Les Jean Jean

Moi c’est Jean Paul, lui Jean Pierre. Mais toute notre enfance on nous a appelé « Les Jean-Jean ». Pourtant, malgré notre similitude physique nous sommes différents. Ma grand-mère, que je n’aimais pas, ne se gênait pas pour dire à notre mère

-« Je trouve Jean Pierre plus intelligent. » 

Toute notre scolarité, nous l’avons passée côte à côte, et nos camarades de classes nous trouvaient trop renfermés sur nous-même pour essayer d’avoir des rapports amicaux avec nous. Aussi, de cette période, nous n’avons gardé aucun contact avec des jeunes de notre âge.

Ma mère avait pris l’habitude de nous habiller de la même façon, entassant tous nos vêtements dans une même armoire. A l’âge de dix ans, ou peut-être douze je ne sais plus, j’en ai eu assez de cette ressemblance vestimentaire et, profitant de courses dans un magasin de vêtements où nous devions acheter de nouvelles chemises, j’en vole une rouge vif. Personne ne s’aperçoit de mon larcin, mais je ne sais comment faire pour la cacher.

Par facilité je la range dans notre unique armoire, prenant bien soin de la cacher sous une pile d’autres chemises. Bien entendu ma mère s’en rend compte très vite, mais au lieu de se mettre en colère comme je le craignais, elle se contente de la donner à mon double me laissant une des grises qu’elle nous avait initialement prévues.

J’ai trouvé ça injuste, et, ce jour là, je décide que ce sosie doit disparaître coute que coute, et que, s’il le faut, je m’en chargerais moi-même !

Quand il a commencé ses études de philosophie, au lieu de lire Platon comme lui, je dévore des romans policiers à la recherche du crime  parfait.

Mon excuse, je voulais écrire et la littérature policière se vend bien.

Jusque là tout a été facile, mais maintenant il me faut agir. Car, si sur le papier tout est simple, dans la réalité, ça l’est moins. Et la police est efficace malgré ce qu’en disent les romans et je ne voulais pas finir ma vie en prison.

Un accident me paraît le plus crédible mais comment le provoquer.

Donc, sans aller jusqu’au meurtre, j’envisage dans un premier temps de me présenter à sa place à un examen de philosophie et, pour le discréditer, de rendre une copie vierge. Mais ça n’a pas marché. Ses professeurs, surpris par son courage, ont reconnu que le sujet ne méritait pas d’autres réponses et ont salué son intelligence.

J’en reviens donc à ma première idée, maquiller son meurtre en accident.

C’est cette recherche d’un accident crédible qui m’amène aussi à écrire ma première nouvelle.

Bien entendu je ne suis pas vraiment responsable de l’accident, mais par jeu ou vengeance serait plus juste, j’imagine ma grand-mère fautive.

Lors d’une promenade sur les bords d’une falaise surplombant l’océan, son chapeau s’envole et nous nous précipitons pour le récupérer. J’arrive à l’attraper le premier et le renvoie à cet autre, persuadé qu’elle préférera que ce soit lui qui le lui rapporte. Mais, comme je le renvoie, volontairement, au dessus du précipice, en essayant de l’attraper à son tour, il glisse et tombe, le chapeau à la main, s’écrasant sur les rochers une centaine de mètres plus bas. Bien entendu ma grand-mère ne supporte pas cet accident qui la prive de son petit fils préféré, mais trop attristée par sa mort et la perte de son chapeau, elle oublie que c’est moi qui ai attrapé le chapeau en premier avant de le lui renvoyer.

J’écris donc cette nouvelle et l’envoie dans une maison d’édition que j’ai sélectionnée au hasard. A ma grande surprise, quelques semaines plus tard je suis convoqué dans les bureaux de l’éditeur qui me reçoit chaleureusement en me confirmant qu’il va bien entendu éditer ma nouvelle dans une de ses revues et me félicite de la présenter sous un pseudonyme, même si ce n’est qu’un changement de prénom,  car ajoute-il, connaissant mon parcours en philosophie par un de ses amis professeur à la Sorbonne, il ne serait pas souhaitable que j’apparaisse comme un vulgaire écrivain de romans policiers.

Ma nouvelle paraît donc, signée de mon nom, mais grâce à l’autre, le philosophe !  

Mes parents sont très fiers de ce premier succès, mais ma grand-mère trouve l’histoire vulgaire et ne se gêne pas pour me le faire savoir. Quant à l’autre, comme j’ai pris l’habitude de l’appeler, puisque pour l’instant je ne suis arrivé à le tuer que littérairement, il ne prend même pas le temps de la lire.

Il me faut donc trouver autre chose, quelles qu’en soient les conséquences, car cette situation me devient de plus en plus insupportable.

J’envisage tout, des situations les plus invraisemblables aux plus simples, mais c’est toujours l’invraisemblable qui revient.

Et, celle que je préfère, est l’histoire où, ne supportant pas de voir mon reflet quand il se rase le matin, mon autre prend un marteau et brise le miroir. Mais, en tombant, les éclats de verres le blessent gravement et il reste là, inconscient, se vidant lentement de son sang.

Cette histoire me satisfait au point que je décide, pour être sûr qu’elle soit crédible, de l’expérimenter par moi-même. Effectivement, le miroir se brise et les éclats de verres, en tombant, me blessent en plusieurs endroits. …

Et c’est moi qui meurs, lui laissant un prénom, le sien, et un pseudonyme, le mien.

Aujourd’hui je suis reconnu comme chercheur en philosophie à la Sorbonne et auteur de romans policier à succès et mes amis m’appelle familièrement « Jean-Jean ».