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Claudia.

Je m’appelle Claudia.

Mes parents sont restaurateurs, mon père d’origine italienne par son grand père, venu s’installer au début de la 2° guerre mondiale après la mort de ses parents. Il n’a pas gardé de contact avec ses cousins mais a tenu cependant à transmettre sa langue maternelle à sa famille et mon père a conservé cette tradition. Ma mère est canadienne et grâce à elle je parle aussi français, puisque nous habitons à Québec, et anglais deuxième langue officielle du Canada. Et j’ai passé toute mon enfance dans la ville de Québec.

Aujourd’hui j’ai besoin de découvrir ce monde que je connais grâce à internet et la télévision. Mes parents, trop occupés par leur restaurant, n’ont pas pris le temps de nous faire voyager mon frère et moi.

Lui, l’aîné, est déjà parti s’installer à New York où il travaille comme libraire.

Moi je suis plus attirée par l’Europe, la « vieille Europe » comme on dit chez nous.

 Un de mes rêves d’enfant était de découvrir des pays comme l’Espagne, la France, l’Italie surtout puisque je parle couramment italien.

Y vivre, je ne sais pas.

Peut-être Venise que j’ai l’impression de connaître, grâce aux films et aux documentaires qui se sont tournés dans ces décors.

Mes parents ont tout fait pour m’empêcher de partir.

Mais j’ai 20 ans, un âge où l’on se considère comme une adulte capable de se débrouiller seule.

Je travaille comme serveuse dans leur restaurant plusieurs mois pour économiser l’argent de mon voyage et de quoi survivre en attendant de trouver de petits boulots.

Mon père est triste de me voir partir. Nous avons toujours eu des rapports particuliers. Il a d’abord été mon prince charmant avant de devenir mon modèle, puis mon complice, mon ami.

Pour ma mère c’est différent.

Je l’aime, elle m’aime mais nous ne nous comprenons pas.

Avec mon frère c’est autre chose. C’est son petit garçon, son bébé.

Je me demande encore si elle m’en veut de mes rapports avec mon père, mais aujourd’hui cela n’a plus d’importance.

Je serai toujours présente pour elle en cas de besoin.

Mais sans plus.

Souriant, je me dis que je ne l’imposerai pas comme à ma future famille.

Oubliée donc les caricatures de la belle mère qui veut tout diriger et que personne ne supporte, puisqu’elle ne sera pas présente.

Très drôle.

Je me prépare à partir seule, à l’aventure, et je pense mariage, famille.

Bizarre comme pensée à ce moment de ma vie.

Probablement parce que vais quitter mon père, symbole pour moi de la famille exemplaire que j’aimerais construire plus tard.

Mais pour l’instant, l’Europe m’attend.

Rome. Première étape où je trouve facilement une chambre dans une auberge de jeunesse.

Une fois installée, bien qu’encore troublée par le décalage horaire, je pars arpenter les rues environnantes, histoire de me familiariser avec ce nouvel environnement si différent du mien.

D’abord le beau temps, la chaleur alors que nous venons, à Québec, tout juste de sortir de l’hiver.

Puis cette architecture impressionnante que je n’avais vue qu’en photos, mais dont mon père m’avait  souvent parlée car il y était allé avec ma mère en voyage de noce.

J’ai du mal à croire que ces maisons de la vieille ville ne soient pas que des décors comme elles sont utilisées dans les films. Surtout le Colisée et le Forum Romain que nous aurions considéré au Québec comme des ruines tenant à peine debout.

Mais moi aussi je  tiens à peine debout et retourne à l’hôtel pour récupérer du décalage horaire afin de profiter pleinement de ma nouvelle vie de voyageur errant.

Dépliant touristique en main je me promène dans Rome, la tête en l’air le plus souvent pour regarder, – détailler serait plus précis -, une façade d’immeuble, une sculpture, une fontaine – la fameuse Fontaine de Trevi où Anita Ekberg et Marcello Mastroianni s’embrassent dans un film de Federico Fellini – et tant d’autres monuments que je croyais être des images inventées pour les contes de fée dont je raffolais dans mon enfance.

Du coup, je ne peux m’empêcher de faire un « selfie » pour mon père me montrant devant le Fontaine avec pour tout commentaire « Bientôt mon tour ».

Je sais qu’il comprendra car c’est lui qui m’a amenée, contre l’avis de ma mère, voir « la Dolce Vita » de Fellini, me faisant rêver d’être actrice un jour.

Je suis à Rome, cité du cinéma italien et cela réveille ce vieux souvenir que je croyais oublié.

Je me retrouve donc figurante dans un western.

Je ne me voyais pas faire du cinéma comme ça. Enfin pas comme une vulgaire figurante, amenée à attendre plus qu’à agir et à regarder la vedette féminine que j’aurais aimer être, sourire, rire, embrasser le comédien qui m’a fait rêver dans le rôle de super héros de je ne sais plus quel film.

C’est là que je rencontre Carlo, assistant stagiaire en charge des figurants. C’est lui qui m’explique que notre rôle est d’attendre calmement que l’on nous appelle pour nous indiquer ce qu’on doit faire, sachant que la plupart du temps nous ne serons que des silhouettes destinées à animer les décors en carton pâte où nous tournons.

Mon contrat est de trois jours et je considère que je suis bien payée par rapport à mon travail de serveuse dans le restaurant de mes parents.

C’est durant ces trois jours que Carlo et moi avons sympathisé.

Nous avons même convenu de nous revoir.

Nous nous retrouvons un soir pour manger une pizza.

Quoi de plus normal à Rome.

Je lui raconte mon désir de voyager, de connaître le monde.

Lui m’explique qu’il en a aussi envie et que le cinéma est le métier qui lui paraît le mieux répondre à cette passion.

Il est né à Limoges et est venu très tôt s’installer à Paris pour suivre des études de cinéma.

Ensuite, devant la difficulté de trouver du travail en France, il a décidé de venir tenter sa chance à Rome.

Là aussi c’est difficile mais il arrive à survivre.

Il propose de me trouver d’autres figurations, m’évitant ainsi d’aller frapper aux portes des agents.

Nous nous retrouvons souvent le soir après nos tournages respectifs et le plus naturellement du monde nous devenons amants.

Ici tout est simple.

Pas de parents pour me demander où je passe mes journées (et je ne parle pas de mes nuits).

Progressivement je convaincs Carlo de partir avec moi à la fin de son tournage, pour l’Espagne cette fois où l’on pourra aussi trouver du travail dans ce métier qu’il m’a fait aimer.

D’abord réticent il met en avant le fait que ni l’un ni l’autre ne parlons espagnol, mais il m’est facile de lui rappeler que, de toutes les façons, seul l’anglais, devenue langue internationale, compte, puisque de plus en plus de films se tournent en anglais.

C’est comme ça que nous nous retrouvons à Marbella sur un tournage où un de ses amis est 1°assistant.

Moi ils m’ont trouvé un poste de secrétaire en charge de rédiger et distribuer chaque jour le plan de travail du lendemain. Pas très compliqué mais ce travail doit se faire en fin de journée ce qui entraîne des horaires décalés avec Carlo qui lui, au contraire, doit arriver très tôt sur le plateau pour s’assurer que tout est en place pour la journée de tournage.

« Pas encore mariés et déjà des horaires de vieux couples ».

Nous nous amusons à utiliser cette formule, mais en fait nous en souffrons l’un et l’autre.

Le  tournage est une grosse production américaine qui emploie énormément de techniciens d’où une gestion assez compliquée.

Quant aux vedettes, on doit les considérer comme des stars et ne pas les importuner avec nos « petits problèmes » techniques.

Je regrette l’ambiance du premier tournage à Rome, plus artisanal, où nous formions une équipe et étions tous solidaires pour réussir un bon film.

Là j’ai l’impression d’être dans un supermarché débordant de marchandises dont les vendeurs ne s’occupent que de leurs produits.

Je dois reconnaître que les résultats sont efficaces mais sans contacts humains.

Quant aux stars (comme on nous demande de les appeler) je ne suis même pas sûre qu’ils nous remarquent. Nous sommes les ouvriers d’une énorme fourmilière où chacun a sa place et doit y rester.

Je ne suis pas à l’aise dans cette atmosphère et quand j’essaie d’en parler à Carlo sa réponse est toujours la même

  • « Oui, mais on est bien payés. »

Je suis déçue.

Je croyais qu’il aimait ce métier et qu’il voulait le faire par passion.

Du coup je crains qu’il ne supporte pas les périodes d’attente entre deux tournages et que jamais il n’ait le courage de se lancer dans sa propre réalisation.

J’en ai pourtant rêvé et, sans lui en parler, j’ai même commencé l’écriture du scénario que je rêve de développer avec lui.

Mais nos rapports se détériorent.

Il ne cache pas non plus de son attirance pour une jeune comédienne – trois phrases dans le film sur lequel nous travaillons – en qui il croit voir une nouvelle star.

A la fin du tournage, sans attendre qu’il me trompe avec elle, je pars en Islande pour retrouver un climat proche de celui de mon enfance, fuyant ainsi la chaleur étouffante du sud de l’Espagne.

En cadeau de rupture je lui laisse mes notes du scénario que j’aurais aimé écrire avec lui.

Il ne comprend pas mais ne fait rien pour me retenir.

Par contre ces notes que j’ai rédigées pour lui m’ont donnée envie d’écrire.

Je ne me sens pas capable – enfin pas encore – d’écrire un roman.

Trop long.

Un scenario me permet de raconter une histoire, de décrire une atmosphère qu’un réalisateur pourra faire exister.

Mon travail de secrétaire m’a formé à décortiquer les scenarii des autres, et donné l’envie de tenter ma chance.

Actuellement, je ne connais pas de réalisateur ni de producteur à qui je pourrais le soumettre, mais la vie est faite de rencontres et je ne suis pas timide. D’autres l’ont bien fait, pourquoi pas moi.

Mes voyages seront les décors de mes histoires qui commenceront toutes par : « Tu m’aimes ? », éternelle question de la vie à deux.

Quand j’étais petite il m’est arrivé plusieurs fois d’entendre ma mère poser cette question à mon père.

Je ne comprenais pas pourquoi, puisqu’ils étaient mariés mais je n’ai jamais osé leur poser la question.

Aujourd’hui, c’est moi qui aurais dû la poser à Carlo avant de nous entraîner dans une aventure sans lendemain.

Il y en aura probablement d’autres avant que je rencontre enfin l’homme de ma vie.

Pour l’instant, j’atterris à l’aéroport islandais de Reykjavik, vaste étendue de lave noire.

J’ai feuilleté un livre de photos, et c’est cette multitude d’images qui m’a fascinée. Volcans, lacs fumants, montagnes enneigées, glaciers et bien sûr, les aurores boréales.

