Dix Huit Ans

Aujourd’hui j’ai dix huit ans, enfin, il y a cinquante ans j’ai eu dix huit ans, mais j’ai toujours les mêmes ambitions, les mêmes envies même si j’en ai déjà réalisées beaucoup.

Seul vrai changement, je ne rentre plus à l’université pour apprendre un métier, mais je prends ma retraite pour oublier ce métier qui m’a occupé toute ma vie, m’apportant des joies et des peines, des échecs et des réussites, mais aussi un divorce dû à mon manque de disponibilité, car le métier de commissaire de police, spécialisé en criminologie, veut dire être toujours à la poursuite de meurtriers, et ne laisse que peu de temps à la vie familiale. Heureusement la mienne était limitée à un mariage stérile, donc sans avenir.

Aujourd’hui mon ambition n’est pas de recréer une nouvelle vie, mais simplement de profiter de celle qui me reste. C’est pour ça que je reprends la ferme de mes parents pour y passer des jours tranquilles, loin du stress des grandes villes, désireux, dans ces lieux que j’ai bien connus, de retrouver l’atmosphère de mon enfance et de mon adolescence, atmosphère privilégiée que j’avais abandonnée pour m’exiler dans ce qui est maintenant mon passé.

Pour rénover cette ferme laissée à l’abandon à la mort de mes parents, je vends les derniers terrains agricoles qui lui appartiennent encore, ne gardant qu’un grand terrain qui, entourant la maison, me permet de ne pas être visible des fermes environnantes et surtout de la route départementale située non loin. Il me permet aussi d’y installer un jardin potager pour y cultiver des légumes, comme me l’avait appris mon père.

Les premiers jours de cette nouvelle vie sont merveilleux. Plus d’horaire, des siestes au soleil et des apéritifs au bistrot du village tenu par un ancien ami, qui, comme moi, est revenu s’installer dans les lieux de son enfance.

Là je retrouve aussi des fils de paysans qui auraient pu être mes amis si j’avais, comme mon père le souhaitait, pris sa succession. Mais ce passé d’enfant du village fait que je suis adopté comme l’un des leurs et ils n’hésitent pas à me confier leurs joies et leurs peines quand nous buvons, comme le veut la tradition, des pastis sans fin, pris avec de moins en moins d’eau au fur et à mesure que le temps passe.

C’est comme ça, au cours d’une conversation informelle, que j’apprends leur fureur de voir le Maire de notre village, que pourtant ils ont élu, s’être associé avec un promoteur de la région pour racheter à bas prix une partie de leurs terrains agricoles que la culture industrielle et intensive rend non rentables, pour les transformer en terrains constructibles et permettre ainsi à son associé d’y bâtir des lotissements destinés à des touristes fortunés.

Mes reflexes de policier réagissent à ce qui est manifestement du vol, et cela me rappelle une affaire que j’avais eue à traiter. Je n’avais du reste été amené à m’occuper de cette affaire que parce qu’elle s’était mal terminée, les deux associés ayant fini par s’entretuer.

Mais ce n’est que quelques jours plus tard, en recevant ma facture d’impôts locaux, supervisée par ce même Maire, que je constate que ma retraite de policier ne sera pas suffisante pour me permettre de garder le train de vie confortable que j’espérais avoir. Je me trouve donc dans l’obligation de chercher des rentrées financières complémentaires.

Ma première idée est bien sûr de proposer mes services au commissariat situé dans la ville dont dépend notre village, mais j’abandonne très vite cette idée, las de traquer de petits truands sans envergure et sans imagination. Aussi je décide d’utiliser mon expérience de flic pour devenir à mon tour un voleur que la police provinciale sera incapable d’arrêter, ou plus exactement, comme je me plais à le penser, une sorte de Robin des Bois qui dépouille les truands des biens mal acquis.

Mes premières victimes seront bien sûr le Maire et son ami promoteur qui n’hésitent pas à voler ceux qui sont maintenant redevenus mes amis.

Mais mon passé de commissaire de police, défenseur de la loi, m’empêche de concrétiser cette idée jusqu’à ce que je constate que les terrains agricoles que j’ai vendus à perte pour restaurer ma maison, sont eux aussi en train de devenir un lotissement.

Du coup, je décide que ce rêve de redresseur de tords, que ma formation de défenseur de la loi rendait irréalisable, devienne réalité.

Mon expérience m’a appris que les bénéfices, injustement acquis, ne seront évidemment pas déposés sur un compte bancaire mais, dans un premier temps, cachés dans leurs maisons. Puis, quand ils auront accumulé une somme suffisamment importante, ils seront déposés, en toute impunité, sur un compte off shore.

Trouver l’adresse des deux compères n’est pas difficile puisque tous les deux s’efforcent de mener une vie sociale irréprochable. Il m’est donc facile, un jour où je les sais en « représentation » pour l’inauguration de leur nouveau lotissement, construit en partie sur les anciennes terres de mes parents, de m’introduire chez eux et de trouver leurs magots cachés, pour l’un comme pour l’autre, sous une pile chemises dans des armoires.

Ma première réaction est d’être déçu car je ne me souviens plus combien de fois nous avions trouvé le produit des vols ainsi dissimulé. Mais, si ce manque  d’imagination m’attriste, il me rassure aussi car je suis sûr que ni l’un ni l’autre ne portera plainte.

Pourtant je me trompe, car quelques jours plus tard j’ai la visite de l’entrepreneur qui vient me demander mon aide pour retrouver le voleur qui lui a dérobé l’argent qui devait servir à payer ses employés.

Ma réaction est bien sûr de m’étonner qu’il ne paie pas ses employés sur le compte bancaire de sa société, mais, sans répondre à ma question, il se contente de spécifier que, dans son métier, il a souvent besoin de payer en liquide et que bien entendu il rémunérera mon travail.

Retrouvant mes réflexes de policier, je lui demande si quelqu’un est au courant de cet argent, et, devant mon insistance, il finit par m’avouer que seul le Maire connaît l’existence de cette pratique qui, ajoute-il, avec un sourire entendu, permet souvent de convaincre les paysans réticents de vendre des terres devenues inutiles.

La naïveté de sa réponse m’amuse, me prouvant ainsi son innocence ou plutôt sa stupidité, puisque sa seule réponse est d’accuser son complice. Aussi, par jeu je vais informer le Maire des soupçons qui pèsent sur lui, sans pourtant lui révéler comment je suis au courant. Et j’ai la satisfaction de constater qu’à son tour, il me demande mon aide car lui aussi a été victime d’un cambriolage et que, bien entendu, il me rémunérera pour cette aide.

Dans un premier temps j’envisage de me faire payer par les deux complices et de leur rendre leur argent, accusant un voleur que mes connaissances parisiennes ont retrouvé pour moi. Mais, en réfléchissant, je trouve que cette solution manque de panache et surtout ne me met pas assez en valeur. Aussi,  toujours par jeu, je décide de les confronter pour leur expliquer que leurs magouilles sont ridicules et surtout qu’ils pourraient éviter de prendre comme victimes leurs amis d’enfance, puisque l’un et l’autre sont originaires de la région.

J’organise donc une rencontre dans un lieu situé non loin du village mais suffisamment isolé pour éviter des témoins éventuels.

Bien entendu cette confrontation les surprend, mais je leur explique que je désapprouve leur combine, mais que je ne dirai rien. Et je leur demande de l’arrêter avant que les paysans ne portent plainte, car, une fois la machine judiciaire lancée, je ne pourrais plus rien faire et ils risquent de finir tous les deux en prison.

Mais je n’avais pas prévu que le Maire, persuadé que j’allais le mettre en présence du vrai voleur, sort un révolver de sa poche et tue le promoteur. Devant ma surprise, il répond que ce traite l’a cherché en le dénonçant comme complice alors que c’est lui qui l’avait entraîné dans cette magouille.

Furieux je regarde son révolver en disant,

-« Mais le tuer par balle n’est pas une bonne solution, car la police finira par remonter jusqu’à toi. »

Pour toute réponse, il me montre le révolver en disant

-« Aucun risque de retrouver sa trace puisqu’il appartenait à un officier allemand. »

Comme je le regarde étonné, il continue

-« Mon père l’avait gardé en souvenir … Comme beaucoup d’autres paysans du reste. »

Puis, sortant une liasse de billets de sa poche, il me la tend en disant

-« Pour sceller notre collaboration. »  

Je prends les billets en souriant sachant pourtant que ce seul geste me rend complice de son meurtre. Et ayant résolu suffisamment de crimes de ce genre, je sais aussi que le fait d’être complice risque de m’amener en prison si une enquête de la police sérieuse est faite.

Aussi ma seule solution est de lui expliquer que, pour justifier son innocence, il faut qu’il ait été agressé le premier, ce qui transformerait sa réaction en réflexe d’auto défense. Il acquiesce et, le sourire aux lèvres, me laisse ramasser la pierre avec laquelle je le tue.

Après avoir essuyé mes empreintes pour les remplacer par celles du promoteur, je dispose les corps de façon à laisser supposer à une bagarre qui se termine par un double meurtre.

Je suis troublé par ce rapide passage de policier à meurtrier, mais comme je garde l’argent qu’ils avaient volé et celui que vient de me donner le Maire, je me convaincs que j’ai rempli mon devoir en les punissant et surtout trouvé la solution pour arrondir mes fins de mois puisque une retraite de policier honnête ne suffit pas à m’assurer une fin de vie normale.

Maintenant que j’ai tenu ce rôle de voleur et d’assassin, je comprends la réaction de jouissance que m’expliquaient les meurtriers que j’ai passé ma vie traquer, et j’ai envie de continuer à les imiter. Je me mets donc à rêver d’une retraite de voleur et de tueur à gage qui m’apporterait les mêmes sensations que j’avais eues en poursuivant ces assassins que j’avais arrêtés et qui finissaient leurs jours dans des prisons de plus en plus confortables.

Ce double meurtre, découvert par un couple d’amoureux partis « batifoler dans les bois » est, comme je l’espérais, qualifié par le gendarme du village de dispute  qui a mal tournée. Il devient aussi la source principale des discussions durant nos apéritifs du soir et tous mes nouveaux amis trouvent normal qu’une telle association se termine mal.

Comme  je m’étonne que le Maire ait avec lui le révolver d’un officier allemand, j’apprends qu’ils ont tous des armes allemandes que leurs parents avaient trouvées sur les champs de bataille de la deuxième guerre mondiale et gardées en trophées.

