Eclat de vie

Eclats de vie

  • 1 –

Aujourd’hui, j’ai 60 ans.
Ma vie commence.

De ma période de gestation, je ne me souviens de rien. Rien d’une enfance et d’une adolescence probablement heureuses, ni d’une vie dite active, passée à gagner de l’argent pour élever une fille et deux garçons, partis dès qu’ils ont pu. Ma femme aussi est partie, avec eux ou sans eux, je ne sais plus. Au Canada je crois ou en Australie. Loin, très loin.

Aujourd’hui j’ai 60 ans.
Je vais vivre, découvrir la vie, créer des souvenirs, réaliser mes ambitions. Vivre.

J’entasse rapidement dans un sac des vêtements de rechange, le strict nécessaire, je referme la porte et je m’en vais, heureux.
Mon ancienne voisine, cachée derrière le rideau d’un salon identique au mien, m’observe. Je me retourne et lui fais un petit salut. Immédiatement elle se cache, prise en faute, et le rideau, par son frémissement, répond à mon salut.

Même le RER qui me conduit vers Paris est différent.
Je ne vais pas gare Saint Lazare mais à Saint Michel.
Je ne sais plus qui m’a parlé de cette place où les jeunes gens se donnent rendez-vous, s’attendent, se parlent, s’embrassent, où des touristes se photographient et repartent en courant à la recherche d’un autre lieu à photographier.

Un couple passe à côté de moi. Ils sont beaux, jeunes, heureux. Je souris, et la fille me rend mon sourire avec un petit salut.
« Tu le connais ? »
« Non, mais il a l’air sympa ».
J’ai l’air sympa.
Plus de doute, ma vie commence.

La Seine coule et les bateaux-mouches se succèdent, hurlant dans toutes les langues à des touristes indifférents l’histoire des ponts, des bâtiments.
Je marche, regardant l’eau frémissante glisser le long du quai bordé de péniches, transformées en appartements, qui se balancent au passage de ces bateaux de touristes trop bruyants. Mais, malgré ce paysage inhabituel pour moi, mon attention est surtout attirée par ces grandes boites vertes accrochées sur les bordures du trottoir qui surplombent les quais. Elles sont remplies de livres, de dessins, de gadgets. Je les regarde mécaniquement, fasciné par leur diversité.

Un pont. Puis un autre. Encore un autre mais différent cette fois car il est en bois et ses rambardes regorgent de cadenas de toutes les couleurs. « Passerelle des Arts » est-il écrit. Son nom, surement. Je m’y engage, hésitant à m’installer sur un des bancs installés au milieu, mais il y a, juste à côté, un groupe de musiciens trop bruyants.
Je me contente donc de contempler la Seine, et là, au milieu du fleuve, j’aperçois la pointe d’une île que j’ai dépassée sans même la voir. Et au bout de cette île, un magnifique saule pleureur. Fasciné par la diversité de cet environnement, je reviens sur les pas, uniquement attiré cette fois par le pont qui rejoint la pointe de île où se trouve, en contre bas, le saule pleureur dont la présence m’a étonné. Je ne sais pas pourquoi, mais ce pont aussi me semble différent. Et je lis, écrit sur une plaque en marbre, « Pont Neuf ». C’est un signe, pas de doute. Il est neuf, comme moi.
Je m’assieds sur un banc arrondi creusé dans sa bordure et regarde les gens passer.
Jamais je n’ai fait ça. Enfin, je crois. C’est amusant. Il y a ceux qui sont pressés, qui se bousculent, ceux qui flânent en regardant autour d’eux, curieux de tout, ceux qui …
« T’as pas un clope ou un euro ? »
Je fouille dans ma poche et, surpris, en sort une clef.
« J’ai que ça. Mais si tu veux, tu peux t’installer dans ma maison. C’est … »
« Rien à foutre »
Je le regarde s’éloigner en grommelant. Je regarde ma clef. Il a raison. « Rien à foutre » et je la jette dans l’eau.

Depuis combien de temps suis-je là ?
Je ne sais pas.
Je me lève et me dirige vers le cavalier en bronze situé au bout de l’ile. Henri IV est le nom écrit sur le socle. Après avoir contemplé cette représentation de l’homme à qui nous devons, d’après ce que me répétait ma femme, la poule au pot, je fais face aux maisons en briques qui donnent accès à la « Place Dauphine » comme l’indique la plaque située à l’entrée.
Jamais je n’aurais cru qu’un lieu comme ça puisse exister. Des arbres, des restaurants dont les terrasses s’étirent sur le trottoir, des joueurs de boules qui occupent le centre de cette petite place bordée de maisons pleines d’histoires et d’un petit hôtel. Hôtel Henri IV. Beau nom pour ma première nuit parisienne.
Pour moi Paris était une plaque tournante, une gare d’où je sautais d’un RER pour prendre un train de banlieue et d’un train de banlieue pour reprendre un RER. Paris ne m’intéressait pas. C’était bruyant, et source de dispute avec mes enfants. « La banlieue c’est trop loin et on s’emmerde. » Mais cette banlieue, c’était mes marques, mes repères, mes réflexes. Pas besoin de réfléchir, de penser. Le trajet était toujours le même, les voisins nous évitaient comme on les évitait et ma gestation se déroulait sans heurts, sans problèmes, sans souvenirs.

De ma chambre, je vois les arbres de la Place Dauphine.
J’ai déjà vu des arbres, mais ceux-là, je ne sais pas, j’ai l’impression de les découvrir, et les regarder se balancer au gré du vent me fascine. Les feuilles bougent, tournent, brillent et recommencent. En dessous les gens parlent, rient, mangent, boivent et sont heureux.
Aujourd’hui je suis à Paris. Je vais m’y installer, y vivre.

  • 2 –

Ce matin en m’éveillant, j’ai le vague souvenir d’un rêve. Peut-être pas d’un rêve, du reste, mais le souvenir d’une étape pénible de ma gestation.
C’est au bord d’une piscine, une grande piscine avec un plongeoir à deux étages.
Les marches sont glissantes et les enfants se bousculent pour atteindre le sommet.
Pris par le flot, j’atteins comme les autres le premier plongeoir, mais là j’hésite.
« Pas cap ! »
Crient-ils, en me provoquant.
Je m’engage alors sur le deuxième plongeoir, plus haut.
Mais ce n’est plus un enfant, c’est un homme qui monte.
Me voilà au-dessus de la piscine, haut, très haut, seul et sans possibilité de redescendre par une échelle trop glissante, trop abrupte. Je regarde en bas, j’ai peur.
Mais brusquement tout semble simple, facile.
J’ai 60 ans et je plonge, je plonge dans la vie, je nage, je suis heureux.

Il me faut un appartement.
J’erre dans les rues, la tête levée à la recherche d’un panneau « à louer ». Je marche dans des rues toujours différentes aux noms évocateurs : Rue des Grands Augustins, Rue Saint André des Arts, Rue Christine, Passage de l’hirondelle …
Brusquement un panneau. Je m’arrête, sonne.
« On a rendez-vous ? »
« Non, j’ai vu votre affiche et … »
« On peut dire que vous avez de la chance, je ne devais pas venir ce matin. »
Il me regarde et demande,
« C’est pour vos enfants ? »
« Non, pour moi »
« Ah … ? »
« Je suis en instance de divorce »
Son visage s’éclaire.
« Moi, j’en suis à mon troisième … C’est pour longtemps, je veux dire, la location. »
« Je ne sais pas encore. Deux mois, six mois, un an … »
« C’est pas très grand, mais confortable. »
« Ça m’intéresse. »
« Vous ne voulez pas visiter ? »
« Je vous fais confiance. »
« Trois mois d’avance, loyer payé en début de mois. »

Et voilà. Mon premier appartement, ou plus exactement mon premier studio. Dix mètres carrés, peut-être douze, rue de la Parcheminerie près d’une église appelée Saint Séverin.
J’habite Paris. J’ai 60 ans, je commence à vivre.

Sur les quais, avec pour fond la cathédrale de Notre Dame, ces fameuses boites vertes. Je m’arrête, regarde, fouille.
« Vous cherchez quelque chose ? »
« Du travail. »
Il me regarde, étonné.
« Vous voulez être bouquiniste ? »
Je hoche la tête.
« Je ne peux pas vous payer.»
« Un pourcentage sur les ventes suffit. »
« Vous pouvez commencer quand ? »
« Tout de suite »
Il sourit
« Vous avez un nom ? »
C’est vrai. Il me faut un nom, un nom à moi, rien qu’à moi.
« Loïc … de Samprives. »
Il hausse les épaules, blasé.
« D’habitude c’est Durant, Dupont … »

En fait tout est simple. J’ai un appartement, un travail. Un travail de beau temps, en plein air, à regarder les gens, et un nom.
J’ai 60 ans, un nom qui évoque l’aventure, les grands voyages et, devant moi, l’échoppe dont je suis maintenant en charge a des livres d’aventures, des livres d’action, des romans policiers.
Assis sur une chaise pliante en bordure du trottoir, je regarde des passants venus du monde entier et commence à rêver de souvenirs futurs.

  • 3 –

Les cloches de Notre dame résonnent et m’attirent à l’intérieur de la Cathédrale. Du monde, beaucoup de monde. De la musique, des prêtres en habits colorés, de la musique encore et des chants déformés par l’écho et les micros. Mais aussi et surtout des étrangers de toutes couleurs et de toutes religions qui, appareils photos en bandoulière, slaloment dans les allées, prennent des photos, s’arrêtent devant un vitrail, une vierge en plâtre, une forêt de cierges, insensibles à l’office qui se déroule à côté d’eux, insensibles à ce spectacle si souvent répété depuis presque vingt siècles et devenu banal.

Paris vaut bien une messe avait dit Henri IV. Mais valait-elle le départ des riches et entreprenants protestants partis à la conquête d’un nouveau monde devenu Etats-Unis.
Pour nous le passé, les souvenirs. Pour eux l’avenir, le futur.
Que reste-t-il de nos traditions, de notre religion ? Des caveaux où l’on entasse nos morts pour pouvoir les oublier en toute quiétude, sans remords et sans souvenirs.
Paris me fait le même effet. Partout des monuments-caveaux, symboles de faits historiques, de souvenirs heureux ou pas, de faits glorieux ou pas, d’un passé dont la principale fierté est d’avoir survécu.

Assis sur ma chaise pliante, je regarde ces touristes qui défilent devant nos échoppes de bouquinistes et nous photographient avec la même indifférence qu’ils avaient dans la Cathédrale toute proche. Mieux que des souvenirs, ils auront la preuve de leur séjour dans la capitale musée.
« Non, je n’ai pas les mots pour te dire … Mais regarde, tu comprendras. »
L’avantage des photos c’est qu’on les comprend dans toutes les langues. Et à défaut d’avoir un passé, des souvenirs, je suis déjà le souvenir de cette Japonaise timide, de ce grand noir tout sourire, de ce jeune Espagnol nerveux.

  • 4 –

Il pleut, je reste au lit. Il fait beau, je déplace ma chaise pliante avec le soleil, et, caressé par ses rayons, je navigue sur la mer Rouge avec Henri de Monfreid, arpente le Yémen avec Rimbaud, traverse le désert jordanien avec Lawrence d’Arabie.
Et avec la même passion, la même curiosité, j’observe cet universitaire fouiller dans nos échoppes à la recherche d’un livre qui n’existe plus, le sien, tiré à 500 exemplaires et oublié par un distributeur au fond d’un hangar.

Cette jeune fille aussi m’attire. Grande, mince, sautant plus que marchant, les cheveux en bataille et des lunettes aux formes excentriques. Tous les jours, à 5 heures, elle se poste devant mon échoppe et attend la petite voiture rouge conduite par un jeune barbu. À sa tenue, je connais son humeur. Petite robe colorée, elle est heureuse, jeans et tee-shirt, journée banale, tailleur strict, une seule fois, la dernière. Par contre la petite voiture rouge continue à passer tous les jours, à la même heure, mais sans s’arrêter. Qu’est devenue la jeune fille ? Un souvenir.

Livres policiers, d’action, d’aventure. Le soleil se lève et se couche. Ma vie prend forme et les souvenirs de ces lectures viennent agrémenter mes rêves. Je deviens un personnage entier avec mes voyages, mes aventures, mes intrigues.

Je cours, à bout de souffle, haletant et je bute contre une pierre posée là intentionnellement. Je réussis à ne pas tomber. Comment, je ne sais pas. Réflexes de mes nombreux entrainements de kung-fu sûrement. Je continue ma course, sentant le souffle de la bête se rapprocher inexorablement …
C’est alors que je l’ai vue.
Elle descend d’un taxi, vêtue d’une tenue noire, prétentieuse, et tient une mallette à la main. C’est la mallette qui me surprend. Pas son genre. Sa tenue non plus. Elle semble déguisée, mal à l’aise dans ce rôle. Je tourne la tête pour la suivre, la regarder entrer dans la librairie anglaise Shakespeare and Co et ressortir quelques minutes après, sans sa mallette. Elle jette un coup d’œil autour d’elle, tendue, me regarde sans me voir, sursaute en entendant le rugissement du bolide rouge qui s’approche à toute allure, traverse la rue en courant, poursuivie et rattrapée par la bête écarlate qui la heurte dans un hurlement de pneus avant de disparaître, happée par la masse colorée des carapaces roulantes.

Je quitte ma jungle pour une autre, bondis de ma chaise pour aller à son secours. Mais déjà, comme s’ils étaient prêts, tapis dans la rue d’à côté, le Samu, les Pompiers, les Policiers. Du corps cassé je ne vois pas grand-chose. Une couverture posée sur un brancard, quelques flashes suivis d’une bousculade entre touristes et policiers et puis rien, plus rien. Le Samu et les Pompiers repartent, les Policiers forcent les voitures à ne plus s’arrêter, à ne pas respecter le feu rouge pour dégager le carrefour.

Pour un souvenir, c’est un souvenir. Mais de celui-là j’aurais préféré me passer. Ma jungle littéraire me suffisait.
Lentement je regagne ma chaise pliante, ramasse mon livre, mais je ne reprends pas sa lecture. Le soleil est encore haut, les mouettes toujours rieuses, les touristes toujours touristes, mais quelque chose a changé. La lumière peut-être ou un souvenir de trop. Déjà ! Et moi qui commence à peine à vivre.

Je le vois arriver de très loin. Il tourne autour d’une échoppe sans regarder vraiment puis, brusquement, parle au bouquiniste, hoche la tête, prend des notes, et repart directement vers l’échoppe suivante pour recommencer la même approche, le même manège.
Quand il s’approche de moi, je ne veux pas le décevoir. J’interromps ma lecture simulée, comme surpris par sa présence soudaine.
« Vous cherchez un livre particulier ? »
Il me regarde, décontenancé.
« Vous avez vu quelque chose ? »
« La jeune fille ? »
Il prend ça pour une question. Hoche la tête en signe d’acquiescement.
« Oui. Elle est morte sur le coup. Un chauffard, semble-t-il. »
Il a l’air triste.
« Vous la connaissiez ? »
« Pourquoi me demandez-vous ça ? »
Il ne comprend pas.
« Elle était de la police, comme vous, n’est-ce pas. »
Il n’est pas prêt. Il n’a pas de réponse.
Sournois je continue
« Elle était en mission, une mission dangereuse car elle avait peur. Son agresseur l’a surprise, pourtant vous étiez tous là. »
Je prends mon temps, exprès.
Il attend, patient, mais surtout abasourdi.
« Elle était rouge, conduite par un pilote habitué aux courses de motos. Il n’était pas seul. Des voitures aussi étaient là pour bloquer le carrefour, provoquer un embouteillage. »
« Je ne comprends pas. »
« Mais si, vous comprenez très bien. Il suffit de regarder, de voir pour savoir. »
« Je reviendrai. »
Il s’en va, vite, très vite, oubliant les autres échoppes, les autres bouquinistes. Il a besoin de réfléchir, d’en parler avec ses supérieurs. Suis-je suspect parce que j’ai compris ce qui s’est passé et que leur opération avait échouée car mal préparée.

Ils sont revenus peu de temps après à 3.
Le chef, le plus vieux, pose les questions.
« Comment savez-vous qu’il faisait des courses de moto ? »
« À sa façon de slalomer. »
« Comment savez-vous qu’elle était de la maison ? »
« Parce que vous étiez tous là, cachés à l’attendre. »
Le plus jeune, celui était venu m’interroger le premier, bredouille
« Tout est allé si vite. … »
Ses yeux s’emplissent de larmes. Je lui souris. Il me regarde, essayant de répondre à mon sourire.
Encouragé par son sourire, j’ajoute
« Elle avait une mallette en entrant dans la librairie, mais elle est ressortie sans elle. »
Le chef me regarde surpris, puis traverse la rue en courant suivi de ses deux collègues, s’engouffre chez Shakespeare and Co, et ressort peu de temps après furieux, mais avec la mallette. Il me regarde, hésite, mais repart à grands pas vers le quai des Orfèvres, tout proche. Les autres le suivent, mais le plus jeune, mon premier flic, me fait un signe de la main.
Il reviendra. En ami, pour me parler d’elle.
Des souvenirs, un ami. Ma vie se crée, s’organise. Cela doit s’appeler vieillir.

Je l’attends, mais il ne vient pas.
Un jour, deux jours, trois jours.
Les touristes ne m’intéressent plus, les mouettes ne rient plus. Je suis déçu. Quand on naît comme moi, conscient de la vie et de son environnement, tout est source de passion. Sauf la déception. La déception apporte l’ennui. L’ennui est synonyme de tristesse, la tristesse de dépression. Et je suis sûr que demain il pleuvra.

C’est quand je ne l’attends plus qu’il apparait. Comme ça, au moment où je ferme mon échoppe.
« Je vous offre un pot ? »
Il est là, comme la première fois, maladroit, touchant, timide.
« Le Petit Châtelet, là, en face ? »
Nous nous installons sur une table avec vue sur la Cathédrale
« C’est moi qui était en charge de l’opération. »
Je le regarde en silence, avant de demander
« Vous l’aimiez, n’est-ce pas ? »
Il sourit et me parle d’elle, de sa peau, de son sourire, de ses cheveux, de ses yeux, de sa silhouette, de sa façon de marcher, de son sourire, de son sourire, de son sourire.
Puis il se lève.
« Je reviendrai »
« Vous devriez donner votre démission.»
Il revient vers moi.
« Pourquoi dites-vous ça ? »
« Vous avez eu des problèmes, c’est ça ? »
« Qui vous l’a dit ? »
« Je vous attendez plus tôt. »
« Ils m’ont changé de service. Maintenant je m’occupe de la paperasse. »
« Ce n’était pas de votre faute. »
« Je sais. L’ordre venait de très haut. Mais il faut un responsable. »
« Pourtant il devait y avoir, à l’intérieur de la librairie, des policiers en charge de surveiller la mallette ? »
« Leur attention a été détournée par l’accident. »
Il me regarde fixement, hésite.
« Vous pouvez m’aider à comprendre pourquoi elle est morte ? »
« Je crois qu’ils l’ont tuée. Exprès. »
Il se rassied, intéressé, tendu.
« Vous avez la preuve ? »
« C’est vous qui allait la trouver et je vous aiderai. »
Il me tend la main.
« Olivier »
Je serre sa main.
« Loïc »
Je souris
« Olivier, ça vient du Sud ? »
« L’arbre, oui. Moi, non. Je suis de Lille, enfin d’à côté, Cassel dans le Nord »
« Loïc, c’est Breton ? »
« C’est un nom de marin, d’aventurier. Court et fort, dirait la pub. »
Il sourit à son tour.
On prend rendez-vous pour le lendemain. Il m’apportera les éléments du dossier.

Je vieillis vite.
Plus besoin de lire de romans policiers, je suis dans un roman policier.

  • 5 –

Le lendemain, il est à l’heure, en avance même. Il me donne une grande serviette marron.
« Tout est là. »
« Et chez elle ? »
« Je n’y suis pas allé. Pas le courage. »
« Il le faut pourtant, avant qu’ils ne fouillent et n’effacent les preuves. »
« Pourquoi pensez-vous qu’il y en a ? »
« Parce qu’ils l’ont tuée. »

Je lis les rapports de police, les interrogatoires des témoins (pas le mien, oublié ou volontairement effacé), la description des faits. Des pages et des pages, mais rien de concret, pas même un début de roman policier.
Il n’y a là qu’un constat d’accident, mais pas celui d’un meurtre. Juste une description clinique de la morte, de son cou tordu, de sa jambe cassée, de son sac à main arraché. Mais pas son sourire.
Le sac ? Arraché ? Mais quel sac et par qui ?
Pas le motard, trop occupé à la percuter puis à fuir.
Pas un touriste, pas un témoin, puisque la police était déjà là et n’a rien vu.
Non, son sac ou plutôt sa mallette, a été récupérée par le chef de la police après que je lui ai signalé qu’elle devait être encore dans la librairie.
Dans le rapport, le sac a été arraché, volé. Comme ça, il y a un mobile : Sa mallette, mystérieusement devenue son sac, que le tueur ou ses complices ont pris. Pourtant, sa mallette a été retrouvée par la police, mais ils n’en parlent pas dans le constat.

Cette nuit-là, j’ai rêvé, beaucoup rêvé. Chaque mot, chaque virgule du constat de la police, avait un sens, un sens caché, pas celui écrit, mais un autre simple, clair, facile à comprendre. Et je le comprenais si bien, si vite que, rapidement, j’ai mis le mot « Fin » à ce roman imaginaire devenu un rêve.

  • 6 –

Au réveil, j’ai tout oublié. Rien, plus rien. Tout ce qui était simple, limpide est redevenu insipide, sans intérêt, donc sans résultat, sans réponse.
Je découvre ainsi la différence entre rêve et souvenir, entre fiction et réalité. J’ai cru que la vérité serait simple, qu’il n’y avait qu’à regarder mais j’ai encore à apprendre et surtout je dois aider Olivier, je dois lui faire retrouver l’espoir et que son Amour, si parfait, devienne un souvenir inoubliable.

« Alors ? »
« Rien d’intéressant. »
Je lui rends sa serviette marron.
« C’est aussi ce que je pensais. C’est désespérant. »
« Et son appartement ? »
« Rien, juste l’original d’une liste de compte qui n’avait pas sa place dans ses affaires. »
« Je peux voir ? »
« Tu sais lire ça ? »
Il me tutoie. Je suis adopté.
« J’ai été comptable. »
« Je croyais … »
« Avant l’aventure, j’ai aussi été comptable. »
« Ah ! »
Pas besoin d’expliquer. C’est normal qu’un comptable devienne aventurier.
« Je te la rendrai demain. »
Il hoche la tête, satisfait.

Je regarde la liste de comptes. C’est facile. Les virements apparaissent clairement, régulièrement, venant d’un compte off shore. Par contre, l’identité du donneur d’ordre qui doit être aussi celle du propriétaire de ce compte, sera certainement impossible à trouver.
C’est donc un problème d’argent, comme toujours. Une belle histoire d’amour morte à cause de l’argent. Amour, Passion, peu de chose face à l’Argent. Et pourtant, c’est par amour, pour l’amour qu’il me faut résoudre cette affaire, donner à mon nouvel et seul ami, ce jeune policier, une chance de croire, d’exister, de vivre.
J’ai maintenant un but, des souvenirs, donc une vie, un avenir.

« Qu’y avait-il dans la mallette ? »
« Il avait de l’argent. »
Il marque un temps, hésite, puis,
« De l’argent qu’elle devait remettre à un informateur anonyme qui, en échange, devait nous laisser une liste de terroristes venant d’Algérie. Mais il a profité de l’inattention des policiers pendant l’accident pour prendre l’argent et le remplacer par des coupures de journaux du jour. »
Et, après un silence, il ajoute
« C’est moi qui, à sa demande, avait insisté auprès de notre chef pour que l’échange se fasse. »
Il me regarde perdu dans ses souvenirs. Puis, se reprenant
« J’espérais que la comptabilité te donnerait une réponse plus précise que celle de nos experts. »
Je hoche la tête, aussi déçu que lui.

Nous sommes assis à la terrasse du Petit Châtelet. Déjà des habitudes.
« Pourquoi, elle ? »
« Claire ? »
Je hoche la tête.
« Elle s’était portée volontaire. »
Il reste silencieux un moment, plongé dans ses souvenirs, dans ses sourires.
« Elle était ambitieuse. Elle voulait être sur le terrain, vivre dangereusement. Tout, plutôt que de rester dans un bureau à classer de la paperasse. »
« Comment toute cette histoire a commencé ? »
« Je ne sais pas. »
Il a l’air désemparé. Il ne sait pas, il ne sait plus. Ses souvenirs ne vont pas jusque-là, ou plutôt, il découvre qu’elle ne lui en a jamais parlé. C’était son affaire, à elle, et il n’avait pas à savoir. Juste le nécessaire pour qu’il l’aide.
« Que va devenir cette affaire ? »
« Officiellement classée, oubliée. »
Presque honteusement, il ajoute d’une voix incertaine,
« Ils ont dit que c’était une fausse piste. Imagination de Claire, et un regrettable accident, rien de plus. »
Il n’y croit pas, mais ne peut rien faire. C’est la version officielle, donc la vraie, la seule.
« Et toi ? »
« Un changement de service. Pas très grave. »
Voilà ce qui lui reste de Claire. Mais il ne lui en veut pas. Il l’aimait, il avait confiance en elle et, pour elle, il veut résoudre cette affaire.
« Parle-moi d’elle. »
« Un autre jour, plus tard, quand je pourrai … »

  • 7 –

Il continue à venir me voir régulièrement. Plus qu’une habitude, une amitié. Pour lui son travail a repris. De la paperasse, rien d’autre. Il a failli, on l’a gardé mais pas pardonné. Maintenant il classe les aventures des autres, les analyses, vit des souvenirs qui ne sont pas les siens. Quelquefois il ouvre son cœur, parle de Claire. Un mot, une allusion, un geste et toujours un sourire, ce sourire, le sourire de Claire. Beau titre, mais pas suffisant. Je veux comprendre.
Pourquoi assassiner un sourire ?
Pourquoi classer l’affaire ?
Et le motard, le coureur à la moto rouge ?

« Elle est née à la campagne, dans un petit village du Sud de la France. Figanières. Dans le Var. Son père était agriculteur. Huile d’olive, miel et lavande. Du Pagnol. »
Que de bières et de verres de vin rouge ou blanc, quelquefois les deux, pour cette information.
Petit à petit, un mot, une phrase, un soupir.
« Elle n’était pas heureuse. Elle s’ennuyait, rêvait d’autre chose. D’indépendance, de liberté, de richesse. Oui, elle ne s’en cachait pas. Elle était ambitieuse, aimait l’argent, en voulait beaucoup. »
Souvenir triste.
« Je l’aimais. Elle aussi m’aimait, mais ce n’était pas suffisant. Elle ne voulait pas d’une vie étriquée, sans espoir, sans avenir. Elle me disait pourtant que dans la police il y avait des possibilités, beaucoup de possibilités. »
Il me regarde, hausse les épaules tristement et ajoute
« Je ne savais que lui répondre que nous ne sommes que des fonctionnaires. »
« Peut-être, mais nous avons le pouvoir répondait-elle. »
Il ne comprend toujours pas. Le pouvoir, pourquoi faire ? Pour se faire assassiner ? Mais elle n’avait pas le pouvoir, elle était simplement volontaire, pas décisionnaire.
Même son sourire devient triste dans ses souvenirs.
Il me faut changer ça.

« Tu devrais chercher dans tes paperasses s’il n’y a pas un dossier spécial à la préfecture en charge des transferts. »
« Qu’est-ce qui te fait penser ça ? »
« Une intuition. »
« Claire aurait découvert un trafic interne ? »
« Je ne sais pas. À toi de chercher. »
Un silence.
« Mais qu’est-ce qu’elle avait à y gagner ? »
« Une promotion… Peut-être plus. »
Un haussement d’épaules, puis un silence, plus long avant que je lui demande
« Elle s’intéressait à la politique ? »
Il me regarde, surpris
« Elle était passionnée de politique. »
« Ç’est peut être un début de piste. »
Il finit d’un coup son verre de vin. Hoche la tête.

Tous les jours j’attends sa venue. Je me sens responsable, important, utile, comme le petit prince de Saint Exupéry. S’il ne vient pas, je suis inquiet, angoissé, triste et plusieurs fois je suis allé me poster à la sortie de la Préfecture de Police. Un jour, je l’ai vu sortir avec une collègue. Ils riaient. Je me suis caché. J’ais eu honte.

Je viens de commencer ma vie, ma vraie vie. Je pensais que cela voulait dire indépendance, liberté et je découvre que ma première action a été de me créer des liens, une amitié, une dépendance. J’ai des souvenirs récents, et je m’inquiète déjà pour quelqu’un.

Pourquoi cela ne m’est-il pas arrivé avant ?
Mes enfants ont eu son âge, ma femme m’avait aimé. Est-ce que je n’ai rien compris ou est-ce eux qui n’avaient pas compris ?

Et Claire ?
L’aimait-elle ou, comme moi à l’époque, n’avait-elle pas le temps de penser aux autres, à lui ?
D’après lui, son ambition semblait réelle, mais qu’avait-elle découvert ?

« Toujours rien. Je n’ai pas accès à touts les archives, mais j’ai une collègue sympa qui en est en charge. »
C’est à Claire qu’il doit de regarder une autre fille, de rire avec elle.
Peut-être qu’un jour, il me fera penser à ma fille, à mes fils, me souvenir.

Le bruit strident d’une voiture de police. Non, d’un motard pressé. Sirène hurlante, il slalome entre les voitures inquiètes, hésitantes. Souvenir de la moto rouge. Son conducteur aussi slalomait, habitué à oublier ces embouteillages, ces voitures, ces piétons.
Un policier ? Pourquoi pas.
Eux aussi sont formés, entraînés pour la poursuite, une autre forme de course.

Petit à petit un scénario prend forme.
Un soi-disant rendez-vous, prétexte à un guet-apens. Un assassinat programmé, habilement déguisé en accident. Des témoins nombreux, trop nombreux et assermentés.
Mais pourquoi Claire ?
Victime ou complice gênante ?
Et l’argent ? Un bon mobile, bien sûr, mais trop classique.
C’est son utilisation qui est le vrai mobile, le vrai danger. Utilisation maffieuse, politique, personnelle ?

Assis sur ma chaise pliante, je regarde sans les voir les voitures qui se remettent en ligne pour ces embouteillages permanents.
De l’autre côté de la rue, derrière cette masse de ferrailles colorées quasi immobile, Shakespeare and Co. Librairie anglaise qui aujourd’hui encore accueille de jeunes écrivains du monde entier à la recherche d’un modèle célèbre. Hemingway est l’un d’eux. Mais ils se souviennent plus du personnage, truculent et buveur, que de son œuvre. Souvent l’un d’eux vient me voir, à moitié saoul, et, avec un accent inimitable, me demande si je l’ai connu.
Que je n’aie pas toujours été là, assis sur cette chaise, est impensable.
Que peut-on faire d’autre à Paris que de peindre ou lire assis au soleil.
Paris est tellement beau, un si beau musée que nous, les Français, en sommes les gardiens dont le seul rôle est de raconter notre histoire à ces Américains en quête d’aventures passées.

La mort de Claire est trop récente, trop banale.
À un jeune habitué à l’accent prononcé, j’ai demandé ce qu’il pensait de l’accident.
« Accident ? … Ah oui. Vous les Français vous roulaient trop vite et les piétons n’attendent pas le feu rouge pour traverser. »
L’histoire est dite. Un guet-apens très bien organisé pour un crime impuni.

« Claudie, Loïc. »
« Enchantée. »
Elle est différente de l’image que j’ai cru avoir de Claire. Jeune, très jeune, elle sourit peu, mais rit beaucoup. Préfère le vin à la bière, aime la vie et ne s’en cache pas.
« J’adore manger, boire, faire la fête. »
Il ne l’a pas amenée pour ça, mais pour qu’elle nous aide.
Dés que nous nous sommes installés à la terrasse du café, elle demande,
« Qu’est-ce que vous cherchez au juste. Olivier m’a expliqué, mais je ne comprends pas très bien. Des comptes bancaires, il y en a beaucoup à la Préfecture. Et les signataires sont nombreux. »
Je regarde Olivier, surpris.
« J’ai expliqué à Claudie mes doutes sur la mort de Claire. Elle est d’accord pour nous aider. »
« Je ne sais pas vraiment ce qu’il faut chercher. Probablement un compte alimenté par des fonds … spéciaux, dont l’utilisation n’est pas… disons … vérifiée. »
« Un compte secret. »
« On peut dire ça comme ça. »
« Ce sera difficile. Aux archives, ils ne nous donnent que ce qui est officiel. »
Devant le regard d’Olivier, elle enchaîne,
« Mais en cherchant bien … »
Et elle éclate de rire.
« C’est vrai, ils ne nous donnent que les papiers officiels, mais quelquefois, par négligence ou par flemme, ils oublient d’enlever des dossiers confidentiels, leurs secrets d’Etat comme ils les appellent. »
« Dans tous les romans policiers, les méchants ont une double comptabilité et ce sont leurs comptables qui les trahissent. »
Olivier me regarde avec un sourire ambigu, fier de son mot.
Il m’énerve, me rend agressif.
« C’est vrai quelquefois, mais souvent c’est le comptable qui se fait tuer. Comme tous ceux qui en savent trop. »
« Tu crois que Claire … ? »
« Si c’est le cas, on trouvera. Après tout, nous, nous sommes les gentils. »
Elle rit, heureuse, amusée de jouer au détective, amoureuse.

Joue-t-il de son amour ? Y est-il sensible ?
Duplicité de l’être humain. Il demande à une future maîtresse de faire des recherches sur son ancienne maîtresse, de la blanchir, d’en faire une héroïne.

« Je viens d’avoir accès au dossier de Claire. Bien notée, un avenir certain, pressentie pour une promotion importante. Mais il y avait aussi une note confidentielle : ‘trop indépendante, trop curieuse, trop ambitieuse. Engagée politiquement. Donc dangereuse’. Et bien entendu la note confidentielle n’est pas signée. »
« C’est fréquent ? »
« Oui. Les dossiers sont traités par des fonctionnaires et les notes confidentielles, quand elles apparaissent, par les patrons directs ou les confrères. »
Je souris.
« C’est ce qui s’appelle la solidarité policière. »
Elle rit.
« J’ai aussi regardé – je sais, je n’aurai pas dû – le dossier d’Olivier. Rien de particulier, si ce n’est cette note écrite dans la marge : ‘très proche de Claire Dubois. À surveiller’. »
Olivier la regarde, furieux.
« Tu m’avais promis … »
« Curiosité féminine. Mais je ne suis pas jalouse du passé. »

Ils ont 25-30 ans. Ils sont jeunes. Ils veulent vivre, être heureux et Claire est déjà le passé, une énigme à résoudre, mais plus un obstacle.

Mon passé, je l’ai oublié ou il n’a pas existé, je ne sais pas, je ne sais plus. Je ne l’ai pas vécu. Les années se sont succédées, mes cheveux ont blanchi, sont tombés, ma femme est partie, mes enfants aussi, mais aujourd’hui j’ai une famille, une nouvelle famille avec ces deux jeunes policiers.
Cette famille a-t-elle un avenir ou disparaîtra-elle comme l’autre avec la fin de l’énigme ?
Qu’importe l’avenir. Cette famille sera mon passé, mes souvenirs, bons ou mauvais, mais choisit-on ses souvenirs ?

« Les notes confidentielles du dossier de Claire sont de quelle époque ? »
« De l’année dernière. C’est ça qui est curieux. Il n’y a rien d’actuel. »
« Et les comptes bancaires ? »
« Toujours rien. Mais c’est normal. Ils ne sont classés qu’en fin d’année, quand ils n’ont plus de valeur. »
« Et sur l’accident, ou plutôt, le guet-apens ? »
« Rien non plus. C’est comme s’il n’avait pas existé. »
« Aucune piste ? »
« Chez nous on dit : à qui profite le crime. Ici, il faut ajouter, à qui profite l’argent. »
« Oui. À qui ? »
« Quand on le saura, on trouvera une piste. »
Un silence, assez long mais nécessaire pour remplir nos verres, boire.
Il la regarde, elle rit, il rit.
« C’est amusant notre métier de policier. On travaille sur le passé, on cherche le pourquoi de ce passé, on veut le comprendre, on le classe, le reclasse, étudie et relit ce qui a été fait. Mais personne ne cherche jamais à savoir ce qui se fait chaque jour et quelles en sont les conséquences. Il n’y a que le passé qui intéresse. »
Elle vide son verre d’un trait. Elle rit.
« Plus tard on dira, elle buvait trop. »
Il rit et enchaîne,
« Mais elle a bien vécu. »

Ils sont repartis en riant. Heureux d’une énigme à résoudre pour pigmenter leur journalier.

Moi aussi je suis heureux.
Heureux de les voir rire, heureux de vendre un livre à un touriste, à un badaud à la recherche d’un souvenir littéraire.
Je lis des romans policiers, des romans d’aventure, mais maintenant, l’aventure je la vis au travers de leurs rires, de leurs joies, de leurs espoirs.

  • 8 –

Il est revenu me voir, comme ça, par hasard, a-t-il dit.
« J’aurais dû venir plus tôt, mais le travail, vous comprenez. Je voulais vous dire que l’affaire a été classée. Un accident, rien d’autre. »
Il est là, mal à l’aise, voudrait m’interroger sur Olivier, sur Claudie, mais il n’ose pas.
Si, il ose.
« Mais mon jeune policier, celui qui vous avait interrogé la première fois, vous a certainement tenu au courant ? »
« Oui, je l’ai revu, mais comme client. Il adore les romans policiers. »
« Ça ne m’étonne pas. Les jeunes rêvent d’aventure. Ça leur permet d’oublier la monotonie de notre travail. »
Je hoche la tête, complice pense-t-il.
Il hésite.
« Vous avez un roman à me conseiller ? »
« Vous lisez aussi des romans policiers ? »
« Je n’ai plus le temps, mais quelquefois, ça délasse. »
Je lui montre mes livres, lui parle des auteurs.
« C’est beau l’imagination. D’un fait banal, ils font une histoire, une intrigue. À les lire, le monde est pourri, plein de crimes, de magouille. »
Il n’a rien acheté et je sens qu’il n’est pas content. Il n’a pas eu sa réponse. Il reviendra c’est sûr, tout aussi sûr qu’il est inquiet de ce que je sais ou imagine.

« Ton patron est venu me voir. »
« Mon patron ? »
« Oui, celui que tu avais amené pour m’interroger. »
« C’est plus mon patron. »
« Il a dû savoir que tu continuais ton enquête. »
« Comment ? »
« Je ne sais pas. Tu as peut-être posé trop de questions. »
« Je vais demander à Claudie de se renseigner. »
« Sois prudent. »

Elle m’a apporté une copie de son dossier. Peu d’informations, pas assez. Cinquante ans, commissaire en charge des opérations spéciales. Ancien de l’IGN, homme de confiance du Ministre de l’intérieur.
« Pourquoi a-t-il peur ? Il n’y a rien dans son dossier. »
Je le regarde, hésite avant de dire
« Le Ministre ? »
« Tu crois que c’est politique ? »
« Politique ou privé, ils ont peur. C’est déjà une piste. Enfin, un début de piste. »

Et la sanction est arrivée, très vite.
« Je suis envoyé en mission en province. Durée indéterminée. »
Olivier est catastrophé, Claudie encore plus.
« Qu’est-ce que tu dois faire ? »
« Vérifier le bon classement des archives. »
« C’est une plaisanterie ? »
Claudie éclate de rire, un rire nerveux, triste.
« Je viendrai te voir. »
Olivier hoche la tête, esquisse un sourire.
« S’ils font ça, c’est qu’ils ont vraiment peur et qu’on est sur une piste sérieuse. »

Olivier est parti, Claudie a continué à venir me voir. Pour parler d’Olivier, pour rire, pour me tenir au courant de ses recherches infructueuses, pour rire et parler d’Olivier encore et encore.

Le commissaire lui aussi est revenu.
« Je ne me suis pas présenté : André Duvallon. »
Il passait en voisin, cherchait un livre pour l’anniversaire de sa femme.
« Ah, au fait, je voulais vous dire, vous savez mon jeune policier, il a été promu. Il est vérificateur maintenant. »
« Il le mérite. »
« Je le pense aussi. Il est en charge de vérifier les archives régionales. Ça le fait voyager. C’est bien, quand on est jeune, de voir du pays. »
« Il travaille encore pour vous ? »
« Pas directement. Mais j’ai toujours considéré de mon devoir de suivre la carrière de mes ex-collaborateurs et de les aider dans leurs promotions. »
« Pourquoi vous me dites ça ? »
« Vous paraissiez vous intéresser à lui. »
« C’est vrai. Je le trouve sympathique. Je suis heureux qu’il ait été promu. »
Voilà, tout est dit.
« Et bien, bonne journée. »
« Et le livre pour votre femme ? »
« Ah oui, je repasserai. »

  • 9 –

Dimanche matin. Les cloches de Notre Dame répondent à celles de Saint Séverin et vice-versa. Brusquement, alors que je ne l’attendais pas, Olivier est là, souriant, heureux, excité.
« Regarde. »
Il me tend une photo. Claire, souriante, entre le Ministre et le Commissaire, son ex-patron.
« Je suis allé voir ses parents à Figanières. J’étais juste à côté, à Draguignan, pour une vérification. Ils n’avaient pas touché à ses affaires. La photo était là, encadrée, sur sa table de nuit. »
Il est fier de lui.
« C’est une preuve. »
« Preuve qu’ils se connaissaient, oui. »
« On peut s’en servir ? »
« Oui. J’ai peut-être une idée. »

Je fais un paquet-cadeau et l’apporte Quai des Orfèvres.
« C’est pour Monsieur Duvallon. »
« Le commissaire ? »
« Commissaire ? Peut-être. André Duvallon. »
« De la part de qui ? »
« C’est une commande. Il m’a demandé de la lui déposer. »
« Très bien. »
Il prend le paquet, fait signe à un autre planton, le lui donne
« Pour le commissaire Duvallon. »
Et recommence à regarder droit devant lui, dans le vide. Il a rempli sa mission. Je n’existe plus.

Claudie rit, heureuse de la présence d’Olivier, amusée par le livre déposé au commissaire.
« Pourquoi Tonino Benaquista ? »
« Parce que c’est un bon auteur. »
« Je devrais le lire alors. »
J’acquiesce d’un sourire. Elle répond par un éclat de rire.
Olivier aussi sourit, mais il reste préoccupé.
« Tu es sûr que ça marchera ? »
Je hausse les épaules, incertain.
« J’aimerais être là, pour voir sa tête. »
« Ce ne serait pas une bonne idée. »
« C’est vrai, d’autant que demain je dois être à Marseille. »
« Tu y es pour la semaine ? »
Claudie le regarde, avec insistance.
« Oui. »
« J’ai un jour de congé. Si tu veux, je peux venir jeudi soir et on passera le week-end au soleil. »
Il n’est pas certain, pas convaincu.
« Je ne sais pas encore. Je t’appellerai, ça dépendra de mon programme. »
« J’aurai peut-être besoin de vous deux ici, pour faire le point, si Duvallon revient et tombe dans le piège. »
Il me sourit, un sourire de remerciement. Il n’est pas prêt pour Claudie, pas encore. Maintenant qu’il est absent, qu’il ne la voit plus tous les jours, Claire a repris sa place. Et tant que sa mort ne sera pas expliquée, vengée, il ne l’oubliera pas.

  • 10 –

Le commissaire est revenu, dans la journée du lundi, comme prévu.
« Il ne fallait pas vous déplacer, c’est trop gentil. Ma femme a été très heureuse. Elle avait entendu parler de cet auteur. »
« Si vous voulez, on vient de me livrer un lot de livres de Tonino Benaquista. Tenez, ils sont tous là, encore emballés. »

Rapidement, maladroitement, je prends le paquet, déchire l’emballage et laisse tomber dans mon échoppe cinq ou six livres. En les ramassant pour les ranger, la photocopie d’une photo à moitié déchirée tombe d’un livre.
Nerveusement il prend le bout de photocopie.
« Qu’est-ce que c’est ? »
Sans le regarder, tout en continuant à ranger les autres livres,
« Probablement un marque-page. Les gens les oublient souvent avant de revendre leurs livres. »
Il reste figé sur ce morceau d’image montrant un homme (le Ministre) à côté du visage à moitié déchiré d’une jeune femme souriante.
Il connaît cette photo et il sait qu’il est sur la partie manquante avec l’autre moitié du visage de la jeune fille.

Sans m’occuper de lui, je lui présente la pile que je viens de ranger.
« Tenez, des romans policiers et un roman, Saga, du même auteur. »
Il hésite, déconcerté, embarrassé, inquiet.
« Comment vous fournissez-vous en livres ? »
« C’est mon patron qui fait les achats et qui me fait parvenir les stocks qu’il achète au poids. Les invendus dont les libraires ne veulent plus et des livres d’occasion revendus par leurs propriétaires pour quelques euros. »
Un silence.
Il ne sait quoi dire, ne veut pas montrer qu’il est inquiet.
Hasard ? Piège ?
Il n’arrive pas à se décider.
« Saga, le livre que vous venez de me montrer, c’est bien ? »
« Je ne vous en aurai pas parlé autrement. »
« Je le prends. »
« Je vous fais un paquet. »
« Non, inutile. C’est pour moi. »
Il prend le livre, le regarde, ou plutôt fait semblant de le regarder, et enfin se décide.
« Au fait, ce… marque-page, je le prends aussi, si vous n’en faites rien. Ça me permettra de savoir où j’en suis. Vous comprenez, comme je ne pourrai pas le lire d’une traite, c’est utile de savoir où l’on en est … »
Il bredouille, s’enferre, presque pathétique.

  • 11 –

Une jeune fille s’arrête devant mon échoppe et fouille dans mes livres, manifestement peu intéressée. Pourtant elle reste là, prenant un livre, le reposant, en prenant un autre, encore un autre.
Sans bouger de ma chaise, intrigué, je demande,
« Je peux vous aider ? »
« Je crois que j’ai mis du désordre. »
Et elle s’en va, aussi vite qu’elle est venue.
Je la suis des yeux, puis me lève et inspecte mon échoppe. Là, bien en évidence, une enveloppe fermée avec marqué en rouge : « Tu es surveillé. Claudie ».
Je m’y attendais, mais j’ai un choc.
Je range mes livres, cachant l’enveloppe sous la pile des Benaquista, retourne m’asseoir, reprend ma lecture interrompue.
Mais le cœur n’y est plus et je n’arrive pas à me concentrer.
Je fais semblant, attentif à l’environnement.
Et je finis par le repérer.
Il est jeune, habillé comme un étudiant, assis sur un banc du Square Viviani, lisant et relisant un journal de sport. Un stagiaire, sûrement. Je suis rassuré, enfin, un peu. Un stagiaire, inexpérimenté par définition. Cela prouve que mon cas n’est pas trop grave. On cherche à me faire peur.
Chacun son tour.

Quand je ferme mon échoppe, à la tombée du jour, il est encore là. Je prends l’enveloppe de Claudie, discrètement, et la glisse dans ma poche en lui tournant ostensiblement le dos. Je suis tenté d’aller m’asseoir à côté de lui, comme ça, par provocation. Mais je ne le fais pas.
Je vais, au contraire, m’installer à la terrasse, encore vide à cette heure, du Petit Châtelet, et là, je savoure un verre de vin blanc. Il ne sait que faire. Le jour tombe, la lumière aussi et lire un journal dans la pénombre n’est plus possible. Pourtant je suis encore là. Peut-être ai-je rendez-vous ? Il hésite, ça m’amuse. Mais je me lasse le premier. Je suis impatient de lire la lettre de Claudie, et là, sous sa surveillance, cela ne me paraît pas possible.

D’un pas lent, je me dirige vers la rue Saint Jacques puis la rue Saint Séverin où je m’arrête dans le petit supermarché pour m’acheter de quoi manger. Et je rentre chez moi. Il me suit encore.
Va-t-il dormir sous mes fenêtres ? L’idée m’amuse, je me sens important.

La lettre de Claudie est rapide.
Une demande de renseignements a été faite sur moi. Mon changement de nom a intrigué et même si mon passé paraît sans problème, ma situation actuelle est suspecte. Cela justifie une filature.

Rien sur Claire ni sur Olivier.
Juste un vieux bonhomme trop curieux, donc suspect. Suspect de quoi ?
L’avenir le dira. Peut-être.
On frappe à la porte. Je sursaute.
C’est la première fois, jamais je n’ai eu de visite ni ne pensais en avoir.
J’hésite.
Est-ce mon suiveur, une erreur ? On refrappe.
C’est Claudie.
« Je te dérange ? »
« Je viens juste de rentrer. »
« Je sais. Pierre m’a prévenu. »
« Pierre ? »
« Le policier chargé de te surveiller. »
« Mais … ? »
« Tu sais dans la police, il y a les patrons et les sans grades. Mais on est tous solidaires. »
Je ne comprends pas.
Elle insiste.
« Les patrons sont solidaires entre eux, les sans grades aussi, mais pas des patrons, si tu vois ce que je veux dire. »
Elle éclate de rire.
Son rire me rassure.
« Alors comme ça, tu étais comptable. »
« Oui, pour une entreprise de pompes funèbres. »
Pourquoi je dis ça ? Est-ce que c’est vrai ou est-ce que je l’ai lu dans un livre. Je ne sais plus. Du reste, où est la vérité, ma vérité ?
« Je comprends que tu veuilles oublier ça et changer de nom. »
Elle rit, encore.
« Je voulais te dire que la filature va durer environ une semaine. Après, Duvallon n’aura plus de raisons de continuer à gaspiller l’argent du contribuable. Mais tu avais raison. Il est sûrement coupable, ou il connaît le coupable. Autrement, il n’aurait pas réagi comme ça. »
« Je suis content d’avoir eu raison, mais pas d’être considéré comme un coupable. »
« Bof, dans quelque mois, j’ouvrirai un dossier à ton nom et puis ce sera oublié, comme le reste. »

Je voulais des souvenirs. J’allais en avoir, mais je serai dans les archives de la police aussi. Tous mes mouvements, mon passé et mon avenir – imaginaire ou réel – vont être notés, enregistrés, classés.
Je ne sais plus que penser. Ce qui était un plaisir devient une charge.
Pourquoi a-t-il fallu que j’assiste à ce meurtre et que je m’en mêle.
Toute ma vie j’avais évité de prendre position, d’exister face aux autres. Et là, par jeu, par fanfaronnade, par vanité, j’ai voulu montrer mon don de l’observation.
Conclusion me voilà suspect et tout un passé oublié, jamais vraiment vécu, prend vie. Je me pensais fort, très fort, capable d’aider et me voilà pris au piège, piégé par un commissaire magouilleur.