J’en ai déjà vues au Québec, mais jamais de cette dimension, de cette intensité.

N’ayant pas de voiture, ni envie d’en louer une, je prends l’option de m’inscrire pour une visite touristique avec guide.

Mais me retrouver dans un car entassé de vacanciers du troisième âge me déprime et me fatigue, car ils parlent fort, pour ne dire que des banalités. J’en arrive presque à regretter l’absence de Carlo.

Je n’ai pas encore l’âge de ce genre de tourisme et je doute de l’apprécier un jour.

Là je me sens seule, incapable de profiter des paysages et insensible aux explications que donne le guide, qui, du reste, ne s’intéresse pas à moi ayant très vite compris que je ne lui laisserai pas un gros pourboire.

La vie à deux me manque.

Les couples de retraités me paraissent complices, réagissant de façon identique.

Je me sens seule, peu désireuse de répondre à leurs sourires bienveillants.

Il est évident qu’ils se demandent ce que je fais là.

Un gros monsieur essaie d’engager la conversation, vite interrompu par la voix revêche de femme.

Au regard qu’elle me lance, je sens toute la frustration qu’a été sa vie.

Mariée trop tôt, elle n’a jamais été heureuse.

J’imagine cette scène comme le début d’un scénario, où, dans un décor sublime, fatigué de trop de regrets, il quitte sa femme pour partir avec une jeune touriste.

Mais en le regardant plus attentivement, je ne trouve rien en lui qui puisse me faire rêver comme dans les films où ce rôle serait interprété par un comédien plein de charme.

Tout ce que j’obtiens en retour est le regard assassin de sa femme, suivi d’un léger haussement d’excuse de mon admirateur.

J’hésite entre amusement et tristesse.

Jamais dans mon enfance je n’ai été confrontée à ce genre de situation, mes parents étaient complices, prévenants, sociables avec les autres.

Peut-être le fait de recevoir et servir des clients tous les jours a développé chez eux ce coté bienveillant, mais il m’a toujours paru naturel.

Comment aurions-nous été Carlo et moi au moment de notre retraite ? Charmeur par nature, il ne sait pas résister à un sourire et n’aurait certainement pas hésité à me tromper.

Plus vieille, aurais-je eu le courage de le quitter ?

Heureusement le problème ne se pose plus.

De retour à l’hôtel, je n’ai qu’une envie, fuir cette ambiance de colonie de vacances du troisième âge.

L’île est belle, j’y reviendrai peut-être accompagnée de mon mari et mes enfants. En attendant, je profite de ce séjour pour visiter la ville, m’imprégnant de ces paysages glacés aux maisons colorées.

Alors que j’erre sur le port en mangeant un sandwich, je croise le couple dont le mari a essayé de communiquer avec moi.

Il fait semblant de ne pas me reconnaître, mais c’est elle qui s’approche de moi.

–    « Vous êtes écrivain ? »

–    «  Pardon ? »

–    « Je vous ai vu écrire dans le bus. »

–    « Je prenais des notes pour un scénario. »

  • « Moi aussi j’aurais aimé écrire. Mais quand on a un mari manutentionnaire il faut bien gagner sa vie. »

Sordide.

Et elle s’en va, souriante, l’entraînant derrière elle.

Triste, je poursuis ma promenade solitaire.

Ma place n’est pas ici.

Ce n’est pas comme ça que j’envisage de voyager.

Ce qui devait être un plaisir, devient une corvée.

Profitant de mes billets d’avion open, je repars le lendemain pour Copenhague. Je sais que ce qui m’attend ne sera pas différent mais au moins je verrai la petite sirène et le port avec ses superbes voiliers en bois.

C’est à peu prés tout ce que j’ai retenu des dépliants touristiques.

Je croyais être faite pour l’aventure, les voyages, mais je commence à avoir des doutes.

De ce voyage je n’ai pas de bons souvenirs.

Même mes économies en ont souffert.

Je décide donc de retourner en Italie où j’espère retrouver du travail à Cinécita.

Mais les temps sont durs.

Quelques figurations mal payées, des remplacements de secrétaires, de serveuses à la cantine.

Tout cela est bien loin de mes rêves.

J’essaie de proposer mon scenario dans des maisons de productions qui me font toujours la même réponse : « Merci. On vous écrira. »

Bien entendu il n’y a jamais de réponses mais je ne suis pas sûre d’en attendre.

Dans le bureau d’une production, je retrouve Carlo.

Charmant comme toujours, mais nous n’avons plus rien à nous dire, ni même l’envie de nous revoir.

Il travaille comme régisseur sur un film intimiste, donc sans figurants.

Il ne peut pourtant pas s’empêcher de me dire que son amie, la comédienne dont j’étais jalouse, joue un des rôles principaux.

Je vois à son regard qu’il veut me faire comprendre qu’il a eu raison de la choisir elle, puisque moi j’en suis encore à chercher de la figuration.

Furieuse dans un premier temps, j’en suis pourtant attristée.

Il n’a pas grandi. Il restera toujours celui qui ne peut s’empêcher de vivre dans l’ombre des autres, sans jamais chercher à exister par lui-même.

Avant de le quitter je lui demande s’il a fait quelque chose des notes du scénario que nous devions écrire ensemble.

Il me regarde sans comprendre, me faisant clairement comprendre qu’il les a jetées sans les lire.

Je suis désespérée.

J’ai envie de retourner me ressourcer auprès de ma famille, malgré ce sentiment d’échec que je ne pourrai pas leur cacher.

Je m’impose pourtant une dernière démarche, sans conviction.

Comme je dépose mon scénario à une secrétaire indifférente, il sort d’un bureau, me regarde

  • «  Vous étiez dans mon dernier film La Nuit La plus longue ? »

Je le regarde étonnée, reconnaissant immédiatement le comédien principal d’un film dans lequel j’avais fait de la figuration.

  • « J’étais à l’avant première avant hier. Ils ont gardé un très beau plan de vous. »
  • « Je n’étais que figurante. »
  • « Il y a un début à tout. Qu’est-ce que vous faites là ? »
  • « Je dépose un scénario. »
  • « Donnez le moi. Je vous dirai ce que j’en pense. »

Et avant de partir avec mon texte

  • « Rendez-vous à mon hôtel demain vers 19 heures. Claudine vous donnera l’adresse.»

Surprise la secrétaire me demande

–    « Vous le connaissez ? »

–    « Pas encore. »

–  « Il vient de signer le premier rôle de la série que nous allons produire. »

Et elle enchaîne avec un clin d’œil

  • «  Bonne soirée. »

Sa remarque m’angoisse.

Dois-je aller à ce rendez-vous ?

Il a une vingtaine d’années de plus que moi, et je ne peux m’empêcher de penser à la fameuse formule de « promotion canapé ».

En plus de sa réputation de séducteur il a à son palmarès plusieurs divorces avec des mannequins plus sexy les unes que les autres.

Le lendemain, à l’heure dite, il est  installé au bar de l’hôtel, m’attendant devant une coupe de champagne.

Dés qu’il me voit, il se lève, me fait signe de le rejoindre.

  • «  J’ai lu votre texte. Du potentiel mais il y a encore beaucoup de travail. »

Et tout de suite, il enchaîne

  • «  Un verre de champagne ? »

En attendant que je sois servie, il  enchaîne.

  • «  Par contre, le gros défaut est qu’il n’y a pas de rôle pour moi. »

La soirée se déroule agréablement dans le restaurant de l’hôtel où il a retenu une table, chacun de nous racontant son parcours.

Américain d’origine il végétait dans ce métier avant qu’il n’ait le courage de venir tenter sa chance en Italie. Là son physique, considéré comme banal à Hollywood, lui a ouvert les portes.

Aujourd’hui il est un  comédien reconnu. Et il termine en disant

  • «  Je compte sur vous pour retravailler votre scenario. Et s’il me plaît, je le    transmettrai à mon ami,  le producteur de ma nouvelle série. »

Je lui suis reconnaissante qu’il n’ait pas demandé à ce que je l’accompagne dans sa chambre, ne sachant pas comment j’aurai réagi.

Les jours suivants j’écris encore et encore.

La trame est devenue l’errance d’un homme de pays en pays, à la recherche de son identité. 

Cela me trouble de décrire des sentiments masculins, mais j’imagine que, hors du sexe, ils ne sont pas très différents de ceux des femmes, surtout pour les problèmes sentimentaux.

Là, en Islande, il rencontre une jeune fille et une histoire d’amour naît entre eux. Pas une histoire banale, mais celle de deux êtres blessés par la vie qui cherchent dans leurs voyages une réponse à leurs problèmes métaphysiques.

Il aime, en parle à son producteur, tout devient facile et n’ai plus qu’à écrire mon scénario.

Je ne sais pas comment Carlo est au courant, mais il vient m’expliquer qu’il m’aime toujours, que sa comédienne n’est qu’une petite arriviste sans avenir et qu’il veut reprendre notre vie commune.

Je m’étais trompée sur lui.

Dire que j’avais envisagé un avenir avec cet homme me rend triste.

Peut-être serais-je devenue comme la touriste rencontrée en Islande, déçue, aigrie, méchante pour survivre.

Les personnages de mon scénario n’ont bien entendu rien à voir avec ça, mais cela me permet d’imaginer une autre scène, la rencontre avec ce couple qu’ils auraient pu être s’ils n’avaient pas eu le courage de quitter leurs racines pour en créer de nouvelles ailleurs.

Le producteur me présente aussi l’équipe de scénaristes en charge du feuilleton où ma future vedette interprète le premier rôle.

Un rôle de méchant, si différent de son tempérament.

Par contre, ce qui me frappe le plus c’est la façon de travailler de cette équipe de scénaristes.

Pour moi, écrire un scénario c’est se mettre devant un ordinateur pour écrire une histoire.

Là, il s’agit de se rencontrer trois heures par jour et laisser son imagination soumettre des idées qui sont immédiatement déformées par les autres scénaristes et transformées pour en susciter une autre et encore une autre.

La boîte à idées comme ils l’appellent. Idées ensuite reprises par le scénariste principal qui rédige le scénario qu’il signera sous son seul nom.

Cette façon de travailler ne me plaît pas, mais me nourrit en attendant que mon scénario soit acheté.

Et puis, j’ai une position particulière dans le groupe, les ragots ayant vite rapportés que j’étais la protégée – donc la maîtresse – de la star du film.

Cela m’amuse mais me laisse indifférente, si ce n’est que les garçons n’osent pas m’inviter et les filles me méprisent jalouses de ce qu’elles croient être l’éternelle « promotion canapé » dont elles rêvent.

Moi, je cherche l’amour, le véritable amour et non des aventures.