Comme je reste silencieux, un paysan demande

-« Tes parents en avaient aussi, non ? »

Je hausse les épaules avant de répondre

-« Je ne sais pas car je n’en ai pas retrouvées quand j’ai remis la maison en état. Et si c’était le cas, elles ont probablement  été volées à leurs morts. »

Mais déjà un paysan lève son verre en disant

-« De toutes les façons tu n’en as pas besoin puisqu’en tant qu’ancien flic tu as encore ton arme de service. »

-«Détrompe-toi, j’ai l’ai rendue. »

Et avec un sourire j’enchaîne

-« Mais j’ai gardé mes réflexes de policier. »

A cause de cette réflexion, pourtant dite en tout innocence, c’est à partir de ce moment que mes nouveaux amis me confient leurs mauvaises actions à la recherche d’absolution, comme nous le faisions enfants avec le curé du village. Je deviens donc le confesseur chargé de les absoudre aussi bien de détournements financiers vis à vis du fisc que du prix excessif demandé aux touristes de passage pour les fruits et les légumes de leurs potagers.

Naturellement je ne suis pas payé pour ces confidences, mais je reçois régulièrement en cadeaux des légumes, des œufs et des fruits.

Satisfait de cette nouvelle vie, je laisse aussi se répandre l’idée que pour régler leurs éventuels problèmes de voisinage, ils peuvent faire appel à moi.

Et c’est ainsi que, quelques jours plus tard, j’obtiens mon  « premier contrat ».

Mon ami d’enfance, qui tient le café situé sur la place du village où tous les paysans se retrouvent le soir, vient me demander de l’aider à faire payer ses dettes à un de nos voisins qui a tendance à trop boire et à oublier de payer ses factures.

Difficile pour moi de ne pas satisfaire sa demande d’une façon légale puisque tout le village me connaît comme un ancien représentant de la loi.

Je me vois donc contraint de régler ce problème à l’amiable, sans en tirer de profit.

Je me rends donc au bistrot un soir où je sais qu’il sera, comme à son habitude, en train de boire un pastis et m’assois à côté de lui.

Nous savourons nos pastis en parlant de tout et de rien et, au moment où mon ami apporte la facture, je lui dis

-« On partage ? »

Il me regarde, fait semblant de tâter ses poches et, faussement gêné, répond

-« Je crois que j’ai oublié mon portefeuille. »

Amusé je hoche la tête, et ajoute

-« Si tu me donnes le terrain situé en bordure de ma ferme, je veux bien éponger tes dettes vis à vis de notre ami commun qui, tous les soirs, nous sert gentiment à boire. »

Il me regarde sans comprendre, ce qui me permet d’enchaîner

-« Tu sais que s’il porte plainte parce que tu t’en vas toujours sans régler les factures de ce que tu bois, tu risques une amende d’au moins plusieurs milliers d’Euros ? »

Comme par hasard il sort son portefeuille de sa poche, fait signe à notre ami cafetier, et dit

-« Les pastis c’est pour moi. Et, puisque j’y suis, apporte-moi aussi les factures de ce que je te dois. »

Le fait d’avoir réglé cette affaire au mieux renforce ma réputation. Et, le lendemain soir, mon ami vient me demander, au nom de tous les villageois, si j’accepterais de devenir le nouveau Maire de notre petit village.

J’avoue être surpris et flatté par cette proposition qui remet toute ma vie d’homme honnête en cause, puisque le vol et les meurtres du promoteur et de l’ancien Maire m’amènent argent et honneur.

J’accepte  bien entendu ce poste avec plaisir, considérant qu’il me donnera accès à des informations sur nos nouveaux voisins, les habitants du lotissement construit sur les terres de nos parents. Ainsi je trouverais certainement parmi eux ma prochaine victime, ce qui me permettra de satisfaire mes nouveaux instincts de meurtrier.

Ce poste de Maire me permet ainsi d’avoir accès à l’activité réelle des résidents du lotissement, un peu comme, par le passé, le policier que j’étais, pouvait connaître la vie passée et actuelle des suspects.

Ces vieux reflexes me font très vite découvrir que, parmi les propriétaires du lotissement construit sur le terrain de mes parents, l’un d’eux est un ancien détenu, qui, après avoir purgé une peine de dix ans est venu s’installer dans la région pour vivre une retraite soi-disant honnête.

Ce qui veut dire pour moi la victime idéale pour mon nouveau statut de meurtrier, car le premier réflexe des enquêteurs, quand ils découvriront son cadavre, sera  d’étudier ses antécédents à la recherche d’une vengeance passée.

Mais avant de passer à l’acte proprement dit, j’hésite sur les différentes façons d’agir.

Ma première idée est bien sûr de cambrioler quelques villas mitoyennes à la sienne et de cacher leurs butins chez lui. Mais cela pourrait laisser penser à la vengeance d’un de ces propriétaires, ce qui est pout moi hors de question car il me faut un coupable hors d’atteinte de la police locale, pour que je puisse continuer à agir en toute impunité.

Je me décide donc pour la solution la plus simple qui est d’aller le voir un soir sous n’importe quel prétexte et profiter de ma présence chez lui pour l’assassiner avec un cendrier ou un objet suffisamment lourd pour lui défoncer le crâne. C’est à dire, pour nous policiers, un meurtre non prémédité, donc provoqué par une bagarre improvisée entre deux anciens complices puisque sa porte, n’ayant pas été forcée, c’est la victime qui a ouvert à son assassin.

Mais alors que je sonne chez ma future victime et que j’attends qu’il m’ouvre la porte, j’entends la porte donnant sur le jardin se claquer. Bien entendu je me précipite à l’arrière de la maison pour voir ce qui se passe et je crois parcevoir une ombre s’enfonçant des les bois environnants. Hors de question de m’élancer à sa poursuite, mais je ne peux m’empêcher d’entrer dans la maison par la porte jardin pour vérifier si, à l’intérieur de la maison, j’ai dérangé un cambrioleur ou simplement un ancien complice  qui a eu la même idée que moi.

Mais au moment où j’arrive dans le salon, l’ancien détenu descend les escaliers un fusil à la main et le pointe sur moi

-« Qu’est-ce  que vous  faites chez moi ? »

Surpris, je m’empresse d’inventer une réponse crédible

-« J’étais venu vous voir pour vous parler des projets de la Mairie et quand, j’ai sonné, j’ai entendu quelqu’un s’enfuir par la porte de derrière et j’ai aperçu une ombre qui courait vers la forêt. »

Il me regarde  en souriant

-« Réflexe de flic ! »

-« Vous savez ? »

-« Bien sûr. Tout le monde connaît votre passé dans le lotissement … Comme je pense du reste que vous savez que j’ai payé pour mes erreurs passées et que je me suis installé ici pour passer une retraite paisible. »

Je hoche la tête et demande

-« Pourquoi ce fusil alors ? »

-« Je reviens simplement d’une promenade en forêt avec l’idée de tuer un lièvre ou une perdrix, mais, quand vous avez sonné ma porte je suis redescendu en courant sans avoir le temps de ranger mon fusil. »

Une fois encore je hoche la tête, mais déjà il enchaîne

-« Et vous, ces projets de la Mairie, ça consiste à quoi ? »

-« Je voulais savoir si vous seriez intéressé à ce que la Mairie organise une rencontre entre les paysans du coin et les propriétaires du lotissement pour créer entre nous des rapports de bon voisinage. 

Il hoche la tête avant d’ajouter

-« Vous me présenterez pas comme un ancien taulard ? »

-« Pourquoi  je ferais ça ? »

Il me répond en souriant

-« Oui, pourquoi ? »

Puis, après un silence, il ajoute

-« C’est pour quand cette réunion ? »

-« Samedi en fin de journée. Vous viendrez ? »

-« Bien sûr. »

Je me retrouve donc dans l’obligation d’aller proposer cette rencontre aux autres propriétaires du lotissement et surtout de la faire admettre aux paysans du village qui n’ont toujours pas admis que leurs terres agricoles soient, pour une grande partie d’entre elles, devenues un lotissement.

Comme je le craignais mon initiative n’est pas appréciée par les paysans mais, à ma grande surprise, les propriétaires du lotissement trouvent cette démarche « sympathique ».

Mon ami hésite à mettre son bistrot à la disposition de cette rencontre, mais quand je le menace de la faire à Mairie, et surtout quand je lui confirme que c’est la Mairie qui réglera la facture des consommations, il cède à ma demande.

Ma principale occupation devient donc l’organisation de cette rencontre, insistant sur le fait que les paysans mettent à disposition, pour composer cet apéritif, les produits de leurs fermes : du vin de leurs propriétés, ainsi que les produits de leurs jardins : olives, vertes ou noires, radis et petits oignons.

Satisfait du résultat, j’avoue être cependant inquiet de cette rencontre à venir qui s’est imposée par l’échec de mon projet d’assassiner l’ancien taulard.

Je prépare un rapide discours de bienvenue destiné à nos voisins propriétaires du lotissement et attend avec angoisse cet apéritif.

Contrairement à ce que je craignais, paysans et propriétaires du lotissement sont tous là et apprécient cette rencontre qui leur permet de se connaître. Et j’ai la satisfaction de voir certains propriétaires du lotissement commander soit du vin soit des légumes à leurs voisins, expliquant, sans gêne, qu’ils ignoraient pouvoir commander leur vin et leurs légumes directement chez eux, sans avoir à se rendre au supermarché qui, soi-disant, leur fournissait des produits régionaux.

Finalement tout le monde est content de cette rencontre et nombreux sont ceux, qui en partant, me félicitent de cette initiative.

Même l’ex-taulard me remercie, ne pouvant pourtant s’empêcher de sourire en ajoutant

-« J’y suis peut-être pour quelque chose, non ? »

Je réponds à son sourire, me gardant pourtant de répondre à sa question, craignant qu’il ne soit pas dupe de ma démarche chez lui.

Il faudra donc que je tienne compte de lui dans mes futurs cambriolages ou meurtres !

Cette réunion s’avère profitable pour notre village, car, régulièrement, les soirs suivants des propriétaires du lotissement viennent prendre un pastis avec les paysans pour leur commander du vin, de l’huile d’olive, des fruits et des légumes.

Même mon ami d’enfance qui gère le bistrot depuis la mort de ses parents reconnaît que c’était une bonne idée et me remercie en disant

-« Je compte sur toi tous les soirs pour un apéro offert par la maison. »

-« Je ne l’ai pas fait pour ça, mais pour le bien du village. »

-« Je sais, et tu as eu raison. »

Et, après un silence, il ajoute

-« Finalement les propriétaires du lotissement ne  sont pas aussi désagréables que nous l’imaginions. »

-« Normal. Ils ne sont pas responsables des magouilles de votre ancien Maire. »

Pour toute réponse, il hoche la tête en souriant.

La vie reprend normalement son cours, et les jours se suivent et se ressemblent. Mais je continue à chercher une occasion pour satisfaire mes nouvelles pulsions meurtrières car il est maintenant évident que je ne pourrais pas les accomplir facilement dans le village ou la région avoisinante.

A la recherche d’une occasion, je prends contact avec les Maires des villages limitrophes pour savoir s’ils n’ont pas de problèmes avec leurs électeurs, mais là encore je ne trouve aucune piste valable, ou plus exactement, aucune sans risque de déclencher une enquête qui pourrait remettre en cause les meurtres du Maire et du promoteur pourtant classés comme « règlement de compte entre escrocs ». Mais, ayant été à la place des enquêteurs, je sais, que devant des preuves aussi fragiles pour ne pas dire insignifiantes, je ne me serais pas contenté de cette conclusion hâtive.