  • 12 –

J’ai mal dormi, pour la première fois.
Est-ce ça la vie, être adulte, être conscient, responsable ? Mais peut-être que plus tard, bien plus tard, cette confrontation avec la réalité deviendra un souvenir d’action, d’exploit, d’une période vécue, intense, forte.

Les jours qui suivent n’existent pas, comme durant ma gestation. Je vis par réflexes, seulement attentif à Pierre, mon ‘ange gardien’ comme j’aime le nommer, toujours assis sur son banc dans le petit square Viviani.

Les touristes et les clients me sont indifférents. Je ne les vois plus. Je suis tellement inconscient du déroulement des journées, que ce matin, je me retrouve devant mon échoppe avant de me rendre compte qu’il pleut. C’est l’absence de Pierre qui m’alerte. Il n’est pas là et pourtant la semaine n’est pas finie.
Qu’est-ce que je fais là ? Un jour de pluie veut dire un jour sans client et surtout sans possibilité de rester assis sur ma chaise à la recherche d’un rayon de soleil.
Je rentre chez moi, désemparé, perdu. Je n’ai pas faim, je n’ai pas envie de lire, je ne sais pas quoi faire. Je lave, nettoie, mets de l’ordre dans mon studio déjà propre et rangé. Il pleut toujours et je ne peux plus rester enfermé comme ça.
Je sors, protégé par un grand imperméable trouvé dans la penderie de mon studio loué meublé et un vieux chapeau hérité d’un passé oublié. Je marche dans les rues, au hasard.
Je me retrouve dans l’île Saint Louis et je le croise. Il sursaute en me reconnaissant.
« Vous m’espionnez ? »
« Moi ? »
Silence. Il a peur, ne comprend pas.
Mais il se domine, reprend le contrôle de lui-même et d’agressive, sa voix devient aimable.
« Excusez-moi, vous savez, dans mon métier, on voit le mal partout. »
« Vous avez aimé Saga ? »
« Beaucoup. Surtout la conclusion : ‘la fiction est plus crédible que la réalité’. Du reste, je me demande si vous avez voulu me faire passer un message. »
« Pourquoi ? Vous ne croyez pas à la réalité ? »
Il sourit, du visage, pas des yeux.
« Il faudra que je vous présente ma femme. Vous vous entendrez sûrement très bien tous les deux. »
Comme je ne comprends pas, il enchaîne d’une voix neutre,
« Elle adore se foutre de moi. »

Il pleut encore, mais ça m’est égal.
J’ai gagné la joute oratoire, sans le vouloir il est vrai, car il s’est tout de suite placé en victime, en vaincu.
Je suis trempé, mais, dans ma tête, c’est une belle journée.

Je retourne devant mon échoppe, pas pour l’ouvrir, mais pour aller m’asseoir à l’abri dans le restaurant le Petit Châtelet et boire un verre de vin en regardant, de l’autre côté de la Seine, la Cathédrale Notre Dame.
C’est vrai que c’est beau, que le décor est magnifique et que même s’il fait maintenant partie de mon journalier, cela reste un plaisir pour les yeux.
J’aime cette vie, j’aime ma vie actuelle et qu’importe l’avenir.
Comme le passé, ce n’est qu’un bon ou mauvais moment à passer.

  • 13 –

L’été touche à sa fin. Les touristes sont encore là, les jours raccourcissent, mais Pierre, mon jeune suiveur, n’est plus là. Il n’a même pas fini la semaine. Sans doute ma rencontre impromptue avec Duvallon.
Je n’ai pas de nouvelles d’Olivier, toujours occupé à parcourir la France.
Claire est toujours présente, ramenée à ma mémoire par chaque coup de frein trop brutal, trop bruyant. Et je sursaute à chaque fois comme lors de l’accident, du meurtre.
Claudie est passée en riant pour me dire qu’elle rejoignait Olivier pour le week-end à Nice. Elle viendra à son retour me parler de lui, de la ville, du soleil, de la Méditerranée, de lui.

Les cloches de Notre Dame, celles de Saint Séverin, les touristes et les parisiens mélangés dans des promenades langoureuses le long de la Seine, moins d’embouteillage, un beau dimanche ensoleillé avant la rentrée scolaire.
Je lis Victor Hugo, Notre Dame de Paris, trouvé chez un confrère. Il me suffit de lever les yeux pour être dans l’histoire.

Claudie revient lundi, en fin de journée. Elle est bronzée, heureuse et rit de tout. Son week-end a été formidable.
Olivier aussi était heureux, détendu, content de sa présence, enfin pense-t-elle.
Il a été très gentil, l’a amené à Villefranche sur mer pour manger du poisson sur le petit port situé non loin de Nice. Il n’a pas parlé de son travail, simplement de la région, de son climat. Il aime la Côte d’Azur, cela se sent et elle ne serait pas étonnée qu’il demande un poste là-bas.
En riant, elle ajoute,
« À moi aussi ça me plairait. La vie semble beaucoup plus facile au soleil. »
Elle me propose qu’on dîne ensemble
« Si ça te fait plaisir, bien sûr. »
Il y a si longtemps que je dîne seul, face à l’écran de télévision. Je grignote plus que je ne mange. Des sandwichs, des plats vite préparés ou réchauffés. Cette solitude me convient. Toute la journée, je vois des gens marcher, parler, vivre. Ma tête est pleine de leurs présences, de présences suffisamment fortes pour durer la soirée, le temps d’un dîner.
Pourtant ces convives ne sont même pas des souvenirs. Pas assez personnels, pas assez importants. Juste une image vite oubliée en fin de soirée.

Nous dînons au Petit Châtelet, pour ne pas se déplacer, pour ne pas casser l’atmosphère.
On est bien, pour l’apéritif on boit deux verres de vin et déjà j’en commande un troisième.
C’est la première fois que je mange là. Presque tous les jours je viens boire un verre de vin, comme ça, en voisin, mais y manger ne m’est jamais venu à l’esprit. Il est vrai qu’être seul à une table de restaurant n’est pas très agréable. Les gens vous regardent bizarrement, vous êtes mal à l’aise, vous n’osez pas regarder autour de vous, même si la façon de manger de tous ces personnages est très significative de leurs personnalités.

Elle mange en riant, racontant encore et encore son week-end, Olivier et les oliviers, les arbres. Ça l’amuse. Elle se voit vivre près de Nice, dans une maison entourée d’oliviers. Elle ne rêve plus qu’Oliviers, arbres et personne. Et aussi, et surtout, à la fin du repas, elle commence à parler, à ouvrir son cœur.
Elle voudrait que j’amène Olivier à oublier Claire. Que je lui explique que c’était un accident, rien de plus. Claire est le passé, elle est l’avenir. C’est ça qui compte et je peux le lui expliquer, le lui faire comprendre.
« Tu as arrêté les recherches ? »
« Oui, ça ne servait à rien. »
« Tu es sûre ? »
« Absolument. Toutes les archives concernant les comptes bancaires ont été transférées dans un autre service. »
« C’est plutôt une preuve. »
« Et alors ? »
Elle ne rit plus. Elle devient agressive.
« Même si elle a été assassinée, elle morte et ce n’est pas la découverte de son assassin qui la fera revenir. »
Je la regarde en silence. Elle me fixe à son tour et d’une petite voix, enchaîne,
« Je l’aime. Je veux faire ma vie avec lui, vivre le présent, l’avenir. Pas le passé. Nous sommes trop jeunes. »

Vivre le présent, l’avenir. Je suis troublé.
Ne suis-je pas trop vieux pour commencer ma vie ?

Elle prend mon trouble pour une acceptation.
« Merci. Je compte sur toi pour l’expliquer à Olivier. »
Elle m’embrasse rapidement sur la joue, prend l’addition.
« C’est pour moi. »
Elle me raccompagne jusqu’à mon studio rue de la Parcheminerie. Elle rit. Le dîner s’est bien passé, je vais convaincre Olivier d’oublier Claire, et de faire sa vie avec elle. Tout est simple. Elle organise, commande et l’avenir lui obéit.

J’ai du mal à m’endormir. Je tourne et retourne dans mon lit. Je n’aime pas que Claudie veuille abandonner l’affaire. Car, doucement mais sûrement, les preuves s’accumulent et le meurtre devient de plus en plus évident.
Au départ, il y avait deux mobiles possibles. L’argent ou l’amour.
Mais maintenant l’amour est en train de fausser l’enquête. Est-ce lui le mobile ?
Je ne sais plus que penser. Je m’embrouille. Je ne sais plus si je rêve, si je pense, si … Je dors.

  • 14 –

Le lendemain matin, en sortant de l’immeuble, je remarque dans ma boîte aux lettres, une lettre qui dépasse.
Une lettre. La première depuis mon installation. Mon propriétaire ? Pourtant je l’ai payé il n’y a pas longtemps.
Je regarde l’enveloppe, surpris. Elle vient de Nice.
Olivier ? Oui, c’est lui. C’est bien lui.
« J’ai trouvé. »
Juste un petit mot accompagnant des photocopies de chiffres.
Inutile de s’attarder sur ces colonnes pour comprendre que c’est une comptabilité identique à celle trouvée chez Claire. Une fois encore une comptabilité de comptes off shore, mais ceux-ci sont différents. Ils concernent un compte du Ministère et sont, pour la plupart, signé par notre commissaire.
Et Claudie qui croit que c’est fini, que maintenant elle est la seule, l’unique.

Ce que je ne comprends pas c’est comment il s’est procuré ces photocopies à Nice ? Mais je n’ai pas d’adresse, pas de téléphone pour l’appeler et avoir des réponses. Pas question bien sûr de questionner Claudie. Elle m’en aurait parlé.
Je n’ai donc d’autre solution que d’attendre. Réfléchir, imaginer, rêver, et attendre.

Il arrive trois jours plus tard. Bronzé, souriant, complice, fier de lui.
« Claudie est au courant ? »
« Non. Je ne lui ai rien dit. C’est encore trop tôt. »
« Mais comment … ? »
« C’est très simple. Les archives ‘dangereuses’ du quai des Orfèvres ont été envoyées à Nice. »
Je souris.
« C’est ce qui s’appelle le manque de communication entre services. »
« Si Duvallon sait ça, il sera furieux. »
« Tu crois qu’il n’est pas au courant ? »
« Que les archives aient été déplacées, oui, c’est même lui qui l’a demandé. Mais que j’étais justement à Nice pour vérifier ces mêmes archives, non. »
« C’est pourtant lui qui a demandé ton transfert. »
« Exact. Mais dans son esprit, maintenant c’est Claudie qui est dangereuse. Moi je fais partie des problèmes résolus. »
Il rit et sort de son sac un gros dossier.
« Tiens, voilà la comptabilité complète. À toi de jouer. »
Je prends le dossier, hoche la tête.
« Je vais voir ce que je peux trouver. »
Un silence.
« Tu sais que j’ai vu Claudie après votre week-end à Nice. »
« Elle me l’a dit. »
Un silence, puis, je lui dis,
« Elle voudrait s’installer à Nice avec toi. »
« Je sais. Elle n’a pas arrêté d’en parler. »
« Et ? »
« Je ne sais pas. C’est encore trop tôt. »
« Tu le lui as dit ? »
« Oui … et non. »
Je le regarde. Il est mal à l’aise. Après un silence je ne peux m’empêcher de lui dire
« Elle est amoureuse. »
« Je sais. »
Encore un silence, long, trop long.
« Elle sait que tu es à Paris ? »
« Pas encore. Mais je vais aller la surprendre dans son bureau … et lui parler. »

Ils sont revenus tous les deux en fin de journée.
Claudie rit, elle se précipite vers moi, m’embrasse en chuchotant.
« Merci. »
Je regarde Olivier. Penaud, il hoche la tête avec un haussement d’épaules.
Mais déjà, dans un grand éclat de rire, elle enchaîne.
« Tu dînes avec nous, Loïc ? Là, au Petit Châtelet, comme la dernière fois. »
Je me force à sourire.
« Je ne voudrais pas vous déranger … »
« Qu’est-ce que vous faites là ? »
Nous sursautons et nous retournons tous les trois en même temps.
Duvallon regarde Olivier, furieux.
« Je vous croyais en mission. »
« Je suis en vacances, commissaire, jusqu’à la fin de la semaine. Je viens juste d’arriver et je comptais venir vous saluer demain matin. »
Il se radoucit. Enfin, il fait semblant.
« Alors, comment ça se passe ? »
« Très bien. Tout est en ordre. La semaine prochaine je pars à Toulouse. »
Toulouse. Ça le calme.
« Ah bon. »
Nous sommes tous nerveux, tendus. J’essaie une diversion
« Vous vouliez quelque chose ? »
« Ma femme me réclame d’autres livres de Benaquista. Mais je repasserais. »
Et il repart, comme il est venu, vite, très vite.

Nous dînons au Petit Châtelet, mais le cœur n’y est pas. Duvallon a gâché la soirée.
Chacun de nous, sans oser en parler, se demande la vraie raison de son passage.
Olivier est tendu et Claudie inquiète. Même son rire sonne faux. Elle est pressée de se retrouver seule avec Olivier qui, de son côté, fait traîner la soirée.

  • 15 –

Le lendemain matin, mon suiveur, Pierre, est de retour.
Donc Duvallon a peur. Encore.

La comptabilité complète que m’a donnée Olivier confirme des virements off shore et ces ordres de virements sont signés soit par notre Commissaire soit par notre Ministre. Mais le compte découvert chez Claire n’en fait pas partie et n’est même pas alimenté par ces financements. Pourtant quoi de plus normal que le Ministère dont il dépend alimente ce compte, puisque ce Ministre, celui de la photo, est justement en charge de ce Ministère. A moins bien sûr que l’original du compte découvert par Claudie soit un compte privé.
Mais le plus troublant dans cette comptabilité du compte du Ministère c’est qu’il sert à alimenter d’autres comptes off shore dont on perd très vite la trace. Sont-ils destinés à des informateurs, à des dirigeants étrangers, ou simplement à financer des opérations secrètes ?
Olivier pourra peut-être me renseigner. Après tout il a fait partie de l’équipe de Duvallon.

Olivier arrive en fin de journée. Mais avant de venir me voir, il se dirige vers Pierre toujours assis sur son banc dans le petit square. Il lui parle, pas longtemps. Pierre se lève et part. Olivier me rejoint, tout sourire.
« C’est fini. Tu ne seras plus surveillé. »
Devant mon étonnement, il enchaîne,
« Duvallon m’a repris dans son équipe. »
« Pour mieux te surveiller ? »
« Je crois. Mais ça m’est égal. J’en avais assez de la province. »
« Et Claudie ? »
« Elle est déçue … Enfin, on peut dire ça comme ça. Mais finalement elle est heureuse que je sois à nouveau à Paris. »
« Et l’enquête ? »
« On continue. Discrètement. »
Et tout de suite il enchaîne,
« Alors ? La comptabilité ? »
Je lui explique ce que j’ai trouvé, ce qui m’a étonné.
« Tu crois que notre Ministre a un compte off shore ? »
« Ça c’est déjà vu. Mais cela ne justifie pas la mort de deux personnes. »
« Par contre, cet autre compte, celui que tu m’as donné, doit servir à financer des contacts avec des informateurs étrangers au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. »
« Peut-être. Mais comme il n’a rien avoir avec celui gardé par Claire chez elle, celui qu’elle gardait chez elle est peut-être un compte qui ne concerne que les paiements aux terroristes les plus dangereux ? »
« Je ne sais pas. Mais c’est vrai que nous avons souvent déjoué des attentats. »
« De vrais attentats ou des leurres ? »
Il me regarde, surpris.
« Tu crois que … ? »
« Je ne sais pas. Mais j’ai lu tellement de romans d’espionnage où la police désamorce à la dernière minute les bombes qu’elle a elle-même placées. Une façon comme une autre de prendre du galon et surtout d’aider les politiques à affoler la population pour justifier des mesures draconiennes. »
« Tu crois que Duvallon et le Ministre … ? »
« Je n’ai pas de preuve. J’utilise ma connaissance des romans d’espionnage pour imaginer. »
Il me regarde rêveur, puis sourit.
« Qu’est-ce que tu fais ce soir ? »
« Rien de spécial. »
« On dîne ensemble ? Je t’invite. »

Le soir, quand nous nous retrouvons, il m’emmène dîner rue de Bièvre, dans le restaurant la Soummam. Du couscous avec un gris de Boulaouane frais à point.

Claudie dîne avec son oncle et sa tante. L’anniversaire de son oncle. Elle voulait qu’il se joigne à eux, mais il trouve que c’est trop tôt pour rencontrer sa famille. Il n’est pas assez sûr de lui. Oui, elle lui plaît, mais il n’est pas amoureux. Pas comme avec Claire. Il sait que Claire est le passé, son passé. Que cela n’exclut pas Claudie, mais il doit s’habituer. Il lui faut du temps, mais elle ne comprend pas.
« Tu ne pourrais pas lui parler, lui expliquer. »
L’invitation à dîner était pour ça. Parler de l’ambiguïté de ses sentiments et me demander de servir d’intermédiaire entre Claudie et lui.

Je voulais une vie égoïste, pour moi, rien que pour moi.
C’est raté.
Me voilà le confident, le père pourrait-on dire, de ces deux jeunes gens. Leur confiance me touche, mais suis-je à la hauteur ? Jamais je n’ai eu à régler ce genre de problème. Ma fille, mes fils n’ont pas eu d’enfance, pas d’adolescence, pas de vie de jeunes gens puis d’adultes. Tout du moins pas à ma connaissance. Je crois que j’ai su ou que j’ai lu qu’ils sont mariés et qu’ils ont des enfants. Mais quelle importance. Sont-ils heureux ? Ont-ils des souvenirs de leur enfance, de leur père ? Peut-être qu’un jour j’aurai envie de le savoir.
C’est à Olivier et Claudie que je dois cette réflexion, nouvelle pour moi.

Et Claire dans tout ça ?
C’est par elle, à cause d’elle que tout a commencé.
Je ne la connais même pas. Une silhouette entr’aperçue vivante puis morte, et une photo.
Voilà tout ce que je connais d’elle. Pourtant elle aussi fait partie de ma nouvelle vie, de mes souvenirs.
Olivier, c’est elle. Duvallon, c’est encore elle.
Est-il l’organisateur du crime ? Probablement, mais pas forcément pour son compte, peut-être sur ordre.
Le Ministre ? Trop simple, trop facile. Qu’il y ait des magouilles financières, sûrement. Mais je suis sûr qu’il y a autre chose. Je le sens, je le sais.
J’ai l’impression d’être en face d’un de ces dossiers classés ‘secret défense’, terme si souvent utilisé dans les romans d’espionnage.
Si Claire était une espionne est-ce que l’affaire serait plus simple ?
Mais si elle était une espionne, pour qui espionnait-elle puisque ce sont les services secrets français qui l’ont tuée. …

Je m’égare. J’ai trop lu de romans d’espionnage ces derniers temps. Il est temps que je lise des romans d’amour, cela me permettra peut-être de comprendre et d’aider Claudie et Olivier. Ils sont beaux, ils semblent faits pour s’entendre, pour être heureux. Ils n’ont rien à faire dans mes romans d’espionnage …
Je m’égare, une fois encore.

  • 16 –

Le lendemain matin, Duvallon m’attend devant mon échoppe. Il est détendu, sûr de lui.
« Vous venez chercher un livre pour votre femme. »
Il sourit.
« Olivier vous aime bien. Je me demande pourquoi. »
« Peut-être parce que je l’ai écouté quand il en avait besoin. »
« Vous êtes un drôle de type. Rien de suspect dans votre passé et pourtant, brusquement, vous changez de vie, de nom. Vous laissez votre maison à l’abandon pour un petit studio et vous passez vos journées, assis sur cette chaise, à espionner les passants. »
Un silence.
Je ne peux m’empêcher de le provoquer.
« J’étais là au mauvais moment, n’est-ce pas. »
Il me regarde fixement.
« Vous ne voulez pas travailler pour moi ? »
Là, il m’a eu. Je ne m’y attendais pas.
« Ça ne résoudra pas le meurtre de Claire. »
« Est-ce vraiment important ? »
« Pour Olivier, oui. »
« Et pour vous ? »
« Si j’ai raison quand je pense que vous êtes l’organisateur de ce meurtre, oui. Donc je ne suis pas une bonne recrue pour vous puisque cela m’obligera au silence. »
Il rit. Pour la première fois.
Moi je ne ris pas. Ce qui me trouble, c’est que je ne le trouve plus antipathique, non pas parce qu’il m’a proposé de travailler pour lui, mais parce qu’il m’a prouvé qu’il est intelligent et qu’il a admis, ou plus exactement qu’il n’a pas démenti que le meurtre a été fait sur ordre. Sur son ordre, mais pour quelqu’un d’autre.
Mais reste quand même la question : pourquoi ? C’est ce que je dois trouver, comprendre.
Et j’ai le sentiment qu’il souhaite que je trouve, qu’il m’aidera à trouver.

  • 17 –

Toute la nuit, je revis notre entretien. Il est fort et bien renseigné. Trop bien renseigné du reste. J’en arrive même à me demander s’il n’a pas fait transférer les dossiers comptables à Nice pour qu’Olivier les trouve. S’il agit par ordre, sans possibilité de refuser, peut-être souhaite-t-il finalement que la vérité éclate ?
La démarche d’Olivier va dans son sens, et j’imagine sans difficulté qu’il a lui-même amené Olivier à se poser des questions et à mener sa propre enquête. En effet, pourquoi ne pas avoir fait fouiller l’appartement de Claire immédiatement après sa mort pour faire disparaître l’original du dossier comptable ? Et si c’était lui qui l’avait caché, exprès, pour qu’on le trouve ?

Le seul point qui ne paraît pas clair dans mon raisonnement, c’est ma présence.
Pouvait-il la prévoir ? Je ne pense pas. Ma présence est un hasard, un impondérable qu’il essaie d’exploiter.
Quoiqu’il en soit, le passé est le passé. Il faut continuer, trouver les réponses avec ou sans son aide, car son aide peut aussi être une manipulation pour nous écarter de la vérité.
J’ai l’impression de jouer aux échecs. Mes pions sont avancés sur l’échiquier, bien placés même, mais le roi adverse reste hors d’atteinte. Tout est encore à faire.

Claudie passe en fin de journée. Elle a rendez-vous avec Olivier dont les horaires, maintenant qu’il retravaille avec Duvallon, sont imprévisibles. Elle ne sait que penser de l’évolution de l’affaire. La seule chose qu’elle comprend est qu’Olivier est de retour à Paris dans un métier qu’il aime et qu’elle a une chance de concrétiser ses rapports avec lui pour que d’aventure leur histoire devienne mariage. Elle m’en veut un peu d’aider Olivier à continuer l’enquête sur le meurtre de Claire, mais comme Olivier m’aime bien, elle ne veut pas se fâcher avec moi.
Elle fera sûrement une bonne épouse, attentive à son mari et prête à s’adapter à toutes les situations qu’il pourra lui imposer.

Est-ce que ma femme était pareille ? Je ne sais pas. Probablement puisque je n’ai pas de souvenir de désaccord, d’énervement, de dispute. Mais je n’ai pas non plus de souvenir de sourires complices, de gestes tendres, de besoin de l’autre.

Je regarde Claudie, attendri. Attendri par sa façon de parler d’Olivier, attendri par les regards discrets qu’elle jette pour voir s’il arrive, attendri par le naturel avec lequel elle accepte la suite de l’enquête sur le meurtre de l’ancienne maîtresse de celui qu’elle considère déjà comme son futur mari.
Comme Olivier n’arrive pas nous allons boire un verre de vin. Dés le deuxième verre, elle parle de robe blanche, de voyage de noces, d’enfants. De l’avenir, de son avenir de femme, de mère. Je l’écoute, de plus en plus attendri, ému par ce bonheur simple, facile, évident.

Olivier arrive enfin.
« Excuse-moi, mais dans notre travail, il est difficile d’avoir des horaires. »
« Tu veux boire quelque chose ? »
« Non, il faut que nous rentrions. Nous sommes déjà en retard. »
Elle dit ça très vite, pour ne pas lui laisser le temps de répondre. Il me regarde, désolé, mais n’ose pas la contredire.
« Je passerai te voir demain. Mais pour l’instant, je n’ai rien de nouveau. »
Elle le prend par le bras et après m’avoir rapidement embrassé, l’entraîne, vite, très vite, laissant juste à Olivier le temps de m’adresser un petit geste et un sourire d’excuse.
Je les regarde partir avec regret, non pour la soirée en solitaire qui m’attend, mais parce que je suis bien avec eux. C’est ma famille et l’amour possessif de Claudie m’émeut.
« Si vous n’avez rien de mieux à faire, je vous invite à dîner. »
Surpris, je me retourne et fais face à Duvallon qui me regarde en souriant.
« Ils sont mignons, non ? »
« Elle tient beaucoup à lui. »
« Je l’ai constaté aussi. C’est pour ça que j’ai repris Olivier avec moi. »
Je le regarde avec un sourire ironique. Amusé, il hausse les épaules et enchaîne
« Pas seulement pour ça, c’est vrai. C’est aussi un très bon élément. »
Nous nous regardons, nous nous sourions. Inutile d’en dire plus.
« Alors, ce dîner, ça vous tente ? »
« Votre femme ne vous attend pas ? »
« Elle est chez sa mère pour quelques jours. Et je déteste dîner seul. »

Nous suivons les quais en direction de l’institut du Monde Arabe, tournons rue du Cardinal Lemoine pour rejoindre le boulevard Saint Germain. Là, à l’angle de la rue et du boulevard, le restaurant ‘chez René’ où manifestement il est un habitué.
« J’adore ce quartier. Mon seul regret est de ne pas avoir les moyens d’y habiter. »
Avant que je pose la question, il enchaîne,
« J’habite le XVI°, boulevard Suchet. »
Un temps, et avec un accent d’excuse,
« Le quartier de ma femme. »

Nous venons à peine de nous asseoir que déjà un serveur nous apporte une bouteille de vin blanc.
« Vous n’avez rien contre le blanc ? »
Je hoche la tête négativement.
« Moi, j’adore. Je préfère ça à tous les apéritifs, Whisky ou autres. Et ensuite on est encore capable d’apprécier un bon vin rouge. »
Sans attendre qu’il le demande, le serveur ouvre la bouteille et verse du vin dans son verre pour qu’il le goûte. Religieusement il prend le verre, le fait tourner en contemplant la couleur ambrée, le sent, le goûte, hoche la tête en direction du serveur qui me sert avant de remplir son verre.
« Appelez-moi André, je vous appelle Loïc »
André, donc, lève son verre.
« Santé. »
Nous trinquons. Le vin est effectivement très bon.
« Vous savez, vous m’intriguez beaucoup et je serai très heureux d’être votre ami. »
Que répondre. Je lève mon verre à nouveau, hochant la tête avec un sourire complice.
Il répond à mon sourire et demande
« Il y a quelque chose que vous n’aimez pas ? … Je veux dire du point du vue nourriture. »
« Non, j’aime tout. »
« Très bien. Alors laissez-moi faire le menu. »
Il fait signe au serveur.
« Le menu du chef. Je compte sur vous. »
Le tout, agrémenté d’un sourire et d’un clin d’œil.
Il vide son verre de vin blanc avec satisfaction, et remplit à nouveau nos deux verres.
« Vous allez voir, de la vraie cuisine française comme on n’en trouve plus. »
« Vous me gâtez. »
« Ça me fait plaisir. Et, pour être franc, depuis que je vous connais, j’ai redécouvert le goût de l’authentique. »
« De l’authentique ? »
« Vous savez, le Candide de Voltaire. »
« Je ne sais pas comment je dois le prendre. »
« C’est un compliment. Dans mon métier, tout est calcul, magouille, entourloupe. Vous m’avez fait comprendre qu’il suffit d’être soi-même, de regarder, d’écouter pour comprendre. »
Je ne peux m’empêcher de sourire.
« Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit. Je ne parle pas de l’accident de Claire, même si c’est la cause de notre rencontre. Je pense surtout à vos contacts avec Olivier et Claudie. Savoir se faire aimer des jeunes et les comprendre, je respecte. Malgré tous mes efforts, je n’y suis jamais arrivé. Je suis toujours le patron, l’ennemi. »

L’arrivée des hors d’œuvres, plusieurs plateaux de charcuterie, m’évite de répondre. Et en même temps le sommelier apporte une bouteille de rouge et recommence le cérémonial : ouverture de la bouteille, renifler le bouchon, verser une larme dans un nouveau verre et regarder, anxieux, la réaction du client. Puis, il remplit nos deux nouveaux verres de ce vin à la couleur rouge vermeille.
Mais au moment où il s’apprête à enlever la bouteille de blanc non encore terminée, André l’arrête.
« Laissez, nous allons d’abord la finir. »
Le serveur hoche la tête, la vide en remplissant nos verres de vin blanc bien entamés, avant de se retirer et de nous laisser devant une table couverte de charcuterie.
« La profusion fait aussi partie du plaisir. Mais ne vous gavez pas, la suite est tout aussi appétissante et copieuse. »
« Je ne suis pas habitué à manger autant. »
« C’est comme dans la vie. Il y a profusion de tout, mais il faut choisir. »
« Finalement vous êtes un philosophe. »
« Je crois entendre ma femme. »
« Ça fait deux fois que vous me dites ça. Ce doit être une femme bien. »
Il répond à mon sourire.
« C’est une femme bien. Et c’est la seule, à part vous, qui soit sincère avec moi. Que voulez-vous, dans la police, comme dans l’armée, on ne contredit jamais un gradé. Du coup on prend très vite l’habitude d’être obéi, écouté et de se considérer comme infaillible. »
Nous finissons nos verres de vin blanc, nous nous servons, copieusement en charcuterie et commençons à manger en silence.
« Mauvais pour le cholestérol, mais tellement bon au goût. »
« Ce n’est pas moi qui vous contredirai. »
Et la bouche pleine, nous continuons à dire des banalités, interrompus par des gorgées de vin rouge, tout aussi succulent que le blanc.

Après la charcuterie, un plat en sauce, une blanquette de veau et une nouvelle bouteille de vin. Nous sommes un peu, beaucoup même, éméchés et les meilleurs amis du monde. Du vouvoiement, on en arrive au tutoiement, comme ça, sans s’en rendre compte. Mais je reste sur mes gardes, attendant toujours qu’il m’annonce la vraie raison de ce festin. Entre la poire et le fromage disent les paysans.
Le fromage arrive, fromage n’est pas le terme exact. Comme pour la charcuterie, c’est plusieurs plateaux de fromages variés posés sur la table. Je n’ai plus faim, mais je reste gourmand et me sers avec plaisir.
Il me regarde en souriant.
« J’aime les gens qui savent apprécier les bonnes choses. »
« C’est par gourmandise, car j’ai beaucoup trop mangé. »
« Moi aussi, mais comme toute l’année ma femme ne me fait que à des menus diététiques … »
« C’est pourtant ces menus qui te permettent de rester en forme. Car si on mangeait comme ça tous les jours … »
« Nos grands parents le faisaient bien, eux. »
« C’est vrai, mais ils avaient des vies actives. Alors que nous, on est assis toute la journée… »
Il termine ma phrase. Normal, je lui en ai fourni l’occasion.
« … à regarder les gens passer, les observer, les détailler, les analyser … »
Il a trop bu. Sa diction s’en fait sentir et la compréhension de ses phrases aussi.
« Je ne fais pas que ça. Je lis aussi. »
« Heureux homme. »
« L’avantage de la retraite. »
« Moi j’ai peur de la retraite. Je suis sûr que je vais m’ennuyer à mourir. »
« Ta femme t’en empêchera. »
« C’est bien ce qui m’effraie. »
Il rit.
« Il faudra vraiment que je te la présente. Elle va t’adorer. »

Puis les desserts arrivent. Desserts variés et à discrétion. Mais nous n’avons plus faim.
« D’habitude je ne résiste pas aux sucreries, mais là … »
« C’est de ta faute aussi. Je ne sais pas si c’est parce que tu es un habitué, mais ce menu est vraiment trop copieux. »
« Je ne le prends jamais, pour être franc. Mais aujourd’hui, en ton honneur … »
Le garçon nous interrompt en nous proposant un digestif, offert par le chef. Nous refusons d’un commun accord, mais acceptons un verre de vin supplémentaire.
« Je ne sais pas comment je vais pouvoir rentrer chez moi sans me faire arrêter pour ivresse sur voie publique. »
« Ne t’inquiète pas, pour ça, j’ai une solution. »
« Abus de pouvoir ? »
« Disons plutôt avantage en nature. »
Nous nous regardons en souriant. Puis, après un léger silence, je finis mon verre et me lance,
« Tu voulais me demander quelque chose ? »
Il est surpris, réellement surpris.
« Non. Qu’est-ce qui te fait croire ça ? »
« Cette invitation à dîner. »
« Tu n’as pas aimé. »
« Je n’ai pas dit ça. En plus, il faudrait être difficile. »
Il retrouve son sourire.
« Non, j’avais simplement envie d’une soirée amicale. Avec le poste que j’occupe on n’a pas d’amis. Des relations mais pas d’amis. »
« Et … ? »
« Oui, tu es la seule personne que je connaisse qui soit honnête avec elle-même et avec les autres. Je ne sais pas si c’est dû à cette amnésie feinte ou vraie, mais l’homme que tu es me plaît. »
« Pourquoi parles-tu d’amnésie ? »
« Tu vis comme si ton passé n’avait jamais existé. »
« Beaucoup de retraités le font. »
« Professionnellement oui, pas familialement. »
« Tu t’es aussi renseigné sur ma famille ? »
« Tu veux de leurs nouvelles ? »
« Non. »
Cri du cœur. Pourtant j’aurais dû accepter. Mais c’est vrai que je n’en ai pas envie. C’est le passé d’un autre, pas le mien.
« Et toi, ton passé ? »
« Une ambition réussie, mais je ne suis pas sûr que le résultat soit ce que j’attendais. »
« Quand tu seras à la retraite, je te trouverai une échoppe de romans policiers à garder. »
Il rit.
« Comme ça, j’aurai enfin le temps de lire. »
« Et de réfléchir sur les crimes qui ont lieu sous tes yeux. »
Il perd son sourire.
« Une autre fois, tu veux bien. Ne gâchons pas cette soirée. »
« Excuse-moi. »
« C’est oublié. »
Il sort un chéquier et paye l’addition.
Puis,
« Cela fait aussi partie des avantages en nature. »
Il sourit en me faisant un clin d’œil, enfin, je crois.
C’est clair. Il sait que j’ai sa comptabilité et essaie maladroitement de justifier les factures de restaurants qu’il qualifie ironiquement ‘d’avantages en nature’.

À peine sortons-nous du restaurant qu’une voiture banalisée vient se garer à côté de nous. Je le regarde, surpris. Il sourit.
« Avantage en nature. »
Je suis sûr qu’il ne l’a pas appelé. La seule explication est qu’il a un chauffeur, probablement aussi garde du corps, qui le suit partout et qui reste là, à sa disposition nuit et jour.
Nous montons dans la berline.
« On dépose d’abord mon ami chez lui. »
Pas d’adresse, rien.
Sans un mot, le chauffeur démarre et quelques minutes après je me retrouve en bas de mon studio. Une façon de me faire comprendre qu’il connaît tout de moi ou une maladresse due à trop d’alcool ?

  • 18 –

Le lendemain matin, je ne suis pas très frais. Lui non plus j’imagine. Heureusement il pleut ce qui me permet, en bonne conscience, de faire la grasse matinée. Mais ce dîner trop copieux me tracasse. Quelle en était sa signification ? Il n’a pas cherché à m’interroger. Tout au plus m’a-t-il confirmé (ce que je savais déjà) qu’il a fait des recherches sur mon passé. Et je suis sûr qu’il sait tout de ma vie oubliée, de cette période de mon ‘amnésie volontaire’, comme il dit si joliment.
Que cherche-t-il ? Simplement un ami, comme il l’a dit et répété toute la soirée ? Après tout, pourquoi pas. Mais pourquoi moi ? Un Candide ? C’est comme ça qu’il me voit ? Une vision simple, actuelle, sans références, sans traumatismes. C’est vrai que c’est rassurant. Mais suis-je aussi pur que ça ?
Fatigué et énervé de ressasser des questions dont je n’ai pas les réponses, je finis par me lever et aller chercher dans mon échoppe deux livres policiers de Fred Vargas pour les lui offrir. Je lui dois bien ça. Et cela m’amuse de lui faire connaître un nouvel auteur, même si cet (cette, plus exactement) auteur est déjà très connu. Mais comme il ne semble pas au courant de la littérature policière, ni des autres, il est temps de commencer son éducation.

À l’entrée du quai des Orfèvres même topo que la première fois.
Un paquet pour le commissaire ?
Pourquoi ? De la part de qui ?
Finalement un autre planton vient le chercher et disparaît derrière les portes étanches.

Comme la pluie continue à tomber, je rentre chez moi, non sans faire un détour par la place Dauphine. Mon premier souvenir d’homme libre … ou de Candide.

Tout en marchant sous la pluie, je me remémore les événements depuis la mort de Claire.
Olivier/Duvallon, Claudie/Olivier, Duvallon aussi devenu maintenant André, tout simplement.

Claudie est pure, simple. Elle cherche le bonheur et, pour elle, le bonheur passe par une famille : un mari et des enfants.
Olivier est plus complexe. Ambitieux, mais pas trop, juste l’envie d’un métier qu’il aime et qu’il veut faire comme il l’entend. Mais aussi ce désir d’être honnête et ce besoin d’expliquer le meurtre de Claire auquel il a participé sans s’en rendre compte. Pour ça, il doit trouver l’assassin afin de se dédouaner, de pouvoir se regarder en face tous les matins.

André – Duvallon – est beaucoup plus compliqué. Mais je dois avouer qu’il me touche, peut-être même plus qu’Olivier et Claudie. Il est aigri, fatigué, vaincu. Il a cru faire ce qu’il fallait et maintenant il a des doutes. Et ces doutes, c’est à cause de moi qu’il les a. Avant ils existaient, mais ils ne le gênaient pas. Il recevait des ordres, il donnait des ordres. Seule sa femme se permettait de le critiquer, mais c’était sa femme.

La journée passe très vite. La pluie ne cesse pas, mais je n’ai plus envie de sortir et pas assez faim pour aller faire des courses. De toutes les façons, après le dîner d’hier soir, un petit jeûne me fera du bien. Je regarde dans le stock de livres que j’ai entassé dans mon studio. Des polars et des romans d’aventure pris au hasard dans mon échoppe, histoire de savoir ce que je vends et pouvoir en parler quand on me questionne. Mais là, j’ai envie de lire – relire peut-être – Voltaire et son Candide. Tant qu’à devenir ce personnage, autant connaître son histoire, ses origines. Demain, s’il fait beau, je ferai le tour des échoppes à la recherche des œuvres de Voltaire.

Je me prépare à aller me coucher quand on frappe à ma porte. Olivier me regarde en souriant.
« Je ne te dérange pas ? »
« Il est quelle heure ? »
« Huit heures et demie, je viens t’inviter à dîner, si tu n’as pas encore mangé. »
« Il pleut encore ? »
« Non, il ne pleut plus. Mais j’ignorais que la pluie t’empêchait de sortir. »
« C’est pas ce que je voulais dire. »

Nous nous installons dans un restaurant de poisson, à l’angle de la rue Saint Jacques et du Boulevard Saint Germain.
« Du poisson, c’est exactement ce qu’il me faut. J’ai trop mangé hier soir. »
« Avec Duvallon ? »
« Comment le sais-tu ? »
« Il m’a dit qu’il te trouvait très sympathique. »
« C’est lui qui … »
« Tu n’as pas à te justifier. De toutes les façons, c’est bien dans ses habitudes d’endormir ses victimes avant de les frapper. »
« Il y a des façons plus désagréables d’être endormi. »
« Il t’a questionné ? »
« Pas du tout. Il avait plutôt envie de se raconter. »
Il rit.
« L’arroseur arrosé. »
« Je ne l’ai pas questionné non plus. »
« Non, mais tu l’as laissé parler, comme tu fais avec nous. »
Je suis trop surpris pour répondre.
« Ce que je veux dire c’est que tu sais écouter. C’est si rare aujourd’hui, qu’on a envie de parler. »
Un silence, assez long, durant lequel nous profitons pour regarder la carte.
« Qu’est-ce qui te tente ? »
« Une raie au beurre noir. »
« Tu ne veux pas des huîtres pour commencer. »
« Je ne suis pas amateur. Mais je ne t’empêche pas d’en prendre. »
« Tu n’aimes pas les coquillages ? »
« Si, enfin je crois, ou plus exactement, je ne sais plus. Mais les huîtres je suis sûr que je n’aime pas ça. »
« Donc, si je prends un plateau de fruits de mer, tu m’aideras. »
« D’accord. »
Je le laisse commander. Un plateau de fruits de mer, des ailes de raie et une bouteille de blanc, de l’Entre Deux Mers.
Comme le serveur repart avec la commande,
« Tu sais, il m’a plus ou moins avoué qu’il avait organisé le meurtre de Claire, mais sur ordre. »
« De qui ? »
« Là est la question. Et pourquoi ? »
« J’ai beaucoup réfléchi durant mes séjours en province. C’est vrai, qu’avec Claire, on ne s’entendait plus très bien. Je refusais de l’avouer, mais c’est un fait. Je crois qu’elle avait un amant haut placé et je n’étais plus assez important pour elle. »
Comme je ne réponds pas, il enchaîne,
« Au début, quand elle est arrivée dans le service, j’étais son supérieur. Elle était belle, disponible et j’étais fier de notre aventure. Je voulais qu’elle s’installe chez moi, je croyais que c’était pour la vie. Mais elle ne voulait pas d’enfants, ne voulait pas entendre parler de mariage et tenait à garder son indépendance. Je l’aimais, j’étais prêt à tout accepter pour faire ma vie avec elle. »
Il goûte le vin blanc que nous présente le serveur, hoche la tête comme l’a fait Duvallon (André maintenant) regarde nos verres se remplir, prend le sien et le lève vers moi avant d’en boire la moitié, d’un coup. Je bois une gorgée, moins savoureuse que la veille, mais tout à fait acceptable.
« C’est pour ça que je refuse de m’installer avec Claudie. J’ai peur d’aller trop vite, d’être déçu. »
« Je la crois sincère. »
« Moi aussi. Mais je ne suis pas prêt à m’engager. Pas encore. »
Il finit son verre et se ressert.
« Tu crois que Duvallon nous dira qui lui a donné l’ordre de tuer Claire ? »
« Non, mais il ne nous empêchera pas de le découvrir. »
« Tu sais, c’est pas de la jalousie, simplement je voudrais savoir si elle m’a vraiment aimé, comprendre pourquoi elle a changé. »

Je ne pensais pas être capable de manger, mais je dévore avec plaisir des praires et autres coquillages – sauf les huîtres – et me régale avec la raie. Olivier aussi mange de bon appétit et nous parlons de tout et de rien, de son travail, de Claudie.
« Je lui ai dit que j’avais un rendez-vous professionnel. Je ne voulais pas que tu me parles de ta soirée avec Duvallon devant elle. »
« Il n’y a rien de confidentiel. »
« Je sais, mais elle est jalouse de mon passé, de mes amis, de Claire. Et pour elle, Duvallon est le méchant, enfin le salaud pour reprendre ses termes. »
Il commande une autre bouteille de vin avant d’ajouter,
« Claire était fascinée par les gens haut placés. Claudie, elle, en a peur. »

Il me raccompagne jusque devant ma porte. Il ne pleut plus, la soirée est douce. J’ai envie de marcher.
« Tu es garé loin d’ici ? »
« Non, j’ai laissé ma voiture quai des Orfèvres. »
« Alors, je t’accompagne. »
« Je croyais que tu voulais te coucher tôt. »
« Moi aussi, mais ce dîner m’a fait changer d’avis. »

Nous nous retrouvons rapidement place Saint Michel, traversons le pont et rejoignons le quai des Orfèvres. Sa voiture, une Clio, est garée là, dans le parking réservé aux policiers.
« Voilà ma voiture. Tu veux que je te raccompagne chez toi. »
Je hoche la tête négativement, le regarde monter dans sa voiture, et s’éloigner rapidement.
D’un pas lent, je me dirige alors vers la place Dauphine toute proche. Ça sent la terre mouillée et ça et là des flaques d’eau scintillent sous l’éclairage public. Les restaurants sont encore pleins, mais les terrasses désertes.
Je reste là, au milieu de la place. Je suis bien, ça sent bon, l’air est doux. Pourquoi cet endroit a-t-il un tel attrait pour moi ? Je ne sais pas. Parce que c’est là, dans l’hôtel Henri IV, que j’ai passé la première nuit de ma nouvelle vie ? Je ne crois pas. Il y a des lieux où l’on est bien, où l’on se sent chez soi. C’est sûrement pour ça que je suis arrivé là, ce jour-là. Cette place m’attendait, je devais commencer à vivre ici.
Je reste là, au milieu de la place, immobile, heureux.
C’est alors que je le vois. Il sort d’un restaurant – chez Paul – accompagné par une jeune femme. Ils rient et se dirigent vers l’entrée du parking toute proche. Elle a la même allure que Claire, paraît timide. Lui par contre, le Ministre, est sûr de lui, parle fort et marche sans s’occuper de sa compagne. Dans la rue, les réflexes reprennent le dessus. Il est en représentation. En photo, il paraît grand, fort. Là, je le trouve plutôt petit et rondouillet. Presque une caricature. Est-ce lui le commanditaire du meurtre de Claire ?
Et cette belle jeune fille est-elle sa nouvelle maîtresse, une amie, une secrétaire ?
Sa maîtresse ? Non. Elle aurait plus d’assurance.
Une amie ? Pourquoi pas, mais il ne semble pas y avoir de complicité amicale entre eux, tout au plus un petit autre chose, mais je ne saurai dire quoi.
Une secrétaire ? Un Ministre va-t-il dîner avec sa secrétaire dans un petit restaurant de la place Dauphine ?
Je les suis jusqu’au parking où ils entrent. Je n’ose pas descendre avec eux, mais j’attends la sortie de la voiture. J’attendais une berline mais c’est une twingo qui sort. Et c’est elle qui conduit. Ils passent devant moi, sans me regarder, et prennent le quai des Orfèvres, pourtant interdit aux voitures. Les deux policiers en faction le regardent passer sans surprise, sans réaction.
D’un pas lent, pensif, je prends à mon tour le quai des Orfèvres pour rejoindre le pont Saint Michel et mon studio.

  • 19 –

Le lendemain, il fait beau. L’automne approche, mais le temps reste doux, agréable. Mes clients sont maintenant en majorité des Parisiens, des intellectuels, des étudiants, et non plus des touristes. Ils sont plus attentifs à mes livres, à leurs raretés, et n’hésitent pas à me questionner.
Mon patron, le propriétaire de l’échoppe, vient m’avertir qu’il ne passera plus toutes les semaines pour faire les comptes, mais tous les mois, et qu’il pense que ma présence peut très bien se limiter aux week-ends. Et pour ce qui est du renouvellement du stock, je n’aurais qu’à le contacter quand le besoin s’en fera sentir.
J’ai bien compris que sa véritable question est de savoir si je suis toujours intéressé par ce métier maintenant que la rentabilité va diminuer au moins de moitié. Mais je le rassure, disant que cette vie me plaît et que je ne travaille pas pour de l’argent. Il a l’air surpris, mais ne pas cherche à en savoir plus. Je continue à m’occuper de son échoppe, c’est la seule chose qui compte pour lui.
Du coup, comme je ne dois plus travailler que les week-ends, j’ai l’impression d’être en vacances. En vacances forcées, et cela juste au moment où je commence à m’habituer et à apprécier cette vie. Mais cette liberté me laisse plus de temps à consacrer à mes nouveaux amis, à ma nouvelle vie.

Je veux savoir qui est la jeune femme qui accompagnait le Ministre. Elle m’intrigue. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai l’impression qu’elle a sa place dans l’échiquier sur lequel nous évoluons.
Quel rôle a-t-elle dans le meurtre ? Je l’ignore, mais j’ai l’intuition qu’elle en a un. Est-elle complice ou instrument du Ministre ?
Je l’ignore, mais je saurai.
J’en suis là de mes réflexions, quand André vient me remercier pour les livres que je lui ai déposés.
« Ce n’était pas la peine. Mais ça m’a fait plaisir. »
« À moi aussi, le dîner ou plus exactement le festin. »
« Et bien, on recommencera. »
J’acquiesce, peu pressé cependant de recommencer. Non pas parce que la nourriture n’était pas bonne, au contraire, mais je le soupçonne de vouloir me demander des informations que je ne veux pas encore lui donner.
« Je suis passé hier … »
« Je n’ouvre pas quand il pleut. Ça ne sert à rien. »
« Heureux homme qui ne travaille que quand il fait beau. »
Et en riant il ajoute,
« N’en parle pas à mes hommes. Ils seraient capables d’exiger de ne faire des planques que par beau temps. »
Nous rions tous les deux.
« Je ne peux pas rester car je dois aller chercher ma femme à Roissy. Mais je reviendrai pour te proposer une date pour un dîner à la maison. Et n’oublie pas, le dîner au restaurant, c’est notre secret. »
« Ça me fait deux possibilités de chantage. Le beau temps et le restaurant. »
Il sourit, me fait un clin d’œil et part avec un petit signe de la main.

Olivier se matérialise alors derrière moi.
« Je ne vous savais pas aussi intimes. »
Et, en riant, il ajoute,
« C’est pas bête les planques uniquement quand il fait beau. Il faudra que j’en parle au Syndicat. »
« Tu m’espionnes maintenant ? »
« J’avais du temps et je venais te voir quand il est arrivé. Je me suis caché, je ne voulais pas qu’il me voie. »
« Pourquoi ? »
« A cette heure, je suis censé travailler. »
« Ravi de ne pas être considéré comme un travail. »
Il sourit.
« Tu m’as l’air en forme. C’est à cause de lui ? »
« Non, je suis content de te voir. Et j’ai un travail pour toi. »
« Ah ? »
Je sors un papier de ma poche et le lui tend.
« Tiens, l’immatriculation d’une voiture, une Twingo bleue. Il faudrait que tu me trouves le nom et l’adresse de la propriétaire. »
Il me regarde, troublé. Et après un silence
« Tu veux connaître le nom de la propriétaire ? »
« Oui. C’est surement la femme qui conduisait. »
« Pourquoi ? »
« C’est ce que je voudrais savoir. »
« Un rapport avec Claire ? »
« Peut-être … Enfin, une intuition. »
Nouvelle hésitation avant qu’il ne me réponde
« OK. Je m’en occupe. »
Je le remercie d’un hochement de tête avant de demander,
« Tu voulais me voir pour quelque chose ? »
« Une bière. Ça te tente ? »
« Pourquoi pas. »
Nous nous dirigeons vers le café à l’angle de la rue Lagrange et du quai de Montebello. Je lui raconte ma rencontre avec le Ministre et ma curiosité pour la jeune femme qui l’accompagnait. Je ne lui parle pas de sa ressemblance avec Claire, ne voulant pas réveiller des souvenirs douloureux.
Nous buvons notre bière debout, devant le bar, car il se dit excité par ma découverte et impatient d’aller chercher le nom de cette inconnue roulant en twingo.