Bob, de son vrai nom Robert, reste chaleureux, amical, me demandant régulièrement des nouvelles de l’écriture du scénario.

Il n’a jamais aucun geste déplacé. Je crois que je ne l’attire pas, cela me vexe.

Aussi, par vengeance, je l’imagine en homosexuel. Cela change légèrement la trame de mon sujet, car sa rencontre en Islande devient une révélation, tant sexuelle que sentimentale.

Lui qui se cherche, qui fuit, trouve enfin le grand amour, une raison d’être, la reconnaissance de soi, avec un homme plus jeune que lui prénommé Bill.

Avant il était  méprisé, rejeté, maintenant il est fort, admiré, aimé.

Mais j’ai peur de raconter cette nouvelle version à Bob.

Il me regarde fixement avant de me dire

  • « Intéressant. »

C’est là que je comprends que j’ai trouvé mon vrai métier.

A partir de là, tout est facile.

Les scènes s’enchaînent d’elles mêmes. Mon personnage visite l’Islande en car, comme je l’ai fait, et le guide débite les mêmes inepties. Pourtant, à la fin de la journée, mon personnage qui s’appelle aussi Bob – lui aussi puisque sans l’avoir vraiment décidé j’utilise toujours ce même prénom pour son personnage – donne un bon pourboire au guide et lui demande

–     « On peut se revoir ? »

–     « J’allais vous poser la même question. »

Le coup de foudre est immédiat, ils l’ont senti l’un et l’autre et ne s’en cachent pas.

En aurait-il été autant si c’était un homme et une femme de vingt ans de moins que lui ?

J’en doute.

Il aurait fallu une période de minauderies, de coquetterie, de séduction. Ensuite l’histoire d’amour aurait pu commencer.

Ce n’est pas une histoire de sexe, simplement une connivence, une complicité face à l’incompréhension des autres.

Le guide, Bill, américain mais de mère islandaise, a passé son enfance en Islande où travaillait son père. Il y est resté et il travaille maintenant comme guide, malgré le désir de son père de l’amener aux Etat Unis.

Ils visitent l’île, Bill faisant découvrir à Bob les lieux de son enfance.

Bob aussi lui raconte son enfance en Arizona, les déserts rouges, alors qu’ils contemplent un volcan noir, tout en barbotant dans un trou d’eau chaude.

Mon histoire avance bien, les prochaines étapes étant l’Italie et l’Espagne avant que je puisse partir à la découverte d’autres décors pour compléter mon récit.

Parallèlement le scénario de la série se clarifie, les idées, plus farfelues les unes que les autres, arrivent à s’emboîter et à donner à l’auteur en titre la matière du scenario.

Mais je suis déçue par son manque d’imagination.

Peut-être que dans les séries cette collaboration est nécessaire pour développer les rebondissements qui évitent lassitude et ennui.

Moi je me sens bien dans l’écriture de mon scénario.

C’est mon sujet, mon histoire, mon œuvre.

Grand mot mais j’ai trop galéré pour ne pas me prendre un peu au sérieux.

Bob est content de mon travail.

Du coup, son ami producteur me paie une avance et me dispense de perdre mon temps sur les recherches d’idées de la série.

Je soupçonne aussi l’équipe de scénaristes d’avoir fortement suggéré mon départ, me considérant comme l’espionne de Bob et non une collaboratrice.

Nous prenons l’habitude dîner ensemble un soir ou deux par semaine, et tout naturellement je deviens sa confidente.

Il a besoin de se confier sur sa vie aux Etats Unis, sachant que je m’en inspire.

L’anglais est redevenu pour moi une deuxième langue, comme c’était le cas pour l’italien, la langue maternelle de mon père. Mais comme l’anglais est aussi officiellement la deuxième langue du Québec je le parlais déjà  couramment. Et quand j’aidais mes parents comme serveuse, c’est moi qui m’occupais des étrangers, américains ou anglais pour la plupart.

Je suis toujours inquiète de lui raconter la tournure que prend son personnage, si loin des rôles de séducteur qu’il est habité à interpréter.

Mais il me rassure en riant, m‘assurant que ce personnage sera considéré comme un contre emploi, donc susceptible de lui décrocher un prix d’interprétation.

Soulagée, je lui parle de mon idée de voyages pour améliorer mes connaissances des futurs lieux de tournage, et plus particulièrement du site de Petra en Jordanie dont je viens de découvrir des images impressionnantes dans un documentaire.

A mon grand étonnement il trouve l’idée très bonne et propose de m’accompagner

  •  « Je viens d’accepter d’être le réalisateur de ton sujet et je crois important de participer aux repérages. A moins, bien sûr, que tu n’aies un amoureux pour t’accompagner »
  • « Tu sais très bien que je vis seule. »
  • « Je serai donc ton chevalier servant. »
  • « Ce n’est pas ton personnage. »
  • « Exact. Mais comme tu as tendance à t’inspirer de tes rencontres, je veux éviter les surprises de dernier moment. »

C’est comme ça que nous nous retrouvons tous les deux à Pétra.

Trop de touristes, mais superbe.

Il est enchanté par mon idée, élaborant déjà les plans qu’il pourra faire.

De mon côté j’imagine très bien mes personnages marchant sur les traces des Nabatéens, et, Bob expliquant à Bill la civilisation disparue de ce peuple.

Bill est fasciné, débordant de joie. Il le fait savoir aux touristes présents, s’attirant ainsi leur sympathie.

Bob est jaloux, ce qui provoque notre première dispute

  • « C’est pour ça que j’ai voulu t’accompagner. C’est moi le personnage       important et non ton Bill à qui tu portes trop d’attention. On dirait que tu es amoureuse de lui. »

J’éclate de rire

  • « Jaloux ? »
  • « Et alors ? »

Décidément nous sommes devenus un vieux couple, nous disputant pour un personnage imaginaire dont nous nous croyons tous les deux amoureux.

Ce doit être ça la création.

Cette dispute n’est que passagère, trop fascinés l’un et l’autre par la beauté des paysages et tout ce qu’ils évoquent.

Il s’imagine tour à tour en Moïse, Indiana Jones, Lawrence d’Arabie jusqu’à que je lui rappelle qu’il ne sera que Bob, un homme d’une quarantaine d’années, amoureux pour la première fois de sa vie.

Mais son amour concernera un beau jeune homme de vingt ans d’où le malaise de son personnage.

Pour corser l’histoire, j’imagine leur retour en Europe où Bill, après ce voyage initiatique, considère Bob comme un mentor trop envahissant.

Il reprend alors sa liberté pour vivre avec une jeune guide rencontrée en Pologne.

Bob n’aime pas cette fin et me suggère une scène où victime d’un accident il meurt, laissant Bill inconsolable.

Cette fin mélodramatique lui plaît, car il pense qu’elle est susceptible de faire pleurer son public.

J’arrive pourtant à le convaincre que, lui l’invincible, le pygmalion, ne peut mourir d’une vulgaire chute du sommet d’un temple Nabatéen.

Je suggère donc une dispute et Bill, écrasé par ce personnage trop envahissant, le pousse, le faisant tomber du sommet d’un temple. Il ne meurt pas et prend conscience de l’absurdité de son amour, non du fait qu’il aime un jeune garçon mais qu’il est trop vieux pour lui imposer sa vision de la vie et l’entraîner dans ces voyages, rêves de jeunesse d’enfant pauvre.

Pris de remord Bill le soigne et ils s’installent à Venise pour vivre tranquillement dans un décor de rêve comme ils en ont visité au début de leur idylle.

Je ne suis pas vraiment convaincue de la fin de mon histoire, mais Bob est content, son producteur aussi.

Cette expérience me fait gagner beaucoup d’argent mais ne me satisfait pas.

Je m’en ouvre à Bob qui rit en disant

  • « Contente-toi de prendre l’argent et ne te plains pas. Beaucoup de scénaristes aimeraient être à ta place. »

Depuis nous nous voyons moins.

Je lis dans la presse qu’il va se marier avec la nouvelle Miss Univers, probablement pour prévenir les critiques sur son prochain rôle d’homosexuel.

Je comprends mais suis déçue.

Nous étions complices et notre amitié était sincère.

Me serais-je trompée sur lui ? Ou, comme beaucoup de comédiens, serait-il influencé par son producteur trouvant que ce rôle de contre emploi servira la commercialisation du film ?

Mais le servira-t-il, lui ? Je m’en veux d’être à l’origine de cette idée.

Je me remets au travail, cherchant un nouveau sujet à la hauteur de son talent.

Bob, avec son troisième mariage et le tournage de son feuilleton est beaucoup moins disponible.

Je me retrouve donc seule devant mon ordinateur.

Progressivement, ce qui devait être la base d’un scénario, devient celle d’’un roman. Je peux laisser mon imagination créer ses personnages et les faire vivre. Aucun interprète ne viendra me faire changer la façon d’agir ou de penser de mes héros.

Il est vrai par contre que les éditeurs peuvent accepter ou refuser mon roman, mais j’en serai seule responsable.

J’avais oublié la solitude devant la feuille blanche et n’ayant personne avec qui parler de mon projet je ne me sens pas vraiment motivée. Bob me manque et je ne peux m’empêcher de parler de lui dans ce que j’appelle déjà, pompeusement, mon roman.

Maintenant je ne le vois plus comme un homosexuel refoulé, mais comme un enfant toujours à la recherche de sa mère.

Ce ne sont pas les mannequins qu’il épouse qui la remplacent, mais cela lui donne une impression de liberté, d’exister.

Le tournage du feuilleton se termine et celui de mon film commence.

Bob a la délicatesse de m’inviter pour le premier jour de tournage qui se déroule à Venise, lieu touristique incontournable.

Là, je découvre avec stupeur que Carlo est premier assistant.

Comme je pose la question, le producteur me répond qu’il s’est présenté comme « mon ami » et que, du coup, il l’a engagé pour me faire plaisir.

Décidemment cet univers d’arrivisme me dépasse.

Je n’ai pas revu Carlo depuis presque un an et il ose se servir de moi pour obtenir un poste de premier assistant.

J’évite de lui adresser la parole et, écœurée, quitte le plateau craignant aussi de croiser son amie comédienne qu’il a certainement réussi à faire engager.

Je me sens idiote. Ce sentiment de jalousie est ridicule.

Il se sert de moi, et alors ?

A l’époque, il m’avait trouvé de la figuration quand j’en avais besoin pour manger.

Je me retrouve chez moi, furieuse plus contre moi que contre lui.

Il n’a menti que pour avoir ce travail et il l’a eu.

Je suis sûre qu’il sera un bon assistant et je doute que Bob lui parle de moi, notre complicité ancienne restant notre passé.

Mais aujourd’hui il est marié et d’après la presse, sa jeune femme est très fière de sa réputation d’acteur célèbre.