Et comme toujours, la solution ne vient pas d’où on l’attend, puisque c’est l’ex-taulard qui un soir me rejoint au bistrot à l’heure de l’apéritif, et comme si c’était naturel et que nous étions amis de longue date, s’assoit à ma table. Puis, tout en buvant son pastis, me demande

-« Cette vie n’est pas trop monotone pour vous après la vie trépidante que avez du avoir ? »

-« Au contraire. J’apprécie ce calme. »

Il hoche la tête avant d’ajouter

-« Moi aussi. Mais je vous avoue que, quelquefois, l’action me manque … Un manque d’adrénaline, vous comprenez ? »

Surpris par cette confidence je réponds

-« Nous avons eu des vies bien remplies, mais la vôtre vous a amené en prison. »

-« C’est vrai. C’est pour ça que je n’ai pas envie de recommencer … Pourtant si l’occasion se présente, je suis prêt à vous aider à coincer des voleurs ou des meurtriers … Ça me rappellera le bon vieux temps, mais pas dans le même rôle, cette fois. »

Etonné par cette déclaration, je ne peux m’empêcher de demander

-« Vous avez des informations à me donner ? »

Il sourit

-« Peut-être … »

-« Et que voulez-vous en échange ? »

-« Participer à votre enquête. »

Là j’avoue être surpris et, après un silence,

-« Vous êtes au courant de quelque chose qui se prépare dans la région ? »

-« Pas encore. Mais comme mes anciens complices savent que j’habite la région et que les vendanges approchent, je suis persuadé que je serai bientôt sollicité pour le cambriolage de la succursale de la banque locale, puisque les paysans sont obligés de prévoir de quoi payer leurs employés. »

Et avec un sourire, il ajoute

-« Que voulez-vous, on n’échappe pas à son passé. »

Je rêvais de devenir voleur ou meurtrier et un meurtrier me propose de redevenir flic. Décidemment le monde est mal fait.

Mais j’accepte la proposition de l’ex-taulard espérant trouver ainsi, grâce à lui, l’occasion d’assouvir mes nouvelles pulsions. D’autant plus que sa proposition me confirme qu’il est toujours en rapport avec ses anciens amis et qu’il reste donc pour moi la victime idéale.

Mais en même temps je dois me montrer très prudent car tout le village est au courant de mes contacts avec lui, et même s’ils ne le connaissent comme « ex-taulard », il ne sera pas difficile à la police régionale de le découvrir et de faire le lien avec moi.

Il faut donc que j’accepte sa proposition de m’associer avec lui sur cette affaire et de trouver ensuite l’occasion de l’éliminer avant que le cambriolage de la succursale de la banque n’ait lieu.

Effectivement, peu de jours après, il me rejoint à l’heure de l’apéritif pour m’informer, à mi voix, que le cambriolage est prévu pour mardi prochain puisque la  succursale ne recevra l’argent que le lundi dans la journée.

-« Il faut prévenir la gendarmerie. »

-« Pourquoi ne pas régler ça tous les deux ? »

-« Mais je dois informer ma hiérarchie. »

-« Vous êtes à la retraite, non ? »

-« Oui, mais … »

-« Donc, vous n’avez plus de compte à rendre. Et si vous prévenez les flics, mes anciens amis vont m’accuser de les avoir trahis. »

Et avec un sourire il ajoute

-« On ne plaisante pas avec l’honneur, vous savez. »

Je réponds à son sourire avant d’ajouter

-« Comment on fait alors ? »

-« Vous allez ouvrir un compte au moment du casse. Comme ça, vous serez aux premières loges pour déclencher l’alerte et empêcher le cambriolage. »

-«  Et vous ? »

-« Moi je serai là pour vous sauver. »

-« En tuant ? »

-« S’il le faut, oui. »

-« Mais c’est vos anciens amis. »

-« Qu’est-ce ça change ? »

-« Et si c’est eux qui vous tuent ? »

-« C’est le risque. »

Son projet est manifestement un piège et je n’ai aucun mal à comprendre que, pour lui, je suis sa prochaine victime. Mais en même temps cette situation me rassure car, comme je commençais à l’estimer, sa mort m’aurait touché, même si j’en suis l’auteur.

En attendant de trouver le bon moment pour le tuer, je décide de suivre le programme qu’il m’a fixé et, comme prévu, je me rends chez lui, le samedi soir, pour connaître l’heure exacte du cambriolage de la banque. Par prudence, j’amène avec moi un poignard qui, en dernier recours, me permettra d’accomplir ce meurtre si je ne trouve pas sur place de quoi le tuer sans laisser de trace.

Le lendemain soir, il m’attend chez lui, pour un soi-disant apéritif amical composé d’une bouteille de vin et d’amuse-gueules, et surtout pour me donner l’heure exacte du cambriolage.

Nous nous installons dans son salon, et tout en sirotant la bouteille de vin qu’il a achetée, par jeu, chez le viticulteur de la région qui doit recevoir de l’argent pour payer ses vendangeurs, il m’explique que le projet de « ses amis » doit avoir lieu  en fin de journée, juste avant la fermeture de la succursale..

Mon premier reflexe est de sortir un carnet pour noter l’heure et le lieu, mais cela le rend  soupçonneux, m’expliquant très sérieusement qu’il ne doit y avoir aucune trace écrite de ce  rendez-vous.

Jouant les innocents, j’acquiesce évidemment, lui expliquant que c’est un vieux reflexe de flic, car nous, on devait  tout noter pour nous en souvenir.

Heureusement il répond par un hochement de tête en disant

-« On n’oublie pas les vieux reflexes, hein ! »

Je souris, lève mon verre à sa santé et à la réussite de cette première opération en commun.

Nous continuons à discuter comme de vieux amis et, quand j’ai fini mon verre de vin, je tends ma main vers la  bouteille  en lui demandant

-« Je peux ? »

Bien entendu il me laisse la prendre, mais au lieu de me resservir je m’avance pour remplir aussi son verre pendant qu’il reprend une bouchée de ses amuse-gueules.

Cela me permet de lui asséner un grand coup sur la tête, et ensuite, de m’acharner sur lui jusqu’à ce que je sois certain de sa mort.

Ce nouveau meurtre me procure encore plus de plaisir que la première fois.

Après avoir pris la peine d’essuyer toutes traces de mon passage, j’essuie et  casse le verre dont je me suis servi, vide sur lui le vin que la bouteille contient encore et renverse la table basse pour laisser croire à une bagarre improvisée.

Puis, je sors par la porte de devant en faisant un signe de remerciement en direction de la maison comme s’il me suivait du regard derrière sa fenêtre.

Je me rends ensuite au bistrot de mon ami pour avoir, grâce aux consommateurs présents, l’alibi dont je n’aurais probablement pas besoin. 

Je vis mal les jours suivants, m’attendant à ce que l’on découvre son meurtre, mais rien ne se passe. Et le mercredi matin j’allume la radio m’attendant à ce que toutes les chaînes parlent du hold-up de la vieille. Mais rien. Aucune information sur cet éventuel cambriolage de la succursale de banque de la région, ce qui ne fait que confirmer que le projet de l’ancien taulard était bien de m’assassiner.

Par contre, aucune  nouvelle aussi de sa mort.

Je passe une  nouvelle journée d’attente interminable, hésitant à déclarer moi-même sa disparition, mais mon passé de policier m’en empêche sachant que cela sera une raison pour les enquêteurs de m’impliquer dans son meurtre. Je me contente donc de continuer à vivre normalement, effectuant, comme d’habitude, mes tâches de Maire et mes visites au bistrot pour rencontrer mes administrés, propriétaires du lotissement compris puisque depuis notre apéritif commun, nombreux sont ceux qui sont aussi devenus des habitués.

J’hésite à leur demander des nouvelles de leur voisin dont je suis sans nouvelle alors qu’il devait passer me voir hier en fin de journée pour connaître exactement comment la Mairie calcule les impôts locaux. Mais une fois encore j’évite d’aborder ce sujet ne voulant pas lui apporter trop d’importance et surtout faire naitre des soupçons quand on découvrira son assassinat.

Par contre, le lendemain matin j’apprends par les journaux le cambriolage durant la nuit de la succursale du crédit agricole, banque de tous les paysans de la région. Bien entendu cela devient le seul sujet conversation durant nos apéritifs communs dans le bistrot. Mais cette information me trouble, car elle me laisse supposer que l’ex-taulard était peut-être de bonne foi vis à vis de moi et que ce cambriolage n’a été retardé qu’à cause de sa disparition.

Comme je le craignais la gendarmerie de notre village est rapidement considérée comme inefficace pour résoudre ce cambriolage et un enquêteur parisien est envoyé pour les aider dans cette enquête.

Je suis heureux de n’avoir pas accepté la proposition de l’ex taulard, mais le passé est toujours là et il se présente sous la forme de Linda, une jeune inspectrice talentueuse qui a été mon élève.

Elle vient me voir le soir-même de son arrivée pour m’informer qu’on l’a envoyée pour résoudre ce cambriolage et que sa hiérarchie lui a conseillé de prendre contact avec moi puisqu’ils  savent que j’ai pris ma retraite dans la région.

Elle m’explique que la seule information que lui a donnée la gendarmerie locale est que personne ne pouvait savoir qu’une grosse somme d’argent devait être déposée à cette date dans cette succursale, à part bien sûr un des paysans, puisque plusieurs d’entre eux avaient demandé à la banque la disponibilité de liquidités importantes pour payer leur vendangeurs, enfin parmi ceux bien sûr qui ont encore suffisamment de terres agricoles pour cultiver des vignes. Et, ajoute-t-elle, d’après Paris, cette information ne pouvait venir que d’un informateur habitant la région, d’où sa présence pour aider le commissariat local à résoudre cette affaire.

Je suis heureux de la revoir et je lui fais savoir. Et bien sûr, j’ajoute que si elle a besoin de mon aide je suis prêt à l’aider. Elle sourit et répond que c’est la raison pour laquelle elle a été envoyée pour s’occuper de cette affaire, ses supérieurs sachant qu’elle avait été mon élève et que je l’avais bien notée.

Puis elle m’avoue n’avoir pas encore choisi d’hôtel, préférant me demander mon avis, car, en tant de Maire, j’en aurais sûrement un à lui proposer. Sans vraiment réfléchir, je lui propose de la loger dans une de mes chambres d’amis, lui expliquant que nous pourrons ainsi parler de son enquête au fur et à mesure qu’elle aura de nouvelles informations.

A ma grande surprise, elle répond en souriant

-« J’avoue que j’avais espéré que vous me le proposeriez car je ne veux pas que les habitants de la région  soient au courant de mes déplacements. »

Puis elle ajoute

-« Et puis, loger chez vous est une garantie car, même à Paris, on sait que vous avez une excellente réputation comme Maire. »

Je suis flatté et heureux de cette solution qui me permet ainsi d’être au courant de l’évolution de son enquête et donc de l’empêcher de porter ses soupçons sur moi.

