, il n’y a rien à préparer. Tout est toujours pareil. »

Paul se lève, et sort de la pièce.

Claude se lève à son tour.

-« Excusez-moi mon Père, mais je vais finir de ranger mes affaires. »

Et Pierre, toujours assis,  reste là, prostré.

–  2  –

Par la porte de sa chambre, Claude voit Paul passer et repasser. Finalement, n’y tenant plus, le missionnaire s’arrête

-« Voulez-vous que je vous aide ? »

-« Non merci, mon Père. J’ai presque fini. »

-« Déjà ? »

-« Vous savez, je n’ai pas tellement d’affaires. »

Mais Paul reste là, immobile devant cette porte ouverte.

Amusé, Claude le regarde

-« Si vous voulez entrer, ne vous gênez pas. »

Paul, immobile au pied du lit, regarde Claude ranger, entasser encore et encore ses vêtements.

Par moment, pour justifier sa présence, Paul lui passe un vêtement ou fait une remarque

-« On voit que vous avez l’habitude. »

Et c’est au  tour de Pierre d’être devant la porte. La présence de Paul l’arrête, le fige, mais n’est pas suffisante pour le faire fuir.

Et lui aussi est au pied du lit, lui aussi regarde, lui aussi essaye de parler pour meubler sa gêne.

-« Le temps s’arrange. Je pense que vous ne serez pas trop secoué dans l’avion. »

Claude ferme ses  valises

-« Et voilà ! »

-« Vous êtes en avance. L’avion ne sera pas là avant 11 heures. »

-« Vous avez le temps. Il ne faut même pas une demi-heure pour aller à l’aéroport. »

Les  trois hommes, immobiles, ne savent que faire

-« J’espère que je n’ai rien oublié. »

Claude  tourne dans la pièce pour la cinquième fois, inspectant tous les coins, imité par les deux prêtres qui touchent sans sentir, regardent sans voir.

Claude prend une valise et sort sur la véranda.

Pierre prend l’autre valise et le rejoint.

Paul prend le sac où est rangé le matériel de pêche sous-marine, et se joint à eux.

Valises et sac sont rangés devant la chambre. Claude regarde la forêt, les fleurs.

-« C’est très beau. Vous avez de la chance d’habiter ici. »

Silence.

-« Vous avez été très gentils avec moi et vous m’avez bien aidé. Merci. »

Silence.

-« Je reviendrai. »

Mensonge.

Oui, je reviendrai. Mais plus rien ne sera pareil. Ni moi, ni eux. Ce sera autre chose, d’autres gens, d’autres îles.

Silence.

Ou peut-être répondent-ils ? Mais Claude ne les écoute pas, ne les écoute plus !

« Que c’est long. Que cet avion met du temps à arriver. Paris m’attend. »

-« Je vais aller à l’aéroport. »

-« Déjà ? »

-« Vous avez le temps ! »

-« J’aime être en avance. »

-« Je vous accompagne. »

-« Moi aussi. »

Pierre reprend une  valise, Paul reprend le sac et Claude la dernière valise.

-« Et Mame ? Je voudrais le remercier. Puis-je lui donner quelque chose ? »

-« Donnez-lui dix euros. Ça suffit. »

Claude repose la valise. Pierre repose sa valise, Paul repose le sac.

Pierre appelle

-« Mame ! »

Mame arrive en courant.

-« Mon Père ? »

-« Le vasa s’en va et veut te dire au revoir. »

Claude tend un billet au cuisinier en disant

-« Tenez Mame. Merci et au revoir. »

-« Merci Monsieur. Faites bon voyage. »

« Et voilà. Tout est simple. Tous les adieux devraient être comme ça ! »

Claude reprend sa valise, Pierre la sienne, Paul le sac, et les trois hommes s’engagent sur le petit chemin ensablé.

« Comme il est pressé de partir, de nous quitter.

Marie-France, c’est vrai !  Elle doit l’attendre à l’aéroport. C’est pour ça qu’il veut partir si tôt.

C’est fini. Paul va retourner à la pêche  et je vais encore être seul ! »

Pierre s’essouffle. A côté de lui les deux hommes marchent vite,  trop vite et la valise est lourde, trop lourde.

–  3  –

L’aéroport.

Deux petits baraquements de tôles ondulées, un grand espace de terre battue, mais personne.

Le trio se dirige vers ce qui tient lieu de bar. Mais celui-ci est fermé.

Les trois hommes posent leurs colis dans un coin, à l’ombre.

-« Vos valises ne risquent rien. Allons jusqu’à la plage. Et si vous voulez prendre un dernier bain ? »

-« Je vous remercie. Mais je  n’ai pas envie de me baigner. Plus maintenant. »

Claude regarde autour de lui.

Marie-France ? Non !

« Pourtant j’aurais cru, j’aurais espéré … Mais elle ne viendra pas. A quoi bon du reste. C’est fini, je suis déjà le passé. »

S’adressant à Paul, il dit

-« Vous avez raison. Allons jusqu’à la plage puisqu’elle est au bout de la piste. »

Abandonnant les bagages sous l’ombre protectrice de la tôle ondulée,  les  trois hommes repartent de front en direction de l’océan.

Ils ne parlent pas, car ils ont trop à dire.

La plage. L’océan. Le  vent s’est calmé mais les vagues paraissent toujours aussi fortes.

-« Aujourd’hui encore nous n’aurions pas pu pêcher. »

Claude regarde le prêtre, sourit.