Pourtant, quand je le croise sur le plateau et lui demande si sa femme sera sur le tournage, il me répond

  • « Elle fait des photos aux Caraïbes avec son amant. » 

Surprise, je le regarde et il me répond avec grand sourire

  • « Les mariages c’est pour la presse, pas pour concrétiser des sentiments. »

Et il ajoute avec un clin d’œil

  • « Nous on est loin de tout ça, pas vrai ? »

Je le regarde, ne sachant que répondre

  • « Bon c’est pas tout ça, mais j’ai du travail. »

Il s’en va, sans même me dire au revoir.

Je me force d’oublier toutes les mesquineries de la vie pour travailler mon roman. Mais j’ai du mal, n’arrivant pas à me concentrer et surtout à développer une histoire qui me plaise vraiment.

L’amour est toujours le meilleur sujet mais il est tellement utilisé.

Pourtant il existe toujours et est chaque fois différent même si les sentiments et les gestes restent les mêmes.

Aujourd’hui cela me manque.

Depuis mon départ du Québec j’ai été amoureuse de Carlo et de Bob.

Tous les deux m’ont trahie à leur façon.

Je ne crois pas que Bob en soit conscient. Pour lui la vie continue et notre complicité n’était pas de l’amour. A son goût je n’étais pas assez représentative pour faire la une des magazines de mode. J’étais sa chose, sa scénariste et il se considère, encore maintenant, comme mon mentor. Instinctivement, je ne veux pas le décevoir.

La présence de Carlo sur le plateau me fait au moins prendre conscience de ce que je dois à Bob.

Je suis dans ma salle de bain, face à mon miroir.

Brusquement je me rends compte que j’aurais dû regarder de l’autre côté du miroir. Ma réaction vis à vis de Bob est fausse. Je ne suis pas son disciple, c’est lui qui est le mien. Grâce à mon sujet il a enfin trouvé un scénario qui lui a donné envie de réaliser, de s’assumer pleinement au lieu de se contenter de rôles de séducteurs.

Cet éclairage de nos rapports me rassure et me redonne confiance.

Je vais lui écrire un nouveau sujet et nous allons à nouveau collaborer, nous disputer, nous aimer.

Oublié mon roman, me voilà repartie dans des rêves d’avenir, de création.

Avec une ardeur redoublée, je reprends mon ordinateur pour écrire la nouvelle histoire de celui qui est devenu ma muse, mon inspirateur, le personnage de mes histoires.

Je retourne sur le tournage et, sans attendre, il me demande mon avis sur la scène qu’il est en train de préparer.

Du coin de l’œil j’aperçois Carlo qui nous regarde, étonné, certainement jaloux. En tant que premier assistant il devrait être aussi conseiller artistique, mais il n’ose rien dire et, après un petit salut de la main, évite de s’approcher de moi, trop inquiet de ma réaction.

Cela m’amuse. Petite revanche sans prétention, mais à la hauteur de sa mesquinerie.

Pourtant, je me sens minable. Jamais je n’aurais pu imaginer ça de moi.

J’ai changé. Est-ce ça devenir adulte ?

Je n’aime pas ma nouvelle façon de penser, mais ne peux réagir autrement.

Du coup je repense à mes parents et j’ai envie de les revoir, de leur raconter ce qui m’arrive. Pas pour leur absolution, mais pour qu’ils m’aident à comprendre.

Québec. Après tant de temps.

Le restaurant est toujours chaleureux et je joue la serveuse non pour faire plaisir à mes parents, mais par nostalgie.

Un steak frittes pour la 4, une salade du chef pour la 7, une pizza pour la 3. … Voilà mon occupation  journalière.

Le soir, c’est fini, on n’y pense plus et l’on rêve à des jours meilleurs, peut-être à écrire le scenario qui deviendra un film à succès.

Décidemment ma vie est ailleurs, mes ambitions aussi. Je revois pourtant Claude, un de mes premiers flirts, avec plaisir. Mais il est marié et sa femme, une ancienne amie aussi, attend une petite fille.

Moi je n’ai pas de petit ami, mais un film en tournage.

Demain on parlera de moi dans les  journaux professionnels mais personne ici ne les lit.

Je reste la fille du restaurateur partie « en Europe » faire fortune.

Je gagne bien ma vie, mais qu’ai-je de plus que mes anciens amis ?

J’ai voyagé, mais je suis toujours seule, amenée à retourner voir mes parents pour me faire câliner.

Je me retrouve à Rome, calmée, moins agressive contre les mesquineries sordides de mon environnement ambitieux. Aussi bizarre que cela puisse paraître, j’ai la sensation de retrouver ma famille, celle que j’ai choisie. Je sais que je suis comme eux. J’ai fui la médiocrité d’une vie sans avenir et je dois en assumer les conséquences. « struggle for life » comme on dit.

J’ai même envie de revoir Carlo, de faire la paix avec lui. Non pour recommencer notre aventure, mais pour avoir des amis.

Bob est un ami, un ami fidèle, même un peu plus, mais il a sa vie, une vie tellement différente de la mienne que notre amitié ne peut se concrétiser que dans un travail commun.

Finalement ce retour aux sources m’a fait du bien et prendre conscience que ma vie est ici dans ce monde de l’imaginaire, de la création, du rêve.

J’ai quelques aventures sans suite avec des comédiens, plus inintéressants les uns que les autres, mais d’excellents modèles pour des rôles secondaires.

Cela amuse Bob qui me considère maintenant comme une vraie scénariste, bien implantée dans ma nouvelle vie.

Son mariage « bat de l’aile », mais il en rit, disant que c’est de la publicité gratuite.

Au contact des comédiennes je deviens coquette, me maquille et fais très attention à ma tenue vestimentaire, évitant les tenues débraillées que j’avais l’habitude de porter. Je suis prête pour la montée des marches à Cannes, au bras de Bob, pour la sortie de notre film.

Malgré de bonnes critiques, notre film n’a pas le succès que nous espérions. Succès d’estime mais non commercial.

Cela n’empêche pas son producteur de nous commander un nouveau projet et c’est comme ça que nous nous retrouvons à nouveau à rêver d’un avenir cinématographique commun, car ni l’un ni l’autre, n’avons envie de transformer notre complicité en amour, ni même de tenter une aventure, que nous savons par avance, sans suite.

Bob ne veut pas rejouer le rôle d’un homosexuel puisque cela n’a pas séduit son public.

Pas non plus le classique personnage de quarante ans qui séduit une amie de sa fille, issue d’un premier mariage, elle aussi âgée de vingt ans.

Non, une histoire entre deux adultes, déçus par leurs erreurs passées et prêts à s’engager dans le grand amour.

Sujet ambitieux et je suis consciente que je suis encore un peu jeune pour décrire les sentiments de deux personnes plus âgées que moi.

Pourtant, je m’accroche à ce sujet, et tout naturellement je pense à mes parents, désireuse de les retrouver au travers de ce scénario.

A ma connaissance, ils n’ont pas eu de passé tumultueux avant de se rencontrer, mais ce n’est qu’un détail. Mon imagination de scénariste peut facilement combler ce manque. Ce que je veux raconter c’est leur amour, leurs vies sans autre ambition qu’être ensemble, que de vieillir ensemble.

L’action se déroule à Venise, plus photogénique et surtout romantique que Rome. Mon père, pardon, mon personnage, après son divorce avec une amie d’enfance, ouvre un restaurant, aidé par sa fille. Pour se démarquer de ses confrères, il termine les soirées en musique, demandant à des musiciens de venir faire chanter les clients qui en ont envie – Bob adore chanter -.

Un soir, une cliente américaine – il faut penser à une coproduction – vient dîner dans son restaurant accompagnée d’un jeune italien – Carlo ? -, et séduite par l’atmosphère, devient une habituée.

Epouse d’un financier, elle voyage pour oublier une vie de couple désastreuse. Elle voulait des enfants mais son mari ne voulait pas.

Mariée trop tôt, elle a subi ces premières années avec fatalisme, ayant toujours vu ses parents vivre chacun de leur côté après un mariage de raison.

Mais, avec les années elle devient agressive, aigrie, rendant la vie de leur couple de plus en plus difficile. Elle a des amants, mais reste insatisfaite. Indifférent à son mal-être, son mari lui propose alors de voyager et de le laisser travailler.

Tous les soirs, elle revient seule, et s’installe à la même table près de l’orchestre. Elle prend aussi l’habitude de chanter, souvent en duo avec le restaurateur qui adore rejoindre les musiciens en fin de soirée.

Très vite ils deviennent complices et il l’entraîne dans des danses endiablées suivies de slow de plus en plus tendres.

Tout naturellement un soir elle reste avec lui.

Très vite elle rend sa chambre d’hôtel et s’installe chez le restaurateur. Elle se présente aussi comme chanteuse, ce dont elle a toujours rêvé.

De voir son père heureux, satisfait la fille du restaurateur. Et la nouvelle chanteuse et elles  deviennent amies malgré leur différence d’âge.

Ses qualités de chanteuse attirent de nouveaux clients et le restaurant fonctionne très bien au point que le restaurateur envisage de refaire sa vie avec elle.

Sans hésiter elle demande le divorce à son financier de mari, qui trop heureux de ne plus avoir à la supporter, accepte sans difficulté, lui laissant même une pension alimentaire largement suffisante pour vivre agréablement.

Du jour au lendemain la vie de nos deux tourtereaux change.

Leur bonheur se voit sur leur visages et ils se comprennent sans même avoir à se parler.

La fille du restaurateur est heureuse de cette future belle-mère qui rend son père heureux.

Elle envisage aussi de vivre sa vie, considérant qu’elle n’est plus obligée de rester pour l’aider.

Elle rêve de voyager, de connaître d’autres pays et, bien sûr, de rencontrer, elle aussi, le grand amour.

Amusée, se retrouvant dans ses rêves d’adolescente et surtout imaginant en elle la jeune fille qu’elle a toujours rêvée d’être, l’américaine la conseille, allant même jusqu’à lui offrir son premier voyage en Islande, considérant que là, elle découvrira une autre atmosphère, un autre univers.

Tout en restant chanteuse, elle devient aussi serveuse avant de rejoindre, tous les soirs, les musiciens sur scène pour donner un récital de chant. Souvent le restaurateur la rejoint pour des duos harmonieux, débordant de complicité.

Ne sachant pas vraiment ce qui leur arrive, les deux amants profitent de leur bonheur, vivant au jour le jour leur amour.

Mais au lieu de se lasser l’un de l’autre, ils deviennent de plus en plus amoureux, oubliant tout ce qui n’est pas eux.