Par jeu, je la laisse choisir une chambre parmi les trois chambres d’amis que j’ai aménagées dans l’ancienne maison de mes parents et je ne peux m’empêcher de sourire de son choix

-« Je vois que vous avez bon goût car vous  avez choisi ma chambre d’enfant. »

Elle répond à mon sourire et cela suffit pour que nos rapports « professeur-élève » se transforment  en complicité amicale.

Bien entendu son installation chez moi devient le sujet des apéros du soir dans le bistrot de mon ami d’enfance, mais sans sous-entendu car quoi de plus naturel que des policiers se rendent service entre eux. Et surtout cela me redonne un statut de policier en charge de trouver les voleurs qui ont dévalisé leur banque.

Cette situation m’amuse et pour bien confirmer notre complicité je l’invite à partager le pastis traditionnel de l’apéritif avant de continuer la soirée en dînant, toujours dans le bistrot, puisque c’est aussi le seul restaurant de notre village.

Nous terminons la soirée chez moi, devant un whisky. Là je me permets de la questionner pour savoir quels éléments sont actuellement en sa possession. Elle m’avoue bien entendu qu’elle n’a aucune information et qu’elle compte sur moi pour l’aider.

Je lui réponds que je ne sais rien de plus que ce que racontent les journaux, mais qu’il est normal et habituel dans la région que, lors des vendanges ou des moissons, les paysans aient besoin d’argent liquide pour payer leurs saisonniers. Et, insidieusement, je termine en lui conseillant de se renseigner sur les propriétaires du lotissement situé sur ma commune, car elle doute qu’un paysan  se serait permis de fournir cette information de peur d’en être la prochaine victime.

La soirée se termine dans la bonne humeur, heureux tous les deux de nous retrouver et de cette  collaboration à venir.

Le lendemain matin nous nous retrouvons dans ma cuisine pour partager notre petit déjeuner et, là, elle m’annonce qu’elle sera absente toute la journée, devant se rendre au commissariat de la ville voisine pour étudier les informations en leur possession.

Comme je lui propose de nous retrouver au bistro pour dîner, sa réponse est

-« Vous ne préférez pas que je vous fasse la cuisine ? »

-« Je ne voudrais pas … »

Mais déjà elle enchaîne

-« Ça me fait plaisir. Et on ne va pas dîner tous les soirs au restaurant. »

Je souris

-« Je m’occupe de l’apéro alors. »

Elle hoche la tête avant d’ajouter

-« Et puis, on sera plus tranquille pour parler de l’enquête. »

Le soir, en l’attendant, comme il fait encore très doux pour la saison, j’installe l’apéro, composé de vin rosé  de la  région et d’olives vertes sur la table du jardin, pensant qu’on pourra aussi y terminer la  soirée.

Elle arrive plus tôt que je ne le pensais, mais, en s’excusant, me dit

-« Je n’ai pas eu le temps de faire des courses, mais je nous ai pris des pizzas. »

Et avec un sourire elle ajoute

-« En souvenir de vos cours quand ils se terminaient tard. »

Son verre de rosé à la main, elle boit une gorgée et me regarde en disant

-« Je comprends pourquoi vous êtes revenu vous installer dans cette région. »

Je souris et lève mon verre à sa santé.

Heureux, nous savourons notre apéritif, d’autant que le climat est doux et agréable et nous incite à prolonger notre soirée dans le jardin.

Mais au bout d’un moment je ne peux m’empêcher de demander

-« Vous avez trouvé quelque  chose sur le cambriolage ? »

-« Rien du tout … Je pense qu’il va falloir à ce que je m’habitue à leur façon de travailler.

-« Ça vous change de Paris. »

-« C’est le moins qu’on puisse dire. »

Puis elle me regarde et demande

-« Qu’est-ce que vous me conseillez pour commencer l’enquête ? »

-« Je sais pas … Peut-être enquêter sur le passé des propriétaires du lotissement. »

-« J’y ai pensé … En temps que Maire, vous  avez leurs noms ? »

-« Naturellement. Je vous en communiquerai un double demain … Et aussi celui des paysans qui ont encore assez de terres agricoles pour cultiver des vignes et produire ce merveilleux rosé. »

Levant son verre en souriant, elle répond

-« Merci. »

Nous terminons la soirée confortablement installés dans le jardin pour profiter du climat particulièrement doux de la saison.

Le lendemain, en fin de matinée, elle passe à la Mairie et je lui remets la liste de tous les propriétaires du lotissement et des paysans possédant encore des vignobles suffisants pour produire leur propre vin, que j’ai fait préparer par ma secrétaire

-« Merci commissaire. »

Je la regarde en souriant avant de répondre

-« Je ne suis plus commissaire maintenant, mais un retraité. Du reste appelez-moi par mon prénom, Pierre. »

Elle hoche la tête, gênée, mais déjà j’enchaîne

-« Et tant qu’on y est, on pourrait se tutoyer. »

Elle me regarde en rougissant avant de répondre

-« Pour Pierre, je veux bien essayer. Bien sûr vous pouvez me tutoyer, mais, pour ma part,  jamais je ne pourrai. »

Je hausse les épaules en souriant

-« Ne t’inquiète pas. Ça viendra puisqu’on va travailler ensemble. »

Et, répondant à mon  sourire,

-« Merci pour la liste de vos administrés. … Et je prendrai le temps de faire des courses avant de rentrer ce soir. »

-« Tu veux pas qu’on déjeune ensemble ? »

-« Non merci. Je vais lancer une recherche sur les antécédents des propriétaires du lotissement et des principaux viticulteurs de votre village, sans oublier bien sûr ceux des villages avoisinants, puisque j’ai toute l’aide dont j’ai besoin au commissariat. »

Puis, en souriant, elle ajoute

-« A ce soir … Pierre. »

Je la regarde partir en souriant aussi, sachant que le corps de l’ex taulard sera découvert très vite et que, comme je l’ai prévu, il va l’aiguillier sur une bagarre entre truands, piste que je vais du reste lui suggérer.

Cette solution me permettra de lui laisser entendre que l’informateur qu’elle cherche est sûrement cet ex taulard, puisqu’habitant maintenant la région et fréquentant, à mon initiative, le bistrot pour les apéritifs du soir, il a très bien pu entendre les paysans parler de leurs problèmes de liquidité pour payer leurs saisonniers employés pour les vendanges.

Après avoir fait acte de présence à la Mairie et une visite rapide au bistrot, je rentre chez moi pour profiter des rayons du soleil encore hauts en cette fin de journée.

Comme je le pensais elle rentre toute excitée pour m’informer qu’elle a eu le temps de faire des courses pour me préparer un bon dîner, et sans attendre ma réponse, se dirige vers la cuisine en disant

-« J’en ai pour une petite demi-heure. Après je vous retrouve pour prendre un apéro au soleil. »

Et avec un sourire elle ajoute

-« Je sens que je vais prendre goût à ce rythme de vie. »

Le problème c’est que moi aussi, alors, qu’après mon divorce, je m’étais habitué à la solitude, coupée certains soirs par des dîners au restaurant, plus par désir d’animation que pour remplacer mes apéritifs dinatoires qui, à Paris, étaient devenus mon quotidien.

Pendant qu’elle s’active dans la cuisine, je nous prépare, comme la vieille, la table pour l’apéritif puis pour son dîner, puisque le temps, particulièrement plaisant pour la saison, nous permet encore de profiter du jardin jusqu’à une heure tardive. J’avoue aussi être impatient de connaître le résultat de ses recherches, car même si elle m’a dit n’avoir, pour l’instant, aucune information précise, je m’étonne qu’elle ne sache pas encore que l’ex taulard était un des propriétaires du lotissement, information que je n’avais, pour ma part, eue aucune difficulté à trouver.

Confortablement installé sur une chaise de jardin, je commence, en l’attendant, à siroter un verre de vin rosé.

Peu de temps après elle me rejoint. A son arrivée, je lève mon verre à sa santé

-« J’en ai encore pour cinq minutes, mais vous avez bien fait de commencer sans moi. »

Puis, en souriant, elle ajoute

-« Par contre, pendant que ça mijote, j’ai le temps de prendre moi aussi un peu de  vin rosé qui  paraît excellent. »

Je hoche la tête, la sert et lui tend son verre.

-« Merci commissaire … pardon. Merci Pierre. »

Elle boit une gorgée et s’assied en face de moi

-« Excusez-moi. Mais les vieilles habitudes sont difficiles à perdre. »

Je hoche la tête et souris en guise de réponse.

Profitant des derniers rayons du soleil, nous sirotons calmement notre apéritif en silence, bien que je meure d’envie de la questionner sur l’avancée de son enquête.

Après ce premier verre de vin, elle se lève en disant

-« Je pense que c’est prêt. »

Sans attendre ma réponse, elle se dirige vers la cuisine pour revenir quelques minutes plus tard portant une grande marmite dans les mains

-« Des pâtes, sauce maison. »

Et, avec un sourire, elle enchaine

-« Mon père adorait ça. C’est du reste lui qui m’a appris à les faire. »

-« Vous me comparez à votre père ? »

Elle rougit

-« Je n’oserais pas. »

-« Vous avez  tort.  Vous avez l’âge d’être ma fille … Je regrette quelques fois de n’avoir pas d’enfant, mais je constate avec plaisir que vous la remplacez bien. »

Ne sachant que répondre, elle pose le plat sur la table en me demandant

-« Je vous sers ? »

-« Volontiers. »

Et je lui tends mon assiette qu’elle remplit généreusement.

Nous commençons à manger et,

-« Votre père avait raison. C’est très bon. »

Flattée elle sourit et, le plus naturellement du monde, je demande

-« Du nouveau sur l’enquête ? »

-« Trop tôt. J’ai envoyé la liste des noms à Paris pour qu’ils fassent les recherches et demandé au commissariat de la région de se renseigner sur leurs clients pour savoir si l’un d’eux se serait renseigné sur le salaire payé aux vendangeurs par les autres vignerons. J’aurai les réponses demain. »

Puis, en guise d’excuse, elle ajoute

-« J’ai pensé que ces informations pouvaient attendre encore un jour … Et je tenais à vous remercier pour votre hospitalité en vous faisant un bon dîner. »

Comme la veille, la soirée se déroule agréablement, suivie d’un whisky pour nous aider à digérer son excellent repas.

Et avant de monter nous coucher, elle dit

-« C’était une soirée détente.  Demain, le travail reprend et j’aurai sûrement de nouvelles informations et besoin de vos conseils. »

Effectivement, le lendemain soir, elle arrive toute excitée avec des pizzas pour le dîner.

