Ecrire 2

Emilie.

Depuis que j’ai 15 ans, au lieu de tenir un journal intime, j’écris des histoires. 

Je m’inspire de mes amies, de mes parents, des amis de mes parents.

Mais très vite ces personnages me négligent, m’oublient, vivent leurs vies sans moi.

Aussi, je décide de suivre des études qui me donneront la force d’apprendre à les décrire, à les dominer, pour pouvoir enfin raconter leur histoire, ou plutôt celle que mon imagination souhaite leur donner.

J’ai 18 ans.

J’arrive à Paris pour suivre des études de philosophie à la Sorbonne.

Je m’appelle Emilie, et j’habite chez ma tante, dans le 7° arrondissement, près des Invalides.

Veuve depuis plus de 3 ans, elle s’ennuie dans ce grand appartement et a proposé à mon père de me loger. D’abord réticent, mon père a fini par accepter, trop inquiet de me laisser indépendante dans cette nouvelle vie d’étudiante.

Viticulteurs bordelais, nous habitons une grande demeure, qui, sans être un château, est appelée « Domaine ». C’est là que j’ai passé mon enfance et fait mes études.

Maintenant, j’ai envie de bouger, de vivre mon adolescence.

Ma tante, sœur aînée de mon père, dont le mari était ambassadeur, a parcouru le monde avec lui, surtout le Moyen Orient où il a effectué différents postes. Yémen et Jordanie sont les deux pays qui, d’après mon père, les ont le plus marqués et je suis sûre que ma tante ne manquera pas de m’en parler.

Elle m’installe dans une grande chambre. Je trouve ça normal. Ce n’est que par la suite, que je me rends compte que c’est très grand pour Paris où les mètres carrés sont comptés.

Mais je viens de Bordeaux, j’habite un grand domaine et ma chambre serait considérée, ici, comme un studio.

Je n’aime pas l’ameublement de la chambre qu’elle met à ma disposition. Trop … comment dire … classique, bourgeois.

A Bordeaux, le mobilier de notre domaine n’est pas moderne, mais rustique. Mon père s’est marié très jeune à la fille d’un viticulteur voisin, augmentant ainsi le nombre d’hectare de vignes du domaine. Mais ni l’un  ni l’autre n’ont jugé nécessaire de changer l’ameublement de mon grand père, puisque c’est lui qui a créé le domaine dont ils ont pris la succession.

Ma mère aussi s’en contente, passant son temps à s’occuper de nous ou à peindre des paysages qu’elle refuse pourtant d’exposer.

Ma tante a cinquante ans et je suis inquiète de cette cohabitation. Depuis qu’elle a quitté Bordeaux, à l’âge de 20 ans, elle n’a eu que peu de contact avec sa famille. Pourtant, elle leur a proposé de me loger. Je ne la connais pas, ou si peu, puisque la seule fois où nous nous sommes vues, était quand elle est venue passer quelques jours au domaine après la mort de son mari, hésitant entre continuer à vivre à Paris ou venir s’installer à Bordeaux.

A l’époque, nous étions fascinés, mon frère et moi, par ses tenues vestimentaires qui faisaient demander à mon frère : 

  • « pourquoi la sœur de papa elle s’habille toujours comme un dimanche ? »

Cela nous faisait rire, nos parents aussi.

Autre sujet de réjouissance, ma tante a acquis, par son mariage, le titre de Comtesse. Elle en est très fière, bien que mes parents  trouvent cela ridicule.

Je suis inquiète de cette future cohabitation. Mais mes parents sont rassurés par cet arrangement, bien qu’angoissés que je quitte le cocon familial.

  • « Tu es encore trop jeune » n’arrêtent-ils pas de dire.

Mais je veux suivre des cours de philosophie à la Sorbonne et surtout devenir indépendante.

Ils finissent par céder, et même s’il ne me l’a jamais dit, je soupçonne mon père d’avoir demandé à sa sœur de me loger quand il a compris ma détermination. Et puis maintenant que Bordeaux, avec le TGV, est à un peu plus de 2 heures de Paris il a l’impression de m’avoir encore avec lui.

Bien que furieuse de cette situation, j’avoue pourtant que je suis contente de revoir régulièrement mon petit frère qui me manque déjà, alors que, quand nous vivions ensemble, nous donnions l’impression de ne pas nous supporter.

Je m’installe dans ma nouvelle chambre et je découvre que ma tante Germaine est plus envahissante que mes parents. Elle ne me quitte pas lors de mon installation, m’expliquant où ranger mes affaires, me faisant visiter encore et encore son appartement. Elle n’arrête pas de parler. De longs mois de solitude peuvent justifier ce besoin, mais je ne me sens pas disposée à le supporter longtemps. C’est sûrement pour ce besoin de ne plus être seule qu’elle a accepté de me loger.