Sachant que leur couple ne sera pas basé sur la création d’une famille avec des enfants, ils s’organisent une vie d’amoureux, toujours disponibles l’un pour l’autre, et s’autorisent des week-ends de repos, en profitant pour découvrir Rome, Florence, Pise, Luca et tant d’autres villes, représentatives de la culture italienne.

L’américaine vit enfin la vie dont elle a toujours rêvé.

A leur grande surprise la fille du restaurateur revient de son voyage en Islande enchantée, mais persuadée qu’elle n’a pas une âme d’aventurière et qu’elle préfère s’occuper du restaurant comme elle l’a toujours fait. Elle propose donc à son père de partir faire le tour du monde avec « son américaine » pendant qu’elle prendra sa suite au restaurant, aidée par le jeune chef cuisinier avec qui elle a toujours été complice.

Le restaurateur a donc la satisfaction d’avoir réussi sa vie avec un restaurant qui continue à fonctionner maintenant que sa fille le remplace.

Aussi il accepte de partir découvrir des pays qu’il ne connaissait qu’en photos, et ils partent plus amoureux que jamais à la découverte du monde.

J’explique le thème de ce prochain sujet à Bob qu’il découvre sans grand enthousiasme.

Trop classique, trop prévisible, trop « fleur bleue ».

Je suis déçue, mais je sais qu’il a raison.

Je manque d’imagination pour parler d’amour ne vivant pas personnellement le grand amour dont je rêve.

L’amour n’est pas une question d’âge.

Cette constatation, loin de me rassurer, m’attriste. Je suis en train de réussir ma vie professionnelle mais pas ma vie sentimentale. Au contraire du personnage de la touriste américaine qui a eu le courage d’abandonner un confort sans tendresse pour vivre l’aventure qui lui a permis de découvrir l’amour.

Je ne veux pas retourner m’occuper du restaurant de mes parents car je n’ai jamais aimé ce travail que je faisais par obligation. Ici j’ai créé une vie que j’aime, qui me convient et si l’amour se fait attendre, j’attendrai.

Je continue donc mon travail de scénariste avec plus ou moins de succès. Je suis contactée par d’autres réalisateurs, talentueux ou non, mais tous des techniciens à la recherche d’un sujet susceptible d’intéresser le producteur qui leur permettra d’exercer leur métier.

Cela me change de Bob, passionné comme moi, prenant ce métier de réalisateur comme l’aboutissement d’une passion et non comme un métier destiné à faire gagner de l’argent.

C’est pour ça que je m’entends bien avec lui. Nous sommes complémentaires et parlons création, idées, art et non argent. Nous pouvons nous tromper, mais nous restons passionnés.

L’écriture de mes scénarii de commande n’aboutit jamais, sûrement à cause de mon manque d’enthousiasme.

Je soumets de temps en temps de nouvelles idées à Bob qui m’en propose aussi, mais sans arriver à trouver l’histoire qui nous convienne à l’un et à l’autre.

Nous continuons pourtant à nous voir régulièrement.

Il me parle de son nouveau divorce et propose de me présenter des amis à lui susceptibles de m’intéresser. Bien entendu je refuse systématiquement, trop inquiète à l’idée que ses amis soient comme lui, désireux d’avoir une maîtresse à montrer mais sans jamais chercher l’amour.

Moi c’est justement l’amour que je cherche. Pouvoir dire « je t’aime » sans arrière pensée, être heureuse de la présence de l’autre, même silencieuse, un peu comme je le suis avec Bob.

Mais, pour nous, ce n’est qu’un sentiment de tendresse que nous qualifions volontiers d’amical. Bob est plus vieux que moi et, même si c’est lui qui m’a formée et ouvert les portes de ce métier, je ne pense pas être amoureuse de lui. Lui non plus du reste. Il me l’avoue en expliquant que jamais il n’a eu ce rapport amical avec une femme et qu’il ne veut absolument pas perdre cette complicité naturelle qui est devenue la nôtre.

Pourtant, pour tous nos amis, nous sommes indissociables et rarement invités à une soirée l’un sans l’autre. Cela nous amuse mais lui amène de violentes disputes avec ses femmes ou maîtresses du moment.

A part notre complicité, ma vie sentimentale est vide, au contraire de ma vie mondaine qui, elle, déborde d’invitations, de dîners, de réceptions.

Je me rends à toutes dans l’espoir de rencontrer l’âme sœur, bien que consciente que ce n’est pas dans cet univers superficiel que je la trouverai.

Il m’est même arrivé de me faire draguer par une femme. Cela m’a amusée, mais ce n’est pas pour moi, ce n’est pas ma vie.

Ce que je veux c’est des enfants, une famille au vrai sens du terme.

Le producteur principal de Bob est marié et père de deux adorables petites filles. Même s’il trompe sa femme avec des comédiennes trop aguichantes, il lui reste profondément attaché et ils forment un vrai couple. Et comme m’explique Bob, c’est normal car sa femme ne fait pas partie de ce métier et reste confiante dans leur avenir. Pour elle, ces aventures font partie du métier de son mari et sont nécessaires pour obtenir l’accord de telle ou telle comédienne pour jouer le « rôle de leur vie ».

A l’entendre, les tromperies font partie des corvées du métier.

Je m’étais trompée une fois encore sur ce métier. Pour moi, c’était vivre dans l’imagination, rêver sa vie sans en supporter les mauvais côtés.

C’est pour ça que je décide d’écrire une comédie.

J’ai envie de rire, de m’amuser et de voir la vie du bon côté.

Je vais voir le spectacle de Bernard, comédien de « one man show » dont on m’a dit beaucoup de bien et qui pourrait m’inspirer.

A la sortie je vais le féliciter dans sa loge et c’est lui qui est intimidé car il a déjà vu mon nom au générique du film de Bob.

De paraître importante à ses yeux me séduit et je l’invite à dîner le soir même.

Il  trouve ça normal. Nous passons une soirée agréable et je rentre chez moi en pensant que j’ai trouvé mon futur personnage principal. Je vais faire de lui une vedette et je suis fière de moi. Fière aussi de ne pas l’avoir ramené dans mon lit, mais je suis encore trop timide. En plus il n’a pas arrêté de me parler de sa petite amie, sa fiancée comme il se plaît à la nommer, insistant pourtant sur le fait qu’il n’a pas encore fait sa demande en mariage.

Pour moi, petite provinciale canadienne, ces subtilités me dépassent mais leurs naïvetés m’amusent. J’en suis même arrivée à lui parler de Carlo et en ai été la première surprise.

Je commence donc à écrire « son scénario ».

Eternel rêveur, il est amoureux d’une illusion, de la femme parfaite de ses rêves, lui donnant tantôt une image, tantôt une autre, en fonction de son humeur. Même son reflet dans la glace le matin en se rasant peut lui laisser imaginer qu’il n’est pas seul et plusieurs fois il lui arrive de s’embrasser, enfin d’embrasser l’image qu’il croit voir se refléter.

Dans les jardins, il joue à cache-cache avec les sculptures la cherchant au travers des branches, des buissons ou des plates bandes de fleurs.

Dans les statues de ces parcs il recherche les ressemblances avec son aimée pour trouver des liens de parenté. Il devient ainsi le gendre de nombreuses reines, écrivaines, célébrités des siècles passés.

Ces amours impossibles me fascinent, me passionnent.

Je m’imagine facilement à sa place, amoureuse d’un mythe, d’un rêve, d’une image.

Quel avenir dans ces amours ?

Au moins il n’y a pas de divorce comme dans plus de 50% des mariages d’aujourd’hui. Là on ne s’oublie pas, ne se trompe pas. On tourne la page, comme dans un roman, et on commence une nouvelle histoire tout aussi passionnante. Il n’y a pas de regret. On a simplement tourné la page au sens réel du terme.

Et moi ?

Est-ce que je vis aussi au travers de mes personnages imaginaires que j’aime ou déteste suivant les scènes ?

Je crois, j’en suis sûre même. Mais, à ma façon je vis et c’est mieux que rien.

Quand je raconte à Bernard la trame de mon histoire, il me regarde surpris. Après un long silence

–   « Comment tu sais ? »

–   « Je sais quoi ? »

–   « Que ma fiancée n’existe pas. »

–   « Je n’en sais rien et je te parle de ton personnage, pas de toi. »

Il sourit et me demande plus de détails sur le scenario et comment je veux développer son personnage.

Depuis ce jour, une nouvelle complicité s’établit entre nous.

Il me parle volontiers de lui, de ses rêves, de ses regrets, de ses succès aussi et quelquefois de ses échecs. Mais il a toujours eu confiance en l’avenir et, pour lui me dit-il en rougissant, je suis cette fée qui lui ouvre les portes du paradis.

Mais jamais entre nous il n’y a de sentiments amoureux. Nous sommes conscients l’un et l’autre que nos rapports, bien que très intimes, doivent rester professionnels, un peu comme avec Bob.

Suis-je amenée à n’aimer que la vision d’hommes dont je n’utilise que le physique pour leur donner une âme, une vie ?

Mais j’ai une histoire à raconter, un scénario à écrire, un public à séduire.

Bertrand tombe follement amoureux de Mireille, femme d’affaires plus âgée que lui et très réaliste. Pour elle la vie n’est qu’un combat pour gagner de l’argent, quels que soient les moyens employés.

Il ne la comprend pas et c’est cette incompréhension qui le séduit. Elle est tellement différente de lui.

Au  début de mon scénario leurs enfants sont déjà grands et rêvent d’indépendance.

Le plus jeune, Bernard (une fois encore je reprends le prénom du comédien), est un rêveur comme l’était son père avant de rencontrer Mireille et de travailler avec elle dans la société d’import export qu’ils ont créé ensemble.

Bernard écrit des poèmes, chante sous la douche, rit et est heureux.

Bertrand n’ose avouer qu’il l’envie, qu’il retrouve avec lui la vie qu’il voulait avoir et, en cachette de sa femme, lui donne régulièrement de l’argent pour qu’il puisse vivre ses rêves. Une vraie complicité s’établit entre le père et le fils. Mireille,  bien que pas dupe, préfère ne rien dire.

Progressivement Bertrand aide son fils, lui apporte des idées, lui suggère de faire un « one man show ».

Bernard a peur, ne se sent pas sûr de lui et demande à son père de jouer ce spectacle avec lui.

C’est comme ça, qu’à presque cinquante ans, Bertrand revient sur scène en compagnie de son fils pour vivre, enfin, ses rêves.

Leur spectacle est un triomphe et rapporte beaucoup d’argent.

Du coup Mireille leur propose d’être leur manager.

Ils en rient et pleurent beaucoup, mais c’est la femme de l’un et la mère de l’autre.

Sous sa « coupe », ils perdent beaucoup de contrats, Mireille exigeant toujours trop. Très vite elle se désintéresse de leur spectacle qu’ils reprennent dans la joie et enthousiasme.