-« Je n’ai pas eu le temps de faire des courses, mais j’ai beaucoup d’informations à vous donner. »

Sans attendre, elle va ranger les pizzas dans la cuisine, me rejoint devant l’apéritif que j’ai préparé en l’attendant, s’assied en face de moi, et

-« Figurez-vous que parmi les propriétaires du lotissement il y avait un ancien voleur qui, avoir purgé une peine de prison de quinze ans, est venu  s’installer dans la région. J’ai donc envoyé des gendarmes pour le convoquer au commissariat et, intrigués par le fait qu’il ne réponde pas à leurs appels, ils sont entrés chez lui, car la porte d’entrée n’était pas fermée, et l’ont  trouvé mort.

-« Comment ça mort ? »

-« Suite à une bagarre s’emble-t-il. »

-« Tu penses que c’était lui l’informateur ? »

-« Sûrement. Mais il a dû se disputer avec ses complices au sujet du montant de sa part et il s’est fait tuer durant la bagarre. »

Après avoir bu une gorgée de vin, elle continue

-« Ce qui fait que maintenant on n’a plus simplement un cambriolage, mais aussi un meurtre. »

Je hoche la tête, attendant la suite

-« J’ai immédiatement prévenu Paris et la réponse de mes chefs, considérant comme moi que le commissariat de la région n’est pas en mesure de résoudre cette affaire, a été de faire appel à vos services, si vous l’acceptez, bien sûr, … sachant naturellement que, pour le temps de l’enquête vous retrouvez votre statut de commissaire et le salaire qui va avec. »

Je la regarde en souriant, ne pouvant pourtant m’empêcher de penser qu’une carrière dans la police ne m’avait laissé qu’une retraite insuffisante, alors que ma  nouvelle carrière de meurtrier s’avère déjà très rentable.

Je lève donc mon  verre en disant

-« Et bien à notre première vraie collaboration. »

Elle sourit, et hypocritement me demande

-« Vous voulez que vous appelle à nouveau commissaire ? »

-« Bien sûr que non. Tu peux même me tutoyer maintenant que nous travaillons officiellement sur la même affaire. »

Elle hoche la tête avant de répondre

-« J’essaierai. Mais vous restez toujours mon professeur. »

Puis, après avoir bu une gorgée de vin,

-« L’ancien meurtrier habitait la maison du lotissement la plus proche du village. »

-« Ah, c’est lui ? … C’est pourtant le premier qui a répondu à mon appel pour que les propriétaires du lotissement s’intègrent dans le village. Du reste, je suis allé chez lui il y a deux jours pour qu’il m’explique son idée de créer une association qui représenterait ces propriétaires en leurs  absences, puisque de nombreuses maisons ne sont que des lieux de vacances … Je comprends mieux maintenant son désir de connaître les paysans et les copropriétaires du lotissement, puisque cela ne devait être pour lui que des informations à transmettre à d’autres repris de justice qui feraient le travail pour lui, lui laissant  ainsi la possibilité de se forger un alibi durant ces vols. »

Et après un silence,  j’ajoute

-« Mes réflexes de Maire ne sont pas les mêmes que ceux de policier, puisque je le trouvais sympathique … N’hésite pas à me le rappeler. »

-«  Je suis sûre que ce ne sera pas nécessaire … Vous disiez être allé chez lui ? »

-« Oui. Avant hier, en fin de journée. … Il m’a paru excité par son idée de créer cette association qui rapprocherait ainsi les propriétaires et les paysans de notre ville. »

-« Vous l’avez revu depuis ? »

-« Non, mais comme tu es arrivée j’avais d’autres occupations. »

Elle répond par un  sourire, pendant que je ressers nos verres maintenant vides.

Après avoir bu une nouvelle gorgée de vin je demande,

-« A part ça, quoi d’autre ? »

-« Rien pour l’instant. »

Puis elle ajoute

-« Je suis désolée de n’avoir rien de mieux à vous proposer que des pizzas. »

-« Ne t’inquiète pas. Cela nous rappellera nos soirées parisiennes de travail. »

Mais la soirée que nous passons dans mon jardin pour profiter des derniers rayons du soleil est beaucoup plus agréable que nos réunions de travail dans mon bureau du 36 quai des Orfèvres pour préparer les interventions du lendemain.

Le lendemain matin je descends au moment où elle se prépare à partir pour le commissariat

-« Tu veux que je t’accompagnes ? »

-« Inutile de venir perdre votre temps. Mais, plus tard, quand il faudra passer à l’action, je n’hésiterai à  faire appel à vous. »

J’ai donc encore devant moi une journée tranquille et j’en profite pour exercer ma fonction de Maire avant de reprendre, les jours suivants, l’activité de commissaire de police que j’avais pourtant quittée avec plaisir. Mais je ne peux quand même pas m’empêcher d’apprécier le comique de la situation où, voleur et meurtrier je suis traqué par « moi-même ».

Ce soir-là elle arrive plus tôt que d’habitude, et avant que je m’en étonne, elle me demande si je peux venir inspecter la maison de l’ancien taulard avec elle, au cas où je remarquerai des éléments qui auraient échappés à la première fouille de la police de la région.

Comme je la regarde en souriant, elle ajoute avec un sourire

-« C’est vous qui m’avez appris à ne négliger aucune piste … Et j’ai des doutes sur l’efficacité de leurs techniciens. »

Nous fouillons donc la maison avec minutie, et sommes obligés de constater que le passage des techniciens a fait beaucoup de dégâts, effaçant les traces éventuelles et négligeant surtout de tout remettre en place.

Après avoir visité les deux étages de la maison, nous nous rendons dans le jardin et là je me fige.

Surprise, elle me demande

-« Quelque chose d’anormal ? »

Avec un sourire ému, je lui réponds

-« Je croyais que tous les arbres fruitiers de mes parents avaient été arrachés mais je constate que ce cerisier a été épargné. »

Comme je reste rêveur en le contemplant, elle enchaîne

-« Il a une signification particulière pour vous ? »

Je hoche la tête, et après un silence répond

-« Il représente toute mon enfance car je passais des heures dans ses branches à me gaver de ses succulentes cerises. »

Elle me regarde, et sourit attendrie.

Plus tard, quand nous nous retrouvons dans mon jardin pour prendre notre apéritif traditionnel, elle me dit

-« Je n’ai pas eu le temps de faire des courses pour vous préparer à dîner. Mais, peut-être, qu’en allant dîner au bistrot de votre ami, nous aurons des informations que la police locale n’a pas été capable de trouver. »

Nous sommes accueillis avec beaucoup de  gentillesse par les consommateurs du bistrot, mais une fois installés à une table, mon ami, après nous avoir conseillé le plat du jour, nous apporte une bouteille de vin et tout en nous servant demande

-« Encore un règlement de compte qui a mal tourné ? »

-« Probablement. Nous en saurons plus dans les jours qui viennent. »

Il hoche la tête et repart donner  l’information aux consommateurs de son bistrot. Après son départ, Linda me demande

-« Pourquoi encore un règlement de compte ? »

-« Parce que l’ancien Maire et le promoteur du lotissement s’étaient entretués pour des problèmes d’argent. »

Mais très vite j’enchaîne

-« La gendarmerie de la région a accrédité cette explication. »

Songeuse, elle me regarde en silence avant de dire

-« Vous y croyez ? »

-« Pourquoi pas. Cette conclusion paraissait logique et en accord avec les preuves. »

Elle hoche la tête avant d’ajouter

-« Vous ne pensez pas que ces différents meurtres pourraient  avoir un rapport entre eux, »

Je la regarde en souriant

-« Tu sais on n’est pas à Paris ici. La thèse d’un sérial killer me paraît hors contexte. »

Le patron nous apportant les plats du jour l’empêche, à mon grand soulagement, de continuer cette conversation. Aussi je prends la bouteille de vin rouge qu’il nous a servi pour lui demander

-« Du vin rouge te convient ou tu préfères une autre couleur ? »

-« Non, le  rouge est parfait merci. »

Je la sers, lisant pourtant dans ses yeux que la coïncidence de ces meurtres la trouble et, la connaissant, je suis sûr qu’elle va faire ressortir le compte rendu établi par le gendarme de la région.

Plus tard, quand nous nous retrouvons chez moi pour un whisky devenu traditionnel, je m’efforce d’éviter de parler de ces crimes, mais je sens que cela la tracasse et que, dés demain, il faudra que je trouve un moyen de l’aiguiller sur une autre piste, pourquoi pas un nouveau meurtre du reste, mais cette fois sans justification de règlement de compte.

Ma première idée est  bien sûr un cambriolage qui tourne mal, où, le voleur tue le propriétaire.

Bien entendu, je trouve ce nouveau crime stupide et ridicule, mais je ne vois pas d’autre solution pour détourner son attention, que de mettre en avant le fait que ces crimes ne sont que des problèmes d’argent, car, tous les paysans ont touché de l’argent liquide du promoteur pour les obliger à accepter la vente d’une partie de leurs terrains, argent qu’ils n’ont naturellement pas déclaré au fisc ni mis en banque.

Le soir, en rentrant, elle ne peut s’empêcher de m’informer que le compte rendu établi par la gendarmerie locale sur le double meurtre du promoteur et du maire lui paraît incomplet. Mais, avant qu’elle ne développe son idée, je l’interromps pour lui dire que j’ai aussi beaucoup réfléchi à cette solution donnée par le gendarme, mais que, au contraire d’elle, j’en suis arrivé à la conclusion que tout cela n’est qu’une question d’argent, car tout le monde sait dans la région que le promoteur convainquait les paysans de leur vendre leurs terrains en en payant une partie en liquide. Et, pour compléter mes dires, j’ajoute d’une petite voix

-« Moi-même, je dois avouer … Mais cela m’a permis de remettre en état la maison de mes parents et de te donner une chambre confortable. »

Avec un sourire, elle me répond

-« Si je comprends bien, la corruption existe à la campagne comme à la ville. »

Je hoche la tête

-« A la seule différence, qu’ici, à part les citadins qui comme moi s’empressent de le dépenser pour restaurer leurs biens immobiliers, l’argent fini toujours caché dans une armoire … Quoi de plus tentant pour quelqu’un de bien informé que de s’emparer de cet argent non déclaré. »

Elle me regarde en hochant la tête, me laissant ajouter

-« Cela laisse effectivement penser que c’est une des raisons du meurtre de l’ex-taulard … car c’est peut-être lui qui  avait cambriolé le Maire et le promoteur avant de les tuer en déguisant leurs meurtres en règlement de compte. Mais ses complices ont appris qu’il avait beaucoup d’argent caché chez lui et l’on tué pour s’emparer à leur tour de cet argent, ce qui justifierait du reste que son compte en banque soit pratiquement vide. Tout comme je doute que les familles du Maire et du promoteur reconnaissent avoir été volées de sommes d’argent importantes avant les meurtres. »

-« Ça vaut peut-être la peine de les interroger ? »

-« Sûrement pas, car tu vas te mettre à dos tous les villageois et je pense qu’on va avoir besoin de leur aide. »

Elle me regarde en souriant

-« Vous voyez que vous avez encore vos réflexes de flic. »

Je ne sais pas si je l’ai convaincue, mais par contre cette discussion m’a convaincu de voler à nouveau un paysan dont le terrain a servi pour le lotissement créé par le promoteur, ce qui est facile pour moi, car, en tant que Maire, j’ai accès aux archives des dernières transactions effectuées par mon prédécesseur et de son complice le promoteur.