Mais je dois m’occuper de mon inscription à la faculté, une nouveauté pour moi, tant je suis habituée à être choyée par mes parents qui s’occupent de tout.

Ma tante Germaine, c’est comme ça qu’elle veut que je l’appelle, propose de m’aider, mais je refuse considérant que je dois me débrouiller toute seule.

Le premier soir, elle m’attend pour dîner et je ne peux m’empêcher de lui dire que je ne mérite pas la décoration de sa table : assiettes de Limoges, argenteries, verres en cristal.

  • « Tu sais, nous recevions beaucoup et j’ai gardé les habitudes des ambassades. Mais arrête de me vouvoyer. Tu vouvoies tes parents ? Non. Donc, comme je suis aussi ta famille, j’ai droit au tutoiement. »

Elle dit ça avec un tel sérieux que je ne comprends pas tout de suite qu’elle plaisante. Enfin, je parle du vouvoiement, car pour la vaisselle c’est vrai qu’elle n’en a pas d’autre.

Pour cette première soirée que nous passons ensemble, j’espère qu’elle me parlera de ses voyages, des pays qu’elle a connus, des coutumes des populations qu’elle a fréquentées.

Mais elle n’arrête pas de me questionner sur ma vie.

Elle veut savoir ce qu’est devenu Bordeaux, les vignobles, la maison, qui est aussi celle de son enfance.

Elle m’interroge aussi sur mes études, l’école que je fréquentais, allant même jusqu’à me demander si le professeur de physique, « Gérard … quelque chose », est encore là. Elle se souvient d’un jeune professeur dont toutes les élèves étaient secrètement amoureuses. Mais pour moi, ce même professeur n’est plus qu’un vieux monsieur près de la retraite.

Tous ses souvenirs, qui sont aussi les miens, nous rapprochent et j’apprends à la connaître plus vite que je ne n’aurais pu l’imaginer.

Aussi, je ne suis pas étonnée quand, sachant que j’ai promis de retourner à Bordeaux pour le week-end, elle propose de m’accompagner pour faire une surprise à mes parents.

C’est en arrivant au domaine, que je découvre que ma chambre était la sienne. Cela nous fait rire et renforce notre complicité déjà bien établie.

Mon père est surpris de notre entente, lui qui a toujours vu en elle une grande sœur snob, prête à tout pour connaître une autre vie que celle, provinciale, qu’ils avaient à l’époque.

Il n’était pas intéressé par les études puisqu’il avait décidé de suivre les traces de son père. Les ambitions de sa sœur ne le concernaient pas, et  en plus ils n’avaient pas les mêmes amis. Ceux de sa sœur n’étaient que des filles trop vieilles pour lui.

La première surprise passée, il est heureux de nous accueillir.

Mon petit frère aussi, bien qu’intimidé par cette dame « toujours habillée comme un dimanche » me murmure-t-il à l’oreille, faisant allusion à sa première visite après la mort de son mari.

Au retour à Paris, nos rapports changent. J’ai l’impression d’être la colocataire d’une copine, tant elle me traite en amie, en complice.

Elle me parle aussi de son mari, plus vieux qu’elle d’une vingtaine d’années. Mais lors de son mariage elle n’a pas considéré cette différence d’âge comme importante, surtout qu’il avait un nom à particules, ce qui lui a permis de donner vie à ses rêves de petite fille.

Mais un titre de noblesse n’est pas tout, et elle m’avoue que leur couple a souffert de leur différence d’âge, car leurs désirs n’étaient pas les mêmes.

Pour lui, seule sa carrière comptait. Elle devait jouer le rôle de la jeune et belle maîtresse de maison, enviée par les vieux ambassadeurs qui n’avaient pas eu, comme lui, la chance de trouver une jeune et jolie épouse.

Elle l’avait rencontré à l’ENA où il donnait des cours. C’était  son professeur, il la faisait rêver. Un peu comme le professeur de physique à Bordeaux, ajoute-t-elle en riant. Mais à Bordeaux, j’avais quinze ans, à l’ENA vingt deux. On lui a proposé un poste d’ambassadeur qu’il a accepté et je suis partie avec lui.

J’aurais pu plus mal tomber. Je l’aimais  bien. Ce n’était pas la grande passion, mais nous voyagions, voyions beaucoup de gens différents, vivions dans des pays surprenants.

Nous n’étions qu’un couple « de représentation ».

Pourtant, si c’était à recommencer, je recommencerais. Mais, ajoute-t-elle en  souriant, ne fais pas la même erreur que moi. Tes parents sont heureux, s’aiment et sont bien ensemble. C’est ça l’important. L’amour, le vrai, le sincère, celui qui dure.