Ensemble, ils partent faire le tour de l’Italie, jouant dans de petites ou grandes salles suivant les lieux. Mais ils sont heureux, complices et rient de la vie, de leur vie.

Avant de parler du sujet à Bernard, j’en parle au producteur de Bob. Sa réponse est claire.

  • « Bon sujet, mais il faut des vedettes. »
  • « Bob ? »
  • « S’il accepte, on peut en parler. »

J’en parle donc à Bob, qui, sans même lire le sujet

–     « Tu as besoin de mon accord ? »

–     « Oui. »

–     « Tu as une aventure avec ton Bernard ? »

–     « Non. »

–     « Dans ce cas, tu peux compter sur moi. »

Je pense avoir fait le plus difficile, mais je me trompe.

C’est Bernard qui m’explique qu’il ne considère pas Bob comme le meilleur choix pour jouer le rôle du père. Je lui explique donc, encore et encore, que c’est sa chance et qu’il doit la saisir, car il n’y a pas d’autres possibilités de faire ce film.

Finalement, à bout d’arguments, j’obtiens un rendez-vous entre eux deux.

C’est autour d’une bonne table que j’organise cette rencontre.

Bernard est tendu, nerveux, agressif, au contraire de Bob qui a l’air de bien s’amuser.

A la fin du repas les comédiens sont devenus suffisamment complices pour rire à mes dépends de certaines scènes qu’ils veulent me faire réécrire pour rajouter leurs idées qu’ils considèrent plus comiques que mes « élucubrations ». Et bien sûr Bob exige que le rôle du père que je lui destine porte  son nom à lui, comme dans tous nos scénarii. Du coup je finis moi aussi par rire de leurs plaisanteries, convaincue maintenant de l’avenir de ce sujet.

Le film se fait et est un succès.

Bob est ravi de ses performances de comédien comique, mais Bernard, maintenant sollicité par de nombreux réalisateurs, se prend au sérieux et pense que le succès du film tient surtout à sa verve comique et aux scènes qu’il a exigé que je rajoute dans le scenario.

J’exprime ma déception à Bob qui me répond

–    « Un de perdu, dix de retrouvés ».

Ce succès m’apporte de nombreuses propositions de réalisateurs, de comédiens ou de producteurs.

Mais cela ne me satisfait pas.

Pour moi, cette expérience est un échec.

J’ai fait d’un artiste naïf un cabot insupportable. Pas de quoi être fière.

La suite logique est qu’après plusieurs échecs, il revient me voir. Trop tard. Je n’y crois plus. En moi non plus du reste. J’ai des doutes sur mes choix, mes idées, mes rêves. Bob reste ma seule structure fixe, le seul sur qui je peux compter, le seul qui n’hésite pas à critiquer mes textes, mes dialogues. Il me pousse toujours à chercher la perfection et je lui en suis reconnaissante.

Bob et moi formons un vrai couple où chacun connaît et accepte les défauts et les qualités de l’autre. Mais cet amour reste intellectuel. J’aimerais rencontrer enfin l’homme de mes rêves, celui que je décris dans mes projets de scénarii avec passion. Jeune ou beau, cela n’a plus d’importance. C’est la façon dont je le verrai qui compte au contraire de Bob qui reste attaché à l’aspect physique de ses maîtresses. Image de marque se plaît-il à me dire. Et s’il avait raison ? Mais je me vois mal coucher avec un garçon uniquement pour son physique. Pourtant, en tant que scénariste à la mode (enfin j’espère) je pourrais peut-être m’exhiber avec des mannequins, mais cela m’ennuie. Je préfère encore ma solitude devant une page blanche où je raconte les histoires de princesses qui me faisaient rêver à l’époque.

Aujourd’hui la princesse c’est moi et mes pages d’écritures finissent systématiquement dans la corbeille à papier.

Triste fin pour un si beau rêve, mais j’ai vécu ce rêve comme peu de vrais couples amoureux en vivent. Je m’en contente pour l’instant, sachant qu’un jour, moi aussi …

Ce jour, c’est aujourd’hui.

Je le rencontre dans un cocktail comme je suis amenée à en fréquenter si souvent. Il est italien, n’est ni beau ni laid, mais parle bien, sourit, rit et surtout écoute. Cela me rassure, me donne l’impression d’exister au milieu de ce monde qui ne fait que parler de lui, de son dernier rôle, de son dernier voyage, de sa dernière, ou future aventure amoureuse.

Il dit s’appeler Giovanni. Banal comme prénom, mais qui laisse envisager que c’est son prénom de naissance et non un prénom folklorique de scène.

Il n’est pas comédien ni metteur en scène mais expert comptable et m’avoue être là pour développer sa clientèle. C’est pour ça qu’il a été invité à ce cocktail. Et pour couronner son image, il ne sait pas qui je suis.

–    « Vous faites quoi comme métier ? »

–    « Je suis scénariste. »

Il me regarde sans comprendre

–    « J’écris des sujets. »

–    « Vous avez un roman édité ? »

Là, je ris franchement.

–    « Non, j’écris les histoires des films. »

–    « Excusez-moi. Je ne suis pas encore familiarisé avec ce métier. »

–    « Moi je suis nulle en comptabilité. »

Voilà, nous sommes complices. Nous passons une soirée très agréable, riant de tout, simplement heureux d’être ensemble dans cet environnement uniquement basé sur le paraître.

En fin de soirée  nous convenons de nous revoir, mais chacun de nous rentre chez lui, seul.

Nous avons le temps, peut-être la vie devant nous. Apprenons d’abord à nous connaître, à nous désirer avant de nous jeter dans les bras l’un de l’autre pour une étreinte d’un soir.

Très vite nous devenons inséparables.  Bob n’est même pas étonné. Pour lui j’ai trouvé quelqu’un comme moi, quelqu’un de pur qui croit à l’amour et à son avenir. Il m’avoue même qu’il m’envie.

Ce matin, en me réveillant, je me demande si j’écris un scénario ou si je rêve. Je n’ai toujours pas couché avec Giovanni, mais nous avons le temps. Restons dans le rêve, dans l’imagination.

Pour le concret se sera ce soir, demain ? On verra.

Je propose de lui faire la cuisine et de l’inviter chez moi.

J’en ai assez de ces restaurants bondés, où, bien qu’anonymes – car j’évite les restaurants à la mode – l’intimité est difficile. Intimité est un grand mot. Mais se prendre la main par exemple attire les regards et, sans les entendre, génèrent des réflexions probablement désagréables.

Ce soir je veux le séduire et je me remémore les recettes que mon père m’a apprises.  Mais il y a si longtemps que je n’ai plus fait la cuisine. Est-ce que je suis encore à la hauteur.

Pensées de midinette qui m’amusent. Comment en suis-je arrivée là ?

Moi qui fréquente des vedettes internationales, je suis intimidée par un expert comptable.

La soirée se déroule d’une façon très agréable et il est impressionné par mes talents de cuisinière.

Je rougis comme une gamine.

Et de sourires en sourires nous finissons la soirée au lit dans une étreinte plus tendre que passionnée.

Nous avons l’impression de nous connaître par cœur comme un vieux couple.

Début d’une longue histoire, trop banale pour être le sujet d’un film.

Il continue son travail d’expert comptable, moi de scénariste et nous nous installons dans mon appartement, mieux situé et plus grand que le sien. Avantage d’exercer un métier où l’on est bien payé.

Nous envisageons même de nous marier, mais aucun de nous ne considère cela comme important. Un avantage fiscal m’explique-t-il, ce qui m’amuse beaucoup.

Bob devient naturellement un de nos intimes.

  • « Plus facile maintenant que tu es en couple, car avant on « jasait » sur notre amitié. »

Je l’amène à Québec pour lui présenter ma famille.

Il y a deux mois seulement, jamais je n’aurais pu imaginer notre aventure. Preuve que je ne suis pas bonne pour les histoires d’amour.

Mes scénarii sont toujours plein de rebondissements, d’hésitations, de regrets et de retour en arrière. Du spectacle, mais tellement loin de la réalité.

Mes parents nous reçoivent très gentiment, très simplement.

J’avais peur qu’ils n’en fassent trop.

Mais non. Pour eux, il fait déjà partie de la famille puisque je le leur présente. Et en plus il est Italien. C’est là que je comprends leur angoisse de me voir un jour arriver avec un comédien, ou toute autre personne à la mode.

Là, avec un expert comptable ils sont dans le concret comme avec leurs clients, avec des problèmes professionnels normaux. Et nous voyageons sans une meute de photographes à nos trousses.

Je suis redevenue leur petite fille même si je vis dans un autre pays et exerce un métier qu’ils ne comprennent pas.

Ensuite nous passons un week-end dans la famille de Giovanni, en Toscane, à « Bagni di Luca », petit village thermal non loin de Luca.

Là aussi je découvre une famille chaleureuse, accueillante.

Sa sœur a presque le même âge que moi et nous devenons tout de suite complices.

Je suis heureuse, j’ai retrouvé une famille.

A nous de faire la nôtre.

De retour à Rome, nous commençons à parler enfants. Un peu tôt pourtant, aussi nous décidons de nous donner du temps. Un mois ou deux est la conclusion de notre discussion entrecoupée de rires.

Mais première étape, le mariage.

Un mariage simple, juste la famille. Je propose naturellement le restaurant de mes parents, mais Pierre me rétorque que ses parents n’aiment pas voyager et que ce serait mieux de le faire dans son village natal. Comme ça, ses amis pourraient être présents.

Et les miens ?

Je ne veux pas leur imposer ce voyage ni les frais que cela entraînerait. Première dispute, enfin pas tout à fait, mais pas loin.

Du coup on oublie le mariage, mais pas les enfants.

Nous ne serons pas les seuls à avoir des enfants sans être mariés. Et puis on pourra toujours le faire après, peut-être même en deux  fois, une fois à Bagni di Luca et une fois à Québec.

C’est beau d’être amoureux. Les problèmes ont toujours une solution, ou à défaut un compromis.

Maintenant le problème qui se pose est un garçon ou une fille. Heureusement nous n’avons pas le choix ce qui évite les discussions.

Quand j’annonce à Bob que je vais me marier et avoir des enfants, il me traite de folle. Je n’aurai plus le temps d’écrire et, me rappelle-t-il

  • « j’attends toujours ton nouveau scénario ».

C’est vrai, j’ai oublié que je lui ai promis un nouveau sujet.

Mais, en ce moment, je ne peux qu’écrire des histoires d’amour et il n’en veut pas. Trop mièvre, trop guimauve. Lui, il veut de l’action, du suspense, du spectacle.

Embrasser encore et encore des femmes, ou des hommes, devant les cameras, l’ennuie.