Seul  problème, le dernier sur la liste, donc celui qui a encore probablement de l’argent liquide caché dans une armoire, argent qui l’a convaincu de vendre son terrain, est mon ami propriétaire du bistrot.

Mais cela a aussi l’avantage d’espérer qu’il me parle de ce vol, me permettant ainsi de mettre officiellement Linda au  courant de ce nouveau cambriolage.

Pratiquer ce semblant de cambriolage est facile, puisque je connais ses  horaires de présence au bistrot, ainsi que ceux de sa femme qui l’aide à tenir le bar.

Je m’introduis donc chez eux à l’heure où le bistrot est le plus plein, et, comme je le pensais, l’argent est tout simplement rangé dans l’armoire de leur chambre, même pas caché sous une pile de chemise comme pour l’ancien Maire et le promoteur. Et, comme la somme en question est beaucoup plus importante que je ne m’y attendais cela provoque chez moi un sentiment de jalousie en me faisant découvrir que j’aurais pu être plus exigeant avec le promoteur. Cela m’enlève aussi mes derniers scrupules car j’avoue que mon amitié me gêne un peu dans ce vol. Aussi, le soir même, je convaincs Linda qu’il nous sera utile, pour gagner la confiance des villageois, de nous mêler régulièrement à eux pour l’apéritif et quelquefois le dîner, d’autant plus qu’en cette période de l’année les soirées se rafraîchissent très vite.

Elle accepte ma proposition, ayant pris plaisir à la convivialité des villageois qui agissent comme s’ils étaient dans le salon d’un ami pour prendre un verre avec lui. Et, très vite,  nous devenons nous aussi des habitués, ayant remplacé sans difficulté nos verres de vin rosé par des pastis de moins en moins arrosés.

Et, un soir, comme je l’espérais, le patron vient s’asseoir à notre table,

-« Vous avez bien laissé entendre que le crime du lotissement pouvait être dû à un problème d’argent ? »

-« Pourquoi tu dis ça ? »

Il me regarde, hésite

-« Tu peux parler devant Linda. Je réponds d’elle. »

Il hoche la tête et,

-« Je crains d’être le suivant. »

Nous le regardons tous deux sans comprendre

-« Que veux-tu dire ? »

-« J’ai été cambriolé pendant  que je servais au bistrot … Oui, je suis souvent amené à rapporter la recette de la soirée chez moi, ce qui me permet de ne la déposer à la banque que le lendemain matin. »

 -« On t’a volé beaucoup ? »

-« Non, juste la recette d’un soir, mais ça veut dire que je fais partie des personnes visées par les voleurs. »

Je regarde Linda en disant

-« Ne t’inquiète pas. Je ne pense pas que la recette d’un soir soit suffisante pour inciter les voleurs à te tuer, mais tu as bien fait de nous en parler. On va faire surveiller ta maison … et ton bistrot, tant qu’on y est. »

-« Merci. »

Puis, comme Linda s’éloigne pour enfiler son manteau, il murmure

-« Il y avait aussi l’argent que j’ai reçu du promoteur … Mais ça reste entre nous. »

Je hoche la tête, lui donne une tape amicale sur l ‘épaule et rejoins Linda pour rentrer chez moi.

Plus tard, devant notre whisky traditionnel, je dis à Linda

-« Tu vois. On a gagné la confiance des villageois. »

-« Oui, mais ce nouveau cambriolage m’étonne. Je ne l’explique pas par rapport aux meurtres de l’ex-détenu et  surtout du Maire et du Promoteur, puisque d’après votre ami, il ne s’agit que de la recette d’un soir de son bistrot. »

Je la regarde en souriant avant d’ajouter,

-« Je suis sûr qu’il n’y avait pas que l’argent de la recette d’un soir … D’autant plus que je crois savoir qu’il est le dernier à avoir vendu un terrain au promoteur. »

Elle hoche la tête, mais continue pourtant

-« Dans le cas du promoteur et de votre prédécesseur, pourquoi ne pas les avoir tués chez eux ? »

-« Peut-être qu’ils connaissaient le vrai voleur et voulaient régler ça entre eux. Ça expliquerait du reste que l’ancien Maire ait pris avec lui un révolver de la deuxième guerre mondiale. »

Elle hoche la tête, pensive.

-« Effectivement, c’est possible. »

Et, changeant de sujet, j’ai ensuite le plaisir de l’entendre me confirmer que l’atmosphère du bistrot est effectivement agréable et que notre présence régulière donne confiance aux villageois.

Du coup je n’ai aucun mal à la convaincre que les meurtres ne sont que des problèmes d’argent, certainement dû aux anciens complices de l’ex-taulard qui, non contents d’avoir dévalisé la succursale de la banque, s’en prennent aussi aux villageois qui ont reçu des sommes d’argent liquide pour accepter de vendre les terres agricoles de leurs parents. Et, à ma demande, elle  accepte de demander à sa hiérarchie de faire des recherches sur les anciens complices de l’ex-taulard, espérant trouver parmi eux une piste susceptible de nous guider dans nos recherches.

Bien entendu cette démarche reste infructueuse mais a l’avantage de la ramener à l’idée d’un complice venu simplement pour effectuer un casse de la succursale de la banque. Reste bien sûr le problème du vol de la recette de mon ami, mais celle-ci étant d’après lui minime, n’importe qui peut-être  coupable.

Dans un premier temps je la convaincs donc de porter ses soupçons sur un ancien employé de son patron d’un moment, décidé de se venger de n’avoir pas été assez payé pour son travail.

Cette solution m’est inspirée par le fait que durant les vendanges, mon ami est obligé de faire appel à des vendangeurs de passage pour tenir son bar, vendangeurs qui partent ensuite dans d’autres régions pour d’autres emplois saisonniers.

L’avantage pour moi,  veut dire que traquer l’un d’eux est mission impossible, ce que Linda ne manque du reste pas de me répondre.

Reste donc la possibilité du complice, installé lui aussi dans la région, mais dans une autre commune, car je doute que l’ex-taulard soit suffisamment stupide pour s’associer à un voisin, trop facilement identifiable par notre police régionale, puisque toutes les antennes des commissariats ont maintenant accès aux informations nationales, et deux anciens prisonniers installés dans le même lotissement ne serait pas passé inaperçu.

A moi donc de trouver une solution pour diriger les soupçons de Linda vers une autre piste, puisque le cambriolage de mon ami ne sera pas suffisant.

Je lui suggère donc de se renseigner sur les anciens codétenus de l’ex-taulard, et surtout de savoir si l’un d’eux a été libéré depuis.

Et je me félicite de ma suggestion, car le soir même, elle m’informe qu’effectivement l’un d’eux a été libéré en même temps que lui mais que la police a perdu sa trace car il s’est engagé dans la légion étrangère où il a été déclaré « mort au combat », bien que son corps n’ai jamais été retrouvé au contraire de ceux de la compagnie dont il faisait partie.

A moi donc de le faire revivre et d’en faire le complice de l’ex-taulard.

Je soumets à Linda l’idée que c’est probablement lui le vrai coupable, car il en a le profil, et nous convenons de réclamer au pénitencier où il était enfermé  de  faire éditer sa photo pour la faire circuler dans la région afin de trouver d’éventuels témoins de sa présence. Effectivement, comme je l’espérais, nous avons de nombreux témoignages sur sa présence  dans la région, mais ces témoignages le situent tous à la même heure et dans des lieux totalement opposés, ce qui, comme c’est trop souvent le cas, les rend irrecevables.

Mais ils présentent quand même pour moi l’avantage de donner une piste à Linda, piste que je vais bien sûr la pousser à suivre.

Le commissariat régional, dont notre village dépend, se met donc à la recherche de ce voleur-assassin. Mais, évidemment, ils ne trouvent aucune preuve digne d’intérêt. Linda envisage alors de faire appel à des renforts parisiens, ce que je lui déconseille car cela n’aurait pour conséquence que de se mettre à dos le commissariat dont nous dépendons et surtout alertera le voleur, le poussant ainsi à quitter la région.

J’arrive à la convaincre, retrouvant ainsi une liberté d’action que des renforts parisiens m’auraient fait perdre.

A moi maintenant à trouver un nouveau cambriolage ou un nouveau meurtre de mon voleur-assassin, puisque je dois prouver qu’il est toujours dans la région, jusqu’à ce que je me lasse de ces cambriolages, ou simplement que je décide qu’ils m’ont suffisamment rapporté pour m’assurer une retraite confortable.

Il ne m’est malheureusement plus possible d’aller cambrioler à nouveau un paysan car, ceux-ci, informés par Linda et moi des cambriolages de la région, se sont tous précipités pour officialiser leur argent, au risque bien sûr de voir le fisc s’intéresser à eux, ce qui leur paraît quand même moins grave que de risquer de se faire voler et tuer. Et, amusés, nous apprenons Linda et moi par la banque qu’ils n’ont jamais eu autant de touristes de passage en cette période de l’année puisque les paysans ont vendu tous leurs stocks de vins, ainsi que de grandes quantités de légumes et de fruits. D’où, des apports en banque de sommes d’argent liquide inhabituelles. 

Mais, amusement mis à part, cela veut dire aussi pour moi absence de nouveaux cambriolages fructueux, car je doute que les maisons du lotissement, peuplées pour la plupart par des vacanciers, renferment des trésors cachés. A moi donc de trouver une autre  source de revenu et surtout de continuer à faire vivre mon  ancien légionnaire devenu, grâce à moi, l’homme le plus recherché de la région. Du reste, j’apprends par Linda, que la gendarmerie continue à recevoir régulièrement des appels de témoins qui assurent l’avoir aperçu le soir dans le lotissement et que les propriétaires demandent à être protégés.

Pour ne pas laisser baisser la pression de la population, je suis donc obligé d’agir soit par un nouveau cambriolage soit par un nouveau meurtre, car, sans nouveau forfait de sa part je serais obliger d’admettre, comme le commissariat dont dépend notre village le suggère, qu’il a quitté notre région, ce qui m’enlèverait toute possibilité de laisser mon nouvel  instinct de criminel s’exprimer.

M’en prendre à mon ami d’enfance reste toujours pour moi impossible, mais j’ai beaucoup de mal à trouver une autre solution, car il reste quand même le seul à fréquenter et à bien connaître tous les villageois et les propriétaires du lotissement qui sont aussi devenus ses clients réguliers.