Je suis surprise d’entendre ma tante me parler avec autant de sincérité, comme à une amie. Avec un peu de regret, je constate aussi que je n’ai jamais eu cette complicité avec ma mère.

Les cours à la Sorbonne commencent et je me sens un peu perdue. Je ne connais personne et, en ce début de trimestre, les étudiants ne cherchent pas à connaître leurs voisins.

A Bordeaux, nous nous connaissions tous, ou presque tous, soit comme voisins, soit pour avoir suivi des scolarités communes.

Ici il y a des étudiants des différentes régions de France et aussi des étrangers grâce aux échanges européens.

Je suis heureuse le soir de me retrouver avec Germaine, une présence réconfortante, familiale. Elle aussi est heureuse de ma présence qui, dit-elle, lui permet de prendre du recul avec le club de bridge où elle passait ses après midi, suivis des éternels thés de fin journée avant de retrouver sa solitude devant des émissions de  télévision souvent sans intérêt.

Elle considère également que ma présence lui redonne goût à la vie, la rajeunit. Elle me questionne peu sur mes activités, trouvant toujours le moyen de parler d’elle. Je ne peux m’empêcher de penser à ces fameux vers que Juliette Gréco a chantés « parlez-moi de moi, y a que ça qui m’intéresse. »

Même les petits plats qu’elle me cuisine tous soirs doivent faire l’objet de compliments, de remarques sur ses qualités de cuisinière, sans oublier bien sûr la présentation de la table, toujours parfaite, comme si nous attendions un convive royal.

Au début cela m’amuse, puis m’énerve.

Maintenant je m’y suis faite et y suis devenue indifférente.

Mais je prends plaisir à être choyée et j’apprécie sa façon de cuisiner, n’ayant pas été familiarisée à cette gastronomie, notre mère nous ayant plus habitués à des soupes de légumes récoltés dans le jardin, qu’à des plats aux saveurs exquises, mijotés pendant des heures.

Un matin, comme je me prépare à partir à la Sorbonne, elle me dit

  • «  Au fait, ne m’attends pas ce soir. »

Je la regarde, surprise. Mais déjà elle enchaîne

  • « Je te laisserai de quoi manger dans le frigidaire. »
  • « Merci, mais c’est pas la peine. Je peux très bien m’acheter un sandwich. »
  • « Ça me fait plaisir. »

Tout est dit.

Nous nous sourions et je pars suivre mes cours, intriguée.

Le soir la maison me paraît vide. Je réchauffe le gratin qu’elle m’a préparé et grignote devant la télévision. Très vite, cette émission insipide m’ennuie et j’ouvre mes cahiers de cours pour réviser la leçon du jour. J’y prends plaisir et ne vois pas le temps passer.

Aussi, quand vers une heure de matin elle rentre, je sursaute.

  • « Ce n’était pas le peine de m’attendre. »
  • « Je travaille. »
  • « Je vois. »
  • « Tu as passé une bonne soirée ? »
  • « Merveilleuse. »

Avec un sourire malicieux, elle ajoute

  • « Ça fait tellement longtemps que je n’avais pas dîné en tête à tête avec un homme. Tout ça, c’est grâce à toi. Ta présence me redonne ma jeunesse et m’encourage à vivre. Mais je t’empêche de travailler avec mes bavardages. »

Elle m’embrasse rapidement sur le front

  • « Bonne nuit. »

Et part dans sa chambre, me laissant aussi surprise qu’amusée.

Immédiatement, elle ressort de sa chambre, revient vers moi et ajoute

  • « Je me demandais si tu serais d’accord pour que j’organise des dîners à la maison ? »

Je la regarde, hoche la tête en souriant, trop surprise pour réagir.

Elle répond à mon sourire

  • « On en reparle demain matin, d’accord ? »

Et, m’envoyant un baiser, elle repart.

Le lendemain matin, comme je prends mon café dans la cuisine, elle me rejoint en robe de chambre ce qui est inhabituel.

  • « Je crois que j’aie trop bu hier soir. J ‘espère que je ne t’ai pas raconté trop de bêtises. »
  • «  Tu m’as simplement suggéré d’organiser de temps en temps des dîners chez toi. »
  • «  C’est une bonne idée, enfin si ça ne te gène pas dans ton travail. Tu comprends, j’en ai tellement faits, que maintenant ça me manque. Mais quand on est seule pour recevoir, ce n’est pas drôle. Et puis tu pourrais me présenter tes camarades d’université, enfin si tu as envie, bien sûr.»
  • «  Et toi, le monsieur avec qui tu as dîné hier soir. »

A mon grand étonnement elle me regarde en rougissant, avant de hocher la tête avec un grand sourire.

C’est comme ça que nous organisons un premier dîner. Germaine est très heureuse et y prend un vrai plaisir.