Il revient le soir, au moment où je ferme mon échoppe.
« C’est une plaisanterie ? »
« De quoi tu parles ? »
« La conductrice de la Twingo. »
« Tu as son nom ? »
« Oui, son nom et son adresse. Mais je ne pense pas que cela puisse nous intéresser. »
« Pourquoi ? »
« C’est la fille du Ministre. Elle habite Place Dauphine. »

La fille du Ministre. Je n’avais pas envisagé cette possibilité. Un père et sa fille dînant en tête-à-tête dans un petit restaurant de quartier. Rien à dire.
Mais je me sens frustré. Cette nouvelle ne me convient pas, elle n’entre pas dans le schéma que j’ai imaginé. Quelque chose me choque, mais je n’arrive pas à trouver quoi.

« Est-ce que tu pourrais m’en dire plus ? »
« Qu’est-ce que tu veux savoir ? »
« Son âge, son lieu de naissance, son travail, enfin tout ce qui la concerne »
« Pourquoi ? »
« Pour m’en faire une sorte de portrait robot. »
« Quelle importance ? »
« Je ne sais pas, mais j’ai l’impression qu’elle a sa place dans cette histoire. »
Il me regarde perplexe, et finalement hausse les épaules.
« Je vais voir ce que je peux trouver. »

Après son départ, je ne peux pas m’empêcher d’aller traîner Place Dauphine. Je ne pense pas la rencontrer, mais j’ai besoin de sentir l’atmosphère. J’hésite même à aller prendre un verre dans le restaurant où elle a dîné la veille avec son père, mais comme la salle est encore vide, j’y renonce.

La nuit est longue.
Je n’arrive pas à placer la fille du Ministre sur mon échiquier. Et pourtant je n’arrive pas à m’enlever de l’idée qu’elle en fait partie.
J’ai beau envisager toutes les possibilités, une chose revient toujours : sa ressemblance avec Claire. C’est du reste pour ça que je n’ai pas pensé une seconde qu’elle puisse être sa fille.

  • 20 –

Je me réveille avec mal à la tête. Sensation nouvelle pour moi, d’autant que je n’ai ni trop mangé ni trop bu la veille. J’hésite à rester au lit en attendant que ça passe, mais la journée paraît ensoleillée. Je me lève donc, m’habille et, sur le chemin de mon échoppe, m’arrête dans une pharmacie pour acheter de l’aspirine. J’avale un cachet immédiatement, comme ça, sans eau. Après tout, comme je ne prends jamais de médicament, j’espère que ce cachet me fera de l’effet. Ce qui est le cas.

Qu’est-ce qui a bien pu être à l’origine de ce mal de tête, inhabituel chez moi ?
La seule réponse est l’arrivée de la fille du Ministre dans les suspects du meurtre de Claire.
Mais une autre réponse existe aussi, surprenante. Je m’implique tellement dans cette histoire que les questions sans réponse me donnent mal à la tête.
Nouveau pour moi. Jamais, dans le passé, je ne me suis senti concerné par mes activités au point d’en avoir des problèmes physiques comme mal de tête ou autres désagréments.
C’est cela qui me trouble le plus. Pourquoi suis-je à ce point concerné ?
J’ai été témoin d’un meurtre, c’est vrai, mais je ne connaissais pas la victime et ses amis, devenus mes amis par la suite, ne justifient pas des nuits d’insomnie ou des maux de tête.

Je suis à peine installé devant mon échoppe, un nouveau roman policier en main, que Claudie arrive.
« Que me vaut cet honneur ? »
« Je ne commence à travailler que dans une heure. J’en profite pour venir te dire bonjour. »
Je suis surpris, mais ne le laisse pas paraître. Elle a certainement quelque chose à me demander.
Au lieu de ça, elle commence à me parler littérature, puis romans policiers, et, comme ça, comme si cela coule de source, elle me demande où j’en suis de mon enquête sur la mort de Claire.
« Rien de bien nouveau. Je t’avoue que je ne vois pas comment on pourra résoudre cette affaire. »
Elle rit, ironique,
« Olivier m’a dit que tu cherchais des renseignements sur la fille du Ministre. »
« C’est vrai. »
Elle sort de son sac une enveloppe.
« C’est tout ce que j’ai pu trouver. Pas grand-chose, tu verras. »
Je lui souris, elle répond à mon sourire avant d’enchaîner,
« Je compte sur toi pour résoudre cette affaire. Plus vite ce sera fait, plus vite Olivier sera libre … enfin, disons disponible. »
Avec un petit rire, elle me fait un signe de la main et s’éloigne rapidement.

Toute la journée je lis et relis la note donnée par Claudie, sans trouver ce qui me choque.
Véronique, 28 ans. Née à Nice, dans les Alpes Maritimes. Mère décédée dans un accident quand elle avait huit ans. Maîtrise de philosophie. Habite Paris, dans un petit appartement appartenant à son père, depuis cinq ans. Un ex-petit ami, collaborateur de son père.
À part ça, rien. Un peu court pour la vie d’une jeune fille. J’attendais mieux.

La journée se déroule sans rien de marquant. Je lis, enfin, je parcours un roman policier sans intérêt dont l’intrigue est tellement prévisible que vers la fin, je ne lis plus qu’un paragraphe sur deux. Pourtant la fin n’est pas celle attendue, mais comme je n’ai pas vraiment suivi l’histoire, je reste indifférent, insensible au dénouement pourtant imaginatif de son auteur.
Ce n’est qu’en le rangeant dans mon échoppe qu’une idée me frappe.
Et si le meurtre de Claire était présenté comme un règlement de compte entre policiers, ou plus vraisemblablement entre police et politique, pour qu’on néglige de regarder plus loin ?
Il y a forcément autre chose qu’un meurtre commandité par un politique ou un policier. Ce serait trop simple. Une jeune fille, même prête à tout pour satisfaire son ambition, ne se fait pas tuer comme ça, bêtement. Elle savait qu’elle courait un danger, un vrai danger et que ce danger ne venait pas de sa mission.
Et Olivier dans tout ça ?
Il me dit qu’ils étaient très proches, mais ne semble pas savoir grand chose sur elle. Son amour le rendait-il aveugle ? Claire était-elle pour lui un rêve éveillé ?
Et André ?
Il semble en savoir beaucoup plus qu’il ne veut bien le dire. Mais pourquoi ne fait-il rien ?

Sans m’en rendre compte, je me retrouve Place Dauphine. Probablement dans l’espoir inconscient d’apercevoir Véronique, d’essayer de la comprendre, de savoir qui elle est, quelle est sa place sur l’échiquier de mes suspects.
Je m’assieds sur un banc et j’attends. Je regarde les gens rentrer chez eux, aller au restaurant ou simplement promener leurs chiens. Au début on me regarde. Un homme assis seul un banc, ce n’est pas normal. Et puis ils s’habituent et je deviens comme le banc, invisible.
Mais elle ne vient pas.

Je repars dans la nuit, traverse le Pont Saint Michel et rentre directement chez moi. Qu’est-ce qui m’attire chez elle ? Sa ressemblance avec Claire ? Mais toutes les jeunes filles se ressemblent, enfin presque toutes. La jeunesse est belle et la beauté efface les différences pour ne laisser qu’une impression, qu’une silhouette.
Claire et Véronique avaient la même silhouette : grande, élancée, souple, du genre mannequin, de magazine de mode.
La coiffure ? Oui, c’est ça, elles avaient la même coiffure le jour du meurtre.
Je souris malgré moi. Silhouette, coiffure, façon de s’habiller, d’être.
Tout le monde doit ressembler à tout le monde aujourd’hui. C’est pour ça que j’ai trouvé une ressemblance entre ces deux jeunes filles. Mais laquelle essayait de ressembler à l’autre ?
La nuit sera-t-elle bonne conseillère pour m’aider à résoudre cette question ?

  • 21 –

C’est la pluie qui me réveille. Une pluie forte, drue, qui frappe les carreaux de ma fenêtre avec violence. Donc, une journée de repos, à ne rien faire.
Enfin, c’est ce que je croyais, car Véronique est toujours présente. Il faut absolument que je la rencontre pour découvrir ce qui me tracasse chez elle. J’en reviens toujours à sa coiffure. Ce n’est pas celle de Claire – les photos que m’a montrées Olivier ne correspondaient pas – mais c’est la coiffure de Véronique que Claire s’est faite le jour de sa mort. Pourquoi ? Pourquoi ce désir de ressembler à Véronique ? Est-ce un jeu ? Une provocation ? Un hasard ?
Je ne crois pas au hasard, surtout de la part de Claire. Mais cette ressemblance me trouble. Elle doit avoir une explication.

Je me lève à contrecœur et je fais du ménage pour m’occuper.
Finalement je sors, malgré la pluie, malgré le vent. Je retourne Place Dauphine, prend un café chez Paul, mais, bien entendu, elle n’y est pas. Puis le restaurant commence à se remplir. Des avocats, des policiers. Pour ne pas partir, je commande une salade du chef. Et j’attends. En vain.
Après la salade, je prends un café, puis un autre. La salle se vide et je suis toujours là, officiellement plongé dans un roman dont je tourne les pages sans les lire.

Finalement je sors. Il pleut encore. Pourtant je fais le tour de la place, restant sous les arbres encore feuillus pour m’abriter.
Et c’est là que je la vois. Elle est assise devant une fenêtre du premier étage de l’immeuble juste à côté de l’hôtel Henri IV, mon premier hôtel parisien. Elle tape sur le clavier d’un ordinateur.
Je la regarde, figé. Mais très vite la pluie me ramène à la réalité.
Je me dirige alors vers le petit restaurant de l’autre côté de la Place, mais les feuillages masquent sa fenêtre. Rester sur la place, assis sur un banc, avec cette pluie, serait ridicule et surtout attirerait l’attention, ce que je ne veux en aucun cas.
Je rentre donc chez moi, heureux, car maintenant, je sais que je peux l’apercevoir.

En passant devant l’entrée du 37 quai des Orfèvres, j’hésite à m’arrêter pour demander à parler à Olivier. Mais j’y renonce. André pourrait l’apprendre et je ne tiens pas à ce qu’il le sache. De toutes les façons, je suis sûr qu’Olivier viendra me voir dans peu de temps, ne serait-ce que pour savoir où j’en suis de mon enquête sur Véronique. Pourtant en voyant sa voiture garée en épi au milieu des voitures de police, je ne peux m’empêcher de glisser sous ses essuie-glaces une carte publicitaire de mon échoppe. Cela le fera venir plus tôt.
Effectivement, je viens juste de rentrer chez moi quand il frappe à ma porte.
« Tu as du nouveau ? »
« Je ne sais pas. »
Il me regarde, perplexe.
« Tu as une photo de Claire ? »
« Oui, bien sûr. Mais pas sur moi. »
« Je ne t’en demande pas tant. »
Il sourit.
« Je n’en ai pas non plus de Claudie, si c’est ce que tu veux savoir. »
Je souris à mon tour.
« Je suis sûr que cela lui ferait plaisir. »
Il hoche la tête, sans répondre. Puis, après un silence, me demande
« Pourquoi une photo de Claire ? Je t’en ai déjà montré. »
« Je voudrais vérifier quelque chose. »
« Tu peux m’en parler ? »
« Pas encore. Je peux me tromper. »
« Comme tu voudras. »
Il reste un moment silencieux, puis,
« Bon, il faut que j’y retourne. »
« Tu veux qu’on dîne ensemble ce soir ? »
« Je dois voir Claudie. »
« Ça ne me gêne pas qu’elle se joigne à nous. »
« Moi non plus. Mais je ne sais pas si ça lui fera plaisir. Tu comprends, c’est son anniversaire. »
« Tu n’as qu’à dire que je veux lui offrir un livre. »
« Bonne idée. Comme ça, je pourrai éviter le petit resto romantique. »
« Je ne veux pas … »
« Non, non, disons que tu me rends service. Au couscous de la rue de Bièvre à 8 heures, ça te va ? »
« D’accord. Je m’occupe de retenir une table pour trois. »
Il hoche la tête et repart aussi vite qu’il est venu.

J’arrive en avance car je veux la table ronde située dans un coin du restaurant, très prisée par les habitués. Je commande tout de suite une bouteille de Boulaouane bien fraîche que l’on m’apporte avec une soucoupe pleine d’olives vertes. Je me sers un verre et savoure ce vin couleur de sable tout en grignotant des olives.
Comment se fait-il que ce goût savoureux et désaltérant n’éveille aucun souvenir en moi ? Je bois une autre gorgée. Rien. Un plaisir immédiat, sans plus. Je l’apprécie mais mon seul souvenir le concernant remonte à mon précédent dîner avec Olivier dans ce restaurant.
Je prends une olive, la mâche, sans éveiller non plus de souvenirs.
Pourtant je sais ce qu’est une olive, je sais ce qu’est un olivier et je suis sûr d’en avoir déjà vu chargés d’olives. Mais où ? Dans le Sud de la France ou simplement à la télévision ?
J’en suis là de mes réflexions quand ils arrivent.
À son manque de sourire, je comprends tout de suite que Claudie n’est pas contente, que sa soirée qu’elle voulait romantique est ratée. Je me lève, l’embrasse en lui souhaitant un bon anniversaire.
Et pendant qu’elle ouvre son cadeau (un livre, bien entendu), Olivier me regarde en riant.
« Si j’en juge par ce qu’il reste de la bouteille de vin, nous sommes en retard »
Je ne réponds pas à sa remarque qui ne demande pas de réponse, mais du coup, je constate que j’ai dû boire trois ou quatre verres en les attendant, comme ça, sans m’en rendre compte. Est-ce pour ça que je me sens si bien ?

Claudie a l’air d’apprécier de mon cadeau, mais ne se détend réellement qu’à partir de la troisième bouteille. Le couscous méchoui est bon, copieux et nous y faisons honneur.
À la fin du repas, profitant du fait que Claudie part aux toilettes, Olivier me tend une enveloppe fermée.
« Tiens, les documents que tu m’as demandés. »
Et nous parlons d’autres choses, de tout et de rien.
Si je n’ai pas le souvenir exact des mots que nous échangeons, je me souviens de l’atmosphère, chaleureuse, amicale. J’ai presque l’impression d’être avec mes enfants, un dîner en famille juste pour le plaisir, pour être ensemble, pour ne pas oublier qu’on s’aime.

De retour chez moi, je regarde les photos que m’a apportées Olivier.
Des photos de Claire, rayonnante, souriante, heureuse, une Claire jeune fille, bien dans sa peau. Le contraire de l’image rigide de Véronique.
Mais je ne suis pas en mesure de réfléchir efficacement. Trop de vin ? Probablement.

  • 22 –

Le lendemain, il fait beau à en juger par la lumière qui éclaire ma chambre.
L’automne. Un jour il pleut, un jour il fait beau, mais le temps est encore doux.
Je suis content. Je vais retourner devant mon échoppe, voir des gens passer, parler, vivre. Et les regarder me fera de nouveaux souvenirs.
J’en ai déjà beaucoup depuis mon arrivée à Paris, mais pas assez d’après l’image que me renvoie mon miroir. Le reflet que j’ai devant moi est celle d’un homme de 60 ans, ni beau ni laid, mais sans traits particuliers. Il manque ces souvenirs qui marquent un visage et font qu’un vieillard est beau ou laid. Là je n’ai que l’esquisse d’un visage où apparaissent les rides de la vieillesse communes à tous, mais sans rien d’autre. Il me manque quelque chose. Et ce quelque chose, j’ai l’impression que je l’obtiendrai si je trouve l’assassin de Claire.
Je sais qu’il n’y a rien de commun entre Claire et moi, mais je dois résoudre cette énigme. Pour moi, pour prouver que j’existe, que je suis capable de regarder, de réfléchir, de comprendre, bref que je vis.
Je reprends les photos de Claire posées sur ma table et les regarde à nouveau.
Une jeune fille, belle, heureuse, avec la vie devant elle. Pourquoi l’a-t-on tuée ?
Pourquoi elle ?

J’ouvre mon échoppe, prends un nouveau roman policier, un de ceux qui viennent de m’être livrés. J’installe ma chaise sur le trottoir, dans la partie ensoleillée et je commence à lire.
Un crime, des policiers qui veulent comprendre, qui interrogent la famille, les amis et qui, à la page 30, trouvent un suspect, puis deux, puis trois.
Mais je lis sans comprendre, sans voir vraiment les lignes qui défilent devant moi.

Qui est mon suspect, ou peut-être mes suspects ?
J’en reviens à Véronique. Pourtant elle n’a pas l’allure d’un assassin.
Elle aussi est une jeune fille, belle … mais elle ne semble pas heureuse et n’est pas coiffée comme Claire l’était dans la vie.
La coiffure. J’en reviens à la coiffure. Pourquoi ?
Je ne sais pas. Même silhouette, mais pas la même coiffure. Pas les mêmes amies non plus, ni de la même famille.
La famille.
Qu’est-ce que je sais de la famille de Claire ? Des paysans du Sud de la France. Une famille sans problème et sans ambition, heureuse de son sort, d’après ce que m’a dit Olivier.
Et la famille de Véronique ?
Un père Ministre et une mère décédée.
Qui était sa mère ? Je ne le sais pas.
Et son père, à part le fait qu’il soit Ministre, d’où vient-il ?
Je me souviens brusquement que Véronique est née à Nice.
Sa famille a donc habité dans le Sud de la France, mais sont-ils, eux aussi, originaires de cette région ? Quel rapport entre les deux familles, si tant est qu’il y en ait une.

Un frisson me tire de mes pensées. Je me rends alors compte que le soleil a tourné et que je suis maintenant à l’ombre. Beaucoup de temps a passé sans que je ne m’en aperçoive.
Je me lève, déplace ma chaise pour retrouver un espace ensoleillé, mais le cœur n’y est plus. J’ai des questions, de nouvelles questions, mais toujours pas les réponses.
J’essaie de reprendre ma lecture, mais je n’y arrive pas. Le sens des lignes que je lis n’atteint pas mon esprit. Je le referme alors et reste là, les yeux dans le vide, à regarder sans voir.

Véronique.
Brusquement une nouvelle question, évidente. Pourquoi Claire était-elle déguisée en Véronique ?
Je n’y avais pas fait attention, mais c’est pourtant évident. Mêmes vêtements, même coiffure, mêmes chaussures.
Je me souviens que Claire n’était pas à l’aise et marchait avec difficulté. Sa coiffure aussi était apprêtée, c’était celle de Véronique. Ce n’était pas Claire qui était visée, mais Véronique. C’est pour ça que Claire s’est déguisée, pour lui ressembler.
Mais qui a commandité cette mission ? André ? Etait-il conscient d’envoyer un de ses agents à la mort ? Obéissait-il au Ministre ou voulait-il simplement lui rendre service ? Ou encore, s’est-on servi de lui ? Sa façon d’agir laisse penser qu’il n’est pas content de ce crime, donc, que lui aussi a été trompé.

Je n’ai pas encore de coupable, mais les choses se clarifient et une intrigue prend forme.
Claire est une victime, consentante ou non, mais pas la cible qu’il fallait éliminer. La cible est Véronique, Véronique qu’il fallait sauver à n’importe quel prix. Et pour ça, Claire n’a pas hésité à prendre le risque d’aller à sa place à ce rendez-vous.
André était-il au courant ? Sûrement car cela justifie que les policiers soient en alerte. Mais qui était le vrai commanditaire de ce meurtre ?
La question est maintenant de savoir de quoi Véronique est coupable, pourquoi fallait-il la protéger et que sont les documents de la mallette volontairement oubliée dans la librairie Shakespeare and co ?
Il faudra que j’en parle avec André, que je lui fasse avouer ce qu’il sait, et surtout que je rencontre Véronique.

Le reste de la journée me paraît long, très long, autant par le manque de clients que par l’absence de touristes dont les tenues et les façons d’agir me distraient en temps normal.
Je ferme mon échoppe plus tôt que d’habitude et je vais Place Dauphine. J’emporte le roman policier que j’ai commencé à lire, au cas où.

Véronique n’est pas assise devant sa fenêtre et l’appartement semble vide.
Comme il fait encore doux, je m’installe sur un banc, ouvre le roman policier et fais semblant de lire.
« C’est vraiment intéressant ? »
André. Je ne l’ai pas entendu arriver.
Je le regarde, trop surpris pour répondre et me lève précipitamment.
« Qu’est-ce que tu fais là ? »
« Et toi ? »
La conversation est mal partie.
« Je t’offre un verre ? »
« Pourquoi pas. »
Nous nous installons sur le trottoir-terrasse du restaurant Paul et commandons des bières.
« Qu’est-ce que tu deviens ? »
Il me regarde en souriant.
« Qui es-tu en train d’espionner ? »
« Je … »
« Excuse-moi. Déformation professionnelle. »
« Non, c’est vrai. Tu as raison. J’essaie de voir Véronique. »
« La fille du Ministre ? »
« Oui. »
« Pourquoi ? »
« Besoin de me faire une idée. »
Il me regarde fixement, puis, après un long silence durant lequel on nous sert nos bières,
« Décidemment, tu m’étonneras toujours. »
Il prend son verre, le lève vers moi,
« Santé. »
Je lui rends son salut, et nous buvons chacun une gorgée.
« Tu m’expliques ? »
« Il n’y a rien à expliquer. Je pense que Véronique est impliquée dans la mort de Claire et je cherche à comprendre pourquoi. »
« Comment sais-tu qu’elle existe ? »
« Je l’ai croisée par hasard avec son père et je l’ai revue à sa fenêtre, là-bas, dans l’immeuble à côté de l’hôtel. »
Il me regarde, songeur.
Espérant que la brutalité de ma question amènerait une réponse sincère, je lui demande,
« Tu savais qu’elle était impliquée n’est-ce pas. »
À contrecœur, il murmure,
« J’y ai pensé … Mais … »
« Mais ? »
« Mais je n’avais pas de preuve. Rien qui pouvait me rattacher à elle. »
« Autrement dit tu as cautionné une opération policière sans savoir exactement de quoi il s’agissait. »
« J’obéis aux ordres. »
« Le Ministre ? »
Il ouvre la bouche pour répondre, mais se reprend brusquement.
« D’habitude c’est moi qui interroge. »
« Je ne t’interroge pas, je me renseigne. »
Il sourit.
« Tu devrais travailler avec moi. Tu ferais un très bon policier. »
« Tu me l’as déjà dit et c’est ce que je fais, il me semble. Donc, le Ministre ? »
« Secret défense. »
« Tant que ça ? »
« Oui … enfin presque. »
« Mais pourquoi t’a-t-il demandé d’envoyer Claire ? »
« Elle était volontaire. »
« C’est lui qui le lui avait demandé ? »
Là, il est vraiment surpris.
« Comment le sais-tu ? »
Je prends mon temps, bois une gorgée de bière et le regarde longuement.
« C’est sa nièce ? »
Il sourit.
« Pas mal, mais faux. Les deux filles se sont connues à Nice, à la fac. Et quand Véronique est venue à Paris, elles sont restées en contact. »
« C’est pour ça que Claire a abouti dans ton service. »
Il hoche la tête, sans répondre.
Nous buvons une nouvelle gorgée de bière, puis,
« Voilà, maintenant tu en sais autant que moi. »
« Pas vraiment, je ne sais toujours pas pourquoi Claire devait se faire passer pour Véronique et pourquoi tu pressentais un danger. »
« Manquerais-tu d’imagination ? »
« Ça veut dire que tu ne me diras plus rien. »
« Exactement. »
« Mais si je t’apporte une réponse valable, tu seras content. »
« Pas content, heureux de connaître la vérité et de savoir pourquoi j’ai été manipulé. »
« J’aurai peut-être besoin de renseignements confidentiels. »
« Tu as vraiment besoin de moi pour ça ? »
Et, en souriant, il ajoute,
« Je ne suis pas toujours au courant de ce que font mes collaborateurs. »
Finalement, je n’ai pas perdu ma journée. Et, en plus, en partant, il ajoute,
« Ma femme voudrait te connaître. Tu peux venir dîner à la maison jeudi prochain ? »
« Avec plaisir. »
« Je passerai te prendre vers 7 heures. »
Je suis curieux de rencontrer sa femme. Il semble tenir beaucoup à elle et j’ai du mal à l’imaginer. Quelle femme peut vivre avec lui et surtout avoir de l’influence sur lui. Enfin, dans moins d’une semaine, j’aurai une idée, ou plutôt, je saurai.

En rentrant chez moi, Olivier me rattrape sur le Pont Saint Michel.
« Qu’est-ce que tu faisais avec mon patron ? »
Je le regarde un moment en silence,
« Pourquoi tu ne m’as pas dit que tu connaissais Véronique. »
« Je … Je ne pensais pas que c’était important. »
« Donc, pour la Twingo, tu savais. »
Il hoche la tête, penaud
« Tu as eu une aventure avec elle, c’est ça ? »
Il blanchit. Puis, mal à l’aise, il continue,
« On avait trop bu … Tous les deux … Mais ça ne s’est pas reproduit. »
« Claire le savait ? »
« Je ne sais pas. »
Puis, après un silence, il ajoute,
« À l’époque, je ne savais pas qui elle était. Pour moi, c’était une camarade de fac de Claire, rien de plus. »
« Tu l’as revue ? »
« Oui. »
« Et … ? »
« Et rien. On a simplement décidé d’oublier ce qui s’était passé. »
« Tu pourrais me la présenter ? »
« C’est important ? »
« Je ne sais pas. Je voudrais la connaître, c’est tout. »
« J’essaierai. »
Brusquement nous prenons conscience que nous sommes au milieu du Pont Saint Michel, debout l’un en face de l’autre, à gêner les passants.
« Tu as le temps de prendre un pot ? »
« Une autre fois. »
Et il repart, très vite, fuyant cette conversation qu’il aurait voulu éviter.

Je me retrouve chez moi, troublé.
Qu’est-ce qui m’a fait comprendre qu’Olivier a eu une liaison avec Véronique ?
Une évidence, tout à coup.
Mais comment y ai-je pensé ? L’inquiétude d’Olivier quand il m’a rejoint ?
Je ne sais pas.
Je suis comme dans ces romans policiers où, brusquement, le héros découvre par hasard, par intuition, l’élément dont il a besoin, l’élément sans lequel le puzzle ne peut pas fonctionner.
Cette évidence j’aurais dû la voir depuis longtemps, mais je comprends maintenant pourquoi Véronique est devenue si importante pour moi.
Une autre question se pose maintenant. Quel est le rôle d’Olivier dans tout ça ? Est-il un acteur ou simplement un figurant de ce crime ? Et si je me trompais depuis le début ?
Mais j’ai quand même beaucoup de mal à imaginer Olivier en commanditaire du meurtre, ou simplement en complice.
Peut-être s’est-on aussi servi de lui, mais pourquoi ? Et, une fois de plus, j’en reviens à Véronique.

  • 23 –

Une nouvelle journée ensoleillée, de quoi vous rendre optimiste. Le réchauffement de la planète n’a pas que de mauvais côtés. Je m’installe sur ma chaise et regarde ce groupe de touristes japonais suivant docilement un parapluie rouge, porté haut par une femme qui marmonne, en japonais, un guide touristique appris par cœur. Quelques touristes se pressent contre elle pour essayer de l’entendre malgré le bruit de la rue. D’autres, plus fatalistes ou simplement blasés, se contentent de suivre le groupe en regardant autour d’eux et en prenant des photos. J’essaie de voir ce qu’ils photographient avec tant d’ardeur. Mais il est vrai que le numérique permet de photographier sans voir, sachant qu’à l’arrivée, il y aura toujours une photo, celle du hasard, qui sera bonne, différente, artistique dira-t-on ensuite.

Cette avalanche de flashes me fait prendre conscience que j’avance de la même façon dans mon enquête. J’enregistre tout, et, sans que je ne m’en rendre compte, mon esprit fait le tri, rejetant ou laissant apparaître de temps en temps une idée, une intuition, puis une certitude.
Et Véronique est une certitude.

Il était une fois une jolie princesse … Non.
Il était une fois une étudiante … Mais avec un père Ministre. Un homme de pouvoir, ayant accès à des secrets, politiques, financiers …

L’attaché-case que portait Claire était censé transporter de l’argent. Donc, si l’on part du principe que Véronique n’est pas une espionne mais une victime, on devait la faire chanter. Véronique demande son aide à Claire qui Claire décide de se faire passer pour elle pour coincer les salauds.
Mais comment Véronique pouvait-elle être impliquée dans une histoire de terrorisme et surtout être en possession de l’original du compte retrouvé chez Claire ?
Mais oui.
Dans la fiche de Véronique, il est écrit : « un ex-petit ami, collaborateur de son père ».
Voilà le lien, voilà la faille.
Mais qui était impliqué ? L’ex-petit ami ? Le père ?
J’ai tendance à miser sur l’ex-petit ami. Plus logique, plus crédible, plus classique aussi.
L’espion qui séduit la fille du Ministre pour obtenir des informations confidentielles.
Tout cela prend forme, devient clair.
Claire, sous couvert de rendre service à son amie, un service qui lui vaudra certainement de l’avancement, cache chez elle l’original du compte bancaire secret, et se propose pour déposer la valise d’argent dans la librairie Shakespeare and co.
Pourquoi ? Et surtout sur ordre de qui ? D’André ? Du Ministre ?
Si c’est le cas, cela veut dire que le Ministre est au moins complice.

Décidemment il faut vraiment que je rencontre Véronique et que je la fasse parler. Et aussi que je sache ce que l’ex-petit ami est devenu.
Le demander à Olivier est une bonne idée s’il n’est pas impliqué d’une façon ou d’une autre. Après tout son aventure avec Véronique peut en faire un pion actif de cette histoire.
Le demander à Claudie est possible, mais elle le dira sûrement à Olivier.

Demain je passerai voir Olivier pour lui demander de se renseigner sur l’ex-petit ami.
Mais je n’ai pas à attendre demain.
Il vient, vers midi et, timidement, me demande si j’ai le temps de déjeuner avec lui ?
Je lui propose la terrasse du Petit Châtelet, mais, en souriant, il me répond qu’il préfère une terrasse place Dauphine.
Je le regarde d’un air interrogateur.
« Véronique ? »
« Je ne sais pas. Peut-être. »
Je ferme mon échoppe et nous nous dirigeons vers la Place Dauphine.

« Je suis content que tu sois venu, je voulais te demander de te renseigner pour moi. »
« Je ne sais rien d’autre, je te l’ai dit. »
« Non, pas sur elle. Je voudrais que tu me fournisses tout ce que tu peux trouver sur son ex-petit ami. »
« Nour Eddine ? »
« Tu le connais ? »
« Véronique nous l’a présenté. Mais je ne l’ai vu qu’une fois. »
« Qu’est-ce qu’il est devenu ? »
« Je ne sais pas. Probablement retourné en Algérie. Il faisait un stage au Ministère de son père. C’est comme ça qu’elle l’a connu. »
Je reste songeur.
« Nour Eddine … »
« Oui, c’était un échange de stagiaires entre la France et l’Algérie. La preuve d’une bonne collaboration. »
« Quelle impression il t’a fait ? »
« Aucune. Je commençais juste à sortir avec Claire et les autres ne m’intéressaient pas. »
« Je comprends. »

Nous nous installons sur la terrasse de chez Paul.
« Nous serons trois » dit-il.
Le serveur hoche la tête.
« Vous voulez boire quelque chose en attendant ? »
« Deux verres de blanc. »
Et se tournant vers moi,
« Ça te va ? »
J’acquiesce.
Puis, après le départ du serveur, je le regarde,
« Explique. »
« Elle aime bien déjeuner là en semaine. »
« On a rendez-vous ? »
« Non. »
« Je croyais que c’était fini entre vous. »
Il hausse les épaules
« C’est vrai. Mais on est resté amis, et dans dix minutes toutes les tables seront prises. Mais comme elle aime bien manger sur la terrasse quand il fait beau, elle se joindra à nous »
Je souris, nos verres arrivent, nous trinquons et buvons.

Un quart d’heure plus tard, nous commandons deux autres verres de blanc. Les tables de la terrasse sont maintenant occupées et je sens qu’Olivier commence à s’énerver.
« Nous n’avons qu’à commencer à manger. Ça la fera peut-être venir et, en tout cas, ça ne donnera pas l’impression que nous l’attendons. »
Il hoche la tête en signe d’acquiescement et nous appelons le serveur pour commander.
« Vous n’attendez pas votre ami ? »
Il n’a pas l’air content. On lui prend deux places pour rien.
« Si, mais on commence sans lui. »
Le serveur n’est pas convaincu, mais comme il connaît Olivier et qu’il sait qu’il travaille à la Préfecture de Police, il n’ose rien dire.
Nous commandons et au moment où le serveur repart, Véronique arrive.
« Véronique ? »
Elle le regarde, surprise, esquisse un sourire et, sans s’arrêter lui lance un bref
« Salut »
Puis entre dans le restaurant.
Olivier me regarde, dépité.
Mais déjà Véronique ressort et regarde déçue les tables occupées.
Olivier lui fait un grand sourire, et un petit geste pour l’inviter à nous rejoindre.
« Si tu es seule, on a de la place pour toi. »
Elle s’approche, hésitante.
« Tu n’attends personne ? »
« Non. »
« Et ils t’ont laissé une table de quatre ? »
Olivier reste la bouche ouverte, ne sachant que répondre. Aussi je dis à sa place
« J’attendais un ami qui vient de se décommander. »
Je me lève et lui tend la main.
« Loïc de Samprives ».
Machinalement elle serre ma main. Olivier, qui s’est repris, enchaîne rapidement,
« Assieds-toi. Loïc vend des livres sur les quais. Tu l’as sûrement déjà aperçu. »
Elle me sourit et s’assied à côté d’Olivier.
« Vous êtes sûr que je ne vous dérange pas ? »
« Pas du tout. C’est au contraire un plaisir inattendu. »
Le serveur arrive à ce moment avec nos plats. Voyant Véronique, il lui fait un grand sourire.
« Vous auriez dû me dire que vous aviez rendez-vous avec eux. »
Mais très rapidement Olivier l’interrompt,
« Alors, Véronique, qu’est-ce qui te ferait plaisir ? »
Avant qu’elle ne réponde, le serveur lui demande,
« Tartare épicé et un verre de Bordeaux, comme d’habitude. »
« Comme d’habitude. »
Pendant que le serveur repart chercher sa commande, elle me regarde fixement.
« Pourquoi vouliez-vous me rencontrer ? »
« C’est toujours agréable de rencontrer une jeune et jolie femme. »
Elle esquisse un sourire, avant d’enchaîner,
« Vous n’étiez pas très discret l’autre jour, à faire semblant de lire sous ma fenêtre. »
« Vous m’avez vu ? »
« Ça vous étonne ? »
« Pas vraiment. »
« Alors, pourquoi ? »
Elle me regarde, agressive
« Je voudrais que vous me parliez de Claire. »
Elle blanchit et me regarde fixement.
« Vous êtes de la police ? »
« Non. Comme vous l’a dit Olivier, je suis bouquiniste. Mais j’ai assisté à la mort de Claire. »
Elle prend son temps, prend le verre que lui apporte le serveur, boit une gorgée.
« Vous pensez que je suis impliquée ? »
« Je pense que Claire s’est habillée et coiffée comme vous pour donner le change, et donc, vous protéger. »
« Vous lisez trop de romans policiers. »
« C’est vrai. Mais ça développe l’imagination et aide à trouver des réponses. »
Elle se tourne alors vers Olivier.
« C’est pour ça que tu as imaginé cette mise en scène ? »
« C’est moi qui le lui ai demandé. »
« En quoi cette affaire vous regarde ? »
« Je pense que vous êtes innocente, ou plutôt la victime. Claire a voulu vous protéger et si on ne trouve pas rapidement l’assassin, votre vie peut aussi être en danger. »
Elle me regarde, troublée, prend son verre de vin, le vide d’un coup.
Puis brusquement elle se lève et rentre chez elle sans se retourner.
Olivier la regarde partir, déçu.
« C’est raté. »
« Je ne crois pas. Laisse-lui le temps de réfléchir. »

Le soir même, elle me rejoint sur les quais au moment où je ferme mon échoppe.
« Excusez-moi pour ma réaction de tout à l’heure. »
« J’aurais sûrement réagi comme vous. »
« Vous voulez toujours … ma version. »
« Bien sûr. Et mon invitation tient toujours … même si c’est pour un dîner. »
Elle sourit.

Nous nous retrouvons sur la terrasse de Paul, à la même table.
Le serveur nous rejoint et demande, ironique,
« Une table pour quatre ? »
« Nous ne serons que deux ce soir. »
Il hoche la tête et,
« Un verre de bordeaux et un verre de blanc ? »
Nous sourions, brusquement complices.
« J’aime bien cet endroit. On est au cœur de Paris et on se croirait à la campagne. »
« Ma première nuit à Paris, je l’ai passée dans l’hôtel à côté de chez vous. Le Henri IV. »
Elle hoche la tête et attend que le serveur nous apporte nos verres de vin.
« Comment avez-vous deviné ? »
« Il suffisait de regarder. »
« Vous croyez vraiment que je suis en danger ? »
« Oui. »
« Pourtant la police ne m’a jamais interrogée. »
« Votre père ne voulait pas que vous soyez mêlée à cette affaire. »
« Claire était mon amie. »
Je hoche la tête, bois une gorgée de vin blanc.
« Vous saviez qu’elle avait pris votre place ? »
« Non. Elle m’avait dit que la police tendait un piège. Que c’était sans risque. »
« On vous fait chanter. »
« En quelque sorte. »
« Que s’est-il passé exactement ? »
« Des terroristes ont menacé Nour Eddine de tuer sa famille s’il ne profitait pas de sa relation avec moi pour obtenir des informations confidentielles. »
« Vous en avez parlé à votre père ? »
« Il ne savait pas que je sortais avec Nour Eddine. C’est pour ça que j’ai demandé à Claire de m’aider. »
À ce moment le serveur vient prendre notre commande. Véronique prend un tartare –celui que je n’ai pas mangé à midi, me dit-elle avec un sourire – je commande du poisson et nous renouvelons nos verres de vin.
« Vous n’avez rien dit à la police ? »
« Non, J’ai tout expliqué à mon père mais Nour Eddine était déjà reparti en Algérie. »
« Vous avez eu de ses nouvelles depuis ? »
« Pas directement. Mais, d’après mon père, sa famille va bien. »
« C’étaient quoi, les documents que vous deviez fournir ? »
« La liste des terroristes algériens surveillés par la police. »
« Vous aviez accès à cette information ? »
« Moi non. Mais Claire pouvait l’avoir. »
Je la regarde, étonné.
« Oui, elle travaillait sous les ordres d’Olivier qui gérait ce genre d’informations. »
Je bois une gorgée de vin pour laisser passer un peu de temps
« Comment avez-vous eu l’original du compte offshore ? »
« Vous êtes au courant ? »
Je hoche la tête
« Il me l’avait transmis pour preuve de sa bonne fois, m’expliquant qu’ils servaient à payer ses indics … et peut-être à alimenter d’autres comptes. »
« Et ? »
« J’ai demandé à Claire de le garder, mais je ne sais pas ce qu’il est devenu. »
« C’est moi qui l’ai. »
« Vous avez trouvé des informations importantes ? »
« Non. »
« De toutes les façons, maintenant, c’est trop tard. »
Je hoche la tête et nous buvons tous les deux une gorgée de vin, mais déjà elle enchaîne
« Du reste, je ne pense pas que Claire ait cherché les documents que je lui ai demandés. A mon avis, elle a fait semblant de les avoir pour piéger mes interlocuteurs, si on peut les appeler comme ça. »
Je hoche la tête,
« Ils vous ont recontactée ? »
Elle hésite avant de répondre dans un murmure,
« Pas encore. »
« Vous n’avez pas peur ? »
« Jusqu’à ce que je vous rencontre, non. Mais quand je vous ai vu sur la Place faisant le gué, j’ai pensé que vous étiez un méchant. D’ou ma fuite au restaurant. »
« Pourquoi êtes-vous revenue me voir, alors ? »
« Parce que je me suis dit que si vous étiez avec Olivier … »
Je hoche la tête. Puis elle ajoute
« Je croyais que la mort de Claire était un accident. »
« Un accident ? »
« Olivier m’a dit qu’elle traversait la rue sans regarder et qu’elle avait été renversée par un motard. »
« Vous l’avez cru ? »
« Pourquoi je ne l’aurais pas cru ? »
« Vous saviez pourtant qu’elle essayait de coincer des terroristes, et … »
« Elle était de la police et ils étaient tous là pour l’aider. »
Nous buvons une gorgée, en silence.
« Votre père n’a rien fait ? »
« Après que je lui ai tout raconté, il m’a fait suivre pendant quelque temps. Et j’ai cru que ça recommençait en vous voyant sur le banc. »
Je souris.
« Moi qui croyais être discret. »
Nous nous regardons et éclatons de rire.

  • 24 –

Toute la nuit la même question revient :
« Est-elle sincère ou joue-t-elle la comédie ? »
Mais une autre question découle de la première :
« Est-elle idiote ou très intelligente ? »

Je tourne et retourne cette question dans ma tête, sans vraiment trouver de réponse. Je la crois sincère, intelligente, mais son rôle de victime ne me plaît pas. Et j’ai du mal à admettre qu’elle n’a rien vu, rien compris, rien soupçonné.
Pourquoi avoir laissé Claire jouer son rôle ?
Savait-elle ce qu’elle risquait ? Ou simplement pensait-elle qu’ils la connaissaient et qu’ils ne la confondraient pas avec Claire ?
Donc, qu’ils se douteraient que c’était un piège et ne se montreraient pas. Mais alors, pourquoi ont-ils quand même pris l’argent de la mallette pour le remplacer par des coupures de journaux. Et, puisqu’ils avaient l’argent, pourquoi avoir tué Claire ?
Et si les deux affaires étaient différentes ? Si l’assassinat de Claire n’avait rien à voir avec cette soi-disant affaire d’espionnage ?
Décidemment je ne suis pas en forme et je tourne en rond.

Je reprends ma place devant mon échoppe, j’essaie de lire, sans vraiment y arriver.
Les crimes des autres ne m’intéressent pas et, en plus, les enquêteurs de ces romans sont très doués car ils trouvent tout de suite, trop facilement pour mon goût, le coupable.
De quoi se sentir diminué, incapable.

La seule chose qui revient dans ce puzzle que j’essaie en vain de résoudre, c’est que, même si elles ne s’imbriquent pas entre elles, les pièces centrales sont toujours les mêmes : Claire, Olivier, Véronique, le Ministre, et mon ami André.
Question André voilà quelques jours que je n’ai pas de ses nouvelles. Ce n’est pas dans ses habitudes.
Une fois de plus deux solutions.
Soit il considère que je suis près du résultat et il attend la solution.
Soit que je me trompe complètement et donc il juge inutile de s’occuper de moi.
Ces deux solutions sont très égocentriques, et je dois admettre qu’il y en a aussi une autre. Il est très occupé et a autre chose à faire qu’à penser à moi.
Cette dernière solution, probablement la vraie, ne me plaît pas. Maintenant que je vis, j’aime qu’on pense à moi, qu’on s’occupe de moi, qu’on s’intéresse à moi.
Donc, puisqu’il me néglige, je vais l’obliger à s’occuper de moi.

À l’heure du déjeuner je vais à la Préfecture de Police et demande à parler au commissaire André Duvallon.
Le planton me regarde, me détaille et va transmettre l’information à un autre policier installé dans une guérite qui me regarde fixement avant de décrocher son téléphone.
Après une courte conversation, il fait signe à son camarade, lui transmet la réponse et le suit du regard quand celui-ci vient me dire,
« Le commissaire est absent. »
« Il n’est pas à Paris ? »
« Non, il est en mission en Algérie. »
Je hoche la tête, pas tellement surpris, ou plus exactement rassuré. Je n’ais pas de nouvelles parce qu’il est absent. Par contre, l’Algérie n’est pas vraiment une bonne nouvelle. Y a-t-il du nouveau au sujet de Nour Eddine ?
« Est-ce que vous savez quand il reviendra ? »
« Non, mais je peux me renseigner. »
« Ce n’est pas la peine, merci. »
Je repars vers mon échoppe, perplexe.

Curieux ce voyage imprévu car, autrement, il m’en aurait parlé lors de notre dernière rencontre. Je veux croire que cela a un rapport avec la mort de Claire, mais ce n’est pas sûr. Après tout il est en charge du terrorisme et aujourd’hui, en Algérie, il y a de quoi faire.

J’essaie de reprendre la lecture de mon roman policier, mais sans succès.
Je regarde les passants, mais pour eux aussi je ne suis pas disponible. Rien de frappant, rien de particulier. Des gens anonymes, sans personnalité, sans passion apparente. C’est curieux comme on repère tout de suite les gens passionnés. Je ne sais pas vraiment pourquoi, mais on les remarque. Ils sont plus beaux, je ne veux pas dire physiquement, mais intérieurement.
Avant je faisais partie de ces gens qui ne vivaient pas. Aujourd’hui je vis, mais est-ce que je suis beau ? Bonne question, il faudra que je la pose. À qui ? La seule personne qui me vient à l’esprit est Véronique. Pourquoi elle ? Je ne la connais pas, mais elle m’intrigue, elle m’obsède.

Aussi, en fin de journée, je retourne place Dauphine.
Véronique est assise à son bureau et me repère très vite. Elle me fait un petit signe et me rejoint sur la place.
« Ce soir, c’est moi qui vous invite. »
Je la regarde, surpris. Très vite elle ajoute avec un sourire ironique,
« Mais il ne faut pas que ça devienne une habitude. »
« De m’inviter à dîner ? »
« Remarquez, c’est peut-être vous qui vous en lasseriez, je ne suis pas une bonne cuisinière. »
« Je croyais … »
« Vous croyez mal. Vous avez le choix entre un plat de pâtes ou un plat de pâtes. »
« Je choisis le plat de pâtes. »
« C’est parfait. C’est par là. »
Avec un grand sourire, elle m’indique la porte de son immeuble.
« Premier étage droite. »

Nous nous retrouvons dans son studio, enfin plus exactement un petit deux pièces. Une grande pièce bureau – salle à manger, complétée par un coin cuisine, avec une vue imprenable sur la place, et une petite chambre comprenant une mini-salle de bain.
« Vous êtes bien installée. »
« Je ne me plains pas. »
Elle dégage une chaise recouverte de livres.
« Tenez, asseyez-vous. Qu’est-ce que vous voulez boire ? Un verre de vin blanc ? »
« Vous en avez ? »
« Mon père adore le vin blanc lui aussi. J’en ai toujours en réserve, au cas où. »
« Vous le voyez souvent ? »
« Pas très. Mais on s’entend bien, si c’est ce que vous voulez savoir. »

Elle prend une bouteille de blanc dans le réfrigérateur et me l’apporte avec un tire bouchon.
« Tenez, je vous laisse l’ouvrir pendant que je vais nous chercher des verres et des amuse-gueules ».
« À vous entendre, j’ai l’impression que vous m’attendiez. »
« C’est vrai. J’étais sûre que vous viendriez. »
« Pourquoi ? »
« Peut-être parce que nous n’avons pas fini notre conversation hier soir. »
« Vous avez d’autres informations à me fournir ? »
« J’ai seulement envie de vous connaître. »
Elle pose devant moi deux verres et un bol rempli de cacahouètes.
« Pour moi aussi, ce sera du blanc. »
Je remplis nos deux verres et lève mon verre vers elle. Elle en fait autant, nous trinquons et buvons une gorgée.
« Vous aimez l’huile d’olive ? »
Je la regarde, sans comprendre.
« Pour les pâtes. »
Je souris, et acquiesce. Elle répond à mon sourire, en murmurant,
« À chacun ses souvenirs d’enfance. »
Elle se dirige vers le coin cuisine, prend une casserole, la remplit d’eau et la met à bouillir.
« Le soleil méditerranéen ne vous manque pas ? »
« Souvent. Mais Paris a d’autres avantages. »
Elle revient s’asseoir en face de moi.
« Vous êtes de quelle origine, je veux dire, de quelle région ? »
« Je suis trop vieux pour avoir des origines. Ce qui compte maintenant pour moi, c’est l’avenir. Le passé n’a plus d’importance, c’est … le passé. »
« Pourtant vous aimez l’huile d’olive. »
« L’huile d’olive et les fromages de chèvres. Mais aussi le camembert et le beurre. Je profite de la vie, des bonnes choses, sans chercher de références, d’excuses. »
« Je ne vous demandais pas de vous justifier. »
« Pardon. Je ne voulais pas être désagréable. »
Elle me regarde un moment, en silence.
« Vous n’aimez pas parler de vous, c’est ça ? »
« Mon passé n’a rien d’intéressant, et, pour être franc, je l’ai oublié. »
« Vous avez de la chance. »
« Pourquoi dites-vous ça ? »
« J’ai de très mauvais souvenirs que j’aimerais oublier. »
« Un rapport avec Claire ? »
« Je parle de la mort de ma mère. »
Je hoche la tête, en signe de compréhension.
« C’est à ce moment que j’ai connu Claire. C’est sûrement pour ça que nous sommes devenues amies. »
Je bois une gorgée de vin, elle aussi, avant de continuer,
« Ensuite on s’est perdues de vue et retrouvées quand nous étaient étudiantes. Là, nous avions loué un petit studio dans le vieux Nice et le week-end elle m’emmenait chez ses parents, à Figanières, dans le Var. Nous étions très proches, et on faisait semblant d’être sœurs, sœurs jumelles. »
Elle boit une nouvelle gorgée de vin,
« Puis mon père a été nommé Ministre et je l’ai suivi à Paris. Claire est restée encore un an à Nice, mais quand elle est venue à Paris, ce n’était plus pareil. J’avais changé. J’étais la fille du Ministre et je ne voulais pas m’afficher avec une petite provinciale. Pourtant, quand elle m’a dit qu’elle voulait entrer dans la police, j’en ai parlé à mon père. Il l’a aidée et je lui en ai voulu. J’ai pensé que mon père l’aimait plus que moi. »
Elle finit son verre d’un trait, se ressert.
« Oui, j’étais jalouse. Elle était heureuse, sa famille l’aimait, mon père l’aimait et elle sortait avec Olivier, un garçon sans problème alors que Nour Eddine ne sortait avec moi que parce que j’étais la fille de son patron, le Ministre. »
Elle boit une nouvelle gorgée, rapidement, nerveusement.
« Quand Nour Eddine m’a parlé de ses problèmes, j’ai tout de suite pensé à elle. Je lui ai demandé de m’aider de façon à ce que mon père pense que c’était elle qui avait une aventure avec lui et qu’il se méfie d’elle. »
Elle finit son verre, se ressert et boit à nouveau.
« Mais voilà, elle est morte à ma place et je me sens coupable. »
Je finis mon verre, me ressers et comme elle, je bois en silence. Je ne sais pas quoi dire.
« Tu me méprises ? »
Il y a un tel désarroi dans son regard que je me lève et la prends dans mes bras. Nous restons un long moment comme ça, serrés l’un contre l’autre.