Un soir, au moment où nous savourons notre whisky devenu traditionnel, Linda me demande

-« Qu’allez-vous faire de la maison de l’ancien repris de justice assassiné ? »

-« Pourquoi tu me demandes ça ? »

-« Je me suis renseigné sur lui, et comme il n’avait pas de famille, donc pas d’héritiers, c’est la mairie qui en devient officiellement propriétaire. »

-« Et alors ? »

-« Vous m’avez convaincue du charme de cette région et comme mes parents doivent prendre leur retraite, je me demandais si vous accepteriez de la leur vendre ? »

Comme je la regarde sans comprendre, elle enchaîne

-« A condition bien sûr de vous laisser accès au cerisier de votre enfance. »

Je souris, sans savoir que répondre, mais déjà elle enchaîne

-« Par contre, j’en ai un peu assez de dîner tous les soirs au restaurant et, si vous acceptez, je veux bien vous refaire la cuisine certains soirs … Etant bien entendu que vous continuerez à nous servir en apéritif votre vin rosé, que je trouve nettement meilleur à leurs pastis.

C’est comme ça que, sans le vouloir, nous nous installons dans une vie de couple, limitant nos sorties au bistrot pour des apéritifs suivis de dîners conviviaux au restaurant du village une fois par semaine. Mais, si cela ne change rien à nos rapports « père-fille », il ne nous permet pas non plus d’avancer dans notre enquête car aucun vol ni meurtre ne vient alimenter notre travail de policier.

Je prends plaisir à cette vie de famille, ayant trouvé en Linda la fille que je n’ai jamais eue. Mais notre quiétude prend fin le jour où sa hiérarchie, considérant que le voleur-assassin a sûrement quitté la région, lui demande de revenir à Paris pour reprendre son travail.


L’idée de son départ éveille en moi des sentiments que je n’ai jamais connus. Je dois donc faire revivre mon assassin et effectuer un nouveau cambriolage ou un nouveau meurtre. Mais, une fois encore  je ne trouve aucune victime digne de mon assassin si ce n’est mon ami d’enfance, propriétaire du bistrot. En effet, comme il est le seul à connaître tout le monde dans le village, même les propriétaires du lotissement depuis que j’ai organisé une rencontre entre eux. Et comme il a déjà été cambriolé, il paraît normal que connaissant son voleur, il l’ait invité chez lui pour se venger. Mais suite à la bagarre qui s’en est suivie, il a trouvé la mort,  redonnant ainsi vie à mon assassin.

Il m’est pourtant difficile de le voir seul, car, chez lui et au bistrot, sa femme est toujours avec lui. Reste évidemment la solution de les tuer tous les deux, mais je ne suis pas sûr d’être préparé à ce double meurtre qui signifie sacrifier mon enfance au profit de mes intérêts présents.

Pourtant, quand Linda m’apprend que l’ancien prisonnier dont nous avons fait circuler la photo a été aperçu dans une autre région et qu’elle doit rentrer à Paris,  je n’hésite plus.

Le lendemain, pendant qu’elle se rend pour la dernière fois au commissariat de la région, je rends visite à mon ami et à sa femme dans leur maison, sous prétexte de leur donner des informations sur le vol dont ils été victimes. Mais mon ami est déjà parti et sa femme est seule à me recevoir, ce qui rend mon crime plus facile. Et, sous couvert de l’admirer, je m’empare de la statue en marbre exposée sur leur cheminée, et la tue sans aucun scrupule. Puis, par souci de crédibilité, j’ouvre tous les tiroirs en prenant soin de les renverser par terre pour faire croire à un nouveau cambriolage, avant d’aller ensuite casser la porte du jardin pour faire croire que le voleur s’est introduit illégalement dans la maison.

Je sors enfin calmement par la porte principale, sans oublier de faire un petit  signe en partant pour laisser supposer qu’elle m’a raccompagné jusqu’à la porte d’entrée au cas où il y aurait un témoin.

Et, tout aussi calmement, je me rends au bistrot,  discute de tout et de rien avec mon ami d’enfance, avant d’aller à la Mairie effectuer mon travail de Maire.

Bien entendu ce nouveau meurtre oblige Linda à rester car le cambrioleur-assassin semble être revenu dans la région pour continuer ses cambriolages, n’hésitant pas à tuer s’il est surpris dans son action. Et Linda et moi rappelons au commissariat de la région que mon ami avait déjà été déjà cambriolé, ce qui laisse supposer que le voleur, sachant que mon ami n’avait déclaré que le vol de sa recette, soit retourné pour terminer son forfait, puisque les autres cambriolages des paysans de la région avaient mis en avant que le promoteur payait en liquide ceux à qui il achetait les terrains agricoles de leurs parents.

Reste maintenant le plus dur, consoler mon ami et le soutenir dans son chagrin car sa femme qui était son amour d’enfance, faisait  aussi partie de nos amis de l’époque.

Pour son enterrement, tout le village est naturellement présent, et en tant que Maire, je suis chargé de faire un discours d’hommage. Mais je ne peux m’empêcher d’apprécier le comique de la situation, et je m’efforce je lui rendre un hommage chaleureux, insistant sur le fait qu’elle n’a jamais quitté le village, restant fidèle à ses origines comme, du reste, la plupart de nos concitoyens. Et j’insiste aussi sur le fait qu’enfants, moi compris, nous avions tous été amoureux d’elle, avant qu’elle ne choisisse d’épouser le meilleur d’entre nous.

Bien entendu Linda est maintenue sur cette affaire, mais la mort de notre amie d’enfance place aussi son mari au rang de suspect, puisqu’il est classique dans notre métier de commencer par suspecter les membres de la famille en cas de meurtre. Mon ami devient donc la nouvelle cible de la police de la région, car, étant bien placé pour être au courant de tous les potins, qui mieux que lui peut être l’informateur des paysans à cambrioler. Et, dans l’imagination des paysans, la femme de mon ami devient pour certains la victime qui menaçait de dénoncer son mari et pour d’autres la complice encombrante de ces crimes et de ces cambriolages, le vol de leur recette n’étant qu’une déclaration destinée à les  innocenter.

Je m’oppose évidemment à cet argument, rappelant que j’étais passé au bistrot à l’heure où elle avait été tuée et que j’avais vu mon ami en plein travail pour rendre le bistrot accueillant pour ses premiers clients.

Et pour bien marquer la confiance que j’ai en lui, je propose à Linda que nous l’invitions à dîner le soir même pour le sortir de sa solitude. Réticente,  elle finit  pourtant par accepter, sans oublier de me rappeler que c’est contraire à la procédure, mais promet néanmoins de lui faire un bon dîner.

Surpris mais heureux de cette  invitation, mon ami accepte et, durant le dîner, après avoir avoué son incompréhension et surtout sa tristesse, il ajoute qu’il ne sait pas s’il pourra continuer à s’occuper du bistrot tout seul et surtout maintenir l’activité de restaurant car il ne pourra pas faire la cuisine et servir les clients en même temps.

Et là, j’ai la surprise d’entendre Linda lui parler de ses parents qui vont venir s’installer dans la région pour leurs retraites et qu’elle est certaine qu’ils seront prêts à l’aider, puisque son père était comptable et que sa mère s’occupait de la cantine dans l’école où elle était institutrice.

Et se tournant vers moi elle ajoute avec un grand sourire

-« Oui, j’ai oublié de vous dire qu’ils sont prêts à racheter la maison de l’ancien prisonnier qui a été tué … A condition bien sûr que la mairie leur fasse un prix raisonnable. »

Je la regarde et ne peut m’empêcher de sourire avant de répondre

-« Ce n’est pas moi qui décide. Mais j’en parlerai lors de la prochaine réunion du conseil. »

Bien entendu, mon ami s’empresse d’ajouter

-« Je vote pour … Et je suis sûr que  beaucoup de villageois seront d’accord avec moi, surtout ceux qui profitaient régulièrement du restaurant. »

Je lève les mains en signe de capitulation et nous  trinquons pour sceller notre accord.
Mais, peu de temps après, mon ami ajoute

-« Cela ne me rendra pas ma femme, mais me permettra de continuer notre travail commun. Et surtout je compte sur vous pour retrouver le meurtrier. » .

Je viens de faire revivre mon voleur-assassin, mais j’ai créé avec lui une situation à laquelle je n’étais pas prêt avec l’arrivée prochaine des parents de Linda dans la région, puisqu’il sera hors de question de m’en prendre à eux, et que leur présence m’empêchera de renouveler mes cambriolages puisque, à cause de leur liens de parenté avec Linda, ce n’est plus elle qui sera déléguée pour m’aider à résoudre cette enquête. Et je sais aussi qu’elle ne comprendrait pas que je refuse leurs venues et qu’elle considérerait que c’est à elle que j’en veux, en l’empêchant de revenir dans ma région pour passer des vacances avec eux.

Décidemment je n’étais pas préparé à ce genre de sentiments de jalousie et je ne peux m’empêcher de penser que, si c’était vraiment ma fille, je ne sais pas comment j’aurais réagi lors de son départ à l’université ou ensuite à son mariage.

L’arrivée des parents de Linda est bien reçu par les villageois, d’autant plus que grâce à eux, le bistrot recommence à fonctionner comme avant et que notre ami d’enfance retrouve le sourire malgré l’assassinat de sa femme, assassinat dont il ne manque jamais de me parler pour savoir où en est notre enquête.

Aussi, pour retrouver un peu de tranquillité, je suis obligé de laisser entendre que l’assassin a dû à nouveau changer de région. Mais je me vois mal aller assassiner quelqu’un au hasard dans un autre village, ce qui reste quand même très compliqué pour moi, car, ici, mon statut de maire et d’ex-commissaire de police me donne une impunité quasi certaine.

Mais rester ainsi à la cherche d’un assassin imaginaire ne me satisfait pas non plus. Et cela va à  nouveau provoquer le départ de Linda puisque notre région est maintenant redevenue tranquille et que tout le monde considère que l’assassin est parti.

Avant de trouver une solution satisfaisante, mon occupation principale devient l’installation des parents de Linda sur l’ancien terrain agricole de mes propres parents. Et j’ai l’agréable surprise de découvrir qu’ils sont très sympathiques. Du coup, ils sont aussi très vite adoptés par les villageois sensibles au fait qu’ils aident, d’une façon très efficace, le patron du bistrot que je considère toujours comme mon ami. Et cette nouvelle  vie au café-restaurant, redonne à notre village sa principale activité.

En tant que Maire je ne peux donc que me réjouir de la situation, mais l’adrénaline provoquée par les cambriolages et les meurtres me manque. Et comme j’ai abandonné l’idée d’aller commettre des meurtres dans une autre région, je me résous à chercher, parmi mes administrés une nouvelle victime.

Mais aucun propriétaire ni paysan ne me satisfait, d’abord parce que j’ai des liens d’amitié avec la plupart d’entre eux, et surtout parce que rien chez eux n’est susceptible de provoquer un nouveau cambriolage digne de ce nom et un nouveau meurtre. Et mon expérience d’ancien commissaire de police me rappelle, que tout meurtre doit officiellement avoir une raison, ce qui permet à la police d’avoir une piste réelle ou non. Et mon meurtrier imaginaire ne peut pas tuer, au contraire de moi, pour le plaisir.