–    «  Ça me rappelle tellement de souvenirs »

Se plaît-elle à me répéter tout en préparant le dîner.

  • «  C’était ça, ma vie. Mais aujourd’hui tous nos amis sont morts ou partis s’installer à l’étranger, dans les pays qui les avaient séduits. »

Puis elle continue

  • «  J’ai invité un ancien collaborateur de mon mari que je voudrais te présenter. »

A sa façon de poser le présenter, je ne peux m’empêcher de demander

  •  «  Celui avec tu as dîné l’autre soir ? »

Elle hoche la tête en souriant.

Pierre, puisque c’est son nom, vient dîner. Contrairement à mon attente, il est plus jeune que je ne le pensais. Une quarantaine d’années, tout au plus. Charmant, attentionné, il séduit mes deux amies présentes ce soir là. Il parle des pays où il a vécu, de la vie dans les ambassades, des contacts avec les autorités locales.

Germaine aussi est sous le charme.

  • « Tu le connais bien ?
  • « Il était le collaborateur de mon mari en Jordanie. 

Et après un silence, elle ajoute

–     « C’était son premier poste. Je l’aimais bien. »

  • « C’est lui qui t’a rappelée pour ton dîner de l’autre soir ? »
  • « Non. »

Je ne peux m’empêcher d’éclater de rire.

  • « Donc, le dîner de ce soir, c’est pour le revoir. »
  • « Mon ancienne vie me manque. »

Depuis nous maintenons cette habitude d’un ou deux dîners par mois avec nos fidèles, comme on les appelle, Pierre et mes amies.

Mais je me rends très vite compte que Pierre s’intéresse plus à moi qu’à Germaine et, comme je l’aurais fait avec une amie, je m’en ouvre à elle

  • « Tu sais, je ne suis absolument pas intéressée par Pierre. »
  • «  Pourtant on dirait … »
  • «  Non. Et je le trouve trop vieux. »

Je me rends immédiatement compte que je dis une bêtise et, ne sachant pas comment me rattraper

  • « Du reste, c’est toi m’as mise en garde contre les hommes trop âgés. »

Elle hoche la tête avec un triste sourire

  • « Tu as raison. Pour lui aussi j’ai l’impression d’être trop vieille. »
  • « Trop vieille ! Mais tu es superbe. »
  • « Peut-être. Mais dans dix ans il aura cinquante ans et moi presque soixante-dix. »
  • « Ça veut rien dire. Regarde le nombre d’hommes qui épousent des femmes plus jeunes. »
  • « Ça marche dans ce sens là. L’inverse est très rare, tu sais. »

Après un silence, la trouvant tellement désemparée, je lui demande

  • « Il t’attire ? »
  • « A l’époque, j’aurais pu avoir une aventure avec lui. Et puis, je n’aime pas vivre seule. »
  • « Je suis là, moi. »

Elle éclate de rire et me prend dans ses bras. 

Une fois encore, nos rapports changent. Nous étions amies, nous devenons, complices, confidentes.

Mes amies s’en ouvrent à demi-mots, à la fois admiratives et jalouses car aucune d’elles n’a de tels rapports avec sa famille.

Je continue aussi à aller passer des week-ends à Bordeaux, à la grande joie de mes parents qui s’étonnent pourtant des rapports que je semble avoir avec  Germaine. Ma mère, surtout, m’avouant qu’elle l’a toujours considérée comme snob et s’inquiète qu’elle n’ait une mauvaise influence sur moi.

Elle se souvient de son attitude à son mariage, où elle était venue, sans son mari, et avait donné l’impression de s’ennuyer et d’assister à une corvée.

Mon père aussi, bien qu’aimant sa sœur, considère qu’ils n’ont rien en commun.

Seul, mon petit frère, est curieux de la connaître, pensant que la façon dont je parle d’elle justifie son désir de découvrir ma nouvelle vie.

Je fais venir mon petit frère à Paris, désireuse de lui montrer que notre tante n’est pas la bourgeoise guindée que nos parents nous laissent imaginer. Profitant d’un long week-end, au lieu de me rendre à Bordeaux, c’est lui qui vient. Germaine est heureuse de me faire plaisir, quoiqu’un peu surprise de ma demande.

Elle le reçoit, comme je m’y attendais, avec beaucoup de tendresse.

A ma demande, elle ne met pas un costume Channel, mais un pantalon. Pas un jean, il est vrai, mais quand même !

Je m’amuse de l’étonnement de mon frère en la voyant ainsi habillée, mais nous n’en avons jamais parlé.

Je lui fais visiter Paris. Bateaux mouches, Tour Eiffel, Quartier latin et autre. Il est très heureux. Germaine nous invite même à la Coupole, restaurant à la mode, ce qui l’impressionne beaucoup.