  • 25 –

De quoi avons-nous parlé ensuite ?
Je ne m’en souviens plus, ou plutôt, je me souviens de l’atmosphère, pas des détails. C’était chaleureux, amical, presque un flirt. Nous avons trop bu, deux bouteilles, peut-être plus.
Mais je sais aussi que nos rapports sont restés très … comment dire … très purs, très complices.
Combien de temps suis-je resté chez elle ?
De ça aussi je ne me souviens pas. Je sais que je me suis réveillé chez moi avec une impression de bien-être que je n’avais pas ressentie depuis ma première nuit Place Dauphine, celle du jour de mes 60 ans.

Quand j’arrive devant mon échoppe, elle est là, à m’attendre.
« J’aime l’endroit où tu travailles. »
Et se tournant vers la librairie Shakespeare and Co, elle ajoute d’une petite voix,
« Et c’est là que … »
Je hoche la tête, mais très vite enchaîne,
« Tu veux boire un café ? »
« Je veux bien. Je crois que j’en ai besoin. »
« Moi aussi. »

Nous nous retrouvons sur la terrasse du Petit Châtelet, et, pendant que nous attendons notre commande,
« Je ne t’ai pas félicité pour tes pâtes. Excellentes. »
« J’ai trop bu. Toi aussi du reste. »
« C’est vrai, mais je ne me souviens pas d’avoir passé une aussi bonne soirée de toute ma vie. »
« C’est gentil. »
« Non sincère. J’ai eu l’impression de vivre, de passer une soirée avec une amie. »
« Ta fille serait plus juste. »
« Ma fille ? »
« Céline. »
« Je t’ai parlé de ma fille ? »
« Je t’ai bien parlé de mon père. »
« Oui, mais … »
Je n’en reviens pas. J’ai parlé de moi, de mon passé, de mes enfants.
Devant mon air ahuri, elle éclate de rire.
« Alors, comme ça, je lui ressemble. »
« La jeunesse se ressemble. »
« Facile. Pourtant, toi tu ne ressembles pas du tout à mon père. »
« C’est une critique ? »
« Devine. »
Mais tout suite elle ajoute,
« Non, je suis injuste. J’aime bien mon père, probablement parce que c’est mon père. Tandis qu’avec toi, je ne sais pas … Je … J’ai juste envie d’être naturelle parce que je sais que tu ne me juges pas. »
Je lui prends la main, l’embrasse.
Le garçon nous apporte nos cafés à ce moment, et me regarde avec un air de reproche, me trouvant manifestement trop vieux pour sortir avec une aussi jolie fille, mais surtout aussi jeune. Véronique aussi remarque son regard, et éclate de rire.
Puis, quand le garçon repart, elle murmure,
« Tu vois, nous sommes obligés d’en rester aux rapports père-fille si on ne veut pas choquer. »

Toute la matinée, je suis dans un état qui devient familier. Impossibilité de me concentrer sur ma lecture. Il faut dire que les romans policiers que j’essaie de lire ne sont pas de première qualité. Pourtant, ils ont une histoire, une intrigue. Mais cela ne m’intéresse plus.
Je suis troublé. Enfin, ce n’est peut-être pas le bon mot. Je ne suis pas amoureux, mais je suis attiré par elle. Pas sexuellement, mais sentimentalement. Peut-être ces fameux rapports père-fille que je n’ai jamais eus avec Céline. Où est-elle du reste ? Je l’ignore. Je ne sais même pas si elle est mariée, si elle a des enfants, si elle est heureuse et comblée ou même indifférente comme je l’ai été toute ma vie.
Mais pour être franc, mon attirance pour Véronique est surtout liée à Claire, à ce meurtre que je veux, que je dois résoudre.
Véronique en fait partie, et de ça j’en suis sûr. Seule incertitude, est-elle victime, complice ou même initiatrice ?
Toujours cette même question, cette même obsession.

L’arrivée d’Olivier vers midi ne me surprend pas.
« J’avais envie de prendre de tes nouvelles. »
« C’est gentil. »
« Alors, tu en es où ? »
Nous y voilà. J’attends la suite.
« Au fait, et Véronique ? Tu t’es fait une opinion sur elle ? »
« Pourquoi tu me demandes ça ? »
« Ton insistance pour la rencontrer m’a fait réfléchir. Personne n’a jamais envisagé qu’elle puisse être dans le coup. Pourtant, depuis que tu m’en as parlé, tout devient clair, tout s’explique. »
« Que veux-tu dire ? »
« Ce n’est encore qu’une impression, mais Claire m’a dit qu’elle ne reconnaissait plus son amie, qu’elle la trouvait changée et qu’elle pensait qu’elle s’était mise dans un sale coup. »
« L’histoire de Nour Eddine ? »
« Peut-être, mais je crois qu’il y avait autre chose. »
Je le regarde en silence. Après quelques minutes, il enchaîne,
« Elle m’avait dit de faire attention, que Véronique était une manipulatrice et qu’elle obtenait toujours ce qu’elle voulait. »
Il s’interrompt, une fois encore.
« Pourquoi tu me dis ça ? »
« Je t’ai aperçu dans son appartement hier soir. »
« Tu m’espionnes ? »
« Même pas. J’avais rendez-vous avec Claudie devant la statue d’Henri IV. »
Je hoche la tête avant de répondre,
« Je ne sais pas si elle est coupable, mais je crois qu’elle en sait beaucoup plus qu’elle veut bien le dire. C’est pour ça que j’essaie de la connaître, de comprendre. »
« Sois prudent. »
Et, avec un petit signe de la main il me tourne le dos et il s’en va quand je lui demande,
« Tu ne veux pas déjeuner avec moi ? »
« Pas le temps »
Répond-t-il, sans même se retourner.
Je le regarde partir, ne sachant que penser, ou plutôt si, que les langues se délient. Enfin.

Effectivement, alors que je suis attablé devant une salade du chef, André vient s’asseoir en face de moi.
« Je ne te dérange pas ? »
« Je te croyais en Algérie. »
Il éclate de rire.
« Tu devrais vraiment travailler pour moi. »
« Je n’ai aucun mérite. C’est tes plantons qui m’ont renseigné. »
« C’est bien ce que je dis. Tu as le don de faire parler les gens. »
Le serveur s’approche de nous à ce moment.
« Tu déjeunes avec moi ? »
« Pourquoi pas. »
Se tournant vers le serveur, il désigne mon assiette en disant,
« La même chose et une bouteille de Bordeaux. »
En même temps, il me jette un regard interrogateur.
« Ça te va ? »
« J’évite de boire du vin à midi. »
« Et bien tu feras une exception. »
Il sourit et ajoute
« Ma femme voudrait avancer notre dîner. Demain soir, c’est possible ? »
« Pas de problème. »
Le garçon arrive avec la bouteille de Bordeaux et nous sert. André goûte le vin, hoche la tête en signe d’acquiescement, et dès que nos verres sont remplis nous les levons en signe de salut et buvons chacun une gorgée.
« Alors, ton voyage en Algérie ? »
« Secret professionnel. »
« Un rapport avec Nour Eddine ? »
« Je ne peux rien dire. »
Je hoche la tête en souriant. Répondant à mon sourire, il enchaîne
« Et toi, Véronique ? »
« Secret professionnel. »
Facile, mais à son air, je comprends qu’il ne s’y attendait pas.
Avec un temps de retard, il éclate de rire.
« OK. C’était effectivement à cause de Nour Eddine. Il a été assassiné. »
« Assassiné ? »
« Oui. »
« Un rapport avec Véronique ? »
« Je ne crois pas. Mais, pour être franc, je n’en sais rien. »
« Tu connais les assassins ? »
« Officiellement c’est un accident. Il a été agressé par des petits truands qui voulaient lui voler son portefeuille, mais il s’est défendu et ça a mal tourné. »
« C’est tout ? »
« Oui. »
« Un peu léger, tu ne trouves pas ? »
« Pas du tout. C’est le genre d’explication que je donne souvent. »
« Tu es vraiment un pourri. »
« Non, le métier que je fais est pourri. Nuance. »
« C’était vraiment un terroriste ? »
« Lui, non. Mais ils ont essayé de se servir de lui et comme ça n’a pas marché, il fallait un exemple. »
« Tu penses que Véronique est impliquée ? »
« C’est à toi de me le dire. »
« Trop tôt. Je ne sais pas. »
« Et ton premier sentiment ? »
« Je ne sais pas. Et surtout je ne vois pas pourquoi, ni quel aurait pu être son intérêt. »
« Donc, c’est une victime, elle aussi. »
« Je n’ai pas dit ça. »
« Qu’est-ce que tu veux dire, alors ? »
« Elle est trop intelligente et trop maligne pour n’être qu’une victime. »
Il me regarde, intrigué, mais comme son plat arrive, il ne dit rien et commence à manger.

  • 26 –

Le lendemain soir, comme prévu, il passe me prendre vers 7 heures. Il reste garé en double file, pendant que je ferme mon échoppe. Un policier s’approche pour le faire circuler, mais, dés qu’il reconnaît la voiture, il fait demi-tour, comme s’il n’avait rien vu.
J’ouvre la portière côté passager et je lui montre le livre que je tiens à la main.
« Le dernier Fred Vargas. »
« Ce n’était pas la peine, mais je te remercie. »
« C’est pour ta femme. »
Il sourit.
« D’habitude, mes amis lui offrent des fleurs. »
« C’est la fleur de la littérature policière. »
« N’en fais pas trop, tu veux. »
Nous éclatons de rire tous les deux.
Puis il démarre, coupant pratiquement la route aux voitures qui arrivent. Les coups de freins et les klaxons font se retourner le policier posté devant le feu. André lui fait un petit signe de la main en passant au feu orange et s’éloigne rapidement.
« Tu ne respectes jamais le code de la route ? »
« Pas quand je suis pressé. »
« Mais tu m’avais dit qu’on avait tout le temps, que ta femme ne nous attendait que vers 8 heures. »
« C’est vrai, mais nous avons un rendez-vous avant. »
« Où ça ? »
« Secret défense. »
Je le regarde, étonné.
« Ce n’était pas prévu. Un coup de fil de dernière minute. »

Nous roulons sur les quais, utilisant bien sûr la voie des autobus, et tournons Place de la Concorde. Et, sans que je sois vraiment surpris, nous arrivons au Ministère de l’Intérieur et nous nous garons dans la cour intérieure.
Seulement alors, il se tourne vers moi.
« Le Ministre veut te rencontrer. »
« Pourquoi ? »
« Je suis aussi impatient que toi de le savoir. »
Sans attendre, on nous conduit vers le bureau du Ministre qui se dirige vers nous, la main tendue.
« Ah, André. Merci d’être venu si vite. »
Et se tournant vers moi,
« Ma fille m’a beaucoup parlé de vous. »
André me regarde, surpris.
Mais déjà, le Ministre, après m’avoir serré chaleureusement la main, se dirige vers le bar.
« Whisky ? »
Sans attendre de réponse, il remplit trois verres et nous les tend à André et moi avant d’en prendre un pour lui et de s’asseoir dans un fauteuil.
Nous nous asseyons en face de lui, intrigués, pendant qu’il lève son verre.
« Santé ».
Nous l’imitons et buvons une gorgée.
« Pur malt, vingt ans d’âge. Mon préféré. »
Il nous regarde en souriant, s’amusant de nos airs ahuris.
« Rassurez-vous, je ne vous ai pas demandé de venir pour goûter mon whisky. Mais, d’après ce que j’ai compris, vous pensez que ma fille est en danger et je voudrais savoir pourquoi ? »
J’hésite quelques secondes, avant de dire,
« Je pense qu’elle a été témoin involontaire de je ne sais quelle magouille terroriste. »
« Nour Eddine ? »
« Oui. Mais depuis qu’il a été tué … »
André se tourne vers moi, furieux. Mais le Ministre l’interrompt d’un geste.
« Rassurez-vous, André, notre ami n’a pas besoin de vous pour connaître nos petits secrets. Il se contente de regarder, d’analyser et de déduire ce que nous n’avions pas vu ou pas voulu voir. »
Comme je ne réponds pas, il enchaîne,
« Les freins de la voiture de ma fille ont été sabotés et c’est par hasard qu’elle s’en est rendu compte. C’est pour ça qu’elle m’a parlé de vous et de vos soupçons. »
Sans attendre ma réponse, il enchaîne,
« J’ignore ce que vous savez vraiment, mais je crois que vous êtes sincère. Je vous remercie donc de veiller sur elle, ce qu’elle acceptera plus facilement de votre part que de la mienne. Et, bien entendu, n’hésitez pas à faire appel à André si ça peut vous aider. »
« Vous êtes sûr que c’était un sabotage ? »
« Ils ont dû être dérangé, car le liquide des freins s’est répandu sous la voiture. C’est ce qui l’a intriguée. »
Puis il sort de sa poche une carte de visite qu’il me tend.
« Tenez, le numéro de mon portable. Vous pouvez m’appeler à m’importe quelle heure. »
Je me lève pour prendre la carte, pendant qu’il boit une gorgée.
« Vous n’êtes pas bavard, j’aime ça. »
Il pose son verre, se lève à son tour et se tourne vers André.
« Je ne voudrais pas faire attendre votre femme. Saluez-la de ma part. »
Et se tournant vers moi,
« Si vous êtes libre un soir, j’aimerais bien dîner avec vous. Je suis sûr que nous aurons beaucoup de choses à nous dire. »

Nous nous retrouvons dans la voiture d’André sans savoir vraiment comment.
Avant de démarrer, il se tourne vers moi.
« Tu savais ? »
« Non. Je ne m’y attendais pas … enfin, pas si vite. »
« C’est assez son style. Mais je suis quand même surpris qu’il te fasse confiance. Tu as dû faire beaucoup d’effet à Véronique. »
Je ne sais pas l’effet que j’ai fait à Véronique, mais son père m’a surpris et je suis troublé par cette rencontre.
André aussi me semble-t-il, car il conduit prudemment, sans un mot.
« Tu y crois à cette histoire de sabotage de freins ? »
« Pourquoi tu dis ça ? »
« C’est pas logique. S’il s’agissait d’un véritable attentat, trafiquer les freins de quelqu’un qui roule dans Paris n’est pas suffisant. »
« Qu’est-ce que tu penses alors ? »
« Il peut s’agir d’un défaut d’entretien, sans plus. »
« Mais pourquoi en parle-t-il alors ? »
« Qui en parle ? Lui ou Véronique ? »
Nous restons silencieux, perdus dans nos spéculations.

Boulevard Suchet, il se gare dans un parking privé situé dans la cour intérieure de l’immeuble où se trouve son appartement.
Je le suis dans l’ascenseur qui nous emmène au dernier étage, dans un duplex avec terrasse et vue imprenable sur le bois de Boulogne. La porte de l’ascenseur donne directement dans l’appartement et en entrant il appelle,
« Armelle, c’est nous. »
Sans attendre de réponse, il me fait entrer dans le salon où sa femme nous rejoint

« Armelle – Loïc. »
Nous nous serrons la main et je lui tends le livre qu’elle regarde rapidement.
« Vargas. Vous me gâtez. »
« Ce n’est pas grand-chose. »
« Mais si, j’ai adoré celui que vous aviez conseillé à André. Je ne connaissais pas cet auteur. Mais, grâce à vous, je vais combler cette lacune. »
Je souris, ne sachant que répondre. Mais déjà André s’approche du bar en demandant,
« Tu continues au whisky ? »
Sa femme le regarde, étonnée.
« Gérard a voulu rencontrer Loïc et il te transmet ses amitiés. »
André s’approche de nous, tend un verre à sa femme et l’autre à moi.
« Ce n’est pas du 20 ans d’âge, mais il n’est pas mauvais non plus. »
Puis il retourne se servir en disant,
« Assieds-toi et mets-toi à l’aise. »
Sa femme s’assied à côté de moi et me tend des amuse-gueules.
« Alors, comme ça, vous êtes libraire. »
« Pas exactement. Je tiens une échoppe sur les quais, en face de Notre Dame. »
« J’adore le Quartier Latin. »
« J’ai eu la chance, en arrivant à Paris, d’y trouver un studio. »
« C’est pas trop bruyant ? »
« Pas dans ma rue. Mais j’adore l’animation de ce quartier. »
« Vous habitiez où, avant ? »
« En banlieue, dans un quartier moderne et sans âme. »
« Oui, André m’a expliqué que vous n’étiez parisien que depuis peu. Vous vous êtes rencontrés comment ? »
« Pour les besoins d’une enquête. »
André répond vite, trop vite, ce qui veut dire d’une façon claire : changeons de sujet.
Je bois une gorgée de son whisky.
« Il n’y a pas vraiment de différence avec son pur malt. »
André éclate de rire.
« Ne lui dis jamais ça si tu veux rester dans ses bonnes grâces. »
« Pourquoi ? »
« Je crois qu’il a des intérêts dans la distillerie, et, de toutes les façons, c’est un homme qui considère qu’il sait tout et qu’il a toujours raison. »
Armelle éclate de rire à son tour.
« Toi aussi tu devrais faire attention à ce que tu dis si tu veux rester dans ses bonnes grâces. »
Je ris aussi, sans trop savoir pourquoi, et nous nous regardons, brusquement complices.
Tout de suite, l’atmosphère change.
« Dis-moi, Loïc … tu permets que je te tutoie. Après tout mon mari m’a tellement parlé de toi que j’ai l’impression de bien te connaître … Donc, dis-moi, je voudrais ton impression sur Gérard… notre Ministre préféré. »
« Je l’ai trouvé très compétent et … très direct. »
« Ne t’y fie pas, c’est un roublard. »
« Armelle ! »
« Je t’en prie, André, ce n’est un secret pour personne que Gérard et moi étions presque fiancés durant nos études à Science-Po. Mais déjà son ambition était plus forte que tout et il n’a pas hésité à me quitter pour épouser la fille d’un Ministre en place. »
André la regarde, ironique.
« Je croyais que c’était toi qui l’avais quitté. »
« Quelle différence. Nous étions jeunes et ton charme de sportif était plus … fascinant. »
« Tu regrettes ? »
« Pas du tout. »
« Je ne crois pas que notre vie sentimentale intéresse Loïc. »
« Peut-être. Mais comme il va sûrement revoir, notre cher Ministre, je pense qu’il est bon que Loïc connaisse les liens qui nous lient à Gérard. »
« C’est vrai. Cela m’aidera à mieux le comprendre. »
Armelle me regarde avec un grand sourire avant de se tourner vers son mari.
« Tu vois. »
Puis, se tournant à nouveau vers moi.
« Il paraît que tu as rencontré Véronique. »
« C’est exact. »
« Elle tient de son père tout en ayant gardé le côté hautain de sa mère. »
J’éclate de rire.
« ‘Qu’en termes galants ces choses-là sont dites’. »
Puis reprenant mon sérieux,
« J’ai l’impression qu’il n’y a plus grand chose à dire sur leur famille. »
« C’est exact. Je tenais simplement à te mettre en garde. Ils sont capables de tout pour servir leurs intérêts. »
« Jusqu’à tuer ? »
André me jette un regard noir, mais Armelle éclate de rire.
« À faire tuer, serait plus juste… Mais ‘secret défense’, comme dirait mon mari. »
« Je crois que ça suffit Armelle, tu n’es pas drôle. »
« Excuse-moi. J’aime garder mon franc-parler. »
Armelle vide son verre d’un trait, et ajoute
« Je crois qu’il a été très touché par la mort de sa femme et qu’il a reporté tout son amour sur sa fille, qu’entre nous, il gâte trop. »
Puis, très vite,
« Excusez-moi. Je vais finir de préparer notre dîner. »
Et sort de la pièce.
« Désolé, mais Gérard est un sujet tabou. »
« Elle a l’air de bien le connaître. »
« C’est vrai. Mais elle lui en veut d’avoir préféré son ambition à elle. »
« Je ne vois pas ça comme ça. J’ai plutôt l’impression qu’elle a voulu me mettre en garde. »
« Pourquoi ferait-elle ça ? »
« Je ne sais pas, une intuition. »
Je finis mon verre de whisky avant de continuer,
« Tu lui as parlé de mes recherches ? »
« Non. »
« Tu devrais, je pense qu’elle pourra t’être de bon conseil. »
« Qu’est-ce qui te fait dire ça ? »
« Elle aime lire des romans policiers, et ça peut donner des idées. »
Il me regarde, ne sachant pas si je plaisante ou si je suis sérieux.
Mais déjà Armelle nous rejoint.
« À table. Je nous ai installés sur la terrasse. Autant profiter du beau temps. »

La vue est superbe et la cime des arbres, doucement bercée par la bise du soir, donne une impression de calme. Il ne faut pas beaucoup d’imagination pour se croire en pleine campagne.
« J’aime beaucoup cet endroit. »
« Il serait difficile de ne pas s’y trouver bien. »
« Je ne sais pour toi, mais moi ce lieu m’inspire. »
Je la regarde sans comprendre.
« Oui, depuis que tu m’as fait lire le premier Vargas, j’ai envie d’écrire. »
André la regarde surpris.
« Je l’ignorais. »
« Il y a beaucoup de choses que tu ignores. »
André ne répond pas, vexé.
Armelle se tourne alors vers moi,
« Mon mari est trop souvent absent, alors, tu comprends… »
Je hoche la tête, et demande
« C’est un roman policier ? »
« J’hésite encore. Je suis partie sur un meurtre, mais j’ai du mal à continuer. Il faudra que tu me donnes des conseils. »
« Ce n’est pas moi le spécialiste. »
« Justement. Quand on voit le mal partout, comme André, on oublie que la plupart des meurtres sont passionnels et non pas uniquement des histoires d’espionnage. »
« Décidemment c’est la soirée des surprises. »
Elle regarde son mari en souriant.
« Rassure-toi, je prendrai un pseudonyme si tu le désires. »
Nous nous asseyons autour de la table en bois, éclairée par des bougies. Nos assiettes sont déjà servies : saumon fumé et salade.
« Dîner de poisson. J’espère que tu aimes, mais, avec ce temps, ça m’a paru une bonne idée et facile à digérer. »
« J’adore le poisson. »
« J’aime cuisiner quand mes hôtes apprécient ce qu’ils mangent. »
Je regarde l’assiette qu’elle a préparée
« Ça a l’air très bon. »
« Attends de goûter avant. »
Je souris, hoche la tête. Elle répond à mon sourire et regarde son mari qui, après avoir ouvert la bouteille de blanc posée sur la table, remplit nos verres.
Je lève mon verre.
« Je suis très heureux d’être là. »
« Nous aussi, et j’espère que cela se reproduira souvent. »
Je la regarde, hoche la tête en souriant pendant qu’André, manifestement surpris par sa femme, boit une gorgée de vin.
Armelle l’imite et me demande
« J’aimerais savoir comment tu as rencontré Véronique et surtout comment tu as fait pour la séduire. »
« Séduire est un grand mot. »
« Je ne crois pas. Pour que Gérard veuille te rencontrer, c’est que c’est sérieux. »
« C’est gentil, mais je n’ai plus l’âge. »
« On a vu pire. Si tu voyais la maîtresse actuelle de Gérard. »
« Armelle ! »
Armelle se tourne vers mari.
« Ben quoi, ce n’est pas un secret. Il s’affiche avec elle dans toutes les soirées mondaines. »
Gérard hausse les épaules, vaincu.
« Elle a l’âge de Véronique et, en plus, elle s’habille comme elle. »
André ne peut s’empêcher d’enchaîner,
« Question de mode. »
Elle se tourne vers son mari, agressive.
« C’est bien ce que je dis. Ces filles n’ont plus de personnalité. Toutes habillées et coiffées de la même façon. On ne les reconnaît même plus. »
À mon tour de poser une question,
« Comment l’a-t-il rencontrée ? »
« Tu ne vas pas te mettre aux ragots toi aussi. »
Mais sans tenir compte de la remarque d’André, Armelle me regarde et répond,
« Par sa fille, bien sûr. Elles étaient amies et le plus drôle c’est qu’elles le sont restées. »
« Je trouve ça plutôt bien. »
« Oui, si c’est sincère. Pas si c’est par intérêt. »
« Enfin, Armelle ! »
« Tu sais très bien que j’ai raison. »
« Peut-être, mais ce n’est pas notre problème. »
« C’est vrai. Mais je suis furieuse de voir des filles agir comme ça. C’est mauvais pour mon statut de femme. »
« C’est le sujet de ton roman ? »
André éclate de rire pendant qu’Armelle se tourne vers moi, surprise.
« Comment … Comment tu peux savoir ? »
« On n’écrit que sur ce qui nous passionne, en bien ou en mal. »
« Tu as raison, je m’emporte pour rien. Mais je trouve dommage que la mode n’enlève aux filles leurs personnalités. »
Brusquement elle se lève, prend nos assiettes vides et descend à la cuisine.
André remplit nos verres en disant,
« Armelle a toujours été une passionnée. »
« J’aime ça. »
« Moi aussi, même si, dans certaines soirées, ses réactions ne sont pas toujours … comment dire … très … politiques. »
Armelle revient avec nos assiettes, copieusement servies de coquilles Saint Jacques accompagnées de riz avec des pignons légèrement grillés.
« Ça a l’air délicieux. »
« Et ça l’est. C’est la spécialité d’Armelle. »
Armelle sourit à la remarque de son mari, manifestement contente.
Elle s’assied et nous regarde manger une première bouchée, attentive à nos réactions.
Effectivement c’est très bon, raffiné, avec un arrière-goût de …
Je la regarde, hésitant.
« Tu as mis … du safran, c’est ça ? »
« Tu dois être un très bon cuisinier. »
« Je l’ai peut-être été, mais je ne m’en souviens pas. Par contre j’ai gardé le goût de la bonne nourriture. Et ce soir, je suis servi. »
Elle esquisse un sourire, ravie.
« Je ne connaissais pas ton talent de cuisinier. »
Je regarde André, amusé par sa remarque.
« Ce n’est pas dans ma fiche de police ? »
Il rit.
« Effectivement, il y a des lacunes. Mais fais-moi confiance, cet oubli sera rectifié dés demain matin. »
« Je n’en attendais pas moins de toi. »
« Moi je ne trouve pas ça drôle. Tu sais que tu es surveillé et au lieu de te révolter, tu en plaisantes. »
Armelle, elle, ne plaisante pas. Cela se voit à son expression.
« C’est vrai qu’on est espionné et je ne suis pas le seul. C’est peut-être la seule façon de lutter contre les terroristes. »
« Mais pour un terroriste, combien d’innocents ? »
« Tu as tort, les innocents ne sont jamais ennuyés par la police. Et puis, les informations sont tellement volumineuses, qu’il faut vraiment une raison valable pour aller les chercher.»
« Ça ne t’empêche pas de te renseigner sur tous nos amis. »
Là, c’est André qui n’est pas content.
« Comment peux-tu dire ça. »
Ils se regardent, furieux.
Mais tout de suite, il se reprend,
« Je ne m’intéresse qu’à ceux qui ont quelque chose à cacher. »
Et, en souriant, il ajoute, en me regardant
« Tu as quelque chose à cacher ? »
Je réponds à son sourire et dit
« Pas vraiment. Mon passé est mon passé et je ne peux plus rien changer. De toutes les façons je l’ai oublié car, ce qui m’intéresse, c’est l’avenir. »
« Le tien ou celui des autres ? »
La question d’Armelle me surprend.
« Pourquoi dis-tu ça ? »
« Véronique, Gérard, Nous … tout ce qui a un rapport avec la mort de cette jeune fille policier. »
Je hoche la tête, brusquement sérieux moi aussi.
« Oui, je veux comprendre pourquoi on a assassiné cette jeune fille. C’est la première fois que j’assiste à un meurtre et je sais que je ne peux pas profiter de ma nouvelle vie tant que je n’aurai pas compris la raison de ce meurtre. »
Pour toute réponse, André nous ressert à boire.
Nous buvons en silence et nous nous regardons en souriant, conscients d’avoir été, tous les trois, trop sincères.

  • 27 –

Le lendemain matin, j’ai la surprise d’avoir la visite de Claudie.
« Comment vas-tu ? »
« Et toi ? Ça fait longtemps. »
« C’est vrai. Mais ma sœur est venue passer quelques jours à Paris. Il fallait que je m’occupe d’elle et que je lui fasse visiter notre capitale. »
« Ta sœur ? »
« Enfin, ma demi-sœur. Mon père nous a quittées pour une vietnamienne quand j’avais deux ans, ce qui fait que nous n’avons que trois ans de différence. »
Et avec un sourire énigmatique, elle ajoute,
« Ça fait drôle de se retrouver avec une sœur qui parle ta langue avec un accent impossible et qui est tellement différente de toi, physiquement et culturellement. »
« Tu as revu ton père ? »
« Non, il est mort il y a une vingtaine d’année. »
Elle ajoute tout suite, en guise d’excuse,
« Il était militaire. »
« Excuse-moi, je l’ignorai. »
« Ce n’est pas grave. Je n’ai aucun vrai souvenir de lui et on ne peut pas dire que ma mère m’en ait transmis une image idyllique. »
« Et ses souvenirs à elle ? »
« Pas meilleurs que les miens apparemment. Elle ne l’a pas connu non plus et sa famille la considère comme une bâtarde. Bref, un beau gâchis. »
« Mais … »
J’ai du mal à exprimer ma question, mais Claudie comprend,
« Ma mère est toujours restée en contact avec eux et leur a envoyé de l’argent. »
Avec un sourire triste, elle ajoute,
« C’était une femme bien. »
« Il y a longtemps que ta mère est morte ? »
« Un peu plus d’un an. Et c’est parce que je les avais prévenus que Lee a voulu me connaître et demandé à venir à Paris. »
« Et … ? »
« Je crois que je suis contente de la connaître et je dois aller la voir au Vietnam pour Noël. »
Je hoche la tête en souriant.
« Mais je ne suis pas venue pour te parler d’elle. Je fais une petite fête pour l’anniversaire d’Olivier et j’aimerais que tu viennes. »
« Avec plaisir. C’est quand ? »
« Après-demain. Le soir. »
« Chez toi ? »
« Oui. Tiens voilà mon adresse. »
Elle me tend une feuille de papier où elle a écrit son adresse, son téléphone, la gare la plus proche et un plan sommaire pour trouver sa maison.
« C’est la banlieue, mais très facile à trouver. Alors, je compte sur toi. »
« Bien sûr. »
« Je suis sûre qu’Olivier sera content de te voir. »
Et, tout de suite, elle ajoute,
« Au fait, il n’est pas au courant. Si tu le vois, ne lui en parle pas. C’est une surprise. »
Je la regarde partir, attendri. Elle est amoureuse, et veut à tout prix faire une famille solide pour créer, ce qu’elle n’a pas connu, une famille unie, heureuse. Et, à défaut de père, elle cherche en moi le père qui lui a manqué.
Décidemment, j’ai oublié mon passé, ma famille, mais la vie m’en apporte une autre. Et je ne sais pas si je suis heureux de cette situation.

À part la visite de Claudie, la journée est calme et, du coup, j’ai tout de temps de penser à ma soirée chez Armelle et André.
J’ai été surpris, je ne m’attendais pas à ça. La personnalité d’Armelle surtout me trouble. Je m’attendais à une femme mondaine, superficielle, et j’ai découvert un tout autre personnage. Ils sont manifestement complices, et Armelle est au courant de toutes les enquêtes d’André même si celui-ci ne veut pas l’avouer. Je pense qu’elle lui est de très bon conseil, qu’il le sait et l’accepte.
Mais ce que j’ignorais, c’étaient ses anciens rapports avec Gérard, et donc, le fait que la carrière d’André est en grande partie due à sa femme.
Et ça, je pense qu’il n’est pas content qu’Armelle me l’ait fait comprendre.
Mais pourquoi m’a-t-elle dit tout ça ? Pourquoi voulait-elle que je connaisse ses rapports avec Gérard ?
Pourquoi me parler de Véronique en terme si peu élogieux ? Et cette histoire d’écrire un roman policier ?
Beaucoup de questions, peu de réponses, pour ne pas dire aucune.
Une fois de plus, je le sais, je le sens, sans pourtant pouvoir l’expliquer, que tout ça a un lien.
Mais que vient faire Claire dans tout ça ? Que savait-elle qui justifie sa mort ?
Une autre question aussi revient sans cesse.
Pourquoi André fait-il tout pour me donner ces informations ? Veut-il que je découvre une vérité qu’il ne connaît pas ?

J’essaie de reprendre la lecture d’un roman policier, mais sans y arriver. L’intrigue me paraît trop simple, sans intérêt. Avec toujours la même question posée par les enquêteurs : « A qui profite le crime ? »

Dans le cas de Claire, j’ai l’impression que ce n’est pas la bonne question.
Il ne s’agit pas de savoir à qui profite le crime mais plutôt qui André protège, de qui détourne-t-il les soupçons.
Cela me rappelle une histoire que j’ai lue, je ne sais plus dans quel roman, un attentat contre un homme d’Etat qui s’en sortait miraculeusement mais son chauffeur, lui, est tué. Et, à la fin, à la toute fin, on apprend que ce n’était pas l’homme d’Etat qui était visé mais bien le chauffeur pour une vulgaire question d’héritage.

Là, c’est Claire, et elle seule, qui a été tuée.
Mais était-elle la victime visée ? Ou était-ce Véronique ? Et s’il est bien question d’un piège contre des terroristes, ceux-ci ne sont pas identifiés, pas définis. Ce sont des « terroristes », un terme qui ne veut rien dire et tout dire. N’importe qui peut-être défini comme terroriste s’il n’entre pas dans les normes. Et cela permet, dans le jargon officiel, de parler de « secret défense ».

D’après ce qu’on me laisse entendre, Véronique était visée, mais c’est Claire la victime, et Nour Eddine aussi, dans une soit disant agression où il a trouvé la mort.
Deux morts.
Y en a-t-il d’autre à venir ?
C’est ce que je dois découvrir, car cela pourra donner un autre éclairage au meurtre de Claire.

Et moi dans tout ça ? Quel est mon rôle et pourquoi m’aide-t-on à trouver une réponse ? Parce que j’ai été un témoin non prévu ? Parce que mes recherches vont dans un mauvais sens et garantissent aux vrais coupables l’impunité ?
Je n’ai jamais abordé le problème sous cet angle.
Depuis le meurtre, Olivier, André, le Ministre, Véronique, tous sont aux petits soins pour moi et me donnent des informations qui ne font que rendre le meurtre de Claire de plus en plus incompréhensible. Mais chacun d’eux me donne une piste différente.

Un coup de klaxon attire mon attention vers la Twingo arrêtée devant mon échoppe. Véronique. Je ne l’attendais pas. Elle me fait un grand signe me demandant de venir la rejoindre, ce que je fais.
« Qu’est-ce que tu fais ce soir ? »
« Rien de spécial. »
« OK. Viens dîner à la maison. Mon père sera là. »
Sans attendre de réponse, elle repart à toute allure, indifférente au car de touristes polonais auquel elle coupe la route.

Ce soir ? Le Ministre n’a vraiment pas perdu de temps. Mais pourquoi ? Et pourquoi chez Véronique, en sa présence ?
Comme disent les Anglais « Wait and see ». J’en saurai plus ce soir.

Le soir, petit détour par le marché de Buci pour acheter des fleurs. Un livre me paraît trop … je ne sais pas … disons qu’il n’a pas sa place pour cette soirée. C’est une soirée « mondaine, politique », faussement amicale.

Je sonne chez Véronique mais mon sourire en se fige quand je réalise que ce n’est pas elle.
Venant du coin cuisine, une voix, celle de Véronique cette fois, crie,
« Loïc, je te présente mon amie Jacinthe. Jacinthe, je te présente Loïc. »
Elle éclate de rire en nous rejoignant à la porte d’entrée.
Elle s’avance vers moi, m’embrasse sur la joue et prend les fleurs de mes mains en disant machinalement,
« Il fallait pas, mais merci quand même. »
Et les tend à Jacinthe,
« Je te laisse t’en occuper »,
Puis s’adressant à moi.
« Mon père m’a prévenu qu’il serait un peu en retard. Mais nous avons l’autorisation de commencer sans lui. »
Elle rit, heureuse de sa plaisanterie.
« Installe-toi, j’apporte de quoi boire. »

La table basse a été relevée et les quatre chaises disposées autour laissent peu de place pour le coin salon.
Déjà Véronique revient, une bouteille de vin blanc à la main.
« Tiens, comme tu es le seul homme présent, c’est toi qui vas faire le service. »
Remarquant ma gêne à savoir où me mettre,
« Mon père n’aime pas être assis par terre. Plus de son âge, dit-il. On va donc s’installer autour de la table tout de suite. »
Le temps que j’ouvre la bouteille, Jacinthe revient avec mes fleurs artistiquement placées dans un grand vase qu’elle place sur le bureau devant la fenêtre, et Véronique apporte une assiette remplie de cacahouètes qu’elle pose au milieu de la table.
« Ce soir, dîner de gala, c’est Jacinthe qui a tout fait, parce que moi, tu connais mes talents de cuisinière. »
Elle me regarde en me faisant un clin d’œil.
« Sers-nous et assieds-toi à côté de moi. »
J’obéis, curieux de cette soirée qui s’annonce pleine de surprises.
En servant les verres, je m’aperçois que je n’ai pas encore entendu la voix de Jacinthe.
Je lui tends le verre que je viens de servir.
« Tenez. »
Elle le prend avec un sourire et un léger hochement de tête, mais toujours sans un mot.
Dès que Véronique a son verre dans les mains, elle le lève.
« À notre santé »
Et, tout de suite, elle boit une grande gorgée. Nous l’imitons pendant qu’elle précise,
« C’est le vin préféré de mon père. Et il a eu la bonne idée de m’en faire livrer quelques caisses. »
Je cherche un commentaire, une appréciation, une remarque sur la qualité du vin, mais au moment où j’ouvre la bouche, on frappe à la porte.
Véronique se tourne vers Jacinthe.
« Il n’est pas trop en retard, pour une fois. Sûrement grâce à toi. »
Jacinthe ouvre la porte et embrasse Gérard, notre Ministre de l’Intérieur, à pleine bouche.
Puis, tenant Jacinthe serrée dans ses bras, il entre dans la pièce et me regarde avec surprise.
« Monsieur de Samprives. Quelle surprise. »
« J’ai pensé que ça te ferait plaisir que je te présente l’homme dont je t’ai tellement parlé ces derniers temps. »
Il regarde sa fille, étonné, mais se reprend très vite.
« J’ai déjà rencontré notre ami. Il a eu la gentillesse de venir me voir avec André. »
C’est au tour de Véronique d’être étonnée. Elle se tourne vers moi,
« Petit cachottier. Tu ne m’avais rien dit. »
« Je n’ai pas eu le temps. C’était hier, en fin de journée. »
Mais déjà Véronique retrouve son sourire.
« Assieds-toi papa. Loïc était juste en train de nous servir à boire. »
Un coup d’œil vers moi me fait comprendre que mon travail de serveur n’est pas fini. Je remplis donc un autre verre et le tends à Gérard. Il le prend, le lève vers moi avec un sourire ironique.
« Santé. »
Puis il s’assied en face de moi et se tourne vers Jacinthe,
« Alors ma chérie, ta journée s’est bien passée. »
Jacinthe lui adresse un grand sourire en hochant la tête, toujours sans un mot. Gérard répond à son sourire, lui caresse tendrement la joue avant de reporter son attention vers moi.
« Comment s’est passée votre soirée chez Armelle ? J’espère qu’elle n’a pas dit trop de mal de moi. »
« Elle a son franc parler, mais j’ai l’impression qu’elle a beaucoup de tendresse pour vous. »
Gérard éclate de rire.
« Je pense que nous allons bien nous entendre. »
« J’en serais ravi. »
Véronique regarde son père, surprise, ne s’attendant nullement à cette réaction.
Mais tout de suite elle enchaîne,
« Tu sais que Loïc tient une échoppe sur les quais. Juste en face de Shakespeare and co. Un endroit charmant. »
« Il faudra que je passe vous voir. J’adore fouiner et découvrir des vieux livres, autant de souvenirs que l’on croit oubliés. »
Il boit une gorgée de vin, puis,
« Alors, Loïc – vous permettez que je vous appelle Loïc – comment trouvez-vous mon vin ? »
« À la hauteur de votre whisky. »
Il éclate de rire.
« Bravo. »
Il fait un clin d’œil à sa fille, avant de se retourner vers moi.
« Je vous ferai envoyer une caisse de chaque. Comme ça vous penserez à moi en les buvant. »
« Je ne pense pas avoir besoin de ça, mais je vous remercie quand même. »
Sans tenir compte de ma remarque, il se tourne vers sa fille,
« Alors, qu’est-ce que tu nous as préparé de bon ? »
« Moi, rien. C’est Jacinthe qui a tout fait. »
« Tu aurais pu faire un effort en l’honneur de notre ami. »
« Il connaît déjà ma cuisine. »
Se tournant vers moi, elle ajoute avec un sourire charmeur,
« Je crois que cette expérience lui a suffi. »
« Mais pas du tout. J’ai beaucoup aimé. »
« Ne vous inquiétez pas. Tout le monde sait que Véronique est une déplorable cuisinière. Mais elle a d’autres talents. »

Je n’en reviens pas. Gérard me vend sa fille et elle a l’air heureuse. Je vois clairement que les différences d’âge ne le gênent pas – Jacinthe en est la preuve – mais de là à insinuer que Véronique et moi …
Brusquement une évidence me traverse l’esprit. Ce n’est pas lui, mais Véronique qui a organisé cette mise en scène et qui veut absolument lui faire croire que nous avons une aventure. Dans quel but ? Et quel rapport avec Jacinthe, car, je suis persuadé, il y en a un.
Mais déjà Gérard enchaîne,
« La bonne cuisine, c’est comme le bon vin. C’est toujours meilleur quand on partage. »
Et se tournant vers Jacinthe, il lève son verre.
« À tes talents de cuisinière, ma chérie. »
Je suis fasciné. Spectateur d’un jeu dont je ne connais pas les règles. À moi de m’adapter.
Et, du coup, je ne suis pas surpris quand Véronique pose sa main sur mon bras en murmurant tendrement,
« Ne nous laisse pas mourir de soif. Nos verres sont vides. »
Gérard ne dit rien, mais imperceptiblement il tique, car sa fille lui fait bien comprendre que je suis, pour ce soir, le maître de maison.
Jacinthe se lève pendant que je remplis les verres et se dirige vers la cuisine.
« Attends, je vais t’aider. »
Véronique, joignant le geste à la parole, se lève à son tour et la suit, me laissant seule avec son père.
Nous nous regardons, mal à l’aise, dépassés par le jeu de sa fille.
Nous échangeons un sourire, un autre, buvons une gorgée de vin, ne sachant l’un et l’autre que dire. Heureusement les deux jeunes filles reviennent, les bras chargés des assiettes de hors d’œuvres qu’elles déposent devant nous.
« C’est le hors-d’œuvre préféré de papa. J’espère que tu aimeras. »
Dit-elle en se rasseyant à côté de moi.
Gérard me regarde, me fait un clin d’œil.
« Et bien, bon appétit. »
Je regarde mon assiette artistiquement remplie d’une tranche saumon fumé posée sur un lit d’asperge et saupoudrée d’œufs de saumon.
« Si c’est aussi bon que beau, je crois qu’il n’y aura rien à dire. »
Jacinthe me jette un regard reconnaissant pendant que Gérard commence à manger avec gourmandise.
C’est vrai que c’est très bon, raffiné, presque trop.
Je bois une gorgée de vin.
« J’ai rarement mangé un saumon aussi bon. Et ce vin se marie merveilleusement bien avec. »
Gérard sourit.
« Du saumon sauvage d’Ecosse, très rare. La fonction de Ministre a certains avantages. »
« Tant que tu en fais profiter ta famille, je trouve ça très bien. »
Véronique insiste lourdement et je suis mal à l’aise dans le rôle de ‘futur gendre’ qu’elle insiste à me donner.

Nos assiettes finies, les filles retournent à la cuisine pour revenir avec un plat fumant.
« Lièvre à la moutarde. »
Se tournant vers son père, elle enchaîne,
« Celui de ta dernière chasse. »
Et s’adressant ostensiblement à moi,
« Je te laisse aller chercher le vin rouge. »
Son regard m’interdit de répondre par la négative.
Je me lève pour les rejoindre dans le coin cuisine où, placées en évidence, se trouvent deux bouteilles de rouge déjà ouvertes, un bordeaux et un rouge de Provence.
Je ramène la bouteille de bordeaux, et, au regard de Véronique, comprends que j’ai fait le bon choix.
Aussi, pour le plateau de fromages, – des chèvres de Provence – je n’ai pas de mal à choisir le bon vin.

Le repas se termine par une tarte aux pommes recouverte de chantilly.
« C’est moi qui l’ai faite. »
Je regarde Jacinthe, étonné. Elle parle. Sa voix est grave, suave, légèrement érotique.
« Parfaite, comme tout le reste. »
Je ne sais plus si je parle de la tarte, du dîner, ou de la soirée. Mais cela n’a plus d’importance.
Nous avons trop bu et les digestifs que je sers – whisky pour les femmes et poire Williams pour Gérard et moi – ne font qu’augmenter notre bien-être.
Gérard sort de sa poche un étui à cigares qu’il me tend.
« Je ne fume plus depuis longtemps, mais là … »
Je prends un cigare et, le cérémonial de l’allumage terminé, Véronique prend mon cigare, tire une bouffée et me le rend comme si cela était normal.

En partant Jacinthe demande,
« Tu ne veux pas que je t’aide à tout ranger ? »
« Loïc va m’aider. Ne t’inquiète pas. »
Gérard se tourne alors vers moi, me tutoyant pour la première fois.
« N’oublie pas qu’on doit déjeuner ensemble un de ces jours. »
Il me donne une grande tape sur l’épaule et ils partent Jacinthe et lui, tendrement enlacés.
La porte refermée, je me tourne vers Véronique, mais elle pose sa main sur ma bouche
« Pas de commentaire. »

Je l’aide à remettre de l’ordre dans son appartement, puis elle me pousse gentiment vers la porte et après un rapide baiser sur la bouche,
« Je passerai te voir demain. »
Je me retrouve place Dauphine, un peu saoul, troublé, mais curieusement heureux de cette soirée surprenante.

  • 28 –

Le lendemain matin, en me réveillant, je me demande si j’ai rêvé.
Mais un léger mal de tête est la preuve que j’ai trop bu, ce qui m’arrive trop souvent depuis que suis à Paris, mais qui confirme aussi que cette soirée a bien existé. Pourquoi Véronique l’a-t-elle organisée ? Je ne comprends pas. Provocation vis-à-vis de son père ? Sûrement, mais pourquoi ?
Je me lève à contrecœur avec une sensation bizarre, une sensation de déjà-vu, de déjà vécu.
Un souvenir du passé ?
Un rapide flash-back vers ce passé que j’ai pourtant oublié, ce passé où je n’étais qu’un pion obéissant à des règles que je ne connaissais pas et où tout se faisait sans moi : Mariage, Enfants, puis Métro-Boulot-Dodo comme disent les médias.
Mais moi c’était encore pire, même les sentiments intimes n’existaient pas.
Pourtant ces souvenirs n’ont rien de comparables avec ce que je ressens aujourd’hui. Dans ma vie actuelle, cette vie vieille de seulement quelques mois, j’ai quand même l’impression d’être à nouveau pris dans un tourbillon qui décide pour moi.
Mais cette fois, je suis conscient, capable d’analyser à défaut de comprendre.
De ma nouvelle naissance, celle dont je me souviens, celle que j’ai organisée, tout est clair. Je me souviens de tout, de ma curiosité, de mon enthousiasme, de ma facilité à m’intégrer, jusqu’au jour où je suis devenu témoin. Témoin d’un meurtre que je n’aurais pas dû voir. Et pour la première fois, au lieu d’oublier, j’ai décidé de chercher à comprendre ce qui s’est passé et comprendre pourquoi une jeune fille a trouvé la mort.
À cause de cette jeune fille, à cause de Claire, je ne dois pas redevenir un pion. Je le lui dois à elle car, sans elle, sans sa mort, je sais que, progressivement, je serais redevenu un rouage de la machine qu’est la société, un rouage parallèle, indépendant, mais un rouage qui n’a d’autre raison d’exister que de fonctionner en harmonie avec les autres, comme les autres, jusqu’à ne plus penser et se contenter de suivre, d’accepter la vieillesse en attendant la mort.

Debout devant mon échoppe, je feuillette rapidement les livres que j’ai à vendre. Des romans policiers, des romans d’aventures, des romans d’amour. Uniquement des histoires pour faire oublier le journalier, le temps qui passe. Des romans pour éviter de penser, de rêver, de vivre par soi-même.
Brusquement j’ai honte. Avant mes soixante ans, je n’ai pas vécu, et, aujourd’hui que mon ambition est de vivre, je vends une drogue anti-vie.

Nerveusement je ferme mon échoppe, et je pars marcher, marcher, marcher avant de prendre conscience que je suis assis sur un des bancs arrondis du Pont Neuf à regarder la Seine couler.
Mais le clochard qui passe devant moi ne s’arrête pas, comme la première fois, pour me demander de l’argent. Pire, il ne me regarde même pas. Je suis devenu invisible, ou plus exactement, je suis devenu comme tout le monde, je suis devenu la foule.