Il ne peut s’empêcher d’ajouter en souriant :

–   « Embrasser je peux le faire tout seul, sans une équipe de tournage. »

Pourtant je me mets au travail.

Cette fois Bob – je donne une fois encore son nom à son personnage – sera un ancien militaire des forces spéciales et tireur d’élite. Il a participé à plusieurs guerres et en est, chaque fois, revenu écœuré.

Durant une permission il rencontre une lieutenante de marine et, après une soirée arrosée, ils passent la nuit ensemble. Mais la lieutenante de marine se retrouve enceinte et, par conviction religieuse, refuse de se faire avorter. Aussi ils se marient, non par passion mais pour créer une famille à leur enfant.

Mais leurs différentes affectations les éloignent l’un de l’autre et ils ne passent que de très rares permissions ensemble.

De leur union naît une petite fille, Pervenche, dont ils s’occupent chacun leur tour lors de leurs permissions. Le reste du temps elle est chez les grands parents de sa mère, trop vieux pour s’occuper d’elle qui la mettent en pension.

Bob adore sa fille et regrette de ne pas la voir plus souvent. Ne voulant pas la priver de père, il prend sa retraite plus tôt que prévu et s‘installe à Toulon, port d’attache de sa femme pour que leur fille puisse voir ses deux parents.

Pour subvenir à ses besoins il prend un emploi de garde du corps, et est très apprécié grâce à son expérience passée.

Sa femme étant souvent absente pour de longs séjours en mer, il ne peut s’empêcher d’avoir des aventures.

Sa belle mère est trop heureuse d’en informer sa fille qui, sur ses conseils, demande le divorce.

Bob se retrouve seul, ne pouvant voir sa fille que lors des congés scolaires. Sa belle mère, cause de ce divorce, a aussi fait obtenir qu’il prenne à sa charge tous les frais de scolarité, d’autant plus qu’elle vient de perdre son mari et que sa retraite ne sera pas suffisante pour élever une enfant.

Quand après de brillantes études sa fille doit entrer à l’université, son salaire de garde du corps ne suffit plus.

Un de ses anciens clients lui propose alors un contrat pour se débarrasser d’un concurrent malhonnête.

Ancien tireur d’élite ce rôle ne le choque pas. Il devient tueur à gages, pouvant ainsi permettre à sa fille d’aller dans les universités les plus recherchées.

Après quelques contrats particulièrement réussis il commence à être considéré comme fiable et un de ses anciens officiers supérieurs lui propose un nouveau contrat.

Il s’agit d’une femme, traître à son pays, que l’on soupçonne, sans vraies preuves, de transmettre des informations militaires à l’ennemi.

Bob accepte bien entendu, d’autant que la rémunération est plus importante que d’habitude. Il profite de l’acompte de 50% pour régler l’inscription de sa fille dans une université américaine réputée et se prépare à remplir son contrat.

On lui fournit les éléments nécessaires, un certaine Germaine Zap et une adresse.

Il va se poster devant chez elle pour repérer le meilleur angle de tir, et les habitudes de sa future victime. Mais quand elle sort il découvre avec horreur que cette Germaine Zap n’est autre que la mère de sa fille, son ancienne femme.

La mère de sa fille ! Jamais il ne pourra la tuer même s’ils ont divorcé depuis longtemps. Il s’imagine trop la tristesse de sa fille et sa haine pour son père si elle apprend que c’est lui l’assassin.

Il doit pourtant faire quelque chose car il a dépensé l’acompte du meurtre.

Il cherche donc à savoir pourquoi son ancien supérieur l’a chargé de cette mission et découvre sans difficulté que son ancienne femme a épousé un certain Zap, commerçant en chaussures, repoussant du coup l’officier dont elle était la maîtresse.

La seule façon pour Bob de sortir de cette impasse est de supprimer son ancien chef.

Mais là aussi cela lui pose un problème. Non vis à vis de sa fille cette fois, mais à vis de lui-même, de son respect pour l’armée et son passé d’homme honnête.

Avoir une explication avec l’ancien officier est sans solution car celui-ci savait pertinemment que Germaine et lui avaient été mariés car il était son témoin.

Il préfère donc retourner voir son ancienne femme et lui annoncer qu’il a appris qu’elle était en danger et qu’on cherchait à la tuer.

Sans demander d’autres explications, elle lui répond qu’elle est au courant et qu’elle a demandé à des amis, marins comme elle, de la protéger si elle se faisait agresser.

Sans le vouloir, elle vient elle aussi de lui sauver la vie.

Quant à l’officier à l’origine de cette demande, il est mis, à la demande de Germaine, en prison car elle a la preuve qu’il est l’espion d’une puissance étrangère, raison pour laquelle il voulait la faire tuer.

        Elle lui annonce aussi qu’elle n’est pas heureuse avec son commerçant de mari qu’elle a épousé sous la pression de sa mère qui veut lui faire abandonner la marine. Pour le bonheur de leur fille, elle est prête à reprendre une vie commune avec lui.

Je sais, je ne peux m’empêcher de terminer par une touche sentimentale, mais c’est pour leur fille qui ne s’est jamais remise de leur divorce, surtout à cause de la vie en pension que lui a imposé leur situation.

Je parle de mon projet à Bob.

Il écoute en silence et à la fin de ma présentation, hoche la tête.

  • « L’amour te réussit. »

Je souris, réellement surprise de sa réaction. Je m’attendais à plus de réticence, surtout à cause la fin, trop sentimentale pour lui.

  • « Toujours l’amour avec toi. Mais devenir tueur à gages par amour, ça me plaît. »

Et voilà. J’ai un nouveau sujet à écrire avant de devenir mère de famille et à moi aussi, ça me plaît.

Giovanni a beaucoup de travail en ce moment, période des bilans paraît-il. Moi aussi j’apprends des termes de son métier. Je ne m’étais jamais souciée de mes déclarations d’impôts, me contentant de recopier les chiffres que me transmettait la comptabilité du producteur de Bob, mon seul employeur.

Nous nous installons dans une vie de couple sans histoire, heureux de  nous retrouver le soir, de nous raconter nos journées, de parler de tout et de rien.

De temps en temps nous allons dîner au restaurant, sans rechercher les lieux romantiques car nous n’en avons plus besoin. Seule exigence de ma part, éviter les endroits à la mode que j’ai trop fréquentés avec Bob pour essayer de m’imposer comme scénariste.

Aujourd’hui je veux protéger Giovanni de ce monde superficiel.

Bob est heureux de notre nouvelle collaboration.

Moi aussi.

Je n’ose pas lui avouer que tous mes scénarii ont été écrits pour lui, avec les personnages qu’il aime incarner et qu’il est en quelque sorte « ma muse ».

C’est vrai, qu’à part le film écrit pour Bernard, dans lequel il jouait quand même le rôle principal, je n’ai jamais été inspirée par d’autres personnages.

Avec lui, je connais ses expressions, ses réactions, sa façon de bouger.

Giovanni, quand je lui en parle, s’amuse à me dire qu’il est « ma marionnette ».

Ça m’énerve, il le sait mais s’en amuse. Il a raison, mais je refuse de l’admettre.

Là, je trouve que je me suis surpassée. Imaginer Bob, lui si prévenant, si gentil, en tueur à gages m’amuse. Je devrais du reste lui faire montrer les différents assassinats qu’il commet avant de traquer sa femme, juste pour le rendre mal à l’aise.

Je sais qu’il jouera ce rôle avec plaisir, mais quelque part, cela le choque. C’est pour ça qu’il veut le faire, pensant qu’il va surprendre son public.

Son producteur aussi trouve l’idée intéressante, plus exactement, bien qu’il n’emploie pas ce mot, il veut dire : « commerciale ».

Il faut donc que je rajoute au moins un premier contrat de tueur à gages à Bob. Un inconnu pour lui, bien sûr.

A éviter les politiques (trop facile), les truands (trop banal), les espions (pourquoi pas.) Ancien espion, c’est quelque chose qui lui donne un petit côté « James Bond ».

Histoire de corser l’histoire, c’est son ancien chef, qui lui demande ce service. Peut-être envisage-t-il déjà de se servir de lui pour ensuite, tuer sa femme.

Machiavélique à souhait, donc valable pour l’intrigue.

–   «  Tu m’aimes ? »

Je sursaute. Govanni.

–   « Qu’est-ce qu’il y a ? »

– « Je ne sais pas. Tu paraissais tellement ailleurs. Tu ne m’as même pas

   entendu rentrer. »

–   « C’est vrai. Je pensais à mon nouveau sujet. »

–   « Le tueur à gage ? »

–   « Oui. Je cherchais à expliquer comment il en était arrivé là. »

Et, en souriant, j’ajoute

  • « Je crois que c’est un ancien expert comptable qui s’ennuyait face à ses

 colonnes de chiffres … »

Je ferme mon ordinateur, nous ouvrons une bouteille de blanc et triquons à notre amour. Mais je suis surprise. Jamais, enfin presque jamais, il me demande si je l’aime. Inutile entre nous tellement c’est évident.

Mais là, il doit avoir quelque chose d’important à m’annoncer.

–    « Alors ? »

–    « Quoi, alors ? »

Il n’a même pas l’air surpris. En souriant, il m’annonce

  • «  J’ai un nouveau client. Un des plus grands hôtels de Venise, et nous sommes invités à y passer le week-end pour que je prenne contact avec leur équipe. »

Je retrouve rapidement mes marques à Venise où j’avais suivi le premier tournage avec Bob. Détail amusant, l’hôtel dont doit s’occuper Giovanni est celui où nous avions logé. Du coup, les employés se souviennent de moi et me saluent avec de grands sourires.

Au début Giovanni est surpris, et, il me l’avoue à demi mot, jaloux à l’idée que j’ai pu vivre une aventure sentimentale avec Bob dans cet hôtel. Je n’ai pas beaucoup de mal à le détromper car il a toujours su que nos rapports étaient purement amicaux et qu’il se considérait comme mon mentor, voire mon père de remplacement.

Et puis, à cette époque, il faisait la une des journaux avec une épouse volontiers provocante.

Nous passons un week-end de rêve.

La vérification de la comptabilité de l’hôtel ne demande pas trop de travail à Giovanni et nous avons le temps de flâner dans ruelles et de nous promener en gondole sur les canaux. Sans  oublier bien sûr d’admirer le coucher de soleil Place Saint Marc, un verre de Prosecco à la main.

Sans pouvoir l’affirmer, je crois que c’est là que nous avons conçu notre premier enfant.

De retour à Rome nous reprenons nos occupations journalières.

Pierre à son bureau pour remplir des colonnes de chiffres, moi à aligner des mots sur mon ordinateur pour en faire une histoire.