Son séjour, bien que trop court, me fait du bien. Je retrouve avec lui la complicité de notre enfance.

Germaine le ressent et ne peut s’empêcher de lui dire qu’il sera toujours le bienvenu. Nous n’organisons pas de dîner à la maison durant son séjour, Germaine trouvant qu’il est inutile qu’il perde son temps avec des vieux comme Pierre et qu’il vaut mieux lui faire découvrir Paris. Je suis d’accord avec elle, une fois encore.

Après son départ nous reprenons nos habitudes. Mes études, nos dîners réguliers qui sont devenus une habitude chez mes amis.

Des garçons se sont joints à mes premières invitées féminines, et Germaine, de son côté, invite aussi d’anciens amis. Tout cela donne des soirées disparates, mélangeant jeunes et vieux.

J’invite même un de mes professeurs qui est ravi de sa soirée et fasciné par la vie professionnelle de Pierre. Lui aussi a rêvé d’une carrière diplomatique, mais, comme il s’est marié très jeune, il a dû trouver très vite du travail. Aujourd’hui, divorcé, il regrette ce choix, et n’hésite pas à raconter son expérience pour nous inciter à la plus grande prudence dans nos rapports amoureux.

Pierre, pilier incontournable de nos dîners, prend goût à ce mélange de génération et est heureux de pouvoir briller auprès de mes amis en racontant ses différents voyages. S’il a abandonné l’idée de me séduire, il s’est progressivement habitué aux avances de Germaine et, un soir, l’a même invitée pour un dîner en tête à tête dans un restaurant à la mode. Germaine est très heureuse, troublée comme une jeune fille pour un premier rendez-vous. C’est là qu’elle me surprend vraiment, car le lendemain matin je constate qu’elle n’est pas rentrée de la nuit. Le soir, en revenant de mes cours, elle m’attend, heureuse et troublée, ne pouvant s’empêcher de me parler de sa soirée, du dernier verre pris chez lui, restant cependant discrète sur la suite. Puis, en rougissant, elle m’avoue que c’est la première fois depuis la mort de son mari et que cela c’est grâce à moi qui lui ai redonné jeunesse et confiance.

Notre nouvelle vie à trois est devenue une évidence et si Germaine me parle souvent de leur différence d’âge, Pierre n’y fait jamais allusion. Il me traite comme une amie, quelquefois aussi comme sa fille en me donnant son avis sur les amis que j’invite à nos dîners.

Germaine est heureuse, amoureuse et ne s’en cache pas. A quelques unes de mes amies qui se disent étonnées par leur différence d’âge, je ne manque pas de leur rétorquer que je ne comprends pas pourquoi quand c’est l’homme qui est plus vieux elles trouvent ça normal, mais quand c’est la femme, ça les choque. Je suis du reste aidée dans mon argumentation par le fait que l’une d’elle est devenue la maîtresse du professeur, beaucoup plus âgé qu’elle, qu’elle a côtoyé dans nos dîners.

Un soir, Germaine me raconte que Pierre lui a avoué, que quand ils étaient en poste en Jordanie, elle l’impressionnait beaucoup, mais qu’il était secrètement amoureux d’elle. Et, Germaine, d’ajouter en confidence, que si elle avait su, elle aurait peut-être été moins distante avec celui qu’elle considérait, à l’époque, comme un jeune collaborateur de son mari. Trop jeune même pour pouvoir s’intéresser à lui. Devant mon étonnement, elle ajoute que son mari était déjà un vieux monsieur et qu’elle se sentait encore jeune, désireuse de vivre, pourtant consciente de son devoir de respectabilité mais heureuse de plaire, bien qu’insatisfaite de ne pouvoir aller plus loin.

  • « Tu as trompé ton mari ? »
  • « Ça m’est arrivé. Mais je ne peux pas appeler ça tromper car nous n’avions plus de vie sexuelle depuis longtemps. »

Et, avec un grand sourire elle ajoute

  • « C’est pour ça, que je te déconseille d’épouser un mari plus vieux. »
  • « Et plus jeune ? »
  • « C’est pas la même chose. »

Avec ces confidences, je prends conscience de l’intensité de notre complicité, persuadée que je n’aurais jamais pu avoir une telle discussion avec mes amies, qui en réalité ne sont que des étudiantes suivant les mêmes cours que moi, sans autre avenir commun avec moi qu’un passé universitaire.

Je constate du reste, que si elles viennent volontiers à nos dîners, aucune ne m’a jamais invitée, même pour partager un sandwich car elles considèrent toutes que je vis dans un autre monde et que, Germaine et moi tenons, comme dans les époques passées, un « salon mondain », même si je ne suis pas Comtesse.