Je me lève brusquement, furieux contre moi-même, et me dirige rapidement vers la place Dauphine. Là, je sonne à la porte de l’appartement de Véronique.
Quand elle ouvre, encore furieux, je lui demande,
« Pourquoi ? »
Elle me regarde, surprise, sans comprendre.
« De quoi parles-tu ? »
« Pourquoi m’as-tu invité hier soir ? »
« Ça ne t’a pas plu ? »
« Ce n’est pas ma question. »
Elle sourit et ouvre sa porte en grand.
« Tu entres ? »
Avant d’avoir vraiment compris ce qu’elle dit, je suis déjà installé dans sa pièce principale, redevenue salon-bureau.
Elle s’assied à côté de moi et tendrement me prend la main.
« Explique-moi ce qui ne va pas. »
Je ne suis plus en colère.
« Pourquoi m’as-tu invité ? »
« Pour que tu rencontres mon père. »
« Pourquoi ? »
« Parce que je pense que tu peux bien t’entendre avec lui. »
« Quelle importance ? »
« Il n’a pas d’amis. »
« Pas d’amis ? Tu te moques de moi. »
« Non, il n’est entouré que par des gens intéressés qui le laisseront tomber quand il n’aura plus de pouvoir. »
« Et tu penses que moi … »
« Oui. Repenser sa vie ne peut que lui faire du bien. Depuis la mort de maman, il s’affiche avec mes amies en pensant retrouver sa jeunesse, mais je sais qu’il n’est pas heureux. »
« Tu crois que mon exemple est un bon exemple ? »
« Je t’aime bien… »
Je la regarde, perplexe, mais déjà elle enchaîne
« Comme ami. »
« J’avais compris. Même si l’idée est flatteuse, je ne suis pas capable de t’apporter ce dont tu as besoin. »
« De quoi ai-je besoin ? »
« D’avenir. »
Elle me regarde avec de grands yeux.
« D’amour, d’enfants, d’une famille. »
Elle sourit.
« Dommage que tu sois si vieux. »
« Non, avant j’étais vieux. Maintenant je suis jeune, mais d’une jeunesse égoïste, narcissique. »
Elle hoche la tête, brusquement sérieuse.
« C’est ce que je voudrais pour mon père. »
Un silence. Je suis gêné, me force à sourire. Elle répond à mon sourire, amusée.
J’hésite, mais ne peux m’empêcher de demander,
« C’est quoi cette histoire de sabotage de ta voiture ? »
Elle est surprise.
« Comment es-tu au courant ? »
« Tu as dit que c’était un sabotage. »
Elle éclate de rire.
« Je voulais que mon père prenne ton inquiétude au sérieux. »
Comme je ne réponds pas, elle ajoute espiègle
« Un petit mensonge sans importance. C’est utile, de temps en temps. »

Je pense à ce qu’a dit Armelle.
Elle la connaît bien et elle a raison. Il faudra que je fasse le tri dans tout ce que me dit Véronique.

Je retourne m’asseoir sur le banc arrondi du Pont Neuf. L’air est doux, ni trop frais, ni trop chaud. Une merveilleuse fin de matinée d’automne. Je suis bien. Je ne cherche pas pourquoi. Je suis bien. Cela me suffit.
Et surtout je ne veux pas réfléchir à ma discussion avec Véronique. Je crois qu’elle est sincère, et moi aussi. J’aurais aimé avoir une fille comme elle.

Calmé, redevenu moi-même – le moi-même d’aujourd’hui – je retourne ouvrir mon échoppe.
Et, ce que je n’ai plus fait depuis longtemps déjà, je recommence à regarder les gens, à m’intéresser à leurs gestes, leurs façons de marcher, à deviner leur vie.

Ce jeune couple qui arrive en riant me fait envie. Ils ont l’air heureux, complices, et respirent la joie de vivre.
Mais, brusquement, j’éclate de rire. Ce jeune couple n’est autre qu’Olivier et Claudie.
Trop attentif à détailler leurs gestes, leurs façons d’être, je ne les avais pas regardés. Ou plutôt, je n’avais vu que l’atmosphère qu’ils dégageaient, pas le détail de leurs visages.

« Qu’est-ce qui te fait rire ? »
« Votre jeunesse. »
Olivier fronce les sourcils.
« Tu te moques de nous ? »
« Pas du tout. Je vous enviais au contraire. »
Mais avant qu’il ne réponde, Claudie, tout sourire,
« On allait déjeuner et on se demandait si tu voulais venir avec nous. »
« Je viens juste d’ouvrir. Il faut quand même que je fasse acte de présence de temps en temps. »
« Une prochaine fois, alors. »
Et déjà Claudie entraîne Olivier, mais, se reprenant, elle se tourne vers moi.
« Tu veux qu’on te ramène un sandwich ? »
« Là, je ne dis pas non. »
« Et bien, à tout à l’heure. »
Et ils repartent d’un pas complice.

Le temps de ranger quelques livres, ils sont de retour.
Claudie me tend un paquet graisseux.
« Sandwich grec, avec beaucoup de frites. »
« Je ne vais pas mourir de faim avec ça. »
« Nous non plus. »
Ajoute Olivier avec un grand sourire en me montrant deux paquets identiques au mien.
« Pique-nique au bord de la Seine. Quoi de plus romantique. »
Prenant Olivier par le bras, Claudie l’entraîne vers l’escalier qui mène sur les quais.
En partant, Olivier esquisse un vague geste, et je réponds à son salut.

L’après-midi est calme. Peu de touristes, quelques badauds, mais aucune vente. Le sandwich est trop gras et les pigeons se régalent de mes frites, venant sans crainte les manger sur le rebord de mon échoppe.
J’essaie de lire, mais sans succès. Je ne pense pas non plus à la mort de Claire, mais je sais que les choses se mettent en place, que ma discussion avec Véronique a déclenché la synthèse de toutes mes recherches et qu’il faut laisser le temps à mon cerveau de classer, analyser et, je l’espère, de me fournir une réponse, c’est-à-dire un coupable crédible.

La visite amicale de Claudie et Olivier m’attendrit. Claudie veut à tout prix officialiser ses rapports avec Olivier, c’est-à-dire lui faire comprendre que leur avenir est lié, qu’il est à elle, aujourd’hui, demain, pour toujours.
Est-ce que cela a été pareil pour moi ? Est-ce ma femme qui m’a imposé notre mariage, nos enfants, notre vie ? Je ne sais plus.
Je ne me souviens même plus de notre anniversaire de mariage, ni même de son anniversaire à elle. Est-elle plus jeune que moi ? Plus vieille ?
Cela me ramène à Véronique. C’est vrai qu’elle est belle, séduisante, sexy, mais elle est dure, manipulatrice, alors que Claudie est entière, charmante. Moins belle, moins séduisante, moins sexy mais plus féminine, plus maternelle et elle forme un beau couple avec Olivier.

En fermant mon échoppe, je me rappelle que c’est demain que Claudie fête l’anniversaire d’Olivier et qu’il faut que je lui trouve un cadeau.
Pas un livre, pour une fois.
J’erre dans les rues avoisinantes à la recherche d’une idée.
Mais rien ne me tente, ou plutôt rien ne s’associe à l’idée que je me fais d’Olivier.
Je finis par entrer dans une boutique japonaise et porte mon choix sur un kimono.
Pas très original, mais c’est encore ce qui me paraît le plus susceptible de lui plaire.
Et je pourrai toujours justifier que j’ai vu un film américain où le policier part au Japon et adore s’habiller en kimono. Et comme ce policier est un héros, forcement, j’ai pensé à lui.
Facile, mais je suis sûr que cela plaira à Claudie.

  • 29 –

En arrivant gare Saint Lazare je me sens mal. Brusquement je suis oppressé, j’ai du mal à respirer et mal au cœur.
Je m’assieds sur un banc, inquiet. L’annonce par haut-parleur d’un train de banlieue en partance me fait comprendre l’origine de ce malaise.
Gare Saint Lazare.
Un lieu que j’ai fréquenté, régulièrement, quasiment tous les jours, pendant plus de trente ans. Autre souvenir que je croyais oublié.
Je me lève d’un bond, faisant sursauter la vieille dame assise non loin de moi. Elle me regarde bizarrement.
Je me force à aller voir le panneau d’affichage des trains de banlieue et là, laborieusement, je cherche le nom et l’heure du train qui doit m’amener chez Claudie.

Dans le train, je reste debout contre une fenêtre, sensation bizarre qui me fait comprendre que j’avais l’habitude de m’asseoir. Je regarde les passagers avec curiosité, ayant du mal à m’imaginer que j’ai fait partie de cette masse grouillante, insensible aux autres, aux paysages, qui lit les yeux fermés un journal dont les informations ne l’intéressent pas. Et, autre sensation inconnue, à chaque arrêt, je vérifie sur le plan que m’a donné Claudie à quelle gare je dois descendre.
Quand, au sixième arrêt, je descends, je me retrouve sur un quai impersonnel, complètement désorienté. Machinalement je suis ces gens pressés qui avancent sans regarder, par habitude, comme je l’ai fait durant si longtemps.

Devant la gare, dans la pénombre d’une rue mal éclairée, je relis le plan que je connais maintenant par cœur, et m’engage dans la rue de droite, comme indiqué sur la feuille de papier. Je marche les cent mètres prévus, tourne dans la première rue à gauche, puis dans la ruelle à droite pour arriver devant un pavillon identique aux autres, numéro 201 bis.
Avant d’appuyer sur la sonnette, je me force à respirer, à retrouver mon calme, à chasser cette angoisse qui me tenaille depuis mon arrivée gare Saint Lazare.

« Vous allez chez Claudie, vous aussi ? »
Je sursaute et me retourne pour faire face à un jeune couple d’une trentaine d’années. Mais avant que je ne réagisse, la jeune femme enchaîne,
« Je dis toujours à Claudie de marquer son nom au-dessus de sa sonnette. Autrement on ne sait jamais si on est chez elle. Toutes ces maisons se ressemblent tellement. »
En riant, elle sonne avant de se tourner vers moi,
« Moi, c’est Juliette et mon mari Claude. »
« Enchanté. Loïc. »
« Ah, c’est vous, Loïc. Claudie nous a beaucoup parlé de vous. »
Avant que je ne puisse répondre, la porte s’ouvre et Claudie nous accueille avec un grand sourire.
« Loïc, je suis heureuse de te voir. Je te présente mes amis d’enfance … »
Mais Juliette l’interrompt,
« Les présentations sont faites, chérie. »
Elle embrasse rapidement Claudie sur les deux joues et entre dans la maison suivie par Claude.
Comme je ne bouge pas, Claudie s’approche de moi et, me prenant par le bras, m’entraîne dans la maison.
« Tu n’as pas eu de mal à trouver ? »
« Ton plan était parfait. »
Je lui tends le bouquet de roses que j’ai acheté devant la gare Saint Lazare.
Elle sourit en guise de remerciement.
« On a de la chance qu’il fasse beau. Comme ça on pourra prendre l’apéro dans le jardin. »
Elle m’emmène dans une grande pièce salon-salle-à-manger avec une porte-fenêtre donnant sur un petit jardin.
« Olivier n’est pas encore arrivé. »
Et me montrant une petite table couverte de paquets.
« Tu n’as qu’à déposer ton cadeau ici. »

Dés que je mets un pied dans le jardin, une jeune Eurasienne s’approche de moi, deux verres de champagne à la main.
« Vous êtes Loïc, n’est-ce pas ? Moi, c’est Lee. »
Elle me tend un verre que je prends machinalement.
« Je suis ravie de vous connaître. »
Lee rougit.
« Claudie m’a dit beaucoup de bien de vous. Elle m’a dit que vous étiez comme un père pour elle.»
Je la regarde sans savoir que dire, mais déjà elle enchaîne,
« On est presque parent, alors. »
Et, cognant son verre de champagne contre le mien,
« Trinquons à la famille. »
La sonnette de porte d’entrée m’empêche de répondre. Mais déjà Claudie se précipite en murmurant
« C’est Olivier. Vite, cachez vous. »
Je suis le mouvement, découvrant en même temps une dizaine de personnes, verres de champagne à la main, qui se groupe dans un coin du jardin invisible de la maison.
Et là, blottis les uns contre les autres, étouffant nos rires, nous écoutons la porte s’ouvrir, Claudie embrasser Olivier, refermer la porte et lui demander d’une voix trop forte,
« Tu n’as pas eu trop d’embouteillages pour sortir de Paris ? »
Avant qu’il ne réponde, nous entrons tous dans le salon, nos verres de champagne à la main, en hurlant plus que chantant,
« Happy birthday to you, Olivier, happy birthday. »
Il nous regarde, faussement surpris.
Tout le monde l’entoure, l’embrasse et quand mon tour vient, il ouvre de grands yeux.
« Loïc ? »
« Bon anniversaire. »
« Ben ça alors, si je m’attendais … »
« Claudie tenait à ma présence. »
« Et elle avait raison. Ça me fait très plaisir. »
Nous nous sourions, complices, mais déjà d’autres bras l’entraînent dans des embrassades sans fin.
Je retourne finir mon verre de champagne dans le jardin où les rires et les éclats de voix sont atténués.
« Un peu vieillot comme aménagement, n’est-ce pas ? »
Je regarde Claudie qui arrive, une bouteille de champagne à la main pour remplir mon verre.
« Je n’ai pas encore eu le temps d’arranger le jardin depuis la mort de ma mère. Mais c’est dans mes projets. »
« C’est un endroit agréable. »
« Quand j’étais petite fille, je trouvais cet endroit triste, sordide, loin de tout. Mais à la mort de Maman, je n’ai eu qu’un désir, reprendre sa maison et y fonder ma famille. »
Je la regarde en souriant tendrement.
« Ce jardin sera merveilleux pour élever des enfants. »
Elle sourit, et répond
« Toi aussi tu avais un jardin, dans ton ancienne vie. »
Je la regarde, étonné
« J’ai lu ton dossier. »
« Mon dossier ? »
Devant mon étonnement, elle s’interrompt, puis continue,
« Excuse-moi, je dis des bêtises. »
Mais après un long silence, elle murmure,
« Le Commissaire avait demandé qu’on fasse des recherches sur toi. »
Comme je ne réponds pas,
« Au moment de la mort de Claire. Il voulait savoir ce que tu faisais là et comprendre pourquoi tu semblais si bien renseigné sur sa mort. »
Sans attendre ma réponse, elle me ressert un verre de champagne et retourne dans son salon.

C’est donc Claudie qui a fait les recherches sur mon passé. Normal puisqu’elle s’occupe des archives. Mais cela veut dire qu’elle connaît mon dossier. Et je suis sûr qu’elle l’a fait lire à Olivier.
Moi j’ai oublié ce passé, mais je ne suis entouré que de personnes qui, elles, le connaissent, s’en souviennent et n’hésitent pas à me le faire savoir.

Je m’assieds sur le banc installé sous l’arbre fruitier que l’on trouve dans toutes les maisons de banlieue et je bois une gorgée de champagne.
Lee apparaît à la porte-fenêtre du salon, m’aperçoit et se dirige vers moi.
« Je peux ? »
Sans attendre de réponse, elle s’assied à côté de moi.
« Vous aussi vous ne connaissez personne. »
Ce n’est pas une question, mais une constatation.
« Dans quelques jours, je repars dans mon pays. Juste au moment où je commençais à aimer cette vie, à la comprendre serait plus juste. »
« Pourquoi repartir alors ? »
« Mon autre famille est là-bas. »
« Autre famille ? »
Elle me regarde, hoche la tête.
« Mon père était militaire. C’est lui qui a épousé ma mère après son divorce avec la mère de Claudie. »
Et, très vite, elle enchaîne
« Claudie vous aime beaucoup. »
« Elle pourrait être ma fille. »
« Et votre fille ? »
Donc, elle aussi connaît mon passé.
« Je n’ai plus de nouvelles d’elle. »
« Ce n’est pas une bonne fille. »
« Non, c’est moi qui ne suis pas un bon père. »
« Longtemps j’ai cru que mon père n’était pas un bon père. Pourtant, grâce à lui, j’ai une sœur que j’aime. »
Et, en rougissant, elle ajoute,
« J’aime aussi sa famille, la famille qu’elle s’est faite. »
Je suis touché. Je me penche vers elle, et l’embrasse tendrement sur le front.
Aussi gênés l’un que l’autre, nous restons côte à côte, en silence.
Puis brusquement elle se lève.
« Je vais chercher du champagne. J’adore cette boisson. »
Je la regarde partir, heureux sans savoir pourquoi.

Pourquoi l’ai-je embrassée ?
Parce qu’elle m’a dit que j’ai une famille, que je ne suis pas seul, qu’on m’aime ?
Où est ma fille aujourd’hui ? Ma vraie fille ? Que fait-elle ? Pense-t-elle à moi de temps en temps ?
Je n’ai pas de réponse et vide ma coupe de champagne d’un trait.
« Que fais-tu tout seul dans le noir ? »
« Je bois. »
« Pour fêter mon anniversaire, j’espère. »
« Bien sûr. »
Je lève ma coupe vide pour trinquer. Il s’assied à côté de moi.
« Je te remercie d’être venu. »
« C’est normal. Trente ans, ça se fête. »
Il sourit, et après un silence,
« Ta maison était comme celle-là ? »
« Je crois. »
« Tu regrettes ? »
« Pas du tout. Pourquoi tu me demandes ça ? »
« Je me demande, si j’épouse Claudie, si je ferai comme toi dans trente ans. »
« Ça, c’est un coup bas. »
« Non. Aujourd’hui tout semble simple. Il suffit de se laisser faire. Les autres décident pour toi. Mais qu’est-ce qui se passe le jour où tu te réveilles ? »
« Tu l’aimes ? »
« Je l’aime bien, mais je ne suis pas amoureux. »
« Tu aimais Claire ? »
« Oui, mais elle ne m’aimait pas. C’est pour ça que j’étais attaché à elle. Je devais me battre pour l’avoir, alors que Claudie … »
Lee, une bouteille de champagne à la main, se dirige vers nous. Mais découvrant Olivier, elle hésite.
« Je vous dérange ? »
« Tu arrives bien, au contraire. Nos verres sont vides et je voulais trinquer à la vie avec Loïc. »
Lee sourit à Olivier et remplit nos verres.
« Claudie te cherche. Elle voudrait que tu ouvres tes cadeaux. »
« Mes cadeaux, bien sûr. »
Il se lève, lève son verre vers moi,
« À l’avenir. »
Et il retourne vers la maison.
« Dans mon pays, découvrir ses cadeaux, est le plus beau des cadeaux. On découvre qui vous aime, qui vous connaît, qui veut vous faire plaisir.»
Et, posant la bouteille de champagne à côté de moi,
« Tu viens voir ? »
Mais tout de suite, elle se reprend.
« Oh pardon. »
« Mais non, tu peux me tutoyer. Ça me fait plaisir. »
Elle sourit et repart.
Je bois ma coupe de champagne, me ressers à la bouteille qu’elle a laissée sur le banc et vide à nouveau ma coupe.
Puis, je vais dans le salon pour participer aux cris de joie que poussent les invités chaque fois qu’Olivier ouvre un cadeau.
En ouvrant mon cadeau, un kimono, il regarde surpris autour de lui avant de se tourner vers moi.
« Référence à un film policier ? »
Je hoche la tête en signe d’acquiescement. Il sourit, me fait un clin d’œil et ouvre un autre cadeau.

Après la séance ouverture de cadeaux, Claudie apporte une succession de plats que nous mangeons debout. Et quand tout le monde est rassasié, elle fait éteindre la lumière pour apporter un grand gâteau couronné de trente bougies. Olivier doit les souffler d’un seul coup sous une salve d’applaudissements avant de le couper en parts qui se veulent égales pour que chacun de nous mange une partie de ses trente ans.
J’assiste, un peu ému, au déroulement de cet anniversaire joyeux, chaleureux. Je ne suis pas ému par de lointains souvenirs mais simplement parce que je fais partie de la fête, que j’ai une nouvelle famille et que nous fêtons tous ensemble la vie qui passe.
Curieux sentiment que j’ai du mal à m’expliquer. Et surtout, pourquoi a-t-il fallu la mort de Claire pour que je me découvre une famille, un avenir.

Devant le bonheur naïf de cette fête, je pense à Véronique. Est-elle capable de laisser parler ses sentiments ? Où n’est-elle que calculatrice, intrigante, manipulatrice, pour finalement ne pas être heureuse comme le sont tous les convives de ce soir.
Olivier s’approche de moi
« Tu veux que je te ramène ? »
« Tu ne restes pas ? »
« Demain je suis de garde à la première heure. »
« Claudie le sait ? »
« Pas encore, mais elle comprendra. Ça fait partie de notre métier. »
« Alors, je veux bien. Le train une fois dans la soirée, ça me suffit. »
Il hoche la tête en souriant.
« Le passé ne s’oublie pas si facilement. »
« On peut dire ça comme ça. »
Puis me regardant fixement.
« Comment as-tu su qu’un kimono me ferait plaisir ? »
« Comme ça. Une intuition. »
« Ça doit être ça, vieillir. Faire confiance à ses intuitions. »
Je le regarde à mon tour fixement.
« C’est pour ça que tu ne restes pas ? »
Il hésite avant de murmurer,
« Difficile de te cacher la vérité, hein ? »
Nous nous regardons en souriant.

  • 30 –

Le lendemain matin, il fait beau. Très beau même. Un soleil d’automne frisant, dont les rayons donnent une teinte dorée aux murs de Notre Dame. Les Parisiens, eux-mêmes, ralentissent pour regarder leur cathédrale rougissante.
Debout devant mon échoppe, de l’autre côté de la Seine, j’admire cette vision qui pourtant m’est devenue familière. Ce paysage est ma vie, mon univers, mon avenir. Je ne regrette rien. J’ai des amis, des émotions, de l’amour.
Et déjà un passé. Un passé pourtant marqué par une mort, un assassinat que je me suis promis de résoudre.
Durant le voyage du retour, j’ai plaisanté avec Olivier sur son âge. Trente ans. Le début de l’âge adulte, des responsabilités, des engagements. Il n’a pas trouvé ça drôle.
« C’est encore trop tôt pour moi. Claire n’est pas morte depuis assez longtemps. »
Sa sincérité m’a surpris. Je sais qu’il n’est pas amoureux de Claudie, qu’il accepte son amour pour oublier Claire, mais je ne le croyais pas capable de l’avouer aussi facilement.

J’aurais aimé connaître Claire. C’était sûrement une forte personnalité, si j’en juge par le souvenir qu’elle a laissé à Olivier et à Véronique. À Claudie aussi qui s’acharne en vain à la faire oublier.
Et si c’était ça, la raison de sa mort : sa personnalité. Quelqu’un de différent, donc de gênant.
Moi aussi, aujourd’hui, je suis différent des autres.
C’est peut-être pour ça que j’ai envie de résoudre cet assassinat, par solidarité.
Mais moi je ne suis devenu un autre qu’à 60 ans, donc trop vieux pour troubler l’ordre établi. Alors qu’elle, elle était jeune, ambitieuse, donc dangereuse.
Cette nouvelle approche me plaît.
J’ai l’impression d’être enfin sur la bonne voie, d’avoir un motif, un vrai.

Je m’assieds sur ma chaise, un livre à la main pour donner le change.
Mais je ne lis pas, je laisse mon esprit vagabonder, classer tout seul les informations que j’ai récoltées sur Claire, sur ses amis, ses ambitions, son passé, son avenir.

« Je comprends pourquoi tu passes tes journées ici. »
Lee. La seule personne que je n’attends pas et qui n’entre pas dans l’univers de Claire.
« J’avais envie de te dire au revoir. Tu es parti très vite hier soir. »
« Olivier a proposé de me raccompagner. Et je n’avais pas envie de reprendre le train. »
« Je sais. Claudie m’a expliqué. »
Je hoche la tête, sans répondre.
« Moi non plus, je n’aime pas le train. Mais c’est bien commode quand on habite loin du centre. Chez moi, on doit marcher. Quelquefois, c’est très long et fatigant. Aussi on se déplace peu et on ne voit plus ses amis. »
Nous nous regardons en souriant.
« Je suis content de te voir. »
« Tu viendras me rendre visite dans mon pays ? »
« Je crains que non. C’est trop loin. »
« Tu as peur de l’avion ? »
« Non, mais ma vie est ici maintenant. Je n’ai plus le temps de voyager. »
« Dommage. J’aurais aimé te faire découvrir mon pays. »
« Tu reviendras. »
« Sûrement. J’aime Claudie et ses amis. Mais moi aussi, ma vie est ailleurs. »
« Je comprends. »
« Tu sais, je voulais te dire, Claudie t’aime beaucoup et tu es très important pour elle. »
« Pourquoi tu me dis ça ? »
« Parce que c’est ma sœur, et que je voudrais qu’elle soit heureuse. »
« Tu crois qu’elle n’est pas heureuse ? »
« Elle voudrait une famille. »
« Ça viendra. »
« Peut-être, si Olivier se décide à l’aimer. »
« Je crois qu’il l’aime. Mais à sa manière. »
« Et toi, tu l’aimes ? »
« Beaucoup. »
« Alors, veille sur elle. Elle en a besoin. »
Nous nous sourions. Nous nous sommes compris.
Je prends dans mon échoppe un livre sur Paris et le lui donne.
« Tiens, un souvenir. »
Elle prend le livre, m’embrasse tendrement sur les joues et part sans se retourner.
Hier encore, je ne la connaissais pas et aujourd’hui elle fait partie de ma famille, ma vraie famille, ma famille de cœur, celle qui n’a pas besoin de s’exprimer pour être comprise.
Je n’irai sûrement pas lui rendre visite, mais j’aime son sourire, si représentatif de son pays, de sa vie.
Je retourne m’asseoir sur ma chaise, un livre toujours posé sur mes genoux.
Mais je ne fais même plus semblant de lire.
À quoi bon. La demande de Lee de m’occuper de Claudie me trouble. C’est un sentiment que je n’ai jamais connu. S’inquiéter pour les autres. Ce doit être ça l’esprit de famille.

La journée se déroule très vite, trop vite.
Brusquement il fait frais, presque nuit et les passants ne flânent plus.
Durant toute la journée, je n’ai pensé à rien, enfin à rien de précis, rien dont je ne me souvienne. Mais je sais que ce n’est pas grave. J’ai passé et repassé dans ma tête tout ce que j’ai vécu depuis le jour de mes soixante ans. Une éternité.

Je ferme mon échoppe et je vais attendre Olivier devant la Préfecture de Police. Sa voiture est encore là, j’ai donc toutes les chances de le voir.
Mais au moment où je m’approche du planton pour le faire demander, je le vois sortir avec Claudie. Par réflexe, je ne sais pas pourquoi, je me cache derrière un car de police rangé le long du trottoir et je les regarde monter dans la voiture et partir.
« C’est moi que tu venais attendre ? »
Je me retourne brusquement, surpris.
« Je ne pensais pas te faire peur. »
André éclate de rire.
Je le regarde, mal à l’aise.
« Je ne pensais pas te rencontrer. »
« Tu étais en planque ? »
« En planque ? »
« Oui, je t’ai vu te cacher à la sortie d’Olivier et de sa nouvelle copine. »
« Non, je venais inviter Olivier à dîner et je n’ai pas voulu troubler leur intimité. »
« Moi je suis libre. »
« Et ta femme ? »
« Cours de yoga puis soirée avec ses copines. »
Je le regarde en souriant.
« Une pizza, ça te va ? »
« Banco. »

Nous nous retrouvons à ‘La main à la pâte’, une pizzeria située au milieu de la rue Dauphine.
« Alors, ton enquête ? »
« Pour être franc, je n’ai pas beaucoup avancé. »
« Tu laisses tomber ? »
« Pas du tout. Mais j’ai besoin de prendre un peu recul. »
« Tu as un suspect ? »
« Peut-être. »
« Qui ? »
Je le regarde en souriant.
« Toi. »
Il accuse le coup, avant de répondre, agressif,
« Tu me l’as déjà dit. »
« Il y a trop d’implications policières pour que tu n’aies pas été au courant. Et même si tu n’es pas le seul coupable, tu as fermé les yeux, ce qui est pire. »
« Tout de suite les grands mots. »
« Tu veux que je t’explique comment j’en arrive là ? »
« Inutile. De toutes les façons, je plaiderai ‘Raison d’Etat’. »
« Toi ou ton Ministre. »
Il me regarde sans sourire.
« Je ne sais pas si c’est une bonne idée de dîner avec toi. »
« Donc, tu avoues. »
Il est maintenant en colère.
« Tu ne m’amuses plus du tout, tu sais. »
« Je sais. Mais j’avais besoin d’une confirmation… et tu me l’as donnée. »
« Quelle confirmation ? »
« Que tu n’es pas coupable – ce qu’entre parenthèse je sais depuis le début – mais tu as besoin de moi pour démasquer le vrai coupable, ou plus exactement les raisons du commanditaire. Tu as une petite idée, mais pas de preuves. Tu n’es pas sûr de la réponse car les motivations possibles ne te satisfont pas. De toutes les façons, ta fonction et ta position t’empêchent de faire des recherches toi-même ou de les faire faire par quelqu’un de tes services. »
Il sourit, d’un sourire forcé. Puis, après un léger silence
« Si on parlait d’autre chose ? »
Je réponds à son sourire
« La spéciale du chef est très bonne. Je te la conseille. »

Nos pizzas terminées nous nous quittons assez rapidement.
Il s’est un peu détendu, mais je ne suis pas content de moi. Je l’ai agressé inutilement. C’était une erreur car il veut comme moi connaître la vérité, même si elle n’est pas conforme à ce qu’il souhaite. Et c’est pour cela qu’il m’a fait confiance.

Il m’attend devant ma porte.
« Excuse-moi … »
Mais je l’interromps.
« Non, c’est moi qui m’excuse. Je n’aurais pas dû te provoquer. C’est idiot, mais je suis sûr d’être près du but et de connaître maintenant tous les coupables potentiels. Mais ce qui me rend nerveux, c’est que je les trouve tous sympathiques et la seule personne qui me paraît vraiment coupable est la victime. »
Il me regarde, rêveur. Aussi, je demande
« C’est toujours comme ça dans votre métier ? »
« Pas quand on s’implique sentimentalement. »
« Je comprends. »
Nous nous regardons en silence, puis,
« Tu veux prendre un verre ? »
« Tu as du whisky ? »
« Pas du super malt, mais j’en ai. »
« Ça me va. »

Il est surpris par la taille de mon studio.
« C’est là que tu vis ? »
« C’est petit, mais ça a du charme. »
Il s’assied dans mon fauteuil, le seul, et me regarde prendre des verres et la bouteille. Je nous sers, m’assieds sur une chaise en face de lui et nous commençons à boire.
« Pourquoi as-tu tout abandonné ? »
« Je ne sais pas. Un besoin vital de changer de vie. Ou plus exactement, le besoin de vivre vraiment. »
« Et maintenant tu vis ? »
« Oui. J’ai des amis, presque une famille. Je ne suis plus seul. »
Il sirote son whisky en silence.
« Tu ne peux probablement pas comprendre, mais je suis heureux de ce que je suis aujourd’hui. »
« Je comprends et je t’envie. »
C’est moi maintenant qui ne comprends plus. Aussi, il enchaîne
« Moi, je n’aurai pas ce courage. »
« C’est normal. Tu as une famille, un travail que tu aimes. »
« Toi aussi tu avais une famille. »
« C’est vrai, mais c’était une vie d’habitude sans passion. »

Nous finissons la bouteille, je lui parle de Lee, de ce qu’elle m’a demandé. Et je constate avec plaisir que lui aussi est troublé et que nous avons retrouvé notre complicité, notre amitié.
Nous ouvrons une deuxième bouteille.

  • 31 –

Je me réveille avec un mal de tête pas possible. Et, quand je veux bouger, je découvre que je suis avachi sur mon lit, tout habillé. J’essaie de me rappeler la soirée et je m’aperçois que je ne me souviens même pas quand André est parti. Pourtant, lui aussi a beaucoup bu. Mais en essayant de me lever, je constate, avec surprise, qu’il est toujours là, affalé dans mon fauteuil.
Je me lève avec difficulté, essayant de faire le moins de bruit possible. Et, tout aussi silencieusement je prépare du café, fort, très fort.

« Je ne sais pas comment je vais expliquer à ma femme que c’est avec toi que j’ai passé la nuit. »
Je me retourne, le regarde et nous éclatons de rire.

Quelques cachets d’aspirine plus tard, je vais ouvrir mon échoppe. Sans passion, presque par habitude. Déjà.
Mais même si les habitudes reviennent, ma vie est maintenant différente, vraiment différente. L’amitié avec André, par exemple, est invraisemblable. Jamais je n’aurais dû le rencontrer, jamais nous n’aurions dû nous parler et encore moins devenir amis. J’essaie de l’imaginer dans les rares souvenirs qui me restent de mon passé, mais simplement l’imaginer dans cette période de ma vie est totalement invraisemblable.
Par contre, l’alcool n’a pas totalement effacé notre soirée de ma mémoire. En particulier sa colère, probablement feinte. Mais je sais, et cette soirée me le confirme encore, qu’il connaît le ou les assassins de Claire. Et immanquablement cela me ramène au Ministre, intouchable pour lui.
J’ai maintenant la certitude qu’il ne connaît pas le motif de cet assassinat et que, dans son esprit, c’est là que j’interviens.
Il faut donc que je revoie le Ministre, Gérard, pour lui poser la question franchement. Après tout, poser des questions est la meilleure façon d’avoir des réponses. Mais vu mon mal de tête latent, je remets cette visite à un autre jour.

Je m’installe donc sur ma chaise, comme d’habitude, mais me relève immédiatement.
Qu’est-ce que ça veut dire ? Je recommence à vivre d’habitudes. Me lever pour aller « au boulot », m’imposer des heures de présence même si ça ne sert à rien et repousser au lendemain ce qui m’intéresse vraiment, à savoir trouver les assassins de Claire.

Je ferme mon échoppe aussi vite que je l’ai ouverte et me dirige vers une cabine téléphonique où je compose le numéro que m’a donné Gérard.
« Allô, je voudrais … »
Mais la voix qui me répond, même si c’est la sienne, n’est là que pour dicter l’habituel message « Je suis absent, laissez votre nom et je vous rappellerai. »
Je raccroche sans rien dire.
Autre solution, Véronique.
Je me dirige donc place Dauphine pour aller la surprendre chez elle. Mais au moment où j’arrive devant le Palais de Justice, j’aperçois sa voiture qui sort du parking et s’éloigne rapidement. Apparemment elle n’est pas seule, mais je n’arrive pas à distinguer la personne assise à côté d’elle.
Décidemment, ce n’est pas mon jour Je rebrousse chemin, repasse devant la Préfecture de Police et retourne vers mon échoppe.
Olivier me rattrape sur le pont Saint Michel.
« Je t’ai vu passer quand je sortais de mon bureau. Tu me cherchais ? »
« Pas vraiment. Mais je suis content de te voir. »
« Tu as le temps de boire un verre ? »
« Avec toi, toujours. »
Il me regarde, sourit.

Nous nous installons au café « Le Départ » situé à l’angle du quai Saint Michel et de la Place du même nom.
« Lee est venue me dire au revoir… Tu savais qu’elle était sa sœur … Enfin sa demi sœur ? »
Il hoche la tête affirmativement et sourit avant d’ajouter
« Claudie m’a dit qu’elle l’avait beaucoup questionnée sur toi. »
Je souris à mon tour avant de répondre
« Elle m’a demandé de prendre soin de vous deux … Et elle a raison. »
Il me regarde fixement, sans répondre.

Le garçon nous apporte les deux bières que nous avons commandées. Je bois une gorgée avant de continuer,
« Elle trouve que vous faites un beau couple. »
Après un long silence, il répond,
« Je sais, mais je ne suis pas prêt. »
« À cause de Claire ? »
« Pas seulement. »
Il boit une gorgée de bière avant de continuer, mi-sérieux-mi-ironique,
« J’ai trop peur de devenir comme toi. »
Devant mon air ahuri, il sourit.
« Oui, et de me réveiller à 60 ans sans comprendre comment j’en suis arrivé là. »
« Je ne pense pas que ça puisse t’arriver. »
« Pourquoi ? »
« Tu as un métier où l’on bouge, et non pas une vie de routine sans espoir. »
« C’est ce que je croyais au début. Mais je ne fais plus que de la paperasse. »
« Demande à ton commissaire de te renvoyer sur le terrain. »
« Pour ça, il faut que tu m’innocentes complètement vis-à-vis de lui. »
« Il te soupçonne ? »
« Non, mais il est persuadé que j’étais complice de Claire. »
« Complice de quoi ? »
« De son ambition, de ses erreurs … »
« Tu l’aimais. »
« Oui. Mais pas elle. »
« C’est pour ça que tu l’as trompée avec Véronique ? »
« Je voulais la rendre jalouse. C’était une erreur. »
« Une erreur ? »
« Oui, ça l’a définitivement éloignée de moi. »
Nous restons silencieux, le temps de boire une nouvelle gorgée de bière, et,
« Tu crois vraiment que c’est Véronique qui était visée ?
« Qui d’autre ? »
Nous nous regardons en silence, buvons une nouvelle gorgée de bière, et, tout en regardant un bateau-mouche passer sur la Seine, je dis
« Tuer un Ministre est considéré comme un attentat politique. Mais s’en prendre à sa fille devient une attaque personnelle où son statut d’homme politique ne compte plus. »
Puis, très vite, j’ajoute en le regardant
« Il a des problèmes d’argent ? »
« Pas que je sache. »
« Une maîtresse abandonnée, un mari jaloux ? »
Olivier éclate de rire.
« On croirait entendre un jeune policier qui recrache tout ce qu’on lui a appris à l’école. »
Je réponds à son rire.
« Tu as raison. Mais j’avoue que je suis un peu perdu en ce moment. J’ai des coupables, mais pas de motifs. »
« Tant que tu ne fais pas l’objet d’un attentat, dis-toi que tu n’es pas prés de la vérité. »
« Pourquoi tu dis ça ? »
« Dans tous les romans policiers, quand le détective approche de la vérité, il est victime d’un attentat, non ? »
« Tu dis ça pour me rassurer ? »
« Non, je plaisante … Mais fais attention quand même. »
Nous finissons nos bières en silence, puis il demande,
« Et si c’était un accident tout simplement ? »
« Trop facile. »
« Peut-être, mais possible. »
« Je ne crois pas. »
« Pourquoi ? »
« Parce que si c’était un accident, ton commissaire ne se serait pas intéressé à moi, ni le Ministre … ni toi. »
Il me regarde un long moment en silence.
« C’est pour ça que je ne veux pas m’engager avec Claudie. Je veux garder mes intuitions. »

Je retourne vers mon échoppe et au moment où je vais l’ouvrir, je remarque, posé contre elle, sur la rambarde, un paquet soigneusement enveloppé dans un plastique. Je m’approche du paquet, curieux. Au moment où je vais le prendre, la réflexion d’Olivier me traverse l’esprit. Je me tourne alors vers le propriétaire de l’échoppe voisine.
« C’est à vous ? »
« Non. Un coursier en moto qui est venu le déposer, il y a une demi-heure. J’ai essayé de lui parler, mais il est reparti aussi vite qu’il était venu, ignorant délibérément mes questions. »
« Vous croyez que c’est un colis piégé ? »
« Vous lisez trop romans policiers. »
Mais, rapidement, il s’éloigne du colis.
Je reste là, hésitant, inquiet sans le vouloir. Et je m’éloigne moi aussi du colis, ne sachant que faire.
Je me réfugie derrière un arbre, en guise de protection, puis, me reprenant, je me rapproche rapidement de l’échoppe de mon voisin.
« Vous pouvez me prêter votre portable pour que j’appelle la police. »
Il me regarde hésitant, me tend son cellulaire.
J’appelle Olivier.
« Tu peux m’envoyer les démineurs. Il y a un colis suspect contre mon échoppe. »

Moins de cinq minutes plus tard, les démineurs arrivent en compagnie d’Olivier.
Ils nous éloignent, bloquent le trottoir où se trouvent nos échoppes et s’avancent, prudemment, vêtus de leurs armures de protection.
Ils recouvrent le colis sous une cloche étanche, et, à l’aide de pinces, ouvrent le paquet.
Olivier et moi les observons du petit square Viviani, rejoints par quelques curieux. Je les vois s’agiter, mais sans pouvoir suivre réellement ce qu’ils font.
Brusquement la tension tombe, les démineurs font signe à Olivier qui les rejoint et m’appelle en riant.
« Tu as commandé une livraison à la Comtesse du Barry ? »
« Non, pourquoi ? »
« C’est un colis de foie gras, avec une lettre à ton intention. »
Olivier me tend une enveloppe à mon nom.
« Un colis de foie gras ? »
« Si tu n’en veux pas, je veux bien t’en débarrasser. »
J’ouvre la lettre : ‘pour agrémenter notre prochaine soirée. André’.

J’ai eu peur et brusquement ce cadeau m’a fait prendre conscience que cette enquête peut me mettre en danger. Mais surtout, cela me fait prendre conscience que je tiens à la vie, à cette vie de quelques mois déjà pleine de souvenirs.

Après avoir subi les plaisanteries de mon voisin d’échoppe considérant que le foie gras est effectivement une bombe à retardement pour la santé et qu’il veut bien – lui aussi – se sacrifier pour m’en débarrasser, je ferme mon échoppe, incapable de rester là.
Je suis à la fois troublé, inquiet sans savoir pourquoi, remis en cause dans cette nouvelle vie qui a déjà pris tellement d’importance.

Je rentre chez moi, dépose le foie gras dans le réfrigérateur et rédige un petit mot de remerciements à André, persuadé pourtant qu’il est déjà au courant de la venue des démineurs.
Je mets un mot de remerciements dans une enveloppe et part la déposer à la Préfecture de Police.
Ensuite, je vais m’asseoir place Dauphine, comme ça, sans raison valable, c’est-à-dire sans espérer voir Véronique. Pourtant c’est elle qui, m’apercevant de sa fenêtre, m’appelle et me fait signe de monter chez elle.
« Qu’est-ce que tu fais là ? Tu m’espionnes ? »
« Non, j’essaie de retrouver mes marques. »
Elle me regarde sans comprendre.
« C’est ici que je suis venu me réfugier le jour de mes 60 ans. »
Elle hoche la tête.
« Ça va pas, c’est ça ? »
« On peut dire ça comme ça. »
« Tu veux en parler ? »
« Il n’y a pas grand-chose à dire, tu sais. Simplement je suis en train de m’installer dans un train train journalier, celui-là même qui m’a fait quitter et oublier mon passé. »
Elle me regarde un moment en silence.
« Tu veux qu’on fasse l’amour ? »
Je reste sans voix, incapable de répondre.
Elle éclate de rire.
« C’est bon pour le stress, comme disait Claire. Mais dans ton cas, je pense qu’un whisky te fera plus de bien. »
Sans attendre ma réponse, elle va me chercher un verre et le remplit de whisky pur malt, cadeau de son père.
Puis elle s’assied en face de moi.
« Dis-moi ce qui te tracasse. C’est ton enquête sur la mort de Claire ? »
Comme je ne réponds pas, elle enchaîne,
« Tu as trouvé l’assassin, enfin le commanditaire du meurtre et ça ne te plaît pas ? »
« Pourquoi dis-tu ça ? »
« Parce que tous les gens que tu aimes sont impliqués. »
« Tous ? »
« Oui, Olivier, mon père, André … même moi. »
Elle sourit, m’encourageant à répondre.
« C’est vrai, je vous ai soupçonnés, mais je suis de plus en plus persuadé que vous êtes des victimes, comme Claire. »
« Je ne comprends pas. »
« Vous avez été manipulés, mais j’ignore encore pourquoi et par qui. L’assassin est sûrement un tueur à gage, mais ce que je ne comprends toujours pas, c’est le pourquoi de toute cette mise en scène, pourquoi Claire s’est déguisée pour te ressembler, pourquoi André s’attendait à des problèmes, pourquoi ton père avait promis à Claire une promotion ou je ne sais quoi. »
Elle me regarde fixement en silence, et brusquement,
« C’était une opération organisée par André pour confondre Nour Eddine et prouver qu’il était à la solde des terroristes. C’est moi qui devais y aller, mais mon père l’a appris et a demandé à Claire de me remplacer. »
« Et Olivier ? »
« Il aimait Claire, et considérait que je devais assumer mon rôle, et non la mettre en danger. »
« Mais l’argent a disparu, vous n’avez pas eu les documents compromettants, et Claire s’est fait tuer. »
« Oui. »
Je la regarde en silence, avant de demander
« Tu aimes Olivier ? »
Elle me regarde fixement avant de répondre d’une voix sans timbre.
« Je pourrais l’aimer. »
« Pourquoi ne le lui as-tu jamais dit ? »
« Il me croit responsable de la mort de Claire. »
« C’est pour ça que tu m’aides ? »
« Oui. Quand j’ai appris que tu t’intéressais à l’affaire, j’ai décidé de t’aider. »
« Pourquoi ? »
« Parce que tu es le seul à ne pas être impliqué, le seul a avoir le recul nécessaire. »
Je hoche la tête.
« Qu’est-ce que tu sais d’autre ? »
« Nour Eddine a été tué … »
« Je sais. »
« Mon père voudrait savoir ce qui s’est réellement passé, mais il a trop peur des retombées politiques pour agir. »
« D’où tous les indices que l’on me donne, comme ça, par hasard. »
« Oui. »
Je bois une gorgée de whisky, et,
« Quels étaient tes rapports avec Claire ? »
« C’était ma meilleure amie. Une amie d’enfance »
« Pourtant, j’ai cru comprendre, que depuis votre arrivée à Paris vous ne vous voyiez plus tellement. »
« Nos vies étaient différentes. »
Je bois une nouvelle gorgée de whisky.
« Nour Eddine était important pour toi ? »
« Il avait beaucoup de charme. »
« Qu’en pensait ton père ? »
« Il ne le savait pas. C’est André qui l’a informé … Ou peut-être Claire. »
« Et ? »
« J’ai eu droit à un sermon sur les différences d’origines, de religions … tous les poncifs qui donnent bonne conscience face au racisme. Il m’a même expliqué que ma grand mère était née en Algérie et qu’elle n’avait jamais compris pourquoi il refusait ses origines de ‘pieds noirs’ comme on les appelait. Du coup je me suis braquée et je lui ai dit que j’avais proposé à Nour Eddine d’aller vivre avec lui dans son pays. Mais là, furieux, il m’a dit qu’il m’en empêcherai, ne me donnerait plus d’argent et qu’il ferait tout pour que nous ne trouvions pas de travail. »
Elle reste un moment silencieuse, puis
« J’en ai parlé à Claire qui m’a dit que je n’avais qu’à dire qu’il pourrait lui fournir des documents confidentiels sur le gouvernement d’Algérie en échange d’une grosse somme d’argent. »
Elle s’interrompt, se lève pour se servir un whisky et revient s’asseoir en face de moi.
« Nous nous sommes disputées car je ne voulais pas qu’on puisse penser que Nour Eddine était un espion. Mais elle a fini par me convaincre que la préfecture avait de l’argent disponible pour ça et que si je voulais un jour être indépendante, il n’y avait pas d’autre solution. Enfin pour me prouver qu’il n’y avait aucun risque, elle m’a dit qu’elle irait elle-même apporter une valise d’argent fournie par la Préfecture en se faisant passer pour moi … et voilà. »
Elle boit une gorgée de whisky avant d’ajouter d’une petite voix,
« Je n’en ai jamais parlé à personne. Et je ne sais pas pourquoi je te dis ça. »
Après un silence, voyant qu’elle ne parle plus, je demande,
« Qui devait prendre l’argent ? »
« Nour Eddine … et le remplacer les documents confidentiels. »
« Tu sais pourquoi il n’est pas venu ? »
« Non. Je ne l’ai jamais revu. »
Nous finissons nos whiskies en silence.
Puis, lentement,
« Pourquoi tu mens ? »
Comme elle ne répond pas,
« Je n’arrive pas à t’imaginer vouloir vivre en Algérie … »
Elle me regarde, sourit, et d’une petite voix,
« Tu as raison. Tout ça est faux. C’est la version que nous avions mise au point avec Claire. »
Elle nous ressert en whisky, boit une nouvelle gorgée, et lentement ajoute,
« Olivier et moi nous étions attirés l’un vers l’autre … mais il hésitait à quitter Claire et il avait peur de mettre sa carrière en danger. … Moi je n’avais pas le courage d’abandonner la vie facile que me procurait mon père. J’en ai parlé à Claire … tu comprends, depuis toujours on partageait tout, et elle se fichait d’Olivier avec qui elle cherchait une raison de rompre. C’est elle qui a imaginé cette histoire de chantage, de terrorisme. Nour Eddine n’était même pas au courant car elle ne voulait ne pas l’impliquer. Je crois que son but était de faire peur à André … ou peut-être à mon père puisque ma grand mère était née en Algérie … Mais, après sa mort, j’en ai voulu à Olivier de notre lâcheté. »
« Et l’argent ? »
« C’est moi qui l’ai. Claire me l’a donné avant de le remplacer par des coupures de journaux du jour. »
Je la regarde en silence, attendant la suite
« Claire allait rompre avec Olivier et voulait que je lui offre un voyage ‘sentimental’ au soleil pour lui faire oublier leur rupture. »
« Et tu étais d’accord ? »
« Je l’aime et Claire le savait. »
Je hoche la tête en lui souriant.

Je retourne m’asseoir dans une alcôve du pont Neuf. Retour aux sources. Là où tout a commencé. Je regarde, sans les voir, passer les gens, les voitures, les vélos, les piétons encore et encore.
Pourquoi Véronique a-t-elle été aussi sincère, ou plutôt, si franche avec moi ? Ce n’est pas à son avantage. Au contraire. Elle avoue avoir menti et c’est son mensonge qui est en partie la cause de la mort de Claire, et probablement aussi de celle de Nour Eddine.
J’ai l’impression qu’elle ne m’a pas tout dit, qu’il manque l’information essentielle, celle qui est la vraie raison de ce mensonge et de tout ce qui en a découlé.
Et si elle me manipulait ? Si tout ça n’était qu’une histoire entre Claire et Véronique ? Une vengeance mesquine, basée sur des problèmes de rivalité, d’influence.
Une fois de plus la personnalité de Claire devient l’enjeu de cette histoire.
Claire est aimée d’Olivier. Mais Véronique aime Olivier. Véronique, qui sort avec Nour Eddine, raconte une histoire à dormir debout à Claire – ou Claire invente cette histoire à dormir debout puisqu’il est d’origine algérienne … enfin je ne sais pas, je ne sais plus. Ce qui est sûr, c’est que Claire la raconte à son patron, André, pour faire avancer sa carrière.
Donc, toute cette histoire n’était qu’une histoire de cœur, de jalousie. Un des grands thèmes des romans policiers : la haine.
Mais pourquoi ? D’où pouvait-elle venir ? Elles avaient été amies et rien dans ce que je savais ne justifiait une cassure pouvant transformer leur amitié en haine.
Qui avait fait du mal à l’autre ? Claire ? Véronique ? Ou plus exactement qu’est-ce qui pouvait être considéré comme la pire chose faite par l’autre ? Olivier ? Le fait que Véronique couche avec lui alors qu’il sortait avec Claire ? Non. Je pense plutôt que Claire méprisait Olivier pour ça, mais pas Véronique.