-« Ça n’a plus d’importance. Mon film est fini. Grâce à vous. »

Paul ne dément pas.

-« J’ai fait ce que j’ai pu. La prochaine fois … »

-« Sûrement. » l’interrompt Claude.

« Pourquoi ce perpétuel besoin de se leurrer, de se mentir. Non, je ne reviendrai pas. Je ne reviendrai pas parce que je ne veux pas revenir. Dans trois jours je serai à Paris, Paris où se trouvent ma vie, mon passé et mon avenir. »

Mais, calmement, d’une voix monocorde, Claude continue

-« C’est vrai, il me reste encore beaucoup d’images à filmer. A mon retour nous aurons plus de temps pour explorer  tous les fonds sous-marins que nous avons négligés. »

Paul sourit. Il est heureux. Y croit-il ? Ou fait-il semblant d’y croire ? 

-« Vous serez  toujours le bienvenu à la cure. »

Pierre aussi. Lui aussi, le pessimiste, veut croire, espérer.

« Moi aussi si je restai sur cette île je deviendrai comme eux. Croire à n’importe quel prix, croire l’incroyable simplement pour avoir quelque chose à quoi se raccrocher. »

Claude regarde les deux prêtres, leur sourit et regarde sa montre.

Dix heures. A peine. Encore une heure. Il regarde le ciel. Mais non, rien ! Il regarde  l’aéroport. Et … mais oui, des formes s’agitent.

-« Il y a du monde. Allons voir. »

-« Ce doit être les gardiens. »

-« Ils ont dû ouvrir le bar. Allons boire quelque chose. »

-« Si vous voulez. »

« Oui,  je veux ! Dix minutes de marche pour retourner là-bas, c’est toujours dix minutes de passées ! »

Les trois hommes, sous un soleil de plus en plus chaud, reprennent en sens inverse le chemin qu’ils viennent de parcourir.

Et c’est à nouveau  les baraquements de l’aéroport. Ils entrent dans le bar, s’assoient sur des chaises en fer.

-« Vous voulez boire quelque chose ? » demande Claude.

D’un commun accord, les deux prêtres répondent

-« Non merci. Nous n’avons pas soif. Mais si vous voulez, rien ne vous empêche de boire. »

-« Merci. En fait, moi aussi, je n’ai pas soif. »

Assis tous les trois autour d’une petite table, ils se regardent, se sourient, essayent vainement de rompre un silence tout aussi effrayant que rassurant, un silence qui est leur seul véritable communication.

Ils ne parlent pas, mais ils sont là.  Et seul cela compte !

Ce n’est d’abord qu’un bourdonnement, puis un bruit de moteur et l’avion atterrit.

Ils sont dehors, devant les baraquements, et regardent.

L’avion s’approche, s’arrête, et, avec un grand tremblement, se tait.

De la cabine de pilotage, une vitre s’ouvre, une main apparaît et une voix caverneuse crie

-« C’est pour moi ce comité d’accueil ? »

Le pilote saute à terre et se dirige vers les trois hommes

-« Salut curé,  ça va ? »

Puis s’adressant à Pierre

-« On vous voit pas souvent ici, mon Père. »

Puis regardant Claude

-« Alors, les poissons n’ont pas voulu de vous ? »

Puis, il les entraîne vers le bar, pour boire une bière.

Le pilote est heureux. Il parle, parle, parle, encouragé par ce public muet et attentif. C’est tellement inhabituel. D’habitude ce sont les gens qu’il voit dans ces petites îles qui parlent, comme s’ils parlaient pour une semaine, jusqu’à son prochain voyage.

En attendant  que les indigènes chargent les bagages, il boit une deuxième bière et enfin

-« Allez, le cinéaste, on embarque. »

Les deux prêtres sursautent

-« Déjà ? »

-« Vous  avez encore le temps. »

Mais ils savent que c’est  trop tard. Qu’il est l’heure de partir.

Pierre et Paul suivent le pilote et Claude jusqu’à l’avion.  Ils les regardent monter et disparaître dans la carlingue, ils regardent la porte de fer se fermer … Et c’est  fini !

Les deux prêtres reculent pendant que les bruyants moteurs se mettent en marche.

Ils font de grands gestes, croient apercevoir une réponse derrière les vitres du pilote, puis l’avion s’immobilise, et comme un animal furieux, gronde, s’ébranle, prend de la vitesse encore et encore et décolle.

–  4  –

Et voilà !

Côte à côte les deux missionnaires regardent la masse de fer disparaître dans le ciel.

Pierre regarde Paul et esquisse un sourire. Mais Paul n’a pas envie de sourire.

-« Je rentrerai tard. Très tard. »

Et il tourne le dos au missionnaire vêtu de blanc.

Pierre le regarde s’éloigner.

« Si seulement je pouvais pleurer. Si seulement  je savais encore pleurer ! »

A pas lents, il quitte l’aéroport,  rejoint la plage et, en suivant l’océan, prend le chemin de la cure.

A grands pas, Paul escalade le petit chemin empierré de la colline. Sous ses pieds les pierres roulent, roulent, roulent … Brusquement il glisse, tombe, jure, se relève et repart.

Assisse sur le sable, face à « leur mini-lagune », Marie-France fixe dans le ciel un point invisible où, il y a quelques minutes,  le petit avion disparaissait.

Et Claude ?

Assis à côté du pilote, il pense à demain !