Pierre, par contre, d’habitué est devenu partie prenante de notre vie, allant même jusqu’à officialiser son couple avec Germaine et s’installant chez nous. Ils ont hésité à habiter chez lui, mais cet appartement est plus grand et Germaine veut continuer à m’héberger.

Notre vie à trois intrigue, les commérages laissant entendre que je suis aussi la maîtresse de Pierre.

Nous sommes ainsi devenues l’incarnation d’un passé dissident, avec un « salon mondain » et la vie « dissolue » de la noblesse des siècles passés.

Le titre de Comtesse de Germaine y est pour beaucoup, car elle continue à porter le nom à particule de son premier mari et mes amies s’imaginent que, par snobisme, je ne porte pas mes titres de noblesse.

Mais l’harmonie de notre vie à  trois prend fin le jour où Pierre se voit proposer, suite à l’intervention de Germaine auprès de ses anciens amis des affaires étrangères, le poste d’ambassadeur en Corée du Sud. Bien sûr, il n’est pas question pour lui de refuser cette promotion, mais il hésite à demander à Germaine de le suivre bien qu’il lui doive le poste.

Il sait qu’elle tient parfaitement le rôle d’épouse d’ambassadeur, mais est-il prêt à l’épouser et à assumer leur différence d’âge.

Comme je pose la question à Germaine, elle me répond en riant

  • « De quelle différence d’âge parles-tu ? »
  • « Mais … »
  • « Tu sais, je ne serai pas la seule à me rajeunir. C’est très facile de faire inscrire une fausse date de naissance sur les papiers d’identités. Et puis, ce n’est pas ça qui compte. Ce qui compte c’est d’assurer la tenue de l’ambassade et de savoir recevoir. »
  • « Tu ne seras plus comtesse. »
  • « C’est vrai. Mais je serai plus jeune. »

J’imagine que Pierre se laisse convaincre par ces arguments car, après un mariage intime où je suis témoin de la mariée, ils partent s’installer à Séoul, me laissant la garde de l’appartement parisien, le temps que j’obtienne mon diplôme.

Quand mes parents apprennent ce mariage et leur départ en Corée, ils sont furieux et mon père insiste pour que je rentre à Bordeaux.

Mais j’ai pris goût à mon indépendance, et il me faut encore un an pour obtenir mon diplôme. Je suis aussi majeure et indépendante car Germaine m’a laissé la signature sur un compte en banque « pour gérer l’entretien de l’appartement ».

A cause de ces disputes, j’arrête mes week-ends à Bordeaux, à la grande tristesse de mon petit frère à qui je propose de venir terminer ses études à Paris.

Mais il n’est pas prêt à quitter le cocon familial, ce que je regrette.

Il m’informe pourtant que mes parents en veulent beaucoup à Germaine et à la mauvaise influence qu’elle a eue sur moi, car mon père la considère toujours comme une dépravée, prête à tout pour satisfaire son ambition.

En mon fort intérieur je dois reconnaître qu’il a raison, mais il est trop tard pour revenir en arrière et j’ai mon année universitaire à finir.

Je ne continue pas les dîners « mondains », comme les appellent mes amies. Du coup, je prends conscience qu’elles n’ont « d’amies » que le terme dont je veux bien les qualifier, car aucune d’elle ne m’invite jamais, ni les garçons du reste.

Je me retrouve donc seule le soir dans cet appartement trop grand pour moi, déprimée par la tournure que prend ma vie.

C’est un soir, devant une émission de télévision, que je décide, moi aussi, de partir dans un pays étranger, pour y continuer mes études. Erasmus correspond à mon attente, et je m’y inscris pour l’année suivante, désireuse de terminer l’année en cours à la Sorbonne, considérée comme la meilleure pour les études de philosophie.

J’obtiens une place à l’université de UCAM, à Montréal au Québec, et j’attends avec impatience la fin de l’année, consacrant mon temps libre à travailler pour avoir mon diplôme et les meilleures qualifications pour les années à venir.

Je préviens Germaine qui, pour toute réaction, me demande de prendre contact avec un de ses amis qui se chargera de louer son appartement puisqu’il sera alors disponible.

J’espérais plus d’intérêt, mais elle se contente de me raconter sa vie à Séoul où elle a retrouvé avec plaisir ses habitudes d’antan.

Cette période de ma vie est cause de déception.

A moi de me reprendre, de me retrouver et de me créer un avenir qui me convienne.

Je réussis mes examens et, après avoir rangé mes affaires, j’attends l’ami de Germaine à qui je dois remettre les clefs.

C’est un homme d’une soixante d’années qui se présente, vêtu d’un costume trois pièces impeccable malgré la chaleur de ce mois de juin.

Après les présentations, il me tend une lettre

  • « De la part de Germaine. »

Je le regarde, surprise, prends la lettre, hésite à l’ouvrir.