Nour Eddine ?
Je ne pense pas que Claire ait eu une aventure avec lui et Véronique n’était pas amoureuse de lui.
Alors qui ? Un autre garçon ? Un autre homme ? Le seul que je connaisse qui sorte avec les amies de Véronique est son père. Et si notre Ministre avait une aventure avec Claire ? Cela justifierait qu’il l’ait fait entrer dans l’équipe d’André.
Et après ? Elle l’aurait fait chanter et il fallait qu’il s’en débarrasse ?
Mais pourquoi impliquer Véronique ? Et quel rôle avait Nour Eddine dans tout ça ? Et pourquoi a-t-il été tué ?
Non, c’est sûrement plus compliqué et plus simple.
Que Claire ait eu une aventure avec le père de Véronique. Possible … probable … même certain connaissant un peu le personnage. Mais pourquoi Véronique en aurait voulu à Claire au point de faire organiser son meurtre ?
Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai l’impression d’avoir avancé dans mes réflexions. Les choses deviennent plus claires, plus crédibles. Cela explique pourquoi André me pousse à découvrir la vérité, une vérité qu’il ne peut pas découvrir lui-même.
Le vrai coupable est son patron direct, son ami de longue date et sa fille : Gérard et Véronique.
J’ai des coupables, un soupçon de mobile. Reste à le prouver.

Certain de ne pouvoir aller plus loin dans mes réflexions, je quitte ce pont si propice à ma nouvelle vie et retourne d’un pas tranquille vers mon échoppe.

Arrivé au pont Saint Michel, j’hésite à aller voir André pour lui faire part de mes réflexions. Mais je n’ai pas de preuves, rien qui puisse le pousser à agir. Olivier non plus ne pourrait rien pour moi.
Claudie, peut-être ? Oui, Claudie peut m’aider.
Elle a accès à des informations confidentielles, et ces informations pourront détacher Olivier de son souvenir d’une Claire innocente, une Claire victime … cette rivale de Claudie qu’il aime encore.

De retour chez moi, j’appelle Claudie pour l’inviter à dîner. Elle ne peut pas, mais pourra se libérer pour le lendemain soir si cela me convient.
« Le couscous rue de Bièvre ? Parfait. Huit heures. »

Je n’ai pas le courage de retourner ouvrir mon échoppe.
Les révélations de Véronique me troublent et se mélangent dans ma tête.
Pourquoi ? Où est le vrai du faux, ou plus exactement qu’est-ce que cette confession cache ? A-t-elle été faite sur commande, par calcul ou par remords ?

Je m’allonge sur mon lit pour réfléchir et laisse mon esprit analyser, tel un ordinateur, toutes les possibilités apportées par ces nouvelles informations.
Claire et Véronique, jeunes étudiantes à la fac de Nice, amies et complices, sortant avec les mêmes garçons, se racontant tout, riant de tout, heureuses de vivre et confiantes dans l’avenir. Puis, leur arrivée à Paris, la ville de tous les possibles et …

Olivier frappe à ma porte et me réveille.
« Tu dormais ? »
« Un coup de fatigue, rien de grave. »
« On dîne ensemble ? »
« Pourquoi pas. J’ai rien de prévu. »
« Je sais. »
La phrase de trop. Claudie l’a appelé et il vient aux nouvelles.

Nous allons nous installer sur la terrasse du Petit Châtelet.
« Profitons-en tant que le climat le permet. »
« C’est vrai qu’il fait encore très doux pour la saison. »

Il vient aux nouvelles et ne sait pas comment aborder le sujet. Cela m’amuse et je le laisse s’empêtrer dans la douceur de l’air, l’automne devenu, comme au Canada, été indien. Je l’écoute, hoche la tête, écoute encore. Il commence à tourner en rond, à cours d’inspiration.
Et, brusquement, après un silence trop long,
« Qu’est-ce que Véronique t’a dit ? »
Là, c’est moi qui suis surpris. Je pensais Claudie et c’est Véronique.
« Tu l’as vue ? »
« Elle m’a appelé pour me dire que tu étais allé la questionner. »
« Et ? »
« Je veux savoir ce qu’elle t’a dit. »
« Pourquoi ? Tu crois qu’elle m’a parlé de toi ? »
Il hésite, un peu.
« Oui. Et comme elle a tendance à raconter n’importe quoi … »
« Elle se sent coupable. »
« C’est ce qu’elle t’a dit ? »
« Entre autre. »
« Mais pourquoi ? »
« Parce qu’elle t’aime. »
« Ah non ! Ne recommence pas. »
Il est furieux.
« Pourquoi tu t’énerves ? »
« D’abord Claudie, maintenant Véronique. À quoi tu joues ? »
« Ce n’est pas ma faute si tu fais des ravages dans le cœur de toutes ces femmes. »
Il se calme.
« Excuse-moi. »
J’attends un petit moment avant de demander,
« Pourquoi le fait que Véronique me dise qu’elle t’aime encore te met en colère ? »
« Elle ne m’aime pas. Ce qu’elle veut c’est tout contrôler. C’est pour ça qu’elle m’a séduit, pour m’enlever à Claire. »
« Tu es sûr ? »
Il hoche la tête, mais sans répondre vraiment.
« Et si c’était Claire qui … »
« Tais-toi, s’il te plait. »
Nous restons un moment silencieux.
Le garçon vient, nous passons notre commande, on nous sert et nous commençons à manger. Tout en mangeant, sans me regarder,
« Moi aussi je l’aime. Mais je ne veux pas l’admettre. C’était la meilleure amie de Claire … C’est arrivé comme ça, sans qu’on le cherche. »
« Tu crois que Claire le savait ? »
« Je crois qu’elle s’en doutait, mais ça n’avait pas l’air de la troubler. Et pour être franc, je me suis toujours demandé si ce n’est pas elle qui nous a jetés dans les bras l’un de l’autre. Je crois que cela l’amusait de me sentir coupable et elle en abusait. J’avais droit à des scènes de plus en plus violentes pour un rien, et pour les éviter, je cédais à tous ses caprices. Je me suis souvent demandé, après sa mort, si elle ne m’avait pas manipulé, si Véronique était complice, si, si, si … »
Il lève les yeux, me regarde fixement.
« Avec Claudie, tout est simple. Elle veut se marier, avoir des enfants et vieillir comme l’a fait sa mère. Pour elle je suis le mari idéal, celui qui s’occupe de tout, qui décide de tout, celui à qui l’on obéit. Ce que tu étais probablement avant tes soixante ans. Et si je ne t’avais pas rencontré, je n’aurais jamais admis cette perspective qui m’effraie. Mais déjà, avec Claudie, je m’ennuie. »
Je sens un grand frisson me traverser.
Véronique, puis maintenant lui, me prennent comme exemple, comme déclencheur, et tout ça parce que j’ai eu peur. Une peur qui m’a fait fuir mes responsabilités de père et de mari. Une peur qu’ils prennent pour du courage et, du coup, je me retrouve comme modèle pour des jeunes gens plein d’avenir qui hésitent à remettre en cause leurs vies, à cause de moi.
« Tu as tord de faire de moi un modèle. » »
« Au début je t’ai trouvé lâche, puis j’ai compris qu’il fallait beaucoup de courage pour tout recommencer, pour repartir à zéro et tout oublier. J’ai aussi pensé que c’était une démarche égoïste, mais j’ai fini par comprendre que si toi tu t’ennuyais, ta famille aussi devait s’ennuyer. Et je me suis demandé si Claire s’ennuyait avec moi ? Si elle aussi n’avait pas choisi de fuir. Rien ne l’obligeait à prendre la place de Véronique, mais elle devait espérer en tirer des avantages qui lui permettraient de changer de vie. »
« Je croyais qu’il lui avait promis une promotion importante ? »
« Oui, je l’ai cru aussi, quand elle est sortie avec le Ministre … »
Devant mon regard, il ajoute,
« Oui, je savais. Elle m’avait dit que c’était pour nous, pour assurer nos promotions et notre avenir … et, lâchement, je n’ai rien dit. »
Il se tait un moment avant de reprendre,
« … Donc, quand elle est sortie avec le Ministre, j’ai fait semblant de ne pas savoir mais cela m’a rapproché de Véronique. On a failli partir tous les deux, loin, pour fuir tout ça, mais on n’en a pas eu le courage. On s’est trouvé une excuse minable, on n’avait pas d’argent. La vérité c’est qu’on n’avait pas le courage de tout recommencer à zéro. Mais aujourd’hui c’est différent, toi tu l’as fait et cela me donne confiance. »
« Tu partirais avec Véronique ? »
« Je ne sais pas si elle veut encore de moi, ni si elle aura le courage d’abandonner le luxe dans lequel elle vit. »
Il me regarde en silence avant d’ajouter,
« Tu vois, la seule qui était prête à tout pour réussir, en est morte. »

Ce soir-là, j’ai du mal à m’endormir.
J’avais fui une famille, une vie rangée mais sans histoire et je me retrouve un modèle, un gourou à les entendre, de ces jeunes gens qui, en temps normal, seraient déjà des adultes responsables.
Est-ce l’époque qui veut ça ? Nous sommes loin de Mai 68, l’excuse de tous les vieux de mon âge, même si, comme moi, on n’a rien vu et rien compris à ce qui se passait. Aujourd’hui tout est plus dur, plus compliqué. Il faut se battre pour vivre, se battre pour travailler et le seul espoir, le seul but est de faire de l’argent, beaucoup d’argent. Pourquoi ?
Pour posséder des gadgets plus inutiles les uns que les autres.
L’amour, connaît pas. Le sexe, oui, mais le sexe sans risque, sans avenir, sans conséquence.
Qu’est-ce que j’ai appris à mes enfants ? Leur ai-je du reste appris quelque chose ? Nous ne nous sommes jamais parlés, jamais compris. J’étais là pour apporter l’argent qui leur permettait d’avoir des vêtements à la mode et de partir en vacances deux fois par an, à la montagne et à la mer.
Ma femme ? Vague souvenir d’une jeune fille devenue mère puis vieille femme.
Vieille, pas tellement puisqu’elle a mon âge ou à peu près et que moi, je ne suis pas vieux, enfin, je ne me sens pas vieux. Je suis même jeune, trop jeune pour ce monde que je ne comprends pas, le Candide d’un monde moderne et utilisé comme tel par André.

C’est pour ça, parce que je ne comprends rien, que je peux trouver qui a tué Claire.
Et si c’était seulement un suicide, comme l’a laissé entendre Olivier. La roulette russe, un revolver avec une seule balle dans le barillet. On joue et quelquefois on perd. Claire a perdu.
Mais une fois encore revient la question sans réponse : qui a mis la balle dans le revolver ?

  • 32 –

Le lendemain matin, il fait beau. Très beau même. Aucune excuse pour laisser mon échoppe fermée.

J’ai mal dormi, mais je me force à me lever et à aller ouvrir cette échoppe qui est maintenant mon occupation principale. Avant, je me levais par habitude, sans vraiment savoir pourquoi, pour aller faire un travail qui me laissait indifférent. Je ne peux pas dire que cette échoppe me motive, mais je l’ai choisie et je dois admettre que cela me plaît. Ce n’est pas vendre des livres d’occasion à des passants qui me plait, mais de pouvoir regarder ces hommes et ces femmes, d’imaginer leurs espoirs, leurs peines, leurs motivations. Les voir vivre, me donne envie de vivre, me fait vivre.

Je m’installe, comme d’habitude, sur ma chaise pliante et regarde les gens passer.
On voit tout de suite que ce ne sont pas des touristes. Ils ne flânent pas, même si certains s’arrêtent pour regarder les livres, fouillent, lisent un dos de couverture et repartent sans même m’adresser un regard. Ils sont pressés, pressés par la vie parisienne qui a repris ses droits, par l’idée que le temps qu’ils prennent à regarder un livre, ils le prennent sur leur temps de travail. Les 35 heures et les RTT n’ont pas supprimé cette idée que le repos est du temps volé, du temps perdu. Pourtant, lire un livre n’est pas du temps perdu, même si c’est un roman policier. On y trouve toujours une idée, une pensée qui en déclenche une autre, encore une autre, pour ensuite laisser place à notre imagination, à nos rêves, à notre vie intérieure.

Ma vie intérieure ? Inexistante jusqu’à mes soixante ans.
Et maintenant ? Existe-t-elle ou ai-je l’illusion qu’elle existe ?
Et pour les autres, ceux que je côtoie maintenant comme ma famille ?
Et Claire ? Avait-elle eu une vie intérieure ? Ou simplement une ambition, l’ambition d’être la première, coûte que coûte.
Tout ce que j’apprends sur elle me fait toujours penser au même mot : ambition.
Ou plutôt, non : arrivisme.
Arrivisme est plus réel, plus vrai. Et c’est cet arrivisme qui l’a tuée.
Une sorte de suicide programmé ai-je envie de penser.
Mais qu’est-ce qui a bien pu la décourager à ce point, la casser ?
Un chagrin d’amour ? Peu probable. Une mise à l’écart dans son métier ? Non, elle aurait rebondi, réattaqué.
Plus j’essaie de la comprendre, plus il devient évident qu’elle n’est pas une victime.
Les victimes ce sont ses amis, Olivier, Véronique, André aussi et probablement Gérard. Gérard qui a eu une aventure avec elle, une aventure sans lendemain comme il les aime et qui a dû se retrouver piégé.
Situation suffisante dans sa position pour s’en débarrasser, même si c’est une amie de sa fille. Mais pourquoi a-t-elle accepté de se laisser piéger ?
Etait-elle réellement amoureuse de lui ? Avait-elle cru au Grand Amour pour la première fois de sa vie ? Ou simplement, lui avait-il promis une promotion, une vraie promotion digne de son ambition ?
« Combien ce livre ? »
Un client.
Je ne me suis même pas rendu compte que ce jeune couple fouillait dans mon échoppe depuis un moment et avait trouvé ce qu’ils croyaient être le livre introuvable.
« 10 Euros. »
« Tant que ça ? »
« Vous trouvez que c’est trop cher ? »
« Chez Gibert, les livres d’occasion sont beaucoup moins chers. »
Ils me regardent, attentifs, incertains, mal à l’aise. Ils sont bronzés, jeunes, beaux, et reviennent probablement de vacances au Maroc où on leur a expliqué qu’il fallait marchander.
« Huit Euros ? » demande la jeune femme d’une voix timide.
Je les regarde en silence. Ils ont peur et pensent qu’ils sont allés trop loin, qu’ils n’auraient pas dû.
Je souris.
« Je vous l’offre. »
« Mais … »
« Profitez-en, c’est mon jour de bonté. »
Mal à l’aise, ils prennent le livre et partent vite, trop vite, sans se retourner, ne sachant pas s’ils ont fait une bonne affaire ou s’ils se sont fait avoir.

Comme quoi, si on ne joue pas le jeu, si les normes ne sont pas respectées, les gens ne savent que faire, que penser. Gagner deux Euros était une victoire. Mais avoir le livre pour rien, gratuitement, n’est pas normal.
Qu’est-ce qui a déstabilisé Claire au point de lui faire penser que sa vie était un échec ?
Et moi ? Qu’est-ce qui m’a fait prendre conscience de l’inutilité de ma vie et qui m’a poussé à repartir à zéro, à tout recommencer ?
L’absence de communication avec mes proches ? L’ennui ? L’âge où tout s’arrête, où votre vie passée n’existe plus ?
La retraite ? Je ne crois pas. Mes enfants sont partis, Ma vie de couple était détruite. Aucun motif de se battre, d’envisager l’avenir, de continuer à vivre, à aimer dans ces conditions.
J’ai réagi et je croyais avoir fait le bon choix. Mais mon choix remet en cause les vies d’Olivier, de Véronique, des vies qu’ils n’ont pas encore commencées.

Olivier ne veut pas s’engager avec Claudie pour ne pas faire comme moi à 60 ans. Véronique refuse le présent par peur de l’avenir.
Je croyais leur faire du bien, et je ne fais que leur faire du mal, comme j’ai fait du mal à mes enfants, à ma femme. Nous aurions pu être heureux, mais notre vie était toute tracée. J’avais un travail, elle aussi, les enfants ont très vite eu leurs vies à eux, sans nous et nous n’avions plus rien en commun, si ce n’est un carnet de chèques pour payer les factures, les traites, les vacances toujours identiques, sans surprise, sans folie. Cette vie d’habitudes est très vite devenue « habitude » tout cours. Mes enfants ont voulu faire leurs vies, une vie différente, mais ils sont probablement devenus parents, se sont endettés pour acheter une maison et n’ont fait que reproduire ce qu’ils ont voulu fuir. Ma femme aussi a voulu changer, mais elle n’a réussi qu’à ouvrir un autre compte bancaire commun et recommencer, avec un autre que moi, les factures, les vacances sordides, l’ennui.

La journée se déroule, morose, bien que je ne l’aie pas vue passer.
Je grignote sans faim un sandwich insipide, je regarde les gens pressés d’aller à leur travail ou de rentrer chez eux, souvent pressés, tout court, sans vraie raison.
J’essaie de faire le point sur la mort de Claire, de noter les preuves qui peuvent laisser penser à un assassinat – ou un suicide – mais ce ne sont que des suppositions, le fruit de mon imagination.

Je ferme mon échoppe et me dirige lentement vers la rue de Bièvre où j’ai invité Claudie à dîner.
Qu’est-ce que je peux lui demander de chercher dans les archives, dans les dossiers classés confidentiels ? La preuve que Gérard a pistonné Claire, a obligé André à la prendre à ses côtés ?
Inutile, je sais que cette preuve n’existe pas, ne peut pas exister, car même si c’est vrai, cela s’est fait de vive voix, sans papiers officiels. Tout au plus puis-je avoir des notes sur la conduite de Claire, savoir comment elle était notée, si elle était appréciée de ses supérieurs.
Je suis sûr que Claudie se fera un plaisir d’effectuer ces recherches pour moi, pleine d’espoir de mettre en avant les erreurs, les fautes qui pourront incriminer Claire et la détruire aux yeux d’Olivier.

Quand j’arrive à la Soummam, elle est déjà là, à m’attendre. On lui a donné d’office la petite table ronde, celle ou nous avons déjà nos habitudes. Une bouteille de gris de Boulaouane est aussi sur la table et elle a commencé à boire.
« Je suis si en retard que ça ? »
« Non, c’est moi qui suis en avance. »
Et, elle ajoute en souriant,
« On m’a servi, sans me demander mon avis. »
« Et oui, c’est ça d’être une habituée. »
« Pourtant je ne suis pas venue souvent. »
« Comment auraient-ils pu t’oublier ? »
Elle me regarde, amusée.
« Tu avais retenu, c’est ça ? »
« On ne peut rien te cacher. »
Elle sourit.
« Dommage. J’aurais bien aimé être inoubliable. »
Je m’assieds à côté d’elle, remplis mon verre et nous trinquons.
« Tu es très en beauté. »
Elle rougit.
« C’est pour me faire la cour que tu m’as invitée ? »
« Ça t’ennuie ? »
« Non, mais ce n’est pas ton genre. »
« Tu as raison. Je t’aime beaucoup, mais je suis trop vieux. Au mieux je pourrais être ton père. »
« Ah non. »
Mais elle se reprend, immédiatement.
« Excuse-moi, ce n’est pas ce que je voulais dire. »
« Ne t’excuse pas, tu as raison. C’est vrai, j’ai été un mauvais père et un mauvais mari. Et je suis trop vieux pour être aussi un mauvais amant. »
« Ce n’est vraiment pas ce que je voulais dire. »
« Tu as tort, parce que c’est la vérité. »
« Non, je … »
« Ne t’inquiète pas, je plaisantais. Et puis tu es trop jeune pour prendre un amant, attends d’être mariée. »
« Tu es encourageant ce soir. Qu’est-ce qui se passe ? »
« Rien. Ou plutôt si. Je tourne en rond, je n’arrive pas à trouver la preuve qui pourrait expliquer la mort de Claire. »
« Je peux t’aider ? »
« Peut-être, je ne sais pas. »
Elle me regarde, boit une gorgée de vin.
« J’ai déjà fouillé toutes les archives disponibles. Je n’ai jamais rien trouvé de … suspect. »
« Tu as vu les notes données par ses supérieurs ? »
« Bien sûr. Élogieuses pour la plupart. »
« La plupart ? »
« Oui, la dernière note du commissaire sur Claire était négative. »
« André ? »
Elle hoche la tête avant d’ajouter
« Mais il est revenu dessus et l’a remplacée quelques jours après. »
« Comment en as-tu eu connaissance ? »
« Elle avait été enregistrée sur un disque dur de réserve, au cas où. Et ils ont oublié de l’effacer. »
« Tu pourrais m’en faire une copie ? »
« J’essaierai. »
Elle me regarde, hésite,
« J’en profiterai aussi pour voir si je ne peux pas trouver autre chose. »
Je hoche la tête, esquisse un sourire auquel elle répond. Et nous nous regardons en silence, sans savoir que dire.
Heureusement le garçon s’approche de nous avec les menus.
« Comme d’habitude ? »
« Ai-je le choix ? »
« Bien sûr. »
« Je plaisantais. Couscous méchoui pour moi. … Comme d’habitude. »
Il sourit, rassuré. Et déjà Claudie enchaîne,
« Moi aussi. »
Et il repart avec sa commande, heureux de sa certitude : ‘Les clients fidèles prennent toujours la même chose.’
C’est vrai, mais c’est uniquement valable pour les restaurants ‘exotiques’ où l’on va pour un plat, une saveur particulière.
« Tu as vu Olivier ? »
« Oui, il ne te l’a pas dit ? »
« J’ai essayé de le joindre, mais on m’a dit qu’il avait été envoyé en mission en province pour la journée. »
« Il ne m’en a pas parlé. »
« Il est très discret sur son travail. »
« C’est vrai. Et puis il n’était peut-être pas encore au courant de ce déplacement. »
« Peut-être. »
Elle me regarde en silence, manifestement malheureuse. Elle prend son verre, boit une gorgée pour se donner du courage.
« Il t’a parlé de moi … je veux dire de nous ? »
« Pas vraiment. »
« Tu ne veux pas me dire ce qu’il t’a dit, c’est ça ? »
« Pas du tout. Mais il n’en parle pas parce qu’il n’a rien à en dire. »
« Que veux-tu dire ? »
« Je crois qu’il ne sait pas lui-même ce qu’il veut. »
« Mais je l’aime. »
« Je pense que lui aussi t’aime. Mais il a peur de s’engager. »
« Pourtant avec Claire … »
« Justement. Avec Claire, c’était facile. Tandis qu’avec toi … »
Elle m’interrompt, furieuse.
« Quoi, avec moi ? »
« Avec toi c’est pour la vie. Et il est encore jeune. »
« Mais il a trente ans. »
« Ce n’est pas uniquement une question d’âge. »
« Moi aussi j’ai presque trente ans. Et j’ai envie d’avoir des enfants. »
« C’est peut-être ça qui lui fait peur. »
« Après on sera trop vieux. »
« N’exagère pas. »
« Mais si. Quand j’étais jeune, j’avais une amie qui était née quand sa mère avait quarante ans. Elle n’osait pas nous pas la présenter de peur qu’on la prenne pour sa grand-mère. »
« Et c’était le cas ? »
« Je ne sais pas. Je ne l’ai jamais vue. »
« Tu sais, la jeunesse n’est pas que l’apparence physique. C’est aussi une forme d’esprit. »
« C’est vrai que toi tu parais jeune. »
« C’est gentil. Mais je ne parle pas de moi. »
Elle sourit, me regarde, rêveuse.
« Lee m’a dit que si tu voulais … »
« Je suis trop vieux. »
« Je croyais que ce n’était pas une question d’âge … physique. »
Je ris, elle aussi.
« Elle est repartie dans son pays ? »
« Oui, mais elle voudrait venir vivre en France. »
« Pourquoi ? »
« À cause de toi. »
« Arrête. »
« C’est vrai. Elle m’a dit que dans son pays, les jeunes filles sont souvent mariées à des vieux. Et qu’avec toi, elle veut bien parce que tu es gentil. »
« Elle ne me connaît pas. »
« Je pense qu’elle t’a bien jugé. »
« Non, je ne suis pas gentil. Demande à mes enfants, à ma femme. »
« C’est peut-être eux qui n’étaient pas gentils. »
Je ne sais pas quoi répondre. Je suis gêné, troublé. Non pas que je pense que je suis gentil, mais je n’ai jamais imaginé que ma famille – la vraie – puisse être responsable de ma fuite. J’ai toujours pensé que je n’étais pas normal, un être insensible, égoïste. Et là …
Heureusement nos couscous arrivent, mettant un peu diversion à mon trouble.
Nous nous servons de la graine de couscous, graine sur laquelle j’ajoute tout de suite une grande cuillerée de harissa.
Claudie me regarde en souriant.
« Lee aussi mange très épicé. »
Je la regarde sans savoir que dire, et je lui souris, bêtement.
Nous commençons à manger, Claudie me jetant régulièrement des coups d’œil amusés.
« C’est vrai que la jeunesse n’est pas une question d’âge. J’ai l’impression de voir un adolescent qui vient d’avoir son premier rendez-vous amoureux. »
Là, je rougis. Elle rit, ajoutant à mon trouble.
« Tu es bête. »
Mais ma remarque ne fait qu’accentuer son rire, et nous devenons le point de mire des clients qui ne comprennent pas comment un vieillard comme moi peut amuser autant une aussi jeune femme.
Je bois un verre de vin pour me calmer, et un autre encore. Mais cela ne fait qu’accentuer ma gêne et le fou rire de Claudie.
Pour faire diversion, je remplis son verre et lève mon verre pour trinquer avec elle.
Elle boit, et,
« Ça fait du bien de rire. On n’en a pas souvent l’occasion. »
« Tu ne t’amuses pas avec tes amies ? »
« Si, bien sûr. Mais il y a longtemps que je n’avais pas ri aux larmes. »
« Je suis ravi de t’avoir amusée. »
« Je suis sûr que, quand je raconterai à Olivier que tu pourrais un jour être mon beau-frère, ça l’amusera aussi beaucoup. »
« Je préférerais que tu oublies ça. »
« Ce n’est pas méchant. »
« Non, mais c’est faux. Je suis flatté, mais c’est faux. »
« Dommage. »
Nous nous regardons en souriant et continuons à manger.

De retour chez moi, je me sens bien. J’ai passé une bonne soirée et la plaisanterie de Claudie a créé un déclic chez moi.
Et si les rapports entre Gérard et Claire avaient été sincères et que le fait d’avoir Claire comme belle-mère avait fait disjoncter Véronique ? Une banale histoire de jalousie maquillée en affaire terroriste, avec le label ‘secret d’Etat’. Donc, affaire classée avant même d’avoir été ouverte.
Tout se tient, sauf le rôle de Nour Eddine. Sauf si c’est lui le tueur, celui dont il faut ensuite se débarrasser.
Un peu simpliste comme solution, mais les solutions les plus simples sont souvent les plus vraies. Pourquoi toujours imaginer des raisons compliquées, impensables, comme en sont truffés les romans policiers ?
Claudie m’a dit que la dernière notation de Claire était mauvaise. Elle commençait peut-être à ne plus se sentir concernée, à se voir déjà en ‘Madame la Ministre’, et donc à ne plus respecter ses supérieurs.

Et, je décide, avant de m’endormir, d’attendre la copie de la note faite par André sur Claire et d’aller le voir ensuite, preuve à l’appui, pour lui demander des explications.

  • 33 –

Le lendemain, je me réveille calme, heureux, persuadé d’avoir enfin trouvé la réponse à cet assassinat. Je n’ai plus qu’à attendre la preuve, cette fameuse note que doit me fournir Claudie. Aussi, je décide de m’accorder une journée de vacances.

Je sors de chez moi et je commence à marcher au hasard, flânant, regardant les vitrines, m’asseyant à une terrasse de café pour regarder les gens passer.
Mais très vite mon échoppe me manque. Mes vraies vacances, c’est d’être là, assis devant cette échoppe maintenant familière, à rêver, regarder, lire, rêver encore, tout en ayant l’impression d’être utile puisque je suis là pour vendre des livres qui, eux aussi, font rêver les gens. De plus je suis situé dans un endroit merveilleux, un des plus beaux de Paris dont, malgré l’habitude, je n’arrive pas à me lasser.
Je retourne donc sur mon quai, face à Notre Dame, j’ouvre mon échoppe, m’assieds à côté et je regarde, sans les voir, les gens passer, heureux sans savoir pourquoi.

« Ça marche les affaires ? »
Je sursaute, tiré de mes rêves par une voix grave, à l’intonation connue.
Je me lève précipitamment et regarde bêtement le propriétaire de mon échoppe.
« Je vous croyais en vacances. »
« À vous voir, c’est plutôt vous qui êtes en vacances. »
Mais, très vite, il enchaîne,
« Je plaisante. Je passais par là, et j’ai eu envie de faire le tour du propriétaire. »
« Je suis content de vous voir et je comptais vous envoyer les comptes … »
Mais il m’interrompt en riant,
« Je suis en vacances ne l’oubliez pas. On aura tout le temps de parler chiffres le mois prochain. Pour l’instant continuez à vous prélasser au soleil, c’est ce qu’il y a de mieux à faire. »
Je le regarde, ne sachant que répondre.
Toujours en riant, il ajoute,
« Quoique à vous voir, je me demande si je ne devrais pas reprendre cette échoppe pour m’asseoir à votre place. Vous pourriez prendre ma place au bureau. »
Là, je ne le trouve pas drôle du tout. Cela doit se voir sur mon visage.
« Décidemment mon humour ne vous amuse pas aujourd’hui. Mais ne vous inquiétez pas, je vous laisse la gestion de l’échoppe, ce que vous faites très bien du reste. Allez, bonne journée. »
Et il part, en riant, avec un petit salut.

Il m’a gâché ma journée en me rappelant qu’effectivement il fallait que je fasse les comptes de la vente des livres et que je les lui donne en début de mois comme nous en avions convenu dès le début de notre collaboration.
J’ai rapidement la vision de mon bureau d’antan, de ce bureau où j’ai passé une quarantaine d’années à remplir des colonnes et aligner des chiffres.
Ce sinistre souvenir me fait frissonner et m’enlève toute envie de rester là, immobile, à attendre un improbable touriste. J’ai envie d’action, de bouger.
Je décide donc d’aller voir André, de l’accuser, de le questionner, bien que je n’aie pas encore la preuve que doit m’apporter Claudie.

Devant la Préfecture de Police, le planton me reconnaît,
« Si c’est pour le commissaire, vous venez juste de le rater et je ne sais pas quand il reviendra. »
Décidemment ce n’est pas mon jour.

Je vais m’asseoir place Dauphine, mais un rapide coup d’œil à la fenêtre de Véronique m’apprend qu’elle n’est pas là, puisqu’elle est fermée malgré la douceur de l’air et que la pièce est sombre.
Je me relève donc et vais me promener sur le pont Neuf.
La vision du pont des Arts me donne envie d’y aller. Là, je m’assieds sur un des bancs situés au milieu du pont et retrouve mon calme en regardant les gens passer devant et derrière moi, des amoureux indifférents à ma présence, des hommes en costumes-cravates pressés d’aller à leurs rendez-vous, des clochards affalés à côté d’une bouteille de vin rouge entamée, des jeunes peintres s’obstinant à dessiner l’Ile de la Cité que des générations avant eux ont déjà dessinée.

Combien de temps suis-je resté là, à regarder l’eau couler, à rêver, à voir au ralenti les gens passer, je ne sais pas, je ne sais plus. Mais brusquement je me rends compte que la couleur de la Seine n’est plus la même et que la journée touche à sa fin. Je sursaute, m’assieds sur le banc où je suis maintenant allongé, et me lève d’un bon, comme pris en faute. Mais autour de moi, personne ne me regarde, personne ne s’occupe de moi. Mal à l’aise, je me dépêche de quitter le pont et de retourner vers mon échoppe, vers mon lieu de travail journalier si rassurant.

En me voyant arriver, Olivier se précipite vers moi.
« Où étais-tu ? Ça fait des heures que je t’attends. »
« Qu’est-ce qui se passe ? »
« Je devais déjeuner avec Claudie, mais elle n’est pas venue et ne répond pas sur son portable. Et comme je sais que tu as dîné avec elle hier soir … »
Je le regarde, sans comprendre ce qu’il me dit avec cette voix anxieuse, saccadée, trop rapide.
« Claudie ? »
« Oui, tu sais où elle est ? »
« À son bureau sûrement. Elle devait faire des recherches sur ordinateur … »
« Non, elle n’est pas venue travailler et elle n’a pas téléphoné pour prévenir. »
Je le regarde en silence, ne sachant que dire.
« De quoi avez-vous parlé ? »
« Elle m’a dit avoir découvert dans un disque dur une note confidentielle sur Claire. »
« Et … ? »
« Elle devait la rechercher pour m’en faire une copie. »
« La conne. »
Je le regarde, surpris de la violence de son cri.
« Mais qu’est-ce que tu as ? »
« Si tu as de ses nouvelles, appelle-moi immédiatement. »
Sans attendre ma réponse il repart, courant presque, vers le quai des Orfèvres.
Je le regarde partir, sans comprendre. Mais très vite son inquiétude me gagne.
« Alors ce foie gras, ça valait la peine ? »
Mon voisin.
« Je ne l’ai pas encore goûté. »
« Moi à votre place, je n’attendrais pas. Je peux vous aider à le manger si vous voulez. »
« J’y penserai. »
En riant, il repart vers son échoppe. Mais son intervention m’a calmé. Inutile de s’inquiéter. L’absence de Claudie a sûrement une explication. Ne pas devenir parano comme je l’ai déjà été avec le cadeau d’André.

Je me force donc au calme et ouvre mon échoppe alors que mes voisins commencent à fermer les leurs.
Je ne m’assieds pas, et je commence à marcher de long en large.
Résultat, les rares passants m’évitent, me contournent et par là même s’éloignent de mon échoppe. Mais cela m’est égal et, pour être franc, je ne m’en rends même pas compte.
J’essaie de me rappeler notre conversation de la veille afin de comprendre ce qui est arrivé à Claudie et de chercher ma responsabilité dans son absence.
Elle a parlé d’archives informatiques. Et si ces archives ne se trouvaient pas dans son bureau mais à un autre endroit ? Olivier doit savoir cela. Mais pour le joindre, je dois retourner chez moi puisque mon voisin n’est plus là pour me prêter son portable.
Du reste, il faudra que je m’en achète un moi aussi, car ces derniers temps cette possibilité d’être joint ou de joindre quelqu’un n’importe quand m’a manqué.
Avec un certain regret, je constate qu’une fois de plus le journalier reprend ses droits. Rendre des comptes à un patron, acheter un téléphone pour être joint, m’inquiéter pour quelqu’un.
Mais le plus important c’est ça. M’inquiéter, moi qui pensais être devenu insensible, hors du temps et des sentiments.

Je ferme rapidement mon échoppe et me précipite chez moi.
Là, j’appelle Olivier
« Oui, je suis aux archives. Le badge de Claudie y a été enregistré ce matin à 7 heures. Mais depuis plus rien. »
Donc, elle est allée chercher le document dont j’avais besoin, mais où peut-elle être allée ensuite ?
Je suis inquiet. Qu’a-t-elle pu découvrir qui l’oblige à se cacher ? Où encore, quelqu’un l’a-t-il vue et a-t-elle dû se cacher ou fuir ?
Je ne me sens pas fier de moi. Pour trouver un assassin, je viens de mettre Claudie en danger et probablement d’alerter l’assassin.
J’hésite, puis appelle André.
« Le commissaire est rentré chez lui. »
J’appelle chez lui et tombe sur sa femme.
« Armelle, bonjour, c’est Loïc. »
« Loïc, quelle bonne surprise. Justement je parlais de toi avec André hier soir, lui demandant de tes nouvelles. »
« André est là ? »
Un silence, puis,
« Un problème ?
« Je ne sais pas encore. »
« Il n’est pas là. Il m’a appelé pour me dire qu’il rentrerait très tard. »
« Tu sais où il est ? »
« Non. Tu as essayé son portable ?
« Oui, mais ça ne répond pas. »
« Je m’en doute. Il ferme toujours son portable quand il ne veut pas qu’on sache où il est. »
Comme je ne réponds pas, elle enchaîne,
« Mais pourquoi ce ton dramatique ? Je peux t’aider ? »
« J’ai une amie qui a disparu. »
« Elle est jolie ? »
« Armelle. »
« Je disais ça comme ça, pour savoir s’ils n’étaient pas partis tous les deux pour filer le parfait amour. Bon, je plaisante, mais si tu te sens seul, moi aussi et ce serait peut-être une bonne idée que tu viennes dîner. Comme ça on pourra l’attendre ensemble. »
Je n’hésite pas longtemps.
« J’arrive. »
Je trouve un taxi presque tout de suite – fait rare à cette heure de la journée – et une demi-heure plus tard je sonne chez Armelle.
« Tu as fait vite. »
« C’est un reproche ? »
« Au contraire. Je t’attendais pour boire … et je commençais à avoir soif. »

Elle m’entraîne vers leur terrasse où une bouteille de vin blanc et des verres sont déjà posés sur la table en bois.
Nous nous asseyons et,
« Du blanc en apéritif, c’est ça ? »
« Je vois que tu n’as pas oublié mes préférences. »
Elle nous sert, nous trinquons.
Puis, la première gorgée bue,
« Dis-moi ton problème. »
Je la regarde, hésitant.
« Je m’inquiète peut-être pour rien, mais j’avais rendez-vous avec une amie qui n’est pas venue. »
« Un rendez-vous raté, et tu t’inquiètes ? Tu as vraiment tout oublié de la vie. »
Mais devant mon manque de réaction à sa plaisanterie, elle enchaîne rapidement,
« Excuse-moi. »
« Non, ce qui m’inquiète vraiment c’est qu’elle devait déjeuner ensuite avec son fiancé et qu’elle n’y est pas allée non plus, ni même à son travail. »
Avant qu’elle ne pose la question, j’ajoute rapidement,
« Et, bien entendu, elle n’est pas chez elle non plus. »
Elle me regarde fixement en buvant une gorgée de blanc avant de demander d’une voix atone,
« Quel rapport avec André ? »
« Elle travaille à la Préfecture de Police., sous ses ordres. »
« Un rapport avec le meurtre de Claire ? »
« Je ne sais pas. »
« Si, tu sais. Et c’est pour ça que tu t’inquiètes, pas vrai. »
Je hoche la tête sans répondre.
Elle vide son verre d’un trait et nous ressert.
« Pourquoi avais-tu rendez-vous avec elle ? »
Pour ne pas répondre, je prends mon verre et bois une longue gorgée.
Bien entendu, elle prend ça pour une réponse.
« Elle avait trouvé des nouveaux éléments sur le meurtre … »
Et, plus pour elle-même que pour moi, elle continue à mi-voix,
« … Et ces éléments impliquent André. »
« Pas du tout, je … »
« Ne me prends pas pour une idiote. Je sais depuis le début que le meurtre de Claire n’est pas une affaire de terrorisme comme ils veulent le laisser croire. C’est une histoire fesses. … Encore une. »
« Que veux-tu dire ? »
« La promotion canapé ça existe, même dans la police. »
Je la regarde sans répondre, persuadé qu’elle a quelque chose sur le cœur, qu’elle a besoin d’en parler.
Après un long silence et quelques gorgées de vin,
« Pourquoi tiens-tu tant à résoudre le meurtre de Claire ? »
« Je ne sais pas vraiment pourquoi, mais c’est important pour moi. J’ai l’impression que c’est la porte d’entrée de ma nouvelle vie. »
« C’est vrai que pour toi le passé ne compte pas… »
Nouvelle gorgée de vin.
« Pas de souvenirs, pas de scrupule. Tout est simple. Les preuves donnent la solution et aucun sentiment ne peut renier cette vérité. Pourtant, dans la vie, la vraie vie, tout n’est pas aussi simple. Nous avons un passé avec des bons et des mauvais souvenirs, mais ces souvenirs sont toujours présents dans notre jugement. Je ne comprends pas pourquoi le meurtre de Claire pose tellement de problèmes et surtout, pourquoi André t’a demandé de trouver la solution, alors que cette solution risque de le mettre en cause. »
« Pourquoi dis-tu ça ? »
« Parce que autrement tu ne serais pas là. »
Je la regarde sans répondre.
« Rappelle-toi, je t’ai dit que je m’essayais à l’écriture d’un roman policier. Je ne sais pas si j’arriverai au bout de ce roman, mais il m’a appris à regarder et à analyser ce que je vois. Depuis la mort de Claire, ou plus exactement depuis sa rencontre avec toi, André a changé. Oh pas beaucoup, c’est vrai, mais suffisamment pour que je commence à me poser des questions. J’ai d’abord cru à une maîtresse, mais ses absences ne sont pas assez régulières. Et puis il est tendu, inquiet, imprévisible. Tu vois, le fait de m’appeler ce soir une demi-heure avant le dîner pour dire qu’il ne rentrerait que très tard, il ne le faisait jamais avant. »
Elle me regarde longuement, et brusquement sourit.
« Et puisque le dîner est prêt, si tu le remplaçais pour ce soir ? »

Nous nous retrouvons dans la cuisine devant une petite table où le couvert pour deux est déjà mis. Elle me fait signe de m’asseoir et sort du réfrigérateur une grande assiette de saumon. Mais en la posant sur la table,
« On va dîner là comme un vieux couple, mais on ne se connaît pas encore assez pour ça. »
Alors, prenant un plateau, elle entasse rapidement assiettes, couverts, verres, pain et tout ce qui se trouve sur la table.
« Il fait encore doux. Autant profiter de la terrasse, ce sera plus agréable. »
Et se tournant vers moi,
« Je te laisse prendre une autre bouteille de blanc dans le réfrigérateur. »

Je la rejoins sur la terrasse alors qu’elle finit de réinstaller la table pour notre dîner.
Nous reprenons nos places, elle se sert en saumon et me tend le plat pendant qu’elle se sert en salade. Je me sers à mon tour et lève mon verre en souriant.
Elle m’imite,
« Ça me rappelle nos premiers dîners en amoureux quand nous avons acheté cet appartement. »
Je souris, ne sachant que répondre.
« Tu vois, c’est là où les souvenirs ont du bon. J’ai passé de bons moments sur cette terrasse, et, à cause de ça, notre dîner en tête à tête va être agréable, tendre, sensuel. »
Comme je la regarde avec de grands yeux étonnés,
« Tu n’as pas de souvenirs. Donc, passer un bon moment avec moi, je veux dire avec une femme, ne peut pas te créer de regret. »
« Pour mon passé non, mais pour André … »
« Pourquoi ? C’est avec toi qu’il me trompe ? »
Là, je suis complètement désarçonné et elle éclate de rire.
« Je vais finir par croire vraiment à ton amnésie. »
« Parce que je te parle d’André ? »
« Non, parce que tu n’as aucun réflexe sentimental. »
« Tu te trompes, je ne suis pas insensible à ton charme. »
« J’espère bien. Mais je suis trop vieille pour jouer les midinettes et en plus André peut arriver d’un moment à l’autre. »
« Tu m’as dit qu’il rentrerait tard. »
« C’est vrai. Mais, le connaissant, je suis sûr qu’il sait déjà que tu es là et il ne va pas tarder. »
« Pourquoi ? Il est jaloux ? »
« Non, mais je pense qu’il est inquiet de ce que tu peux me raconter. »
« À quel sujet ? »
« La mort de Claire et tes soupçons sur Gérard et lui. »
« Je n’ai jamais dit ça. »
« Non, mais tu l’as pensé très fort et je sais que tu as probablement raison. En plus la disparition de ton amie ne peut que donner raison à tes soupçons. »
« C’est pour poser franchement la question à André que j’ai téléphoné. »
« Dommage, je croyais que c’était pour mes charmes. »
« Pour ça aussi. »
Elle lève son verre.
« Tu es gentil. »

Effectivement André arrive avant la fin de notre dîner, et, me voyant, il joue la surprise.
« Ça alors, il suffit que je tourne le dos pour que je te retrouve en tête à tête avec ma femme. »
Mais déjà Armelle enchaîne
« Je ne pensais pas te voir rentrer si tôt. »
« Déçue ? »
« Non, mais nous aurions pu t’attendre pour dîner. »
« Ce n’est pas grave, je n’ai pas très faim »
Sans tenir compte de sa réponse, Armelle se lève et retourne dans la cuisine.
André s’assied à côté de moi.
« Tu voulais me voir ? »
« Oui, j’ai des questions à te poser. »
« Ça ne pouvait pas attendre demain ? »
« Ça aurait pu, si Claudie n’avait pas disparu. »
Il me regarde fixement, mais sa non-réponse prouve qu’il est au courant.
« Quel rapport avec moi ? »
« Où étais-tu ? »
Il essaie de plaisanter.
« C’est Armelle qui t’a demandé de me questionner ? »
« Je suis sérieux, André. »
Il me jette un regard noir et je le sens brusquement tendu, nerveux, prêt à frapper.
Mais l’arrivée d’Armelle avec un plateau où se trouvent un autre couvert pour lui, une tanche de saumon et une nouvelle bouteille de vin, le force à se calmer.
Il la regarde, esquisse un sourire.
« Merci. »
Il prend son verre, le remplit avec notre bouteille de blanc déjà très entamée et le boit d’un trait.
Puis il me regarde, et demande
« Tu peux embêter Armelle avec nos discussions professionnelles. »
« Si elle est d’accord. »
Armelle répond en souriant
« Ça m’aidera sûrement pour l’écriture de mon roman policier. ».
Je hoche la tête avant de demander,
« C’est toi qui l’a fait enlever ? »
« Non. Mais elle n’aurait pas dû aller fouiller dans les archives. »
« C’est moi qui le lui ai demandé. »
« J’avais compris. »
Je laisse passer un peu de temps, et il en profite pour se resservir du vin.
« Tu sais, elle avait déjà fouillé et trouvé la preuve que je cherche. »
Il me regarde, inquiet.
« Quelle preuve ? »
« Ta note sur le comportement de Claire. »
« C’est tout ? »
« Cette preuve existe. Tu croyais l’avoir fait disparaître, mais le problème de l’informatique c’est qu’il y a toujours un disque dur qu’on oublie d’effacer. »
Il prend son verre de vin et boit lentement, calmement.
Puis,
« Il le fallait. Elle était allée trop loin. »
« À cause de Gérard ? »
« Pas seulement. »
« Que veux-tu dire ? »
« Elle devenait incontrôlable. »
« Explique-toi. »
« Véronique l’a présentée à son père et évidemment Gérard en a fait sa maîtresse. Il m’a demandé de la prendre dans mon service car il voulait qu’elle le renseigne sur Nour Eddine qu’il soupçonnait de sortir avec sa fille. »
Il marque un temps d’arrêt, boit une nouvelle gorgée de vin.
« Ensuite, elle a commencé à laisser entendre que Nour Eddine était un espion et qu’il faisait chanter Véronique. J’ai tout de suite fait mettre Nour Eddine sous surveillance et nous avons découvert que c’est elle qui couchait avec lui. C’est pour ça que, sous couvert d’un soit disant piège tendu à Nour Eddine, on pensait pouvoir la piéger elle. Mais nous avons perdu le contrôle de la situation et elle s’est faite tuer. »
« Tu sais par qui ? »
« La solution la plus crédible est qu’il était vraiment un espion puisqu’il s’est fait tuer peu de temps après son retour en Algérie. »
« Tu crois qu’il n’y est vraiment pour rien ? »
Nous nous regardons en silence un long moment.
« C’est pour ça que tu es allé en Algérie ? »
Il hoche la tête.
« Mais pourquoi m’avoir poussé – et aidé – à chercher la solution ? »
« Parce que tout cela ne reste pas clair pour moi. Et toi seul pouvais découvrir le vrai rôle de Gérard dans cette affaire. »
« Donc, tu soupçonnes Gérard ? »
Nous nous tournons tous les deux vers Armelle qui a écouté sans rien dire, mais qui n’a pu s’empêcher de réagir. André la regarde en hochant la tête,
« Il est en effet possible qu’il soit l’instigateur et … le commanditaire de la mort de Claire. »
Là, c’et moi qui sursaute
« Mais pourquoi ? »
« Cette histoire d’espion ne me satisfait pas. J’ai toujours eu l’impression que Gérard s’en servait pour cacher autre chose, autre chose que Claire avait découvert. Et c’est la réponse que j’espérais que tu nous donnerais. »
« Et tu penses que c’est lui qui a fait enlever Claudie. »
« C’est une possibilité. C’est pour ça que j’ai mis toute mon équipe sur le coup. »
« Olivier aussi ? »
« C’est lui qui dirige l’opération. »

  • 34 –

Le lendemain Olivier me réveille en tapant sur ma porte. Il est effondré et s’écroule dans mes bras.
« Elle est morte. »
Encore endormi, je mets du temps à comprendre, puis je le fais entrer, l’installe dans mon fauteuil et prépare du café.
« On l’a retrouvée dans la salle des archives du personnel, recouverte de caisses. Une pièce qui ne comprend que des archives vieilles de plus de cinquante ans. Elle aurait pu rester là pendant des années sans que personne ne s’en aperçoive. »
« Vous savez qui a fait ça ? »
« Les services techniques passent tout au peigne fin, mais il y a peu de chance de trouver des indices. »
« Tout le monde a accès aux archives ? »
« Non. Il faut un badge pour y avoir accès. »
« Et le planton de garde ? »
« Il n’a rien vu. Elle y est allée très tôt, avant son arrivée. »
Je lui sers un café et nous buvons en silence.
« Elle a souffert ? »
« Je ne crois pas. Assommée puis étranglée. Elle n’a pas dû voir arriver le tueur. »
« Des archives ont disparu ? »
« Apparemment non. Mais c’est difficile de savoir. »
Je reprends du café.
« Tout ça est de ma faute. »
« Mais non. C’est elle qui t’a parlé de ce qu’elle avait trouvé dans un disque dur. »
« C’est vrai. Mais c’est moi qui lui ai demandé d’aller m’en faire une copie. »
« Elle n’était pas dans le secteur informatique. »
« Tu es sûr ? »
« Absolument. Comme tu m’en avais parlé, c’est la première chose que j’ai vérifiée. »
« Et le disque dur dont elle avait parlé ? »
« Il est encore là. »
Je le regarde sans comprendre.
« J’ai jeté un coup d’œil sur son contenu. Apparemment rien n’a été effacé, mais j’ai demandé aux experts de vérifier. J’aurai les résultats dans les jours qui viennent. »
Nous nous resservons en café.
« Tu en avais parlé à quelqu’un ? »
« Non, juste à toi. Mais je ne t’ai vu que quand tu étais déjà inquiet de la disparition de Claudie. »
Nous nous regardons, ne sachant que penser.
« Tu crois qu’elle aurait pu en parler à quelqu’un ? »
« Je ne crois pas. »
« André est au courant ? »
« Naturellement. C’est lui, qui, après t’avoir raccompagné, nous a rejoints et a insisté pour qu’on fouille tout le bâtiment des archives. »
« Je lui avais dit ce que Claudie était allé chercher. »

Après le départ d’Olivier, je suis désemparé. Je ne sais que faire et n’arrive à m’enlever de la tête que je suis responsable. J’essaie de comprendre ce qui a pu arriver et pourquoi elle n’est pas allée dans le secteur informatique.
A-t-elle été interceptée avant ? Mais dans ce cas, quelqu’un l’attendait, quelqu’un qui savait ce qu’elle allait chercher.
André a eu l’air surpris mais pas vraiment inquiet de cette soi-disant preuve avec laquelle je pensais le coincer. Savait-il déjà qu’elle avait été tuée ? Etait-ce lui le coupable ?
Hier soir, en allant chez lui, je le croyais impliqué, mais pas vraiment coupable. Pourtant Claudie m’avait laissé entendre que le brouillon de lettre en faisait un suspect. Mais ses explications étaient crédibles. Il n’avait changé son rapport qu’à la demande de Gérard et ça, Claudie ne pouvait pas le savoir.