Un nouveau cambriolage qui tourne mal est aussi inenvisageable car, trop souvent répétée, une piste perd toute crédibilité vis à vis de mes anciens congénères, Linda comprise, car je ne dois jamais oublier que c’est moi qui l’ai formée et que, devant ce genre de situation, elle raisonne  comme je l’aurais fait à l’époque.

Le seul changement de notre village reste bien sûr l’installation de ses parents, mais là encore m’attaquer à eux est mission impossible. Je dois donc me résoudre à assassiner un inconnu dans un village voisin pour que mon assassin soit considéré comme fidèle à notre région. Mais du coup je prends conscience que mes seules victimes potentielles ne peuvent être que les Maires d’un village voisin, ce qui m’offre l’avantage de les connaître et me place aussi au rang de future victime potentielle.

Trouver le Maire d’un village voisin n’est pas compliqué pour moi puisque je suis amené à les rencontrer régulièrement pour nos réunions régionales et il ne me reste plus qu’aller rendre visite à l’un d’eux sous n’importe quel prétexte.

L’occasion se présente quelques jours plus tard par une convocation que nous recevons de la gendarmerie de la région qui décide de nous réunir pour nous mettre en garde contre ce voleur-assassin qui circule dans la région. Et là, j’ai la surprise de découvrir que c’est Linda qui a organisé cette rencontre et qui nous enseigne les normes de sécurité à respecter, normes que je lui avais du reste apprises à l’époque. Du coup, le Maire du village le plus proche du nôtre, qui connaît mon statut d’ancien et actuel commissaire de police, m’invite à venir visiter sa mairie où il a déjà fait installer des alarmes pour éviter ce genre de situation. Bien entendu j’accepte, et, profitant de la visite à cette heure où ses employées sont déjà parties, je lui demande, par curiosité, d’inspecter sa cave où doit se trouver le coffre fort de la mairie. Il accepte bien sûr avec beaucoup de courtoisie, et ouvre le coffre pour m’en faire constater sa solidité. Et là, m’emparant d’un cendrier en bronze posé sur un bureau je lui défonce le crâne avant  de repartir tranquillement, non sans avoir pris de temps de vider le coffre de l’argent liquide qu’il contenait et d’ouvrir le maximum de tiroirs pour renverser leurs contenus par terre.  

Plus tard, le  même soir, je félicite Linda pour son exposé et son  initiative d’inciter les Maires de la région à se protéger contre cet assassin. 

Le lendemain matin, les employées de la Mairie découvre le crime et en informent immédiatement la gendarmerie. Bien  entendu la nouvelle se répand comme une traînée de poudre dans la région et Linda et mes amis me  conseillent d’être très prudent car je pourrais être, moi aussi, une prochaine victime. Cette situation m’amuse et, de mon point de vue, a surtout l’avantage de me faire conserver la présence de Linda dans notre région et de me laisser mon statut de commissaire de police.

Ma première action comme Maire est bien entendu de faire renforcer la sécurité de la Mairie en faisant poser des alarmes partout, et de demander aux employées de s’enfermer à clef et de n’ouvrir qu’aux villageois qu’elles connaissent. Et surtout, je fais installer une porte blindée pour accéder au coffre, donnant ainsi l’impression que je suis décidé à protéger ma mairie de tout cambriolage.

Tous les villageois sont sensibles à mon action et ne manquent pas de me féliciter de mon initiative. Même Linda, qui entre reconnaît pourtant ne pas comprendre comment le meurtre du Maire du village voisin a pu avoir lieu, surtout après les normes de sécurité qu’elle venait de donner, me félicite et m’incite à un maximum de précautions, insistant même pour que je porte mon arme de service en permanence maintenant que mon statut de commissaire non retraité me l’autorise à nouveau.

Mais, la connaissant, je sais aussi que ce nouveau meurtre est incompréhensible pour elle et qu’elle soupçonne maintenant que l’assassin n’est pas un inconnu mais un habitué de la région en qui tout le monde a confiance.

Un soir, comme nous dînons au bistrot où sa mère tient maintenant le rôle de cuisinière, elle m’avoue ses soupçons, pensant que je suis mieux placé qu’elle pour trouver le coupable puisque je connais tout le monde, m’incitant à chercher si, dans mes souvenirs d’enfance, l’un de  nous aurait pu avoir des problèmes psychologiques qui auraient fait de lui, par la suite, un meurtrier.

Ce nouveau meurtre a aussi pour conséquence de faire changer l’atmosphère dans le village, chacun d’entre nous soupçonnant son voisin et la convivialité de nos villageois diminue beaucoup. Et les parents de Linda,  qui pourtant ont été accueillis avec chaleur, sont aussi observés comme de potentiels coupables, bien qu’ils aient été officiellement absents du village lors des premiers meurtres. Ces soupçons énervent Linda qui ne manque jamais de répondre par une réflexion désagréable à tous ceux qui osent esquisser cette hypothèse.

L’atmosphère devient vite tellement désagréable que j’envisage d’envoyer mon voleur assassin imaginaire dans une autre région pour que nous retrouvions la sérénité qui faisait le charme de notre village. Mais comment faire sans m’absenter quelques jours ? Le seul prétexte que je trouve est de me rendre à Paris au 36 quai des Orfèvres pour rencontrer mes anciens collègues et, après leur avoir vanté les mérites de Linda, rentrer dans notre village en faisant des escales dans plusieurs villages isolés à la recherche d’une victime potentielle.

Durant cette démarche je garde bien entendu mon statut de commissaire pour me rendre dans les gendarmeries et me renseigner sur d’éventuels meurtres susceptibles de s’apparenter à ceux de mon assassin imaginaire ce qui justifierait son installation dans une autre région. Mais bien entendu aucun meurtre ne correspond à ceux que j’ai commis et je me résous à rejoindre notre village pour apprendre, qu’en mon absence, le voleur assassin a cambriolé la demeure d’un propriétaire du lotissement, mais sans commettre de meurtre cette fois-ci car l’occupant de la maison était absent.

J’avoue être surpris, pour ne pas dire anéanti par cette nouvelle qui laisse entendre que j’ai un imitateur, ou pire que quelqu’un est au courant de mes meurtres et s’amuse à me rendre coupable d’un autre cambriolage. Mais très vite le fait qu’il n’y ait pas eu de meurtre m’intrigue et m’incite à demander à Linda de faire des recherches sur le propriétaire en question, d’autant plus qu’il fait partie de ceux qui avaient proposés leurs services à la Mairie pour nous aider à assurer sa protection. Mais je reconnais en même temps que cela me permettra de l’accuser d’avoir, par cette démarche, essayé d’obtenir des informations sur ses voisins.

Effectivement, grâce aux recherches de Linda, nous découvrons très vite que celui-ci est aussi un habitué de fausses déclarations de vol aux assurances, et que ce soi-disant cambriolage n’est qu’une fausse information destinée à se faire rembourser d’un cambriolage imaginaire par l’assurance. Je ne peux évidemment pas accepter cette situation car il est évident qu’il ne reconnaîtra jamais les meurtres que j’ai commis, même s’il finit par admettre qu’il s’en est simplement inspiré pour son faux cambriolage.

Je dois donc réagir au plus vite, quitte à abandonner définitivement mon personnage imaginaire de voleur assassin. Je décide donc de  cacher chez lui des objets volés chez mes autres victimes avant d’aller le tuer. Comme ça, nous policiers, pourrons nous féliciter d’avoir enfin démasqué et neutralisé cet assassin récidiviste.

Profitant de l’absence de Linda qui est allée au commissariat central pour organiser le démarches nécessaires à la fouille de la maison de notre suspect, je me rends chez lui, apportant avec moi quelques objets volés dans les maisons de mes victimes et surtout un révolver allemand de la seconde guerre mondiale. Et là, le plus officiellement du monde je sonne chez lui, en prenant bien soin de me faire remarquer par les autres habitants du lotissement.

Bien entendu il me reçoit sans difficulté et, une fois chez lui, je sors mon arme de service et le tue sans aucun scrupule. Puis, le plus rapidement possible, j’éparpille quelques objets volés dans son salon avant de me tirer,  avec le  vieux révolver allemand, une  balle dans le bras. J’essuie ensuite mes empreintes sur le vieux révolver pour les remplacer par les siennes et le mettre dans sa main.

Enfin, et seulement après m’être assuré que ma scène de crime a toute l’apparence d’une légitime défense, je sors dans la rue et appelle les habitants à l’aide pour faire soigner ma blessure au bras.

Naturellement Linda me reproche de ne pas l’avoir attendue pour aller arrêter ce dangereux criminel mais elle est quand même heureuse que ma blessure ne soit que superficielle.

Pour tout le village je deviens un héros, et même ma hiérarchie me félicite de mon courage, m’attribuant, en plus de ma retraite, une médaille et une prime supplémentaire.

Quant à Linda, elle devient, à sa demande, commissaire du commissariat de notre région, restant ainsi prés de ses parents et j’imagine avec fierté, près de moi aussi. D’autant plus, que comme la maison de ses parents est trop petite pour qu’elle puisse s’installer chez eux, elle me demande timidement si elle peut continuer à louer ma chambre d’enfant, m’avouant en rougissant qu’elle a pris goût à notre cohabitation. Du coup, grâce à la prime que  j’ai reçue  du ministère de la police suite à la mort de  notre « assassin récidiviste », je lui fais installer une sortie indépendante qui lui laissera plus d’autonomie, ce que j’aurai surement fait depuis longtemps si elle avait été ma fille.

Ma carrière de voleur assassin prend ainsi fin et je n’ai plus d’autres possibilités que de me consacrer à mon nouveau rôle de héros retraité, ce qui finalement me convient très bien.

Ce que j’apprécie surtout dans cette nouvelle carrière de ma vie, c’est que Linda devenue  la locataire officielle de mon ancienne chambre d’enfant, me permet de développer ce rôle de père que j’ai souhaité toute ma vie et qui m’aurait sûrement empêché de devenir durant un temps l‘image du voleur assassin idéal que j’ai traqué durant, ce que j’appelle maintenant, ma première carrière de policier.

Un soir, alors que je l’attends pour l’apéritif avant d’aller continuer la soirée au restaurant tenu par ses parents, elle arrive  toute excitée

-« Venez, je voudrais  vous montrer quelque chose. »

Surpris je la suis et elle m’amène devant la barrière qui sépare les terres de la maison de ses parents et de mon  jardin où une porte non fermée a été installée.

Et là, souriant, elle continue

-« Tu vois Pierre, tu pourras ainsi profiter de ton cerisier … comme je te l’avais promis. » 

Pour toute réponse, je souris à celle qui, à son tour, me prouve que de mentor, elle m’accepte maintenant comme son deuxième père.