Il m’adresse un sourire d’encouragement.

J’ouvre la lettre, la parcours rapidement et le regarde étonnée

  • «  Le consul est un de mes vieux amis. Il est très heureux de vous offrir un poste au consulat de Montréal. »
  • «  Mais … »
  • « Vous verrez, la vie y est très agréable. »

Je n’ai jamais revu Germaine, mais son cadeau d’adieu est très au-dessus de mes espérances. Il me fait peur.

Nouvelle vie, nouveau pays, un métier.

Mes parents sont inquiets de mon départ, mais ne peuvent plus s’y opposer.

A moi d’assumer ma vie comme je me le suis promis de le faire tout au long de cette année solitaire de la fin de mes études universitaires.

Montréal n’est pas la capitale Nord Américaine que j’imaginais.

J’y découvre une atmosphère provinciale, un peu comme les souvenirs que j’ai de Bordeaux.

Toutes les personnes de l’ambassade, des français pour la plupart, me reçoivent avec beaucoup de  gentillesse.

Est-ce parce que suis pistonnée comme ils ne se gênent pas pour me le faire sentir en parlant de leurs études qui n’ont rien à voir avec ma maîtrise de philosophie.

Le Consul, un homme d’une cinquantaine d’années, est charmant. Sa femme aussi et ils regrettent que leurs deux filles ne soient pas restées avec eux, ayant, l’une et l’autre, préféré retourner en France.

Très vite, j’ai l’impression qu’ils me considèrent comme leurs substituts et me traitent comme tel, m’invitant à toutes les réceptions, même les privées où le personnel du consulat ne participe pas.

Cela fait que renforcer mon statut de « pistonnée » et impose un respect que je ne mérite pas. Je m’emploie donc à être la plus efficace, la plus serviable, la plus aimable et petit à petit, même les jaloux, en arrivent à me considérer comme une amie.

Cette vie me change beaucoup de mes années universitaires à Paris, où, sous l’influence de Germaine, j’étais devenue hautaine, faussement mondaine.

C’est ici que j’apprends qu’au Canada le prénom de Germaine veut dire, « je gère et je mène » ce qui lui va très bien.

Là, loin de son influence, je me sens redevenir naturelle, être enfin le Moi que je rêve d’être, sans avoir pour autant besoin d’un titre de noblesse.

Parmi tous les employés français du consulat, il y en a deux qui portent des noms à particule, mais d’une façon naturelle, sans en chercher un avantage quelconque.

L’un d’eux, celui que j’apprécie le plus, s’appelle Thibaut, assistant personnel du consul.

C’est lui qui vient me voir

  • «  Tu es de Bordeaux, paraît-il ? »
  • « Oui. Mes parents sont viticulteurs. »
  • « Ma famille aussi. »

Nous nous sourions, déjà complices.

Sa famille habite un château dont je connais le nom. Je m’étonne, vu notre peu de différence d’âge, que nous n’ayons pas été dans les mêmes écoles.

  • « Mon père est militaire. J’ai voyagé dans beaucoup de pays et fait mes études par  correspondance. » 
  • « Je croyais … »
  • « Je t’ai dit : ma Famille. C’est le problème de la vieille noblesse. L’aîné reprend le château. Pour les autres, il y a le clergé et l’armée. Heureusement que nous avons changé d’époque, car, avant, mon père aurait pu être membre du clergé. »

Sa vision de la noblesse me fait rire, et c’est de là que naît notre amitié.

Le travail au Consulat est irrégulier, nous laissant beaucoup de temps libre. Thibaut en profite pour me faire connaître la ville qu’il habite depuis maintenant deux ans. Il est passionné par le charme tranquille de cette petite métropole, m’avouant qu’il adore les périodes d’hiver où la ville, couverte de son manteau de neige, devient silencieuse.

Le Consul et sa femme sont ravis de notre complicité qu’ils voient d’un bon œil, n’hésitant pas à nous convier tous les deux à des soirées ou des dîners. J’apprends ainsi que le père de Thibault est un camarade de Math Sup du consul, raison pour laquelle il n’a pas hésité à faire appel au fils de son ancien ami.

Cela me renforce dans l’idée, déjà exprimée par Germaine, que les employés des affaires étrangères sont une grande famille, solidaire quoiqu’il arrive.

Je trouve cette situation rassurante, n’ayant pas été habituée, lors de ma scolarité et mes études universitaires, à envisager un avenir professionnel avec mes camarades.

Un soir, où nous dînons dans un restaurant sur les bords du saint Laurent, Thibault me demande tout d’un coup

  • «  Tu m’aimes ? »

Je le regarde, ébahie

  • «  Parce que moi, je crois que  je commence à t’aimer. »

Comme je ne réagis toujours pas, il insiste

  • «  Je dois me mettre à genoux ? »

Là j’éclate de rire.