Je n’ai pas le courage d’aller ouvrir mon échoppe et je ne sais pas que faire. J’hésite à aller voir André, mais, dans l’agitation qu’il doit y avoir à la Préfecture, je doute que ma présence soit la bienvenue.

J’erre toute la journée dans le Quartier Latin, essayant de m’occuper l’esprit ou, à défaut les yeux et le corps, en faisant du lèche-vitrine. Mais je n’arrive à pas à oublier sa mort et à croire en ma responsabilité. Pas directe, il est vrai, mais elle croyait en moi, me faisait confiance et pensait, grâce à moi, pouvoir amener Olivier à l’aimer.

À la nuit tombante, je me retrouve place Dauphine. Je regarde les fenêtres allumées de Véronique, et, au moment où je vais frapper chez elle, j’aperçois Olivier dans la pièce. Immédiatement je fais demi-tour, ne voulant pas être vu.

Olivier est allé voir Véronique. Pourquoi ? L’informer de la mort de Claudie ou l’interroger ? Ou, peut-être aussi, pour trouver un peu de réconfort ?
Pour ma part, je me retrouve seul au Petit Châtelet, attablé à une table située à l’intérieur de la salle et placée devant un feu de bois. De regarder les flammes me fait du bien et le serveur, habitué à ma présence, respecte ma solitude.
C’est là qu’André me rejoint.
« Je savais que je trouverais ici. »
Il s’assied en face de moi.
« Je suis désolé. »
Je hoche la tête, sans répondre.
Mais déjà le garçon apporte la bouteille de vin blanc qu’il a commandée avant de me rejoindre, et deux verres. D’un geste André le remercie, prend la bouteille et remplit nos verres.
« Bois, on en a besoin. »
Nous buvons en silence, puis,
« Tu as une idée du meurtrier ? »
« C’est plutôt à moi de te poser la question. »
« C’est vrai. Mais mes services sont dans le flou le plus total. »
À nouveau il remplit nos verres.
« De quoi t’avait-elle parlé, à part de mon brouillon de lettre ? »
« De rien d’autre. Pour elle, ton revirement avait de l’importance. »
« Problèmes administratifs, sans plus. Ça arrive tous les jours … enfin presque. »
« Tu as prévenu Gérard ? »
« Il était déjà au courant. »
Après un léger silence, il ajoute,
« Olivier l’avait dit à Véronique. »
« Surement puisqu’il était chez elle en fin de journée. »
« Décidemment tu m’étonneras toujours. Et qu’est-ce que tu sais d’autre ? »
« Tout ça est de ma faute. »
« Je ne crois pas. Mais tu devrais faire attention à toi. »
« Pourquoi ? »
« Tu as dû découvrir quelque chose qui fait peur au meurtrier. »
« Oui, mais quoi ? »
« Je ne sais pas. »
La bouteille de vin finie, nous en commandons une autre et de quoi manger. Non par faim, mais pour faire passer le vin.
Toutes nos questions restent sans réponse. Qu’est-ce que Claudie avait découvert ? La seule certitude est que ce devait être suffisamment important pour justifier le risque de la tuer, et qui plus est, dans le local des archives du personnel de la police.
André est comme moi, perplexe. Il ne comprend pas, mais se sent, comme moi, responsable. Je ne peux pas m’empêcher de lui demander,
« Et pour Claire ? »
Il me regarde, sourit.
« Tu n’abandonnes jamais, hein. »
Puis, redevenant sérieux,
« On ne sait toujours pas qui l’a tuée … Ni pourquoi. » »
Il hoche la tête, pensif, avant d’ajouter
« Je ne sais pas non plus, mais je suis sûr que ça concerne Gérard. »
Comme je ne réponds pas, il enchaîne,
« Je ne dis pas que Gérard est le meurtrier mais plutôt le commanditaire de ce meurtre, et je pense que la mort de Claire est la conséquence de ses magouilles. »
« Ses histoires de cœur ? »
« Pas seulement. C’est un homme politique très malin, ne l’oublie pas. Mais je le crois plus attentif à ses intérêts personnels qu’aux intérêts de la République. »
« C’est une accusation grave. »
« Ils sont tous comme ça. Enfin, presque tous. »
« Et tu crois que Claire le gênait ? »
« Non, je crois que Claire s’est trouvée au mauvais endroit au mauvais moment et surtout qu’elle a eu accès à des documents qu’elle n’aurait pas du voir. »
« Un peu facile, non ? »
« Pas tellement. Gérard, comme tous les politiques, considère la vie comme un échiquier. Claire était un pion dans sa lutte contre le terrorisme – enfin appelons ça terrorisme, c’est plus noble – et il devait à tout prix protéger sa dame. »
« Véronique ? »
« Oui. Claire lui avait dit que Nour Eddine obligeait Véronique à lui fournir des informations secrètes. Il m’a donc demandé d’organiser ce fameux rendez-vous et Claire s’est portée volontaire. Mais ça a mal tourné, comme tu le sais. Nour Eddine a réussi à s’enfuir, mais il s’est fait tuer peu de temps après par … Disons ses amis.»
« Et Claudie ? »
« Je ne comprends pas. Elle a dû découvrir des preuves contre Gérard … ou Nour Eddine … ou quelqu’un d’autre. Je ne sais pas. Et je ne comprends pas. »
Il vide son verre d’un coup.
« Je croyais que tout était terminé, c’est pour ça que je laissé t’intéresser à cette affaire. Je pensais, qu’en toute innocence, tu ferais comprendre à Gérard qu’il est allé trop loin. Mais l’assassinat de Claudie laisse supposer qu’il y a d’autres éléments dans cette affaire que je ne soupçonnais pas. »
« Tu en a parlé à Gérard ? »
« J’ai essayé. Mais il a l’air aussi dépassé que moi et maintenant il a peur pour Véronique. »

À mon retour, je trouve un message sur ma boîte vocale. Lee m’annonce son arrivée pour le lendemain.

  • 35 –

Je suis à l’aéroport. J’attends Lee.
Mêlée aux autres passagers, elle arrive enfin. Elle a l’air fatiguée. Elle m’aperçoit, esquisse un sourire, me rejoint et s’écroule dans mes bras, en pleurs.

Dans le taxi qui nous ramène à Paris, elle me tient la main. Nous n’avons pas parlé depuis son arrivée. Ce n’est pas la peine. Nos mains soudées en disent plus que tous les mots.
Le taxi nous dépose devant mon studio et je monte sa valise. Sans un mot, elle s’allonge sur mon lit et me fait signe de la rejoindre. Elle se blottit dans mes bras et s’endort immédiatement.

Plus tard, beaucoup plus tard, je prépare du café pendant qu’elle prend une douche.
Vêtue de mon peignoir, une serviette roulée autour de ses cheveux, elle s’assied en face de moi.
« J’ai pris ton peignoir … »
« Tu as bien fait. »
Elle sourit et je lui sers une tasse de café.
« Tiens, ça te fera du bien. »
Elle hoche la tête, bois une gorgée.
« Ce voyage était épuisant. Je n’arrivais pas à dormir. »
Je la regarde sans répondre, souriant sans savoir pourquoi.
Elle boit une autre gorgée de café.
« C’est Olivier qui m’a prévenue. »
Je hoche la tête.
« J’aimerais rester chez toi. »
Devant mon air étonné,
« Je n’ai pas le courage d’habiter chez elle. »
Je ne réponds pas.
« Je peux dormir sur le fauteuil, ça ne me gêne pas. »

L’après-midi nous allons à l’hôpital où se trouve le corps de Claudie.
Lee voulait la voir. À notre arrivée, Olivier est là, qui nous attend. Il la serre dans ses bras, tendrement, puis nous accompagne dans le salon mortuaire que la Préfecture de Police a réservé.
Nous restons près de la porte d’entrée pendant que Lee s’approche du cercueil ouvert et se recueille. Puis, lentement, après un dernier regard, elle nous rejoint.
« Ne restons pas ici, s’il vous plaît. »

Nous nous installons dans le café le plus proche et je commande un whisky.
« Deux » dit Olivier.
« Moi aussi. J’en ai besoin. »
Et nous trinquons tous les trois à la mémoire de Claudie.

Puis, tout naturellement, nous nous retrouvons au couscous pour dîner.
« Claudie me disait toujours qu’elle adorait ce restaurant. »
Nous la regardons en souriant.
« Mais moi, j’ai beaucoup de mal avec cette nourriture. C’est si différent de celle de mon pays. »
« On peut aller ailleurs si tu préfères. »
« Non, maintenant je veux aimer le couscous, moi aussi. »
Nous buvons du Boulaouane, plus pour oublier que par soif.

Olivier nous informe que la Préfecture de Police prend à sa charge l’enterrement et qu’il aura lieu dans deux jours. Il précise aussi que le Ministre sera présent et la décorera à titre posthume.
« Pourquoi ? » s’étonne Lee.
« Parce qu’elle est morte en service. Je suis sûr qu’elle en aurait été fière. »
« J’aurais préféré qu’elle vive. »
« Moi aussi. »
Nous vidons nos verres à nouveau.

Olivier nous accompagne à mon studio. Il n’a pas l’air surpris quand Lee lui dit qu’elle habite chez moi.
J’installe Lee dans mon lit, malgré ses protestations, et elle s’endort tout de suite, vaincue par la fatigue et l’alcool auquel elle n’est pas habituée.

À moitié allongé sur le fauteuil, j’ai du mal à m’endormir, ne pouvant m’empêcher de la regarder dormir.

  • 36 –

C’est l’odeur du café qui me réveille. Lee, vêtue de mon peignoir, m’apporte une tasse fumante.
« Tu as bien dormi ? »
Je hoche la tête en souriant.
« Ce soir, c’est moi qui dors sur le fauteuil. »
« On verra. »
Je m’assieds, prends la tasse qu’elle me tend et bois une gorgée.
« Il est très bon. »
« C’est Claudie qui m’a initiée au café. Dans mon pays, on boit plutôt du thé. »
« J’en ai aussi si tu préfères. »
« Je sais. »
Elle va se chercher une tasse de thé déjà préparée et s’assied à côté de moi en disant
« Par contre, tu n’as rien à manger. »
« Tu veux que j’aille te chercher des croissants ? »
« Tu ferais ça ? »
« Bien sûr. »
Elle m’embrasse sur la joue.
« Inutile, mais je te remercie de l’avoir proposé. »

Une heure plus tard, nous sommes dans la rue en train de manger des croissants en regardant la Seine.
« Tu vas ouvrir ton échoppe ? »
« Pas aujourd’hui. »
Puis, après un silence,
« Qu’est-ce que tu veux faire ? »
« Je voudrais m’acheter une robe, pour demain. »
Je hoche la tête.
« Tu comprends, je suis partie très vite. Je n’ai pas eu le temps de prendre beaucoup d’affaires. »

Nous allons dans les boutiques du boulevard Saint Michel et elle trouve ce qu’elle cherche. Une robe blanche.
« Chez nous, le blanc est la couleur du deuil. »
« Ça te va bien. »
« Je veux lui faire honneur. »

Nous déjeunons au Petit Châtelet. Elle boit du vin, et, plusieurs fois, je la vois sourire, même rire.
« Tu sais, je l’aimais beaucoup. Et j’ai l’impression qu’elle voulait que je revienne. »
Comme je ne réponds pas,
« Elle pensait que je ne devais pas rester dans mon pays. Que mon avenir était ici, en France. »
« Mais tu n’as plus de famille ici. »
« Si, je t’ai toi. »
« Je suis trop vieux. »
« Ce n’est pas à toi d’en juger. »
« Tu sais que j’ai une fille plus âgée que toi. »
« Et alors. »
Nous restons un moment silencieux puis
« C’est à cause de moi qu’elle est morte. »
« Non. Elle voulait t’aider et elle a agi comme il fallait. »
« Si je ne lui avais pas demandé d’aller chercher des documents, elle serait encore en vie. »
« Claudie t’aimait. Elle a bien agi. »
« Je ne voulais pas qu’elle meure. »
« Ce n’est pas de ta faute. »
Elle me prend la main, la serre.
« Ne soit pas triste. »
Et nous restons là, silencieux.

Nous errons dans le quartier, puis nous marchons sur les quais, nous tenant la main pour nous rassurer, pour fuir cette tristesse qui nous unit.

Le soir, je veux l’emmener dîner dans un restaurant vietnamien.
« Dînons plutôt chez toi. Je vais te faire la cuisine. »
Nous allons rue Lagrange dans une épicerie vietnamienne et je la laisse choisir.
Elle a l’air heureuse et prend plaisir à parler dans sa langue.

Dans mon studio, elle me fait asseoir dans mon fauteuil et me sert un whisky.
« Tu restes là. »
Elle s’installe dans le coin cuisine où les bruits de casseroles sont progressivement remplacés par des grésillements aux odeurs alléchantes.

Le dîner se passe comme dans un rêve.
Elle sourit, heureuse, et mange en me observant, attentive à mes réactions. Je souris aussi, mais je ne sais plus si c’est à cause des saveurs exotiques ou de l’atmosphère de sérénité qui règne autour de nous.

Elle ne veut pas non plus que je l’aide à faire la vaisselle.
Puis elle se déshabille et se couche dans le lit.
« Viens »
Comme je ne sais pas comment réagir,
« Je veux simplement dormir contre toi. »

  • 37 –

Je me réveille le premier. Elle est blottie contre moi, et, pendant un long moment, je n’ose pas bouger de peur de la réveiller.
Puis, au ralenti, je me dégage et je me lève sans faire de bruit.

Dix minutes plus tard je la réveille en lui apportant son petit-déjeuner au lit, thé et croissants que nous avions pris la peine d’acheter le soir.
Elle s’étire en souriant, mais le cœur n’y est pas. Elle sait comme moi que nous devons assister dans quelques heures à l’enterrement de Claudie ou plus exactement à son incinération.

Le rendez-vous a lieu au cimetière du Père-Lachaise, tout en haut où se trouve le crématorium.
Quand nous arrivons, le cercueil n’est pas encore là, mais quelques collègues de Claudie sont déjà arrivés. Ils nous regardent avec surprise, s’étonnant de la présence de Lee qu’ils ne connaissent pas et cherchant vainement le lien qu’elle peut avoir avec moi.
L’arrivée d’Olivier, suivie presque immédiatement par le cercueil, donne vie à ce face à face silencieux. Et nous nous retrouvons dans une grande pièce aux murs vides où une musique insipide essaie de couvrir le silence.
André arrive enfin, et, après avoir rapidement salué Lee, il s’approche du cercueil.

La cérémonie de remise de la légion d’honneur est sordide, pitoyable, notre Ministre ne s’étant même pas déplacé et ayant chargé André de s’en occuper.
Le court discours se veut chaleureux, amical mais on sent qu’André est mal à l’aise. Et les quelques collègues de Claudie qui se sont déplacés sont pressés de repartir, se demandant ce qu’ils font là. Seul Olivier a l’air sincère et triste.
À la fin de la cérémonie, André remet la médaille de la légion d’honneur à Lee, seule représentante de la famille de Claudie, et l’embrasse, faisant semblant de ne pas s’étonner de la voir en ma compagnie.

Lee ne peut s’empêcher d’éclater en sanglots quand le cercueil glisse lentement vers le foyer ouvert, mais elle ne veut pas se détourner, ni fermer les yeux.

Nous nous retrouvons seuls, obligés d’attendre l’urne que Lee veut répandre dans le jardin de sa demi-sœur. Olivier veut rester avec nous, mais je l’en dissuade et nous convenons qu’il reviendra nous chercher dans deux heures pour nous conduire dans la maison de Claudie.

Devant le crématorium, nous ne savons que faire et, plutôt que de rester là à attendre, nous allons nous promener parmi les tombes.
Lee ne parle pas et marche mécaniquement sans regarder. Sa tenue blanche lui donne un côté irréel au milieu de ces pierres grises et sales.
« C’est triste la mort chez vous. »
Je la regarde sans comprendre.
« Chez nous, on fait une fête pour les morts. C’est moins triste. »
Je lui prends la main, me promettant de finir la soirée dans la joie.

Olivier revient deux heures plus tard et nous allons chercher l’urne avec lui. Puis nous montons dans sa voiture, et, sans un mot, il nous conduit dans la maison de Claudie, utilisant son gyrophare pour éviter les embouteillages.

Dans le jardin, les feuilles mortes couvrent la pelouse d’un manteau rougeâtre. Nous nous avançons, les faisant crisser sous nos pas et Lee déverse lentement l’urne dans une platebande de fleurs à moitié fanées.
Puis, sans un mot, elle pose l’urne au milieu des fleurs.

Au Petit Châtelet, je demande une table à l’étage, souvent vide en cette période de l’année. Nous nous installons dans un coin, près d’une fenêtre d’où nous apercevons, au travers des petits carreaux, Notre Dame illuminée.
À ma demande, le patron nous apporte une bouteille de champagne et nous trinquons Olivier, Lee et moi, à Claudie.
Progressivement Lee retrouve son sourire et nous parle de sa rencontre avec Claudie, de leur père, de son enfance. Elle parle de ses relations avec sa demi-sœur, et elle rit mais avec des larmes dans les yeux.
Sans attendre, dés qu’il constate que nous avons vidé la bouteille, le patron nous en apporte une autre ‘de la part de la Maison’, sa façon à lui de participer à notre deuil.
Très vite Lee est saoule de champagne, de tristesse, de fatigue. Mais cela lui va bien. La mort de Claudie devient pour elle un souvenir possible, presque agréable, en tout cas conforme à sa tradition.
Et Lee continue à rire en entrant dans mon studio, en se couchant, en s’endormant.

  • 38 –

En s’éveillant Lee sourit. Mais son sourire disparaît au fur et à mesure que la mémoire lui revient.
Et quand je lui apporte son thé et des croissants, elle s’assied dans le lit en tassant les couvertures sur ses jambes en guise de table et me regarde en disant,
« Elle va me manquer, tu sais. »
Je hoche la tête, sans répondre, pour ne pas ajouter ma tristesse à la sienne.
Je m’assieds à côté d’elle et bois mon café en l’observant. Elle est sérieuse, l’œil fixe, concentrée sur sa tasse de thé. Puis elle prend un croissant, mord dedans et me le tend comme si nous accomplissions un acte religieux. J’en mange un morceau, et elle finit le reste en le mâchant lentement.

Plus tard, en sortant de la salle de bains, vêtue d’une robe noire, elle me demande,
« À quelle heure tu dois aller ouvrir ton échoppe ? »
« Je n’irai pas aujourd’hui. »
« Pourquoi ? »
« Je n’ai pas le cœur à ça. »
« Tu dois y aller. Je vais t’accompagner. »
Comme je la regarde sans répondre,
« Tu n’as pas le droit d’abandonner. Tu dois trouver l’assassin de Claudie. »
« Parce que tu crois qu’en vendant des livres d’occasion, je vais le trouver ? »
« Tu dois continuer à vivre normalement. Comme ça l’assassin ne se méfiera pas. »

Nous installons deux chaises contre l’échoppe et, enveloppés dans nos manteaux, nous restons là, assis l’un à côté de l’autre, attendant des clients hypothétiques. Mais les passants ne s’arrêtent pas, pressés d’aller se réfugier dans des bureaux ou des appartements chauds.
Au bout d’un moment, Lee se lève, s’accoude à mon échoppe, prend un livre et, chaque fois que quelqu’un s’approche, me dit d’une voix trop forte en le feuilletant avec précaution.
« Cet ouvrage est très rare, je suis heureuse de l’avoir enfin trouvé depuis le temps que je le cherche. »
Mais sa ruse ne trompe personne.
Au bout d’un moment, lassée de ce jeu commercial inutile, elle revient s’asseoir à côté de moi.
« Tu devrais mettre des fleurs dans ton échoppe. Je suis sûre que cela attirerait les clients. »
Je la regarde attendri, me lève, ferme l’échoppe et l’entraîne quai aux Fleurs pour lui offrir un énorme bouquet de fleurs colorées.
Son bouquet dans les bras, nous nous promenons sur les quais, serrés l’un contre l’autre.
Puis elle veut acheter de quoi me faire un dîner vietnamien.

De retour dans mon studio, elle met les fleurs dans un vase et les arrange avec amour, leur donnant un aspect vivant, agréable, avant d’aller s’activer dans le coin cuisine. Je veux l’aider, mais elle me repousse, me suggérant d’aller m’asseoir confortablement devant un whisky en attendant que le dîner soit prêt.

« Je suis bien avec toi. »
« Moi aussi. »
Je ne peux m’empêcher d’ajouter,
« Mais … »
Immédiatement elle met sa main sur ma bouche pour m’empêcher de parler.
D’une petite voix, elle dit,
« Je n’ai pas envie de rentrer chez moi. »
Moi non plus je n’ai pas envie qu’elle reparte.
Je suis trop vieux pour croire en notre avenir, mais je n’ai pas envie de le lui dire, pas envie de la repousser.
Elle vient s’asseoir sur mes genoux et se blottit dans mes bras. Je suis bien, incroyablement bien et la serre contre moi, incapable de penser, submergé par sa tendresse.
Nous restons là, serrés l’un contre l’autre devant la table où les restes de son dîner dégagent une odeur de bonheur parfait.

Nous faisons l’amour, pour la première fois. Un amour simple, sans arrière-pensée, sans promesse inutile.
Puis, tendrement, elle me regarde,
« Claudie aurait été heureuse. »
Claudie qui nous a fait nous rencontrer, Claudie qui était prête à tout pour m’aider, Claudie qui s’est faite tuer par ma faute.
Je dors mal cette nuit-là. Pourquoi ? Qu’avait-elle trouvé qui justifie sa mort ? Inlassablement le nom de Gérard revient. Gérard, homme politique respecté, qui a tout à perdre si son implication dans le meurtre de Claire est reconnue.
Une autre question apparaît aussi. Qu’est-ce qui, dans le passé de Gérard, peut lui faire peur ? Après tout, Claudie a été retrouvée dans le département des archives datant de la guerre, un département poussiéreux et oublié depuis l’arrivée de l’informatique.
Qu’est-ce qui, dans le passé de Gérard, peut le mettre en danger au point de prendre le risque de faire assassiner deux personnes ?

« Qu’est-ce qui ne va pas ? Tu as l’air préoccupé. »
Lee me regarde, inquiète.
Je lui souris, attendri, heureux de sa présence, heureux de sa question. J’existe.
Quelqu’un s’inquiète de moi, de mes sentiments, de mes pensées.
Je ne suis plus habitué à ce que l’on s’occupe de moi. Il y a si longtemps que ma femme, mes enfants, mes collègues de bureau, mes patrons ne me voyaient plus.
Je lui souris, la prends dans mes bras et l’embrasse. Elle se blottit contre moi, heureuse, confiante.

Plus tard, je téléphone à Olivier. J’ai besoin de le voir. Il faut qu’il me trouve le dossier que cherchait Claudie. C’est ça la réponse, là où se trouve la raison de ces crimes, le nom de l’assassin.
Je demande à Lee de rester à la maison et je retrouve Olivier dans le café Saint Séverin, place Saint Michel. Il est étonné de ma demande, de l’urgence de notre rencontre.
Mais il commence par me demander des nouvelles de Lee.
« Elle va bien. »
Il me regarde, surpris par ma réponse évasive, mais n’insiste pas.
« Pourquoi cette urgence ? »
« Je crois savoir ce que cherchait Claudie. »
« Le brouillon de la lettre d’évaluation de Claire ? »
« Non. C’est ce que je lui avais demandé, mais tu m’as dit qu’elle avait été retrouvée dans le local des archives du personnel datant de la guerre. »
« Je pense qu’on l’a amenée là pour la cacher, car plus personne ne s’intéresse à ces vieilleries d’il y a cinquante ans et plus. »
« Et si c’est là justement qu’il y une information capitale que Claudie avait découverte ? »
« Laquelle ? »
« Je ne sais pas. Mais ça vaut la peine de chercher. »
Nous nous regardons en silence.
« Te serait-il possible d’effectuer ces recherches pour moi ? »
« Tu veux me faire tuer ? »
« Tu crois donc que j’ai raison ? »
Il éclate de rire.
« Un point pour toi. Qu’est-ce que je dois chercher ? »
« Le dossier du grand père de Véronique, du père du Ministre, si tu préfères. »
Il me regarde, surpris.
« Comment sais-tu qu’il était policier ? »
« C’est la seule explication possible. »
« Parce que tu ne crois plus que Véronique est impliquée ? »
« Je ne sais pas. Mais son père, oui. »
Il me regarde pensif.
« Ça se tient. Si son père avait un casier, cela pourrait être gênant pour sa carrière de Ministre. »
Nous nous regardons, puis il me demande,
« Pourquoi tu n’en parles pas à André ? »
« Je ne sais pas s’il est complice, ou s’il ne veut pas prendre le risque de mettre sa carrière en péril. »
Olivier hoche la tête.
« Je vais voir ce que je peux faire. »
Il se lève en me disant,
« Embrasse Lee pour moi. »
Et il sort en me faisant un petit signe de la main.
Dés qu’Olivier franchit la porte du café, je me lève précipitamment, pressé de partir, de rejoindre Lee. Je m’attends à la trouver assise sur le lit à lire, ou assise dans le fauteuil… Mais elle n’est pas là.
Le studio est rangé, propre, impeccable, mais Lee n’est pas là. Je reste immobile devant la porte, ne sachant que faire.
Je l’imagine repartie dans son pays, vers sa jeunesse. J’entre, je ferme la porte derrière moi et je m’assieds dans le fauteuil, incapable de penser.
Elle est partie et je me retrouve seul, une fois de plus. Mes enfants aussi sont partis, un jour, comme ça, comme ma femme du reste.
Mais aujourd’hui je ressens un malaise, un sentiment bizarre. Pourquoi m’a-t-elle laissé espérer, rêver, si c’est pour repartir comme ça, sans un mot ?

La porte s’ouvre. Elle entre un bouquet de fleurs à la main, et en me voyant éclate de rire.
« Ah, tu es rentré. Je voulais te faire une surprise. »
Je me lève d’un bond, je le serre dans mes bras.
« Attention, tu écrases les fleurs. »
Elle rit, moi aussi. Nous sommes heureux.
« Alors, comment s’est passé ton rendez-vous ? »
« Olivier m’a dit qu’il va faire les recherches dont j’ai besoin. »
« Tant mieux. »
Mais après un petit moment, elle ajoute,
« Tu es sûr que ce n’est pas dangereux ? »
« Il sera sur ses gardes. »
Elle hoche la tête, satisfaite.
« Tu l’as invité à dîner ? »
« Je n’y ai même pas pensé. »
« Tu aurais dû. Il doit être très seul. »
« Tu as raison. Je vais lui téléphoner. »
« On va l’inviter ici. Je vais faire la cuisine. »
« Mais non, voyons … »
« Ça me fait plaisir. Claudie l’aimait et c’est ton ami. »
Je hoche la tête, satisfait à mon tour, et ne pouvant m’empêcher de penser que ça doit être ça, une vie de couple.

Olivier accepte immédiatement l’invitation et me confirme sans gêne qu’il l’attendait. Je suis un peu surpris de sa franchise, mais je la prends comme une preuve d’amitié.
Lee est toute excitée. Mais très vite cette excitation devient anxiété car elle veut que tout soit parfait et imagine encore et encore le menu qu’elle va lui faire.
Et il faut aller faire les courses, vite, très vite, car elle ne veut pas être en retard.
« Il ne vient que pour dîner. On a encore largement le temps. »
« Tu dis ça, mais tu ne sais pas le temps qu’il faut pour faire un bon repas. »
« C’est un ami, presque la famille. Inutile d’en faire trop. »
« Si on ne fait pas le maximum pour faire plaisir, on n’invite pas. »
Rien à ajouter.
Je me transforme donc en accompagnateur, portefaix puis assistant culinaire. …
Et j’aime ça.

Olivier arrive, en avance, un bouquet de fleurs à la main.
Lee l’embrasse en prenant le bouquet et me fait un clin d’œil pour bien me faire comprendre qu’elle a bien fait de se dépêcher car autrement elle n’aurait pas été prête. Enfin, ce n’est peut-être pas la signification exacte de son clin d’œil, mais c’est ce que je comprends.
Je prends la veste de cuir d’Olivier, pendant que Lee arrange les fleurs dans un vase. J’installe Olivier dans le fauteuil et m’assieds en face de lui sur la chaise.
Lee nous sert à boire. Puis elle nous rejoint et s’assied sur un tabouret.
Gêné, Olivier esquisse le geste de se lever pour lui céder sa place, mais elle refuse, insistant sur le fait qu’elle est bien comme ça, et que comme elle doit se lever souvent, c’est plus pratique pour elle. Olivier me jette un regard surpris, mais comme je ne réagis pas, il n’insiste pas.
Nous buvons une bouteille de blanc offerte par notre Ministre en apéritif en parlant de tout et de rien, dans une conversation qui se veut gaie malgré l’absence de sourires.
Puis, pendant que Lee va chercher les hors d’œuvres,
« Je voudrais que tu viennes avec moi tout à l’heure. »
« Pourquoi ? »
« Pour faire le guet. »
Je hoche la tête, sans vraiment comprendre ce qu’il veut dire.

Avec une nouvelle bouteille de vin, nous nous détendons un peu, mais le cœur n’y est pas. Nous sommes tendus, attentifs à ne pas prononcer le nom de Claudie.
Lee ne semble pas se rendre compte de notre tension et est contente des compliments d’Olivier sur la qualité de sa cuisine. Et, sans donner l’impression de se forcer, il se ressert et finit son assiette avec un grand sourire.

À la fin du repas, il se lève, s’excusant de ne pas pouvoir rester plus longtemps, mais il a un rendez-vous auquel il souhaite que j’assiste. Je me tourne vers Lee, mais avant même que je ne lui demande si cela ne la gêne pas, elle répond,
« Si Olivier a besoin de toi, tu dois y aller. »
Et, montrant la table couverte d’assiettes et de restes,
« Ne t’inquiète pas, j’ai de quoi m’occuper. »

Dés que nous sommes dans la rue,
« Je connais le planton des archives. Je l’ai prévenu de notre venue. »
« Ma présence n’est pas gênante ? »
« Au contraire. Il vaut mieux être deux en cas de problèmes. »
Nous traversons le Pont Saint Michel en silence, tendus, inquiets.
L’entrée dans la Préfecture se passe bien, Olivier montrant ostensiblement sa carte tout en me parlant. Les plantons nous saluent, sans vraiment se rendre compte que je ne suis pas des leurs.
Puis nous descendons dans les sous-sols où se trouve le stock d’archives oubliées.
Là, pas besoin de carte. Olivier salue chaleureusement le policier et me présente comme l’oncle de Claudie. Le policier, qui a été de la promotion de Claudie, est ravi de pouvoir nous aider et, comme dans les films, convient d’un message d’alerte (deux coupures rapides d’électricité) pour nous prévenir si quelqu’un demande à aller aux archives.
Il nous conseille d’être néanmoins très prudents.

Olivier, qui est déjà venu, connaît bien les lieux et nous conduit directement dans la pièce des archives vieilles de plus de 50 ans, celle qui nous intéresse. La pièce est moins poussiéreuse que je m’y attendais, mais Olivier me rappelle que c’est là qu’a été retrouvé le corps de Claudie et que, depuis, le ménage a été fait.
Suivant les lettres de l’alphabet, nous commençons par chercher le nom du Ministre, mais sans succès. Soit mes suppositions sont fausses et personne de sa famille n’a été policier, soit il avait un autre nom et je nous vois mal étudier les fiches une par une.
Comme nous nous regardons, perplexes et déçus, Olivier a l’idée de chercher les dossiers des policiers dits ‘à problèmes’.
Là, ce n’est pas classé par ordre alphabétique, mais par années, ou plus exactement par tranche de dix ans. Nous prenons le premier, le plus gros, celui des années 1940-1950. Ensemble, nous feuilletons toutes les fiches à la recherche d’un nom qui retiendrait notre attention. Mais là aussi nous sommes déçus.
« Tu crois qu’on essaie 1930-1940 ? »
Je regarde Olivier, aussi perplexe que lui.
« Essayons. On est là pour ça. »

Le dossier des années 1930-1940 est vraiment poussiéreux, preuve que personne n’y a touché depuis longtemps.
À contre cœur, un mouchoir devant le visage pour ne pas respirer cette poussière, nous feuilletons laborieusement les fiches, mais là encore aucun nom ne retient notre attention.
Au moment de fermer la boîte, j’aperçois, sous ces dossiers, un autre dossier, grossièrement caché. Nous le sortons et … Bingo !
Le dossier du père de notre Ministre est là, et l’année marquée sur le dossier est 1943. Seule explication, Claire l’a pris dans la première boîte, et se doutant du danger, l’a caché dans cette autre boîte.
Rapidement nous rangeons le dossier dans le sac que nous avons pris avec nous, et remettons tout en place en essayant de ne laisser aucune trace. Puis nous ressortons rapidement. Le garde est content de nous voir partir, heureux surtout que nous n’ayons pas été découverts.

En nous retrouvant dans la rue, nous nous rendons compte que nous n’avons pas vu le temps passer. Seuls piétons à cette heure tardive, nous nous rendons rapidement à mon studio.
Je pensais trouver Lee endormie, mais elle nous attend en buvant du thé. Dés qu’elle nous voit entrer, elle se lève, nous fait asseoir et nous sert du whisky.
Nous sommes trop excités, trop impatients de lire le dossier pour ne pas trouver sa façon d’être normale.
Après avoir bu une gorgée de whisky, nous posons le dossier sur la table et l’ouvrons dans un nuage de poussière. Et, tous les deux penchés sur les feuilles jaunies, nous les lisons en même temps, sans respirer pour ne pas aspirer la poussière qui n’arrive pas à retomber.

Le père du Ministre, Gaston de son prénom, était pupille de la nation. Son père avait été tué durant la première guerre mondiale et il avait été placé dans une école militaire. Mais, très vite, il avait quitté l’armée pour devenir brigadier dans la gendarmerie. Durant la guerre, il était en charge du maintien de l’ordre dans le centre de Paris puis, en 1943, de répertorier les biens des familles algériennes disparues ou déportées. Bien noté mais, d’après les appréciations de ses supérieurs, sans grande personnalité.
Olivier me jette un regard interrogateur auquel je réponds par un hochement de tête et il tourne la page dans un nouveau nuage de poussière.
Nous reprenons ensemble la lecture du dossier, déçus par ce début peu prometteur.
La deuxième page non plus n’apporte rien de spécial sur ce gendarme sans problème. Même sa démission, juste après l’armistice pour raison familiale, n’attire pas de remarques particulières de ses supérieurs.
Déçus, nous nous regardons et d’un même geste buvons une nouvelle gorgée de whisky.
« Je ne comprends pas. Il n’y a rien de spécial dans ce dossier. Je suis sûr qu’il manque des pages. »

Machinalement Olivier tourne la page.
Une photo du brigadier est collée au dos de la page et, sous la photo, une note écrite à la main : « Vérifier la situation familiale de sa femme. »
Nous nous regardons, perplexes.
« Qu’est-ce que ça veut dire ? »
« Aucune idée. »
Après une nouvelle gorgée de whisky,
« Peut-être que Véronique pourra nous renseigner. »
Je le regarde, peu convaincu.
« Lui demander de nous parler de ses grand parents n’est pas bien méchant. »
« Sous quel prétexte ? »
« Ça c’est ton problème. »
« Parce que c’est moi qui … »
En guise de réponse, Olivier se contente de lever son verre et boire une nouvelle gorgée de whisky.

Je dors mal cette nuit-là, cherchant désespérément comment je pourrais demander à Véronique de me parler de son grand père.
En tournant et retournant dans mon lit, je réveille Lee.
« Ça ne va pas ? Tu es malade ? »
« Mais non, ce n’est rien. »
« Tu veux que je te fasse du thé ? »
« Non, rendors-toi. »
Je la prends dans mes bras et me force à rester immobile, calmé par son souffle régulier.

  • 39 –

Je n’ai pas entendu Lee se lever. C’est son absence qui me réveille. Je ne bouge pas, me laissant bercer par les bruits venant du coin cuisine et l’odeur du café qui, lentement, commence à envahir la pièce.
Paresseusement j’ouvre enfin les yeux et m’installe confortablement dans le lit en attendant que Lee m’apporte mon petit-déjeuner.
Je la regarde s’approcher de moi avec le plateau, le poser sur mes genoux et s’asseoir, sur le lit, en face de moi.
« Je suis en train de prendre de mauvaises habitudes. »
Elle sourit.
« Moi, j’aime. »
« Moi aussi, mais je ne devrais pas me laisser servir comme ça. »
« Pourquoi ? »
Je souris et, avec une parfaite mauvaise foi,
« Tu as raison. La femme est faite pour servir son homme. »
Elle sourit en hochant la tête,
« C’est l’éducation que j’ai reçue. »
« Le monde a évolué, tu sais. Maintenant on parle d’égalité entre l’homme et la femme. »
« Je suis d’accord. Mais ça me fait plaisir de te servir. »
Je prends ma voix la plus autoritaire possible pour dire,
« Femme, le café refroidit. »
Elle rit, et me sert.

À onze heures du matin, je suis place Dauphine, devant l’immeuble de Véronique. Les rideaux de ses fenêtres sont fermés et je ne peux pas voir si elle est chez elle.
Je sonne à l’interphone, mais elle ne répond pas. Devant cette situation pourtant banale, je me trouve perdu, désemparé. Par réflexe, je sonne à nouveau, ne sachant que faire.
Et là, Véronique répond.
« Oui ? »
« Véronique, c’est moi, Loïc. »
L’interphone grésille et la porte s’ouvre.
Je monte calmement, me demandant comment je vais lui poser mes questions.
La porte est ouverte, j’entre au moment où elle sort de sa chambre en enfilant une robe de chambre.
« Excuse-moi. Je me suis couchée très tard … »
« Je t’ai réveillée ? »
« Il fallait que je me lève de toutes les façons. »
« Je peux revenir plus tard. »
« Tu veux un café ? »
Sans attendre ma réponse, elle se dirige vers son coin cuisine et commence à préparer du café.
« Qu’est-ce qui t’amène si tôt ? »
« Je voulais t’inviter à déjeuner. »
« Je suis déjà prise. Mais ce soir si tu veux. »
« D’accord. »
« On peut faire ça à la maison. Tu n’as qu’à apporter une pizza … »
« Je ne suis pas seul. »
Elle se retourne, surprise.
« Claudie avait une demi-sœur, Lee. »
« La vietnamienne ? »
« Oui, elle est à Paris et loge chez moi. »
Elle me regarde, fixement.
« Elle est très jeune. »
Je hoche la tête, avant de continuer sa phrase,
« Et très bonne cuisinière. »
Véronique sourit, s’approche de moi et m’embrasse sur la joue.
« Vous les hommes, vous êtes tous pareils ! »

Lee est à la fois heureuse et angoissée. J’ai invité Véronique à dîner à la maison, donc je n’ai pas honte de la présenter. Mais en même temps, je lui demande de la recevoir et elle doit donc se comporter en maîtresse de maison.
Avant que j’aie le temps de lui expliquer que j’envisage de les amener au restaurant,
« Vite, on doit se dépêcher pour que j’aie le temps préparer un vrai repas vietnamien. »
« Non. On va aller au restaurant. »
« Pas question. Elle vient dîner chez nous, il est normal que je lui fasse la cuisine. »
« Mais … »
« Tu trouvais ça normal pour Olivier. Pourquoi pas avec elle ? »

Portant le panier à provisions, je la suis dans tous les magasins vietnamiens du quartier que nous dévalisons allégrement.
« Tu sais, on n’est que trois à manger. »
« Dans mon pays, servir beaucoup de plats est la preuve qu’on honore son invité. »
« On est en France. »
« C’est vrai. Mais Véronique est ton invitée. »

Avant qu’elle ne se mette aux fourneaux, je propose à Lee d’aller déjeuner au Petit Châtelet.
Elle refuse, disant qu’elle préfère un sandwich mangé rapidement à la maison.
Je suis attendri, amusé, mais je dois l’avouer aussi, un peu agacé par sa façon d’agir. Recevoir Véronique ne me paraît pas si important. Mais je ne veux pas décevoir Lee.
Après tout peut-être que sa façon d’agir est normale, je n’ai pas l’expérience ou, si c’est le cas, je ne m’en souviens plus.
Pourtant, je crois qu’au début de notre mariage nous invitions des gens à dîner, pour les anniversaires des enfants aussi … à moins que ce soient de faux souvenirs, des extraits de films que j’enregistrais comme des parties de ma vie, des sentiments forcés, imaginés mais non vécus.
Je regarde Lee s’agiter, s’énerver, s’angoisser. Tout ça pour recevoir une jeune femme qui, pour me recevoir, n’avait fait qu’un plat de pâtes. Mais ça, je ne peux pas le lui dire. Elle n’aurait pas compris. Question de culture, certainement, ou de personnalité.
Même si je trouve l’agitation de Lee disproportionnée, je dois avouer qu’elle me plaît. Peut-être à tort, mais je considère que ce qu’elle fait, elle le fait pour moi, pour me faire honneur vis-à-vis de mon invitée.

J’ai beau lui expliquer que l’invitation a pour but de lui faire raconter son enfance et surtout la faire parler de son grand père, une invitation reste une invitation et on se doit d’honorer ses invités.
« Et si tu allais acheter du champagne ? Je suis sûre que ça lui ferait plaisir. »
« Ce n’est pas la peine. »
Devant son regard, je ne résiste pas.
« OK. J’y vais. J’en profiterai aussi pour acheter deux sandwichs pour notre déjeuner. »
Je la soupçonne d’avoir trouvé une excuse pour se débarrasser de moi et pouvoir ainsi continuer à cuisiner tranquillement.
Je prends donc le temps d’aller jusqu’au supermarché de Buci où j’aurai plus de choix aussi bien pour les sandwichs que pour le champagne. Pour être sûr de rassurer Lee, je prends deux bouteilles puis je rentre tranquillement, descendant la rue Dauphine jusqu’aux quais, et je m’amuse à traverser le pont Neuf pour m’arrêter place Dauphine et regarder les fenêtres de Véronique.
Pas de lumière, j’en déduis qu’elle n’est pas encore rentrée chez elle. Je continue donc mon chemin, passant devant la Préfecture de Police, traversant le Pont Saint Michel puis suivre les quais jusqu’à mon échoppe avant de rentrer chez moi.
Comme je m’y attendais, Lee a profité de mon absence pour mettre de l’ordre dans le studio, arranger la table pour le dîner et se changer. Elle m’attend en souriant, détendue.
« Tu ne m’en veux pas ? »
« De t’être ainsi débarrassée de moi ? »
Elle hoche la tête, comme une petite fille prise en faute.
« Je te dirai ça après le dîner, après avoir vérifié que la nourriture en valait la peine. »
Elle rit.
Tout va bien. Nous sommes prêts à recevoir Véronique.

Le soir, Véronique arrive, un bouquet de fleurs à la main, qu’elle donne naturellement à Lee.
Puis, très à l’aise, elle s’assied dans le fauteuil pendant que Lee range les fleurs dans un vase.
« Un verre de champagne en apéritif, ça te va ? »
« C’est parfait. »
Pendant que j’ouvre la bouteille, Lee installe le vase sur le rebord de la fenêtre. Et, se tournant vers Véronique,
« Les roses ont toujours été mes fleurs préférées. »
Véronique lui répond par un sourire avant de prendre le verre que je lui tends.
J’interroge Lee d’un regard, qui, d’un signe, refuse le verre de champagne que je lui propose, avant de retourner dans le coin cuisine pour finir la préparation de son dîner.
Je me sers donc un verre avant de m’asseoir en face de Véronique.
« Ça me fait plaisir de te recevoir chez moi. »
Elle sourit, lève son verre.
« À cette première invitation. »
Nous trinquons et buvons une première gorgée, et déjà Lee arrive, portant un plateau chargé de mets colorés.
« Les apéritifs de mon pays. »
« Ça a l’air appétissant. »
Joignant le geste à la parole, Véronique prend une petite boulette de viande et la porte à sa bouche.
« Succulent. »
Sans attendre, elle en prend une autre qu’elle porte tout aussi vite à sa bouche.
Au sourire de Lee, je comprends que Véronique l’a séduite et que la soirée va être très agréable. Mais je suis loin de m’attendre à la suite.
Contrairement au dîner avec Olivier où Lee a passé son temps à nous servir, je la vois s’asseoir sur un tabouret à côté de nous et se servir un verre de champagne.
« D’habitude je ne bois pas d’alcool, mais une fois n’est pas coutume. »
Après avoir bu une gorgée,
« Faire la cuisine me rappelle mon enfance. J’aimais regarder ma grand-mère préparer des plats pour toute la famille. Pour moi, c’était la fête. »
Avec un grand sourire, elle ajoute,
« Une fête qui se renouvelait tous les soirs. Chez nous, toute la famille habitait dans la même maison. Je dois dire que je comprends mal votre solitude parisienne. Comment un enfant, même adulte, peut-il préférer vivre seul dans un studio plutôt qu’avec sa famille ? Et puis, quand on se marie, c’est mieux d’habiter avec ses beaux-parents. Ils peuvent vous aider pour les enfants, vous donner leur expérience. »
Tout en parlant, Lee regarde Véronique en souriant. Séduite, Véronique se laisse elle aussi aller à des confidences.
« Moi aussi je vivais chez mes grands-parents. Ils habitaient une très grande maison sur les hauteurs de Nice. Quand ma mère a été tuée dans un accident de voiture, mon père travaillait déjà à Paris comme assistant du directeur de cabinet du secrétaire aux anciens combattants. Et comme il n’avait pas le temps de s’occuper de moi, j’ai habité chez eux. Mais ce n’était pas ma grand-mère qui faisait la cuisine et pas elle non plus qui me gardait. Il y avait une jeune femme, fille d’un fermier de la région qui s’occupait de moi et amenait régulièrement sa petite fille pour jouer avec moi. Je l’aimais beaucoup et, plus tard, quand nous nous sommes retrouvées à l’Université, elle est devenue ma meilleure amie. »
Je ne peux pas m’empêcher de sursauter. Véronique se tourne vers moi.
« Oui, Claire. Tu ne savais pas ? »
Et voilà, la bouche est bouclée. Claire connaissait le passé de la famille de Véronique et cela lui a été fatal. Je n’ai plus qu’à découvrir ce qui dans le passé du grand père de Véronique peut faire aussi peur au Ministre.
De la suite du dîner, je n’ai qu’un souvenir très flou. Des rires, des confidences échangées par Véronique et Lee, des souvenirs réels ou inventés que j’enregistrais sans chercher à les comprendre.
Et quand Véronique part après avoir pris date pour que l’on aille dîner chez elle, je ne peux m’empêcher d’embrasser Lee avec fougue.
« En quel honneur ? »
« Ton dîner était parfait, tu es une merveilleuse maîtresse de maison et un enquêteur grandiose. »
« Ça t’a aidé ? »
« Plus que tu ne peux l’imaginer. »
« Je suis contente. »
« Claudie aurait fière de toi. »
Elle sourit, heureuse.

  • 40 –

Ma première pensée en m’éveillant est d’aller rendre compte à Olivier de la soirée, lui confirmer mes conclusions et décider avec lui de la suite à donner. Mais Lee dort encore, blottie contre moi. Je n’ose pas la réveiller et, bercé par sa respiration, je me rendors.
C’est Lee qui me réveille en m’apportant mon petit-déjeuner.
Constatant que le plateau ne comporte qu’une tasse,
« Et toi ? »
« J’ai déjà déjeuné. »
« Quelle heure est-il ? »
« Dix heures. »
« Dix heures ! Tu aurais dû me réveiller. »
« Tu dormais si bien. »
« Mais il est tard, je dois aller voir Olivier. »
« Maintenant que tu sais où chercher, rien ne presse. »
Je la regarde et fonds devant son sourire.
« Tu as raison. »
Me calant confortablement dans le lit avec des coussins, j’entame mon petit-déjeuner.

Je propose à Lee de venir avec moi, mais elle refuse, disant qu’elle a des courses à faire. Je sais que c’est faux, mais je comprends qu’elle ne veuille pas nous gêner par sa présence, même si c’est grâce à elle que Véronique nous a raconté son enfance.