Le soir nous nous retrouvons heureux de notre journée, heureux d’être ensemble, heureux de la vie que nous menons. Bob est content de l’avancée de mon scénario, le nouveau client de Giovanni ravi de ses conclusions sur le fonctionnement de leur hôtel et nous envisageons d’acheter un appartement plus grand.

Bref, nous nous installons dans une « petite vie bourgeoise » identique  à celle de mes parents que j’avais critiquée à l’époque.

Mais je vieillis et je deviens comme eux, avec mes habitudes, mes manies.

Je me pose les questions qu’ils ont dû se poser, à savoir si je serai une bonne mère, si notre couple fonctionnera toujours aussi bien, si, si, si …

Questions sans réponse aujourd’hui.

Il me faudra attendre quelques dizaines d’années pour avoir la réponse et des regrets si je n’ai pas réussi mon conte de fée.

Aujourd’hui est un grand jour pour moi.

Bob présente notre scénario à son producteur et j’ai mes  premières nausées.

Je m’en doutais mais n’étais pas encore assez sûre pour en parler à Giovanni.

Sa première question a été

–    « Comment allons-nous l’appeler ? »

Je ris.

–    « Attendons au moins de savoir si c’est un garçon ou une fille. »

Il acquiesce, mais je le sais impatient. Moi aussi du reste, bien que je sois sûre que ce sera une fille.

Deux jours après Bob m’appelle pour me confirmer l’accord de son producteur et m’annoncer que le tournage est prévu pour le printemps prochain. J’en suis heureuse car à ce moment j’aurai accouché et je pourrai l’aider s’il a besoin d’adapter des scènes en fonction des comédiens.

Mais je sais déjà que je ne serai plus dans cette pensée, occupée seulement à pouponner.

Nous continuons nos recherches d’un appartement plus grand, avec trois chambres maintenant car nous pensons déjà faire une frère ou une sœur à notre enfant à venir.

Nous n’avons pas encore prévenu nos parents, persuadés qu’ils parleront mariage. Nous en parlons aussi, mais ne voulons pas subir de pression familiale pour l’instant. Ce mariage sera pour nous, pour nos enfants, pour créer notre famille.

Je ne peux pourtant pas m’empêcher d’annoncer l’heureux événement à Bob qui, après s’être réjoui pour moi, s’inquiète de savoir si j’aurai encore le temps de lui écrire des sujets.

Je suis sa seule scénariste, il est mon seul metteur en scène et cela nous convient.

Entre ses réalisations il continue à jouer comme comédien et moi j’aurai le temps d’élever mes enfants.

Beau programme, peut-être trop, mais pour l’instant je me contente de grossir, d’être heureuse de m’arrondir, prenant plaisir à aller acheter des robes qu’il y a quelques mois encore, j’aurais trouvées trop grandes et surtout sans charme.

Je suis maintenant habillée comme une femme enceinte, marchant le ventre en avant, fière de sa protubérance.

Ça y est, nous avons trouvé un appartement qui nous plaît. Pas très loin de notre adresse actuelle, mais plus cher que prévu. Pas de problème. Je reste optimiste puisque le producteur de Bob a donné son accord sur mon scénario et que je serai payé avant, pendant et après le tournage.

A nous de trouver un arrangement pour acheter notre nouvel appartement en plusieurs fois. Giovanni s’en charge et fait ça très bien.

Dans deux mois, nous déménageons. Ensuite, mariage, naissance, une nouvelle vie qui commence.

Première étape le déménagement. Pas de problème puisque nous n’avons pas énormément d’affaires.

Nous prenons plaisir à meubler notre nouvel appartement, choisissant avec soin un aménagement qui nous plaît à tous les deux.

Ensuite le mariage.

Là aussi un mariage entre nous à Rome, puis des réceptions dans nos familles respectives, à Bagni di Luca et à Québec, pour satisfaire parents et amis.

Dernière étape : accouchement.

Nous savons maintenant qu’il s’agit d’une fille, et décidons de l’appeler Vanessa.

Je suis maintenant mariée, mère de famille et scénariste de mon troisième sujet.

J’ai 35 ans. Je suis heureuse.

Ma fille est ma seule préoccupation, ma seule ambition.

Giovanni aussi lui accorde beaucoup de temps, ayant pris un assistant pour l’aider dans son travail ce qui lui permet de passer plus de temps avec nous.

Nous nous installons dans une vie tranquille, heureuse, admirant notre petite merveille, fruit de notre amour.

C’est fou ce que le temps passe vite quand on est heureux. Notre fille grandit, rejointe, trois ans après, par un deuxième enfant, un garçon cette fois à qui nous donnons, à la demande de Vanessa, le prénom de Romain. Nous regardons nos enfants découvrir la vie, toujours à leur disposition pour répondre à leurs questions de plus en plus nombreuses, questions comme : « Pourquoi il pleut ? ». « Pourquoi il y a un soleil ? ».  « Pourquoi, pourquoi, pourquoi ??? »

Découverte, apprentissage de la vie !

Ils grandissent mais nous n’avons pas l’impression de vieillir.

Nous sommes toujours aussi jeunes dans nos têtes, malgré les trois ans de Vanessa et la naissance de Romain.

Le tournage du dernier film de Bob est terminé, monté et sort aujourd’hui en salle. Les critiques sont bonnes, Bob est heureux, son producteur aussi.

Ils me sollicitent pour un nouveau sujet. Mais je ne me sens pas disponible. Je ne veux parler que d’amour, m’occuper de mes enfants, ne penser qu’à eux.

Les parents de Giovanni sont venus pour les naissances de leur petite fille puis de leur petit fils. Les miens uniquement pour la naissance de Vanessa, considérant le voyage Québec-Rome trop fatiguant.

Mon père ne veut pas non plus laisser trop longtemps la gestion de son restaurant à ses employés. Nous promettons d’aller les voir, mais Bagni di Luca est plus près et nous y allons régulièrement.

Je regrette que mes parents ne puissent pas profiter de leurs petits enfants comme les parents de Giovanni.

Aussi, pour les deux ans de Romain j’organise un voyage à Québec.

Voir ses grands parents par skype est bien, mais loin d’être suffisant.

Vanessa est plus grande, cinq ans déjà, et se fait une fête de découvrir le Canada, pays de naissance de sa « maman ».

Ce voyage, quoique fatiguant, est une vraie source de joie. D’abord pour mes parents, pour Vanessa, pour moi. Romain est encore un peu jeune, mais il regarde tout avec des yeux étonnés, suivant sa sœur partout, s’amusant de ses rires, de sa joie.

Pour ma part je retrouve avec plaisir le restaurant de mon enfance.

Tous mes anciens amis viennent me voir.

Pour eux, je suis devenue une vedette et ils me parlent tous du dernier film de Bob qui vient juste de sortir au Canada. Ils sont allés le voir. Flattée, je les trouve tous sympathiques.

Ridicule. Mais …

Je suis fière de leur présenter Giovanni et mes enfants, et nous passons dix jours de vraies vacances.

Nous sommes invités par beaucoup d’entre eux, parents comme nous, présentant ainsi des amis de leurs âges à nos enfants.

Ma mère aussi se révèle une grand-mère tendre et chaleureuse.

Mon père est plus réservé, mais cela se termine toujours par des éclats de rire et des câlins sans fin avec Vanessa, rejoint bien entendu par Romain qui veut lui aussi participer, même s’il ne comprend pas vraiment la raison de cette tendresse.

Ce séjour m’attendrit, surtout par la joie de mes enfants.

Je m’en veux de ne pas aller voir mes parents plus souvent, d’autant que  je trouve qu’ils ont beaucoup vieilli, mon père surtout.

Je me promets de leur rendre visite régulièrement, même si le voyage est  long et fatiguant pour les enfants, surtout à cause du décalage horaire.

Bob trouve un autre scénariste, mais n’arrive pas à obtenir un sujet qui lui convienne.  Aussi son nouveau film est un échec et je crois qu’il m’en veut de l’avoir abandonné.

Je le comprends, mais me demander de choisir entre mes enfants et écrire des histoires d’action, ne m’a pas laissé d’autre solution que de refuser.

Quand ils seront plus grands, qu’ils iront en classe et que j’aurai à nouveau du temps libre, pourquoi pas, mais pas maintenant.

Du coup, nous nous voyons moins et cela me manque.

A mon retour de Québec, j’essaie pourtant de renouer nos liens, mais cette fois c’est lui qui refuse, considérant que je me suis installée dans une vie de petite bourgeoise, uniquement préoccupée par le bonheur de ses enfants et de son mari.

Lui de son côté, après un nouveau divorce, vient d’épouser sa sixième femme : mannequin, vingt ans. Difficile de penser à un  mariage d’amour, mais à chacun sa vie.

A la suite de plusieurs échecs, il a aussi perdu son statut de star incontournable et est devenu aigri.

Je décide pourtant de lui trouver un nouveau sujet digne de lui et susceptible de lui redonner son statut de star internationale.

Film d’action, avec des moments sentimentaux pour faire pleurer son public, mais sans histoire d’amour.

Donc :

Le film commence par la mort d’un ancien mafieux, parrain redouté qui dirige trafics de drogue, boîtes de nuits, détournements et blanchiments de fonds. Sans héritier direct son empire est transmis à son plus proche parent, un demi frère devenu prêtre.

Je vois très bien Bob dans ce  rôle de prêtre héritier d’un empire mafioso.

J’essaie de le contacter avant d’aller plus loin dans l’écriture du scénario mais, n’arrivant pas à le joindre, je vais voir son producteur.

Celui-ci me reçoit très gentiment, m’annonce qu’il ne travaille plus avec lui, mais qu’il peut me présenter un autre réalisateur susceptible d’être intéressé.

Bien entendu je refuse.

Mon personnage est Bob et lui seul peut interpréter ce style de personnage. J’abandonne mon projet et me consacre à ma famille.

Je continue à filer le parfait amour avec Giovanni, nous comprenant sans avoir à nous parler, heureux de  nos enfants, de notre vie.

Les affaires de Giovanni marchent bien, me permettant de me contenter des droits d’auteur que génèrent encore mes scénarii.

Romain va maintenant à l’école et Vanessa entre à la « grande école » comme elle l’appelle. Je me retrouve donc seule durant de longues heures, un peu perdue. 

Je ne suis plus motivée pour écrire des scénarii, mon personnage principal, ma muse comme j’aime encore à l’appeler, ne voulant plus travailler avec moi.

Je décide donc d’écrire enfin le roman que j’avais essayé d’écrire avant de me lancer, par hasard, dans l’écriture de scénarii.

Je reprends ma place devant mon ordinateur, laissant, une fis encore, mes mains retranscrire des idées dont je ne suis déjà plus maître.