  • «  J’aime mieux ça. »

Conclut-il avant de répondre  à mon éclat de rire.

Ne sachant que répondre, je prends mon verre, trinque avec lui et nous buvons en nous souriant.

Je suis heureuse de sa question. Jamais je n’aurais osé.

Pourtant, depuis ces quatre mois que nous nous côtoyons tous les jours, j’avoue me sentir de mieux en mieux en sa présence et attirée par lui.

C’est vrai que c’est un sentiment que je n’ai jamais connu, du moins d’une façon aussi évidente, sans faux semblants.

Et maintenant ? Que va-t-il se passer ? Notre vie va-t-elle changer ?

Je ne pense pas que, pour l’instant, il envisage d’aller plus loin dans sa déclaration. Vieille tradition de la noblesse qui consiste à attendre des mois, des années la concrétisation de ses sentiments ?

Mais moi, ai-je envie de changer notre complicité, notre tendresse, en amour ? Si tout cela devient passion, bien sûr, mais nous n’en sommes encore qu’aux prémisses.

Nous reprenons donc notre vie normalement, aucun de nos confrères ne pouvant noter de changements dans nos rapports professionnels.

Peut-être quelques regards, quelques frôlements, quelques caresses esquissées, mais rien de plus.

Aussi, quand le consul nous désigne pour partir en mission à Saint-Pierre et Miquelon pour vérifier la bonne gestion d’une association que le consulat finance, personne n’y trouve à redire.

Nous sommes en effet complémentaires, lui par ses connaissances de la finance et de la gestion, moi par celles de l’action culturelle et la philosophie de la dite association.

Nous sommes reçus chaleureusement et installés, pour les quelques jours que nous devons passer là-bas, dans une grande chambre à deux lits superposés. Avant que n’ayons le temps de réagir

  • « Désolé de n’avoir rien d’autre à vous proposer. Mais vous savez, ici, on manque de place. »

Nous nous gardons bien de réagir et évitons soigneusement d’en parler durant la journée.

C’est le soir, que  la question se pose

  • « Tu préfères le lit du haut ou du bas. »

Sans hésiter, je réponds,

  • « Le même que le tien. »

Il sourit, et pour la première fois nous nous embrassons.

Nous nous déshabillons sans gêne, et nous nous retrouvons dans le même lit, très étroit mais agréable pour notre intimité nouvelle.

Tout est simple, tendre, naturel et nous finissons par nous endormir serrés l’un contre l’autre, souriants, heureux, apaisés.

Notre mission se déroule dans la joie et j’avoue être tentée de la prolonger  sous n’importe quel prétexte.

Mais la gestion de l’association est bonne, son action culturelle satisfaisante et nous ne pouvons pas justifier une étude plus approfondie.

Nous repartons donc à Montréal, le cœur gros, considérant ce retour comme une fin de vacances particulièrement agréables.

Ni l’un ni l’autre n’avons envie de retrouver nos chambres de célibataires. Mais comment justifier de déménager, puisque, en tant qu’assistants-stagiaires, nous sommes logés dans une dépendance du consulat.

Nous installer ensemble serait certainement mal perçu et pas sans répercussion.

En accord avec Thibault je décide pourtant d’aller en parler à la femme du consul.

Suite à ma demande, elle éclate de rire

  • « Vous vous êtes enfin décidés. »

Je ne m’attendais pas à cette réaction, et c’est comme ça que j’apprends que le consulat attend de nouveaux stagiaires et qu’ils ont déjà envisagé de nous installer dans une succursale plus « indépendante » ce qui nous permettra de vivre comme nous l’entendons. 

Notre vie à deux est une véritable découverte.

Nous sommes déjà un vieux couple, mais sans les manies d’une trop longue cohabitation. Nous nous aimons et n’avons pas besoin de nous le dire et de le montrer d’une façon ostensible.

Je crois que le consul et sa femme apprécient cette façon de nous comporter. Sans être amis, nous sommes très proches et ils sont très heureux que nous les invitions à dîner dans notre petit « cocon » comme nous aimons à l’appeler.

L’arrivée du froid et surtout de la neige est un plaisir.

Thibault m’apprend à aimer ce climat si décrié par ceux qui ne le connaissent pas et je comprends mieux les paroles de la chanson de Gilles Vigneault : « mon pays c’est l’hiver ».

Ensemble nous errons dans les rues enneigées, arpentons la ville souterraine, découvrons la vie à deux.

Nous sommes heureux.

Je sais que cela n’est pas la fin d’une histoire mais au contraire le début d’une grande histoire d’amour. Mais raconter le bonheur de mes personnages ne m’intéresse pas, je préfère le vivre.