Je retrouve Olivier chez Paul, place Dauphine.
« Alors ? »
« Ça confirme que le père du Ministre a détourné des fortunes pendant la guerre. »
« C’est-à-dire ? »
« Les grands parents de Claire habitaient une petite maison sur les hauteurs de Nice et c’est là, qu’après avoir démissionné, son père, le gendarme donc, est venu s’installer. Pour justifier qu’il ne travaille plus, il présentait sa femme comme l’héritière d’une riche famille de colons revenus d’Algérie après la guerre. »
« Et ? »
« Quand la mère de Véronique est morte, ses grands-parents paternels sont venus s’installer à Nice, non loin de chez les parents de Claire. »
« Et … ? »
« Ils tenaient une ferme et un jour que la mère de Claire gardait Véronique chez eux, ils ont eu la visite de clients qui venaient d’Algérie. Véronique, qui avait 6 ans à l’époque, était très fière de dire que sa grand mère aussi était aussi née en Algérie et qu’elle était très riche. Du coup, ils lui ont demandé le nom de jeune fille de sa grand mère mais Véronique ne le savait pas. Tout au plus elle leur a dit qu’elle habitait un grand Palais dans Alger et que sa famille possédait beaucoup d’autres maisons. Troublés ils sont partis sans rien acheter. »
« On sait ce qu’ils sont devenus ? »
« Ils sont morts peu de temps après dans l’incendie de leur maison. Un accident jamais expliqué et les grands parents de Véronique ont déménagé peu de temps après pour s’installer à Mougin, près de Cannes. »
« Et la fortune détournée par le père de Gérard ? »
« Notre Ministre en a hérité, d’où l’original du compte off shore trouvé chez Claire. »
Nous nous regardons un long moment en silence.
« Qu’est-ce qu’on fait ? »
« Je ne sais pas. Mais maintenant on peut être certain que c’est le Ministre qui est l’instigateur des crimes. »
« Pour Claire, je comprends. Elle devait connaître les ragots de la famille de Véronique, mais pour Claudie, je ne comprends pas comment elle a pu le découvrir. »
Mais brusquement je m’interromps.
« Attends, reprenons par le début. Nour Eddine venait d’Algérie, et Claire a fait croire qu’il faisait chanter Véronique pour avoir des informations sur la famille du Ministre. »
Il crie presque,
« Comment tu sais ça ? »
« André. »
Il hoche la tête, résigné,
« Bien sûr. J’aurais dû m’en douter. »
Je le regarde, mais ne peux m’empêcher de continuer, excité,
« Tout vient d’Algérie. C’est une vengeance des colons floués par le grand-père de Véronique qui se vengent sur la petite fille. »
« Mais c’est Claire qui a été tuée, pas Véronique. »
« Exact. Mais n’oublie pas que Claire s’était déguisée pour ressembler à Véronique. Quand ils découvrent que c’est Claire, et non Véronique, qui a été la victime, ils pensent que Nour Eddine les a trahis et du coup, ils le tuent à son tour. »
Je le regarde, excité, mais, après un léger silence ne peux m’empêcher d’ajouter,
« Ou … »
« Ou ? »
« Ou le Ministre prend peur quand il pense que Claire transmet des informations à Nour Eddine, et les fait tuer tous les deux. »
« Possible. Mais qu’est-ce qui a conduit Claire à soupçonner le père du Ministre ?»
Je regarde Olivier,
« De quoi s’occupait-elle exactement ? »
Olivier me regarde, sans comprendre.
« Au bureau. Quel était son travail ? »
« Elle s’occupait des archives, des classements, bref de toute la paperasse emmerdante. »
« Donc, elle a pu avoir des informations sur Nour Eddine. »
« Bien sûr. On a reçu des informations sur lui pour sa candidature de stagiaire au Ministère de l’Intérieur, puis un dossier classé dans la rubrique ‘règlement de compte entre terroristes’ après sa mort. »
« Le voilà le lien. »
Nous nous regardons en souriant, heureux.
« Je vais aller en parler au commissaire. »
« Je voudrais être présent. »
« Tu as raison. »
Sans attendre, Olivier prend son portable et appelle.
Cinq minutes plus tard, André nous rejoint.
« Alors, comme ça, vous déjeunez à côté de mon bureau sans même m’inviter. »
« À vrai dire, on t’a appelé pour que tu viennes payer l’addition. »
Il me regarde, surpris par ma plaisanterie, ma bonne humeur, mais s’assied, sérieux, comprenant que j’ai quelque chose d’important à lui dire.
« Voilà, je suis tout ouïe. »
À la fin de mes explications, je lui tends une enveloppe,
« La photocopie du document sur le compte off shore qui semble être un compte personnel, probablement le sien, ou plus exactement celui dont il a hérité de son père. »
« Et l’original ? »
« En lieu sûr, comme on dit. »
Il hoche la tête,
« L’addition est pour moi. Et je t’invite à dîner ce soir. »
Comme j’hésite,
« Avec Lee, bien sûr. »
Et en se levant, il enchaîne,
« J’enverrai une voiture vous prendre à 8 heures. »
Puis, se tournant vers Olivier,
« Et nous, on retourne travailler. »

Quand j’annonce à Lee qu’André nous invite à dîner, elle est à la fois heureuse et angoissée.
« Comment vais-je m’habiller ? »
« Tu as tout ce qu’il te faut. »
« Mais non, ma seule robe habillée est celle que j’avais pour l’enterrement de Claudie, et il m’a déjà vu avec. »
« C’est un ami. Ce n’est pas un dîner mondain. »
« C’est parce que c’est ton ami que je veux lui faire honneur. »
« Ne t’inquiète pas. De toutes les façons, je ne sais même pas dans quel restaurant on va aller. »
« On ne va pas chez lui ? »
« Sûrement pas. »
« Pourquoi ? Sa femme ne veut pas nous recevoir ? »
« Ça n’a rien à voir. Ce soir c’est un dîner de travail. »
« Pourquoi je suis invitée alors ? »
« Parce qu’il pense que ça me fait plaisir, et puis tu es la demi-sœur de Claudie. Donc, ça te concerne aussi. »
Lee hoche la tête avant de murmurer,
« Décidément, vous, les Européens, vous ne connaissez rien à l’art de recevoir. »

L’après-midi est calme. J’ouvre mon échoppe quelques heures, histoire de m’occuper et Lee m’accompagne. Elle adore jouer à la marchande. Je lui apprends à regarder les gens et nous nous amusons à deviner leurs activités, leurs préoccupations, leurs vies.
Puis nous rentrons, prenons un thé, histoire de nous réchauffer et Lee se prépare pour la soirée, pendant que je feuillette un nouveau roman policier.

À huit heures précises, le chauffeur sonne à ma porte.
Lee est toute excitée et court presque pour rejoindre la voiture.
« Vous n’êtes pas le chauffeur du commissaire. »
« C’est exact, Monsieur. Mais mon collègue était pris ce soir. »
Nous nous installons à l’arrière de la berline, et avant qu’il ne démarre, je lui demande où allons-nous ?.
« Le commissaire m’a demandé de ne rien vous dire. C’est une surprise. »
Je hoche la tête, étonné, mais Lee trouve ça très amusant et rit comme une petite fille.

Je suis cependant intrigué de nous voir quitter Paris et prendre l’autoroute du Sud.
Devant la joie de Lee, je n’ose rien dire, mais je ne comprends pas. Que nous réserve André ? Ou plutôt que mijote-t-il ?

Au bout d’une heure de route, je commence à m’inquiéter.
« C’est encore loin ? »
« On est presque arrivé, Monsieur. »
Le ‘presque’ dure encore une demi-heure avant qu’on arrive devant un petit château, que la berline franchisse les grilles grandes ouvertes, et se gare devant le perron.
Sans attendre, j’ouvre précipitamment la porte de la voiture pour sortir, mais l’arrivée de chiens hurlants me fait rapidement la refermer.
Sans s’inquiéter, le chauffeur sort et d’un geste ordonne aux chiens de se taire. Puis, calmement, il ouvre la portière de Lee.
« Madame. »
Lee sort et au même moment, la porte d’entrée s’ouvre laissant apparaître un homme en smoking. Je rejoins Lee, ne sachant que faire.
L’homme descend les quelques marches pour venir à notre rencontre.
« Madame, Monsieur, si vous voulez bien me suivre. »
Mal à l’aise, à contre cœur, je prends le bras de Lee et nous montons les marches, accompagnés par l’homme en noir. Arrivé devant la porte, il nous rejoint.
« Monsieur le Ministre vous attend dans le grand salon. »
Le Ministre.
Je ne m’y attendais pas. Pourquoi André nous a-t-il fait inviter chez lui ? Est-ce pour nous féliciter d’avoir découvert la preuve de sa culpabilité ?
L’homme en noir, qui se révèle être le majordome, ouvre une porte et nous devance en disant,
« Monsieur de Samprives et Madame. »
En entendant ça, le visage de Lee devient un grand sourire écarlate.
Sans montrer qu’il s’en rend compte, le Ministre se lève, et s’avance vers nous la main tendue.
« Loïc, mon ami, comme c’est gentil d’être venu jusqu’ici. »
Puis se tournant vers Lee,
« Vous êtes Lee, je présume. »
Lee, qui n’est plus que sourire, hoche la tête, incapable de répondre.
Me prenant par le bras, le Ministre m’entraîne vers les fauteuils où Armelle et André sont installés devant la cheminée où brûle un magnifique feu de bois.
« Je ne te présente pas André ni sa charmante épouse que tu connais déjà, je crois. »
Armelle et André nous regardent en souriant, des verres de whisky à la main.
Se tournant vers Lee,
« Asseyez-vous ma chère, je vous en prie. Que voulez-vous boire ? »
Lee me regarde, puis d’une petite voix demande,
« Un jus d’orange, je veux bien. »
Le Ministre se tourne vers le majordome et lui fait un geste, avant de retourner vers moi,
« Et toi, Loïc ? »
« Ta cuvée spéciale sera parfaite. »
Il éclate de rire.
« Tu te souviens de mes petites manies. Ça ne m’étonne pas. »
Il s’assied en riant à côté d’Armelle, reprend son verre de whisky et boit une gorgée avant d’enchaîner,
« Au fait, André m’a raconté ta … théorie. Quelle imagination. Tu devrais écrire des romans, je suis sûr que tu aurais beaucoup de succès. »
Puis, se tournant vers Lee,
« Alors, ma chère, comment trouvez-vous la vie parisienne ? »

La soirée se déroule dans un débordement de bonne humeur mondaine mais sans chaleur. Le Ministre joue un rôle, celui du fils de famille qui a réussi et, régulièrement, il parle de ses origines qui remontent au XVII° siècle, et il insiste sur le fait que tel objet, tel tableau, telle boiserie ont tellement marqué son enfance qu’il ne peut se résoudre à s’en séparer.
Lee est heureuse d’être là mais ne sait trop comment réagir à cet assaut d’amabilité.
Mais ce qui me frappe le plus durant cette soirée c’est le silence d’André et la retenue d’Armelle. Ils sont les figurants de cette comédie, des figurants forcés, hostiles bien que soumis.
Je pensais qu’en fin de soirée, André nous raccompagnerait, mais il ne bouge pas quand le Ministre dit,
« Mon chauffeur va vous raccompagner. Je vous remercie d’être venus, j’ai passé une excellente soirée. »

  • 41 –

Le lendemain, je me réveille mal à l’aise avec un sentiment de danger. J’essaie de m’en ouvrir à Lee, mais elle n’a que le souvenir d’une soirée avec un Ministre dans un château, un Ministre qui s’occupait d’elle, qui lui parlait comme à une amie, qui était charmant.
« Tu te rends compte, dans mon pays, c’est comme si on avait été invité à la table d’un Prince. »
Je n’essaie même pas de lui expliquer que le Ministre a fait un numéro pour me faire oublier ma théorie – enfin ce qu’il appelle ‘ma théorie’ – sur les assassinats de Claire et Claudie. Ce numéro ne fait que me conforter dans ‘ma théorie’. S’il s’est donné tout ce mal, c’est que j’ai raison : il a quelque chose à cacher sur les origines de sa fortune familiale.
Mais ce qui me plaît moins, c’est qu’André est complice ou qu’il est obligé de se taire et de se ranger aux côtés du Ministre.
Il faut absolument que je le voie et que l’on ait une explication franche.
Après tout c’est lui qui m’a entraîné dans cette affaire et Armelle n’avait pas l’air contente de la soirée.
Je vais donc à la Préfecture et je demande au planton de le voir.
Après dix minutes d’attente, celui-ci me fait savoir que le commissaire est absent pour quelques jours. Je demande alors à voir Olivier, mais lui aussi est absent.
Je vais me promener place Dauphine, mais les volets du studio de Véronique sont fermés.
Je ne comprends pas. Tout le monde est parti ?
Je téléphone à Armelle en espérant savoir ainsi comment joindre André, mais je tombe sur un répondeur.
« Armelle, Loïc à l’appareil. Il faut absolument que je voie André. Peux-tu lui demander de m’appeler. »
En raccrochant je sais déjà qu’il ne le fera pas.

Je ne sais que faire.
Je suis maintenant certain de la culpabilité du Ministre et je le crois tout à fait capable de s’en prendre à Lee. Comment la protéger, si ce n’est en la renvoyant chez elle ? Partir avec elle dans son pays ? Après tout, j’ai déjà tout quitté, tout oublié, je peux très bien recommencer.
Mais là, ce n’est pas pareil, ce n’est pas de l’oubli, de l’amnésie volontaire, c’est fuir. Et pourrais-je me pardonner d’être responsable de la mort de Claudie et de n’avoir rien fait pour la venger ? Lee, elle-même, finira par me reprocher d’avoir abandonné sa demi-sœur, cette demi-sœur qui nous a fait nous rencontrer et qui a sacrifié sa vie pour me rendre service.
Quand je rentre dans le studio, Lee m’attend assise dans le fauteuil en buvant du thé. Elle se lève précipitamment.
« Je n’ai rien préparé parce que je ne savais pas si tu rentrais déjeuner. Mais je n’en ai pas pour longtemps. »
« Non, je t’emmène déjeuner au Petit Châtelet. »
« On a rendez-vous avec Olivier ? »
« Non. Olivier n’est pas là, je n’ai pas pu le joindre. Mais, s’il nous cherche, il saura où nous trouver. »

Avant même que nous soyons assis, Lee me demande tendrement,
« Dis-moi ce qui te tracasse. »
« Je suis inquiet. »
« À cause d’hier soir ? »
« Oui. J’ai peur pour toi. »
« Pour moi ? Pourquoi ? »
« Je ne sais pas. Une intuition. »
Elle me regarde longuement, sans répondre.
J’hésite, puis,
« Tu devrais rentrer chez toi. »
« Tu veux te débarrasser de moi ? »
Elle a presque crié.
« Mais non. Je t’aime, tu le sais. Mais ils ont déjà tué Claudie. Je ne voudrais pas qu’ils s’en prennent aussi à toi. »
« Qui, ils ? Le Ministre ? »
« Lui, et les autres. »
« Pourquoi ? »
« Claire avait découvert quelque chose qui ne devait pas se savoir. Et ils savent que nous sommes au courant. »
« Mais on ne peut pas tuer comme ça. »
« Oh si. Raison d’Etat, ça s’appelle, surtout quand on dirige la section anti-terrorisme. »
« André fait partie du complot ? »
« Il obéit aux ordres. »
« Olivier aussi, alors. »
Je hoche la tête.
« Peut-être. »
« Mais ils t’ont aidé, André, Olivier, … même Véronique. »
« C’est vrai. Mais maintenant je connais la vérité. Cela devient dangereux pour eux. »
Elle hoche la tête, très sérieuse.
« Tu viendras avec moi ? »
« Tu veux que je vienne ? »
« Idiot. »
Nous nous embrassons, sans tenir compte des clients qui nous regardent, surpris.
Et nous parlons avenir, de la maison que nous aurons, comment on l’aménagera, ce qu’on fera … Un rêve tout éveillé mais qui fait du bien.

Tout le reste de l’après-midi nous nous promenons sur les quais, nous arrêtant régulièrement pour nous embrasser. Je veux tout oublier, ne penser qu’à nous, qu’à notre avenir dans un pays où tout sera beau, pur, dans ce pays dont elle parle avec tant d’amour.
« On ouvrira une librairie française. »
« On parle Français là-bas ? »
« Pas beaucoup. Mais je suis sûre que ça marchera. »
Pourquoi pas. Restons dans le rêve, dans l’irréalité. Lee est heureuse, que demander de plus.

Plus tard, je l’entraîne au couscous de la rue de Bièvre, malgré ses protestations.
« On ne peut pas aller tout le temps au restaurant, c’est trop cher. »
Comme je hausse les épaules sans répondre,
« Et puis, j’aime bien te faire la cuisine. »
« Même le couscous ? »
« J’apprendrai, si tu aimes ça. »
Je ne sais que répondre. Pourtant le choix de ce restaurant n’est pas vraiment un choix culinaire, mais je pense que c’est là qu’Olivier nous rejoindra s’il cherche à nous voir.
Et puis, je ne veux pas rentrer dans le studio, je suis inquiet, sans savoir pourquoi.
Au restaurant, nous sommes accueillis comme des amis, installés à notre table habituelle et, avant que nous demandions quoi que ce soit, on nous apporte une bouteille de Boulaouane et des olives.
Nous trinquons à notre amour, à notre avenir. Mais tout en parlant, j’ai l’impression de mentir, de ne pas y croire. Je suis trop vieux. J’ai déjà raté ma vie, et je ne crois pas à une nouvelle chance. Lee n’a pas d’avenir avec moi. Au mieux d’être veuve dans une dizaine d’années – peut-être un peu plus, enfin, j’espère – mais après ? Je n’ai pas de fortune à lui laisser, rien que les souvenirs d’une jeunesse perdue et stérile, car, bien entendu, il est hors de question que j’ai encore des enfants. Comment lui dire ça, lui faire comprendre qu’elle doit repartir sans moi, faire sa vie sans moi.

« Je savais que je vous trouverais là. »
Olivier s’assied à notre table et se sert un verre de vin.
« Vous m’attendiez ? »
« Un peu. »
Je regarde Lee, surpris. Elle n’était pas dupe.
« J’ai essayé de te voir ce matin. »
« Je sais. Le planton m’a informé de ta venue. »
Il finit son verre d’un trait, se ressert et me tend une enveloppe.
« J’ai trouvé ça sur Internet. Un article complet sur les origines de la mère du Ministre, avec photos à l’appui. Elle était la fille métayers venus d’Espagne pour survivre et elle est née en Algérie. »
Je hoche la tête, souris.
« Maintenant mon dossier est complet. »
Je lève mon verre en remerciement et boit une gorgée.
Puis,
« Tu ne me demandes pas comment s’est passé le dîner avec André. »
« Pas la peine. »
L’intonation est sinistre. Je le regarde, brusquement inquiet.
« Je suis muté à Dunkerque. Enfin, officiellement c’est une promotion. »
Je vide moi aussi mon verre d’un coup.
« Et je dois prendre mon poste demain matin. »
« Dunkerque, c’est où ? »
Olivier regarde Lee comme s’il découvrait sa présence.
« Dans le Nord. Je dirige la section chargée de vérifier si les terroristes ne se servent pas des cargos pour passer des armes ou des hommes. »
« C’est André qui te l’a annoncé ? »
« Non. Une note du cabinet du Ministre. »
« Tu en as parlé à André ? »
« Il est injoignable. Il paraît qu’il a été envoyé en mission d’inspection en Corse. »
Je prends la bouteille de vin, et nous ressers. Ensemble, nous vidons nos verres. Et avant que nous ne réagissions, le serveur nous apporte une autre bouteille. Je le remercie d’un hochement de tête et remplis nos verres à nouveau.
Lee nous regarde, inquiète. Je lui souris.
« Nous aussi nous allons partir. »
Olivier me regarde étonné, alors que Lee m’adresse un grand sourire.
« Oui, nous allons aller dans la famille de Lee pour quelque temps. Et qui sait, si je trouve une activité, on restera peut-être là-bas. »
Olivier hoche la tête.
« Ça me paraît raisonnable. »
Lee regarde Olivier avec un grand sourire,
« Tu viendras nous voir, hein ? »
Olivier répond à son sourire en hochant la tête.
Lee nous parle de son pays, de sa famille, de son enfance. Nous l’écoutons, mais je sais qu’Olivier, comme moi, n’écoute pas vraiment.
Nous avons perdu. Nous devons fuir parce que la vérité ne peut être dite. Les meurtres de Claire et de Claudie resteront impunis, comme tant d’autres.

Quand nous nous séparons Olivier et Moi, nous nous embrassons. Nous savons l’un et l’autre que c’est peut-être la dernière fois que nous nous voyons.
Lee nous regarde, étonnée, mais ne dit rien.

J’ai du mal à m’endormir. Trop d’alcool, peut-être, mais c’est surtout autre chose. J’essaie de me souvenir si, dans mon autre vie, dans ce passé que j’ai tout fait pour oublier, il m’est arrivé d’avoir ce sentiment d’échec, d’impuissance. Et, quelque part, au fond de moi, je suis obligé d’admettre que c’est à cause de ce sentiment que j’ai voulu oublier mon passé, ma vie d’antan, ma famille d’avant.
J’ai eu une deuxième chance et je viens de la gâcher. Pas volontairement, mais le résultat est le même. Ai-je le droit d’entraîner Lee dans une nouvelle aventure qui a toutes les chances de se terminer comme les autres, par un échec ?

  • 42 –

Le lendemain matin, je me réveille la bouche pâteuse, et mal à la tête.
« Normal, tu as trop bu hier soir. »
Tendrement elle m’embrasse sur le front.
« Voilà, c’est fini. »
Comme je la regarde sans comprendre,
« Quand j’étais petite, ma mère m’embrassait pour faire disparaître mes bobos. C’était très efficace. »
Je lui souris pour la remercier, mais j’ai toujours mal à la tête.
Après deux cafés et deux aspirines, Lee vient se blottir contre moi.
« Tu sais, après ce que tu as dit hier soir, j’ai regardé mon passeport. On a une semaine pour partir. »
« Qu’est-ce que tu veux dire ? »
Elle me regarde en riant.
« J’avais eu droit à un visa de deux semaines pour l’enterrement de Claudie. Il me reste six jours pour quitter le territoire avant d’être considérée comme une sans papiers. »
Cela ne me pas fait rire. Quelle excuse merveilleuse pour le Ministre de la faire raccompagner à l’aéroport. Sauf, bien sûr, si j’oublie ce que j’ai découvert.

Je dis alors à Lee que je vais à la Mairie pour me faire faire un passeport, parce que, dans mon ancienne vie, je n’en avais pas, m’en ayant jamais eu besoin. Je me rappelle du coup que nous avions bien envisagé d’aller au Maroc pour notre voyage de noces, mais nous avions très vite renoncé car ma femme avait une peur maladive de l’avion. Ensuite, elle refusait de changer ses habitudes de petite fille et exigeait la même chose pour ses enfants : La Baule pour les vacances d’été et la Clusaz l’hiver.

Lee tient à m’accompagner et, remontant la rue Saint Jacques, nous arrivons place du Panthéon. Elle est heureuse, notre départ se précise et son retour dans son pays devient concret.
Ce que je croyais facile devient brusquement très compliqué. Tous les papiers que l’on me demande pour l’établissement de ce passeport, je ne les ai plus. Ils font partie de mon ancienne vie et je ne sais pas comment en retrouver la trace. Seule possibilité, me faire aider par André, ou même par le Ministre qui sera trop heureux de me voir ainsi quitter le pays.
Bien entendu André n’est pas revenu de son inspection en Corse et mes possibilités de joindre le Ministre sont réduites. Je vais donc Place Dauphine pour essayer de voir Véronique, mais elle n’est pas chez elle et, chose inhabituelle, ses volets sont encore fermés. A-t-elle été obligée, elle aussi, de partir pour ne plus avoir de contact avec moi ?
Ne sachant que faire, et comme il n’y a pas de concierge pour me renseigner, je m’assieds sur le banc en face de chez elle, et j’attends.
Le temps est long quand on ressasse l’échec et la peur.
Au bout d’une demi-heure, je n’en peux plus de rester immobile et je pars en direction du Ministère de l’Intérieur. À défaut de voir Gérard, une marche à pied me fera du bien et, j’espère, me calmera.
J’arrive devant le Ministère encore plus énervé. J’ai l’impression d’être pris dans un filet qui se resserre inexorablement sur moi, sans me laisser aucune chance d’en sortir.
Bien entendu, le planton refuse de me laisser entrer.
Comme j’insiste, il finit par appeler le chef de la sécurité.
« Mais qu’est-ce que vous croyez. On ne voit pas un Ministre comme ça. Il faut un rendez-vous. »
« Je sais. Mais il me connaît très bien et m’a dit que je pouvais venir lui rendre visite quand je voulais. »
Cela le fait rire.
« Bien sûr. Comme nous tous voyons. Du reste, moi je le vois quand je veux. C’est même lui qui sollicite des rendez-vous avec moi. »
Et redevenant sérieux,
« Allez, soyez gentil, circulez. »
« Mais je vous assure … »
« Écoutez, n’insistez pas où je vous fais amener au poste de police. »
« Vous feriez une bêtise. Appelez au moins le chef de cabinet pour lui dire que je suis là. »
Là, je vois qu’il hésite. Il entre dans le petit bureau situé contre la porte d’entrée et quelques minutes plus tard revient avec un grand sourire.
« C’est bien ce que je pensais. Donc vous avez le choix : ou vous partez tout de suite ou vous passez la nuit en prison. »
« Il ne veut pas me recevoir ? »
« Ça vous étonne ? »
Je hausse les épaules, lui tourne le dos et pars, encore plus déprimé qu’à mon arrivée.

En traversant le jardin des Tuileries en sens inverse, je ne peux m’empêcher de penser au nombre incalculable de fois où je me suis heurté à des portes closes. Même ma femme avait l’habitude de s’enfermer dans notre chambre après nos disputes de plus en plus fréquentes. C’est pour ça que je m’étais aménagé une chambre dans une pièce laissée vide après le départ des enfants. C’était moi qui pouvais alors m’enfermer dans ma chambre. Pas par plaisir il est vrai, mais juste pour montrer que moi aussi je pouvais manifester ma mauvaise humeur.

C’était idiot, je le reconnais, surtout après vingt ans de mariage, ou peut-être trente, je ne sais plus. Mais était-ce vraiment un mariage ? Même pas une association car nous n’avions rien en commun. Même nos goûts culinaires étaient différents.
Je m’arrête brusquement, paniqué. Qu’est-ce qui m’arrive ? Pourquoi ces souvenirs que j’ai eus tant de mal à oublier reviennent brusquement à la surface ? Est-ce que je deviens comme les vieux qui, à l’approche de la mort, revoient leur vie et ne parlent plus que leur enfance ? Suis-je au bord de la mort ?
Je m’assois sur un banc, incapable de continuer à avancer, transpirant et grelottant à la fois. Qu’est-ce qui se passe ? Je suis à la veille de recommencer ma vie, d’avoir une nouvelle chance et je ne fais que me remémorer un passé oublié, une succession d’échecs, de non vie, de grand vide.
Je me souviens que je me suis fâché avec ma fille le jour où elle m’a annoncé qu’elle allait épouser un noir, musulman de surcroît. Deux cultures, deux religions, et une multitude de raison pour qu’un mariage comme celui-là ne marche pas. Mais au lieu de lui expliquer mes réticences, je me suis braqué et je l’ai perdue. Ses frères ensuite et sa mère pour finir.
C’est moi qui n’ai pas réussi mon mariage, ma famille, ma compréhension de la société. Et maintenant c’est moi qui veux refaire ma vie dans un autre pays, avec une asiatique …

Comment suis-je rentré chez moi, je ne m’en souviens pas. Heureusement Lee n’est pas là. Je m’allonge sur le lit et m’endors immédiatement.
C’est Lee qui me réveille.
« Tu es malade ? »
« Non. »
« Tu tremblais et gémissais. »
« Un mauvais cauchemar. Mais c’est fini maintenant que tu es là. »
Elle sourit.
« Tu veux que je te fasse du thé ? »
« Non merci. »
Je m’assieds sur le lit.
« Tu as vu le père de Véronique ? »
« Il n’était pas là. »
Elle me regarde fixement, mais n’insiste pas. Je n’ai pas dû être très convaincant.

C’est plus tard que j’en ai l’idée : retourner dans ma maison pour trouver mes papiers, ou au moins une partie des papiers dont j’ai besoin pour l’établissement de mon passeport. Mais, en même temps, je sais que c’est faux. L’afflux de souvenirs a réveillé en moi le désir de revoir mon ancienne maison, de fixer mon regard sur cette ancienne vie. Mais ce regard, je dois l’avoir seul.
Je dis à Lee que j’ai une autre idée pour avoir les papiers de mon passeport, mais que je dois y aller seul. Elle ne répond pas.

Le métro pour la gare Saint Lazare, puis le train me paraissent familiers. Je retrouve mes marques, mes habitudes : s’asseoir près d’une fenêtre et faire semblant d’être intéressé par le paysage pour ne pas avoir à regarder les autres passagers, se lever une station avant l’arrivée pour ne pas avoir à bousculer les gens et se faire injurier, attendre calmement devant la porte pour être le premier à sortir … tous ces gestes qui ont été mon journalier pendant plus de trente ans. Puis dix minutes de marche à pied dans une rue aux maisons toutes identiques et …
Mon passé tel qu’il est devenu. Une maison saccagée, aux carreaux cassés, aux fenêtres éventrées, aux meubles gisants par terre, brisés, pourris.

Je m’arrête, figé, paniqué. Ma maison est devenue le dépotoir du quartier. C’est ça mon passé, une poubelle remplie de souvenirs des autres, de la vie des autres, des déchets des autres.
Je repars sans essayer d’en voir plus, me forçant à ne pas courir pour ne pas me faire remarquer.
Mon passé est bien fini, je dois faire face à l’avenir que je le veuille ou non. Mais cette fois-ci je ne dois pas fuir, je dois faire face. Je dois venger la mort de Claudie, celle de Claire et montrer qui est vraiment Gérard, un Ministre prêt à tout pour le pouvoir, pour l’argent, pour un statut social.
Je me retrouve sur les quais, face à Notre Dame, sans trop savoir comment. Redevenu un automate, j’ai effectué le trajet du retour comme je le faisais avant, sans rien voir, la tête vide, n’agissant que par réflexes. Mais aujourd’hui ces réflexes m’ont conduit à ma nouvelle vie, à mon avenir.
Je regarde en souriant la cathédrale qui me rend ce sourire en me gratifiant d’un éclat de soleil reflété sur ses vitraux.
Lee m’attend à la maison. Elle a préparé un dîner vietnamien.
« Pour que tu t’habitues à la cuisine de mon pays. ».
Elle me fait asseoir dans le fauteuil, me sert un whisky, mais je sens qu’elle ne va pas bien.
« Qu’est-ce qui se passe ? »
Elle s’assied en face de moi.
« J’ai reçu des nouvelles de mon ambassade. Ils me rappellent que mon visa expire à la fin de la semaine et me disent qu’ils ne pourront rien faire pour moi si je laisse passer la date d’expiration. »
« Allons prendre ton billet. »
« Et toi ? »
Comme je ne réponds pas,
« Je ne veux pas partir sans toi. »
« Le temps que je me fasse faire un passeport et je te rejoins. »
« C’est sûr ? »
« Promis. »
Mais je vois à son regard qu’elle ne me croit pas.
« Si on se mariait ? »
« Quand ? »
« Je ne sais pas moi, demain, après-demain. Comme ça je serai française et je ne pourrais pas être expulsée. »
« En France, on ne peut pas se marier en deux jours. »
« Pourquoi ? Tu ne veux plus m’épouser ? »
Je me lève et la prends dans mes bras.
« Excuse-moi, je suis bête, je sais. Mais j’ai peur. »
« Moi aussi, j’ai peur. C’est pour ça que je veux que tu partes très vite. »
« Mais toi ? »
« Je te promets de te rejoindre dés que j’aurai mon passeport. »
« Comment tu vas l’avoir ? »
« Je ne sais pas encore. Mais je suis sûr que notre ami Gérard ne verra aucun mal à ce que je quitte définitivement le pays. »
Lee n’a pas l’air convaincu. Moi non plus pour être franc, mais je me dois de donner le change.
« Ça peut se garder jusqu’à demain ton dîner ? »
« Pourquoi, tu n’aimes pas ce que je te fais ? »
« Au contraire. Mais je pense que sortir nous fera du bien, nous changera les idées. »
Elle me regarde un moment en silence, puis sourit.
« La cuisine vietnamienne est toujours meilleure réchauffée. »
« Qu’est-ce qui te ferait plaisir ? »
« Allons au Petit Châtelet. Avec eux, j’ai l’impression d’être chez des amis … des vrais. »
Je réponds à son sourire et apprécie son allusion.

Effectivement nous sommes très bien accueillis et installés sur la petite table près du feu. Il n’y a pas grand monde, et le patron tient à nous offrir un apéritif.
Lee est heureuse de cet accueil, de la respectueuse chaleur avec laquelle nous sommes traités.
« J’ai l’impression d’être chez moi. Tu verras, on est toujours reçu comme ça dans mon pays. »
Je la regarde en souriant, ne pouvant m’empêcher de penser que les souvenirs sont toujours faux. Trop beaux, trop laids, mais jamais réels. Pour elle son pays devient un paradis, un paradis où nous allons nous installer pour vivre ses rêves de petite fille.
Moi au contraire, mes souvenirs, je les ai enlaidis au point de les oublier. Mais même oublié, un cauchemar reste toujours tapi au fond de vous et je sens qu’il ne demande qu’à ressurgir. Pourtant mon passé n’a pas été si dramatique. Ennuyeux est plus vrai. Une vie sans passion, sans espoir, juste de la routine et un petit bonheur sans consistance, trop calme pour exister vraiment. La médiocrité dans toute son horreur.

Regarder les autres agir, même de découvrir les monstruosités commises par Gérard, donne envie de vivre. On peut les aimer, les haïr, les mépriser, mais ils vivent, ils existent. Alors que moi je n’existais pas.

Je prends la main de Lee, l’embrasse.
« Je suis sûr que nous allons avoir un vie de rêve dans ton pays. »

La soirée se termine dans la douceur, la tendresse, la certitude d’un avenir.
Lee est heureuse et son bonheur me convainc que cela est possible.

  • 43 –

Le lendemain nous allons prendre nos billets d’avion.
Le premier vol disponible est trois jours après. Trop court pour moi pour avoir le temps de récupérer mon passeport, mais suffisant pour éviter à Lee des ennuis avec l’immigration. J’ai du mal à la convaincre, mais elle finit par accepter de partir avant moi quand je retiens mon voyage pour la fin de la semaine suivante, certain qu’un délai d’une semaine sera suffisant pour que j’obtienne un passeport.
Ensuite, je vais déposer au planton de la Préfecture de Police une lettre pour André lui expliquant l’urgence de mon passeport, précisant bien que c’est pour un départ définitif.
Puis j’entraîne Lee, qui n’en comprend pas la nécessité, chez le notaire chargé de la succession de Claudie. Bien entendu il n’est pas possible d’avoir un rendez-vous avant plusieurs semaines, mais nous pouvons rencontrer son assistant qui note soigneusement l’adresse de Lee au Vietnam pour qu’on lui fasse parvenir tous les documents nécessaires, Lee étant la seule parente proche, donc la seule héritière.
Je propose ensuite de l’amener revoir la maison de Claudie, mais elle refuse, disant que c’est un passé qui ne l’intéresse pas. En se serrant contre moi elle ajoute que par contre, elle commencera à nous chercher une maison pas trop grande, mais bien située, avec un petit jardin où elle fera pousser des fleurs et où nos enfants pourront s’amuser.
Je n’ose pas la contredire. Mais sans que j’aie besoin de parler, elle me regarde très sérieusement.
« Je sais, tu penses que tu es trop vieux. Mais moi je suis encore jeune et un homme peut être père à n’importe quel âge. »
Je ne réponds pas, mais je ne peux pas m’empêcher de penser que je n’ai pas su éduquer convenablement mes enfants, et j’ai trop peur de recommencer les mêmes erreurs si je suis père à nouveau. Mais cela est l’avenir et pour l’instant il s’agit de clore définitivement un passé qui ne nous plaît ni à l’un ni à l’autre.

Pour finir la journée j’amène Lee dans ma banque pour fermer le coffre que j’ai ouvert pour cacher l’original du compte off shore récupéré par Olivier chez Claire et le prends avec moi pour que Lee l’apporte avec elle au Vietnam. Puis je lui ouvre un compte sur lequel je transfère la plus grosse partie de mes économies. Ainsi, de retour chez elle, il lui suffira de faire faire un transfert de compte à compte. Lee ne veut pas, mais je la convaincs que ce sera plus facile, et qu’ainsi elle pourra donner un acompte si elle trouve la maison de ses rêves.
« De nos rêves. » insiste-t-elle.
Je l’embrasse tendrement en guise de réponse.

Nous finissons le repas préparé la veille par Lee quand le téléphone sonne.
« Loïc, c’est André. Il paraît que tu m’as laissé une lettre marquée Urgent. »
« Oui, il faut que je te vois très vite. »
« Je suis en Corse pour deux jours encore. Je rentre samedi. Est-ce que ça peut attendre jusque-là ? »
« J’ai besoin d’un passeport pour la semaine prochaine. »
« Alors, ça peut attendre samedi. »
Et il raccroche. Je me tourne vers Lee, souriant.
« Voilà. Samedi, le problème de mon passeport sera réglé. »
« Je vais repousser mon voyage pour partir avec toi. »
« Sûrement pas. Ton visa se termine dimanche et il n’est pas question que tu sois bloquée à la douane à cause de ça. »
À contre cœur, elle accepte.
Nous passons une soirée calme, ni triste ni heureuse. Lee parle de son pays, je l’écoute et pose des questions plus pour lui faire plaisir que par intérêt. Mais je ne peux m’empêcher de penser à André et à la conversation que nous ne manquerons pas d’avoir. C’est lui qui m’a poussé à découvrir la vérité. Mais est-il content du résultat ? Et cette vérité apporte-t-elle quelque chose de positif ou non ?
« Tu ne m’écoutes pas. »
« Si … enfin, non, tu as raison. Je suis fatigué. Je vais me coucher. »
Quand Lee me rejoint dans le lit, je fais semblant de dormir.
Je me réveille au milieu de la nuit. Lee est blottie contre moi et curieusement je me sens bien. Ma déprime de la veille est oubliée et j’ai l’impression qu’une nouvelle vie s’ouvre devant moi. Celle que je viens de vivre, enfin celle d’aujourd’hui, m’apparaît comme une parenthèse, comme un purgatoire avant le paradis qui m’attend au Vietnam avec Lee. J’ai retrouvé mes vingt ans, mes espoirs de jeunesse et, cette fois-ci, je ne laisserai pas passer ma chance. Je serai responsable, un bon mari, attentif à sa femme et à ses enfants. Ses enfants. Voilà que moi aussi je me mets à rêver d’enfants alors que je n’ai pas su m’occuper des miens. Mais ce sera une nouvelle vie, une nouvelle chance dans un nouveau pays, dans une nouvelle culture, avec un autre moi, un nouveau moi, sûr de lui, de son avenir, de son amour de la vie.
J’hésite à réveiller Lee pour lui faire partager ce bonheur à venir, mais à quoi bon. Les rêves ne se partagent pas. Il me faudra les lui faire vivre, et c’est la promesse que je me fais avant de me rendormir en souriant.

  • 44 –

En m’éveillant le lendemain matin, je constate que le soleil inonde le studio malgré les rideaux. Bon présage. Mais il reste à peine deux jours à Lee pour préparer ses bagages. Non qu’elle ait beaucoup d’affaires à emporter, mais c’est le retour vers son ancienne et nouvelle vie. Pas facile, surtout qu’elle va faire ce voyage seule.
Je passe la journée à l’aider dans ses préparatifs et lui confie l’original du compte off shore récupéré à la banque pour qu’elle l’amène avec elle. Je me force à sourire, à plaisanter, mais le cœur n’y est pas. Au fond de moi, j’ai peur de ne jamais la revoir, même si je déments avec vigueur son angoisse.

Durant toute la journée, nous nous efforçons de refaire tous les gestes de notre courte vie parisienne dans une sorte de pèlerinage sentimental. Promenade sur les quais, déjeuner au Petit Châtelet, ouvrir mon échoppe pour quelques heures avant d’aller dîner au couscous. Lee apprécie ces nourritures qu’elle aura du mal à retrouver dans son pays. Et, en riant, elle tient à aller acheter un livre de recettes sur la cuisine marocaine, pour, dit-elle, me faire plus tard des « dîners exotiques ».
Est-ce que nous faisons ce pèlerinage en un jour ou deux jours, je ne sais pas. Mais nous avons tant de choses à nous dire, qu’on se contente de regarder les mêmes choses au même moment, sans parler.
Pourquoi parler du reste ? Nous nous comprenons sans avoir besoin de mots qui n’auraient fait que salir nos sentiments.

  • 45 –

Le jour du départ arrive.
Nous nous levons très tôt pour ne pas être en retard. Mais nous n’avons pas encore fini de prendre notre petit-déjeuner qu’on sonne à la porte.
Nous nous regardons, étonnés.
« Qui ça peut être ? »
Je hausse les épaules en signe d’ignorance et je vais ouvrir la porte. Le chauffeur d’André est là, souriant.
« Le commissaire m’a demandé de venir vous chercher pour vous accompagner à l’aéroport. »
« Nous ne sommes pas encore prêts. »
« Ça n’a pas d’importance. Prenez votre temps, je vous attendrai dans la voiture. Je suis garé à l’angle de la rue. »
Et il repart, avant même que je ne réponde. Je referme la porte avec un temps de retard.
Comment connaît-il l’heure du départ de Lee ? Mais Lee est souriante, heureuse.
« Tu as de vrais amis. J’espère qu’ils ne te manqueront pas trop. »
Je hoche la tête en souriant, mais je me demande si c’est par amitié ou pour être sûr du départ de Lee qu’André a envoyé son chauffeur. Quoiqu’il en soit, nous avons une voiture à disposition et c’est très agréable.

Quand nous descendons, il se précipite pour prendre la valise de Lee et la ranger dans le coffre avant de lui ouvrir la portière derrière son siège pour qu’elle puisse s’installer.
Puis, comme il se dirige pour m’ouvrir ma portière, je lui fais signe que c’est inutile. Il s’installe au volant pendant que je prends place à l’arrière de la voiture à côté de Lee.
« Nous allons à Roissy pour … »
« Je sais. L’avion pour Hanoï qui décolle à 12 heures. Ne vous inquiétez pas, nous serons largement dans les temps. »
« Merci. Je vois que vous êtes au courant de tout. »
« Pas exactement, mais le Commissaire a insisté pour que tout se passe au mieux pour vous. »
Je serre fort la main que Lee a glissée dans la mienne. Elle me regarde avec un sourire plein de larmes, et, tendrement, comme une enfant, elle se blottit dans mon épaule pour pleurer en silence.
Brusquement je sursaute en entendant la sirène d’une voiture de police, avant de me rendre compte que pour ne pas être gêné par la circulation, notre chauffeur a allumé sa sirène, ce qui a pour effet de dégager la route. Zigzagant entre les voitures à 130 kilomètres heures, il nous conduit en un temps record à l’aéroport.
Là, se garant ostensiblement sur une place interdite, il descend de voiture et prend la valise de Lee.
« Merci, je vais m’en occuper maintenant. »
« Non, laissez-moi faire. De toutes les façons, je dois vous ramener. Le commissaire vous attend pour déjeuner. »
« Je n’étais pas au courant. »
Il me fait comprendre par un regard que ce n’est pas son problème. Que lui a des ordres et qu’il entend les respecter.
À sa suite, nous nous dirigeons vers le comptoir de police et, se tournant vers Lee,
« Vous avez votre billet ? »
Lee me regarde, inquiète. Je lui souris pour la rassurer, mais je ne comprends pas, moi non plus, ce que nous faisons là.
Il prend le billet que lui tend Lee et le donne au fonctionnaire. Celui-ci le prend, le regarde et décroche son téléphone. Au bout de quelques minutes, après une conversation inaudible, il rend le billet au chauffeur en disant,
« Présentez-vous à l’enregistrement, on vous attend. »
Toujours à la suite du chauffeur nous nous dirigeons vers les bureaux d’enregistrement où de nombreux voyageurs attendent déjà dans une queue qui semble interminable. Sans en tenir compte, le chauffeur nous entraîne vers le guichet des personnalités et tend le billet de Lee à l’hôtesse souriante. Celle-ci prend le billet et,
« Vous avez des bagages ? »
« Une valise »
Répond-t-il en la posant sur le tapis.
L’hôtesse hoche la tête, tape sur son ordinateur et sort un nouveau billet et un ruban collant pour mettre sur la valise, ruban auquel elle ajoute une flèche rouge. Pendant que la valise part, entraînée par le tapis roulant, elle tend le nouveau billet à Lee.
« Tenez, vous êtes en première, à la place 8 et voici une entrée pour le salon des VIP. »
Je regarde le chauffeur qui me répond par un grand sourire.
« De la part du commissaire. »
Puis il nous conduit à la douane, en nous faisant éviter les queues.
Mais arrivé là, il se tourne vers moi
« Je suis désolé, mais je n’ai pas la possibilité de vous faire passer. Mademoiselle doit y aller toute seule. »
Je prends Lee dans mes bras, l’embrasse longuement.
« Ne t’inquiète pas. Je serai avec toi dans une semaine. »
Et je la pousse vers les douaniers qui l’attendent. Elle y va à contre cœur, non sans se retourner plusieurs fois.
Très vite elle disparaît de ma vue. Je me tourne alors vers le chauffeur,
« On peut y aller, maintenant. »
À sa suite, je retourne vers la voiture qui est toujours aussi mal garée, mais sans contravention.
Je m’installe confortablement à l’arrière et me laisse conduire, perdu dans mes rêves, avec cependant la certitude que, grâce à la générosité d’André, Lee fera un bon voyage.
Le voyage du retour à Paris se passe sans que je m’en rende compte, d’autant que le chauffeur n’éprouve pas le besoin de remettre sa sirène, ce qui me permet de somnoler sans vergogne.
Brusquement, en arrivant sur le boulevard périphérique, je me rends compte qu’il ne rentre pas dans Paris.
« Où allons-nous ? »
« Le commissaire vous attend dans un restaurant où il m’a demandé de vous conduire. »
« Où ça ? »
« Au Chalet des Iles, dans le bois de Boulogne. »
« Drôle d’idée. »
« Vous savez, c’est un endroit très agréable, même en cette saison. »
Bon, je n’ai rien à dire. Après tout je suis invité et qu’on soit là ou ailleurs, quelle importance ?
Le chauffeur me dépose sur le ponton où une barque m’attend pour me conduire dans la petite île où se trouve le restaurant. J’aperçois André sur l’autre rive, parlant dans son téléphone portable. Il termine sa conversation et s’approche de moi au moment où la barque accoste près de lui, souriant, heureux de me voir.
« Nous avons de la chance, c’est une belle journée. »
Et, avec un grand sourire, il ajoute,
« Je nous ai réservé une table sur la terrasse. À cette période de l’année, c’est encore très agréable, tu verras. »
Puis, en riant,
« Après mon séjour en Corse où il a plu tout le temps, j’avais envie de manger au soleil. »
Il m’entraîne vers une table ensoleillée placée au milieu d’arbustes bien entretenus.
« Le soleil ne te gêne pas ? »
« Au contraire. »
Avant que nous soyons complètement installés, un serveur arrive avec une bouteille de champagne.
« Du champagne. En quel honneur ? »
« Comme ça. Pour le plaisir d’être ensemble. »
Je le regarde, ne sachant pas s’il plaisante, mais je préfère ne rien dire.
Je laisse le serveur remplir nos coupes et nous trinquons.
« Je te remercie pour Lee. C’est très gentil de ta part. »
« Tu sais, nous avons des fonds spéciaux pour les transports en avion. Autant qu’ils servent pour les amis. »
« Lee ne savait pas quoi dire. »
« Comme ça, son voyage ne sera pas trop pénible. »
Et nous buvons pour meubler le silence qui s’installe. Puis, il remplit nos coupes déjà vides. Levant mon verre à nouveau, je le regarde en souriant.
« Tu peux faire quelque chose pour mon passeport ? »
« Il sera à ta disposition lundi matin. »
« Tu sais que je pars au Vietnam à la fin de la semaine. »
Il hoche la tête, sans répondre.
« Tu pourras informer Gérard que j’abandonne. »
« Donc pour toi, l’enquête est finie. »
« Pas pour toi ? »
« Oui. Pour moi aussi. »
« Le coupable sera-t-il puni ? »
Il me regarde fixement, sans répondre.
« Je voudrais comprendre quelque chose. Pourquoi m’as-tu poussé et aidé à trouver la raison de ces meurtres ? Tu connaissais la réponse, non ? »
« Je n’avais pas le mobile … ni toutes les éventualités. »
« Pourtant ce sont tes hommes qui ont été les exécutants. »
« Oui. Mais tu sais, je ne connais pas toutes leurs missions. »
Comme je le regarde manifestement sans le croire,
« Certains ordres viennent de plus haut. Et je n’ai pas mon mot à dire. »
« Mais Claire faisait partie de ton équipe. »
« Les terroristes s’introduisent partout. »
Je hausse les épaules en ricanant.
« C’est facile. »
« Si tu savais le nombre de policiers qui sont des agents doubles. »
« Tout ça ne me concerne plus. Qu’est-ce que tu vas faire maintenant que tu as le mobile et donc la preuve de la culpabilité de Gérard ? »
« La preuve, comme tu y vas. »
« Mais si. Tu as la preuve et le mobile. »
« Je ne crois pas que … disons … qu’une indélicatesse de son père … soit un mobile suffisant pour le faire accuser de meurtres. »
Je reste bouche bée.
« Que vas-tu faire alors ? »
« Pour l’instant, profiter du bon repas que je nous ai commandé. »
Et levant son verre de champagne.
« Et j’espère que tu vas en faire autant. »

Effectivement nous faisons un très bon repas, trop copieux et trop arrosé et nous parlons de tout et de rien, André se montrant particulièrement amical et chaleureux, et me promettant de venir nous rendre visite au Vietnam.

Brusquement, redevenant sérieux,
« Tu as bien fait de décider de partir. »
« Ma présence aurait gêné Gérard ? »
« De toutes les façons, tu ne peux rien contre lui. »
« Mais il sait que je sais. Et, comme je ne dépends pas de lui … »
Mais je m’interromps pour demander une nouvelle fois,
« Pourquoi as-tu fait appel à moi ? »
« Parce que justement tu me paraissais différent. Pour toi, il n’y avait pas de passé, donc pas de hiérarchie, pas de tabou, pas de crainte. »
En souriant, il ajoute,
« Et j’ai eu raison. »
« Mais toi aussi tu sais. »
« Maintenant oui, mais moi, je dépends de lui. Donc il ne risque rien. »
Je le regarde pensif,
« Le compte off shore, c’est le sien ? »
« Oui. »
« Et Claire ? C’était elle qui était visée, pas Véronique. »
Il hoche la tête avant d’ajouter
« Elle avait fouillé dans ses dossiers personnels et exigeait sa part. »
« Et toi ? »
« Moi je vais avoir ma part maintenant … enfin pour Armelle m’a-t-il … Tout ça grâce à toi. »
Je hoche la tête et, après un silence,
« Et Olivier ? »
« Il n’a pas fait le rapprochement … Et comme tu pars vivre au Vietnam … C’est pour qu’il ne cherche pas à comprendre que je l’ai envoyé à Dunkerque. »
Nous finissons nos verres et,
« Viens, marchons un peu. »
Il m’entraîne sur le chemin qui longe le petit lac et fait le tour de l’île.
Très vite, en marchant, je me sens mal. Il me regarde,
« Asseyons-nous là un moment. Le soleil et le vin ne font pas bon ménage. »
Nous nous installons sur le petit banc en face du lac. Ma tête tourne, je ne me sens pas bien. Je le regarde.
« Qu’est-ce que tu m’as fait prendre ? »
« Du GHB. La drogue du violeur. Comme ça tu ne souffriras pas. »
« Pourquoi ? »
« J’ai récupéré l’original. »
Je ne peux m’empêcher de crier.
« Lee ? »
« Ne t’inquiète pas. Elle va bien et ne s’en rendra compte qu’en ouvrant sa valise à Hanoï. »
« J’aimerais pas être à ta place. »
Il me regarde longuement, hausse les épaules, avant de dire,
« Raison d’Etat. »

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Extrait de la page des petites annonces du Figaro.
Le corps d’un SDF a été découvert ce matin dans le lac du bois de Boulogne. La police a conclu à un suicide par noyade.