Cri de vie

Cri de vie.

– 1 –

La neige. Le froid. La campagne gelée, frissonnante. Une petite ferme isolée.

Et soudain, un cri. Un cri de vie.

De ce cri, mon premier cri, je ne m’en souviens pas, mais mon père m’en a souvent parlé. Cela le faisait rire. Il avait sursauté, surpris, et m’avait regardé, fier de ce cri de vie. Depuis, dés que je crie, il sourit, attendri. Mais ma mère, elle, ne sourit pas. Bien sûr elle était heureuse de mon cri, mais elle racontait plutôt ses jours de souffrance avant que je me décide à la libérer. Pas à moi, bien sûr, mais à ses amies. Au début je ne comprenais pas et puis, plus tard, j’en ai déduit qu’elle ne m’aimait pas. J’avais été cause de souffrance et j’étais l’incarnation de cette souffrance. Du coup, je n’osais pas me plaindre devant elle. Heureusement, je pouvais me rattraper avec mon père. Un cri, quelque fois deux, plus ou moins forts, et voilà. Il m’avait compris.

De cette partie de mon enfance, de ma petite enfance pour être précis, je ne m’en souviens pas. C’est mon psychiatre qui me l’a racontée. Il était fier de lui. Il avait compris ma personnalité : « exigeant avec les hommes, réservé avec les femmes ».

C’était faux, mais cela le rassurait.

Car, avec mon frère et ma sœur, mes aînés, je n’étais ni charmeur ni exigeant. J’étais le petit dernier, celui dont on s’occupe, celui qui suit, qui copie, mais aussi celui dont on est ravi de se débarrasser pour sortir avec ses amis, pour vivre sa vie d’adolescent.

Mes souvenirs réels, personnels serait plus juste, remontent aussi à cette période. Mais ils sont différents. Ce sont les lapins que j’allais nourrir dans leurs clapiers, la poule que je m’amusais à poursuivre, les fruits cueillis, encore verts, sur l’arbre, mais dont je me régalais parce que défendus. Il y avait aussi cette vache, énorme, qui me faisait peur mais dont j’adorais le lait, paraît-il. La peur était réelle, le souvenir encore présent. Par contre, le goût du lait, je ne sais pas, je ne sais plus.

Une enfance heureuse dira-t-on. C’est vrai. Juste quelques silences trop longs, quelques cris à l’attention de mon père, mais rien de plus. Une vie tranquille, sans drame mais sans enthousiasme.

– 2  –

Puis l’université, la fac de droit, et Paris. Une ville où personne ne se connaît, avec, en plus, la possibilité de changer de quartier pour devenir  invisible.

J’avais 22 ans, pas de service militaire à faire puisque nouvellement supprimé, et je pouvais commencer ma vie, ma vie à moi, ma vraie vie. Cette vie, je l’ai débutée comme stagiaire chez un criminologue. Je n’avais pas choisi. Son cabinet était près de la chambre de bonne où je m’étais installé et il avait besoin d’aide.

J’avais un travail, un logement, je gagnais ma vie. J’étais indépendant et mon père était fier de moi.

Mon premier souvenir marquant de cette nouvelle vie a eu lieu un soir. J’avais accompagné mon patron à la prison de la Santé et nous n’en sommes repartis qu’en fin de journée. Et là, à la tombée de la nuit, tous les prisonniers hurlaient. Devant mon étonnement, mon patron a souri et m’a dit

« ce sont des cris de vie, ils hurlent pour se prouver qu’ils sont encore en vie. »

Pas de doute, j’avais trouvé ma voie !

Et là, tout est devenu facile. Ces criminels étaient ma famille, je les comprenais et eux aussi me comprenaient car ils me parlaient sans retenue de leurs crimes, de leurs fantasmes, de leur passé. Il me suffisait d’écouter, de sourire et j’avais tous les éléments pour les défendre, expliquer leurs angoisses, les motifs qui en avaient fait des parias de la société. Très vite il m’a paru évident que ce n’étaient pas eux les parias, mais les autres, ceux qu’on appelle « les victimes », ceux qui préfèrent ne rien faire, ne pas penser, obéir et  donc subir.

– 3 –

L’étude de tous ces dossiers m’a fait comprendre que ces hommes et ces femmes avaient agi par instinct, par pulsions, pulsions qui en faisaient à leur tour des victimes, car faciles à trouver, à arrêter. Aucun d’eux n’avait envisagé le crime comme un métier. C’était une vengeance, un mouvement de colère, une opportunité. Pourtant, ils avaient raison. La femme qui trompe son mari mérite la mort, non parce qu’elle a couché avec quelqu’un d’autre mais parce qu’elle n’a pas respecté la confiance qu’il avait en elle. L’employé qui essaie d’empêcher un voleur de prendre des bijoux que les assurances rembourseront, un idiot qui met sa vie en danger pour défendre la fortune d’un autre. Le petit caïd de banlieue qui tue pour défendre son bout de trottoir, un enfant qui n’a pas compris qu’il faut être général ou homme politique pour tuer en toute impunité. Tous manquaient d’ambition. Alors que d’autres, pourtant issus de la même éducation, prenaient le pouvoir et devenaient intouchables. Les génies de la société. Et je pensais à ce petit lapin, petite boule de poils que j’avais nourrie, choyée, pour mieux m’en régaler avec le civet qu’avait cuisiné ma mère pour mon entrée en sixième.

J’avais trouvé ma voie. Le crime serait mon métier, un métier dont je serai le défenseur mais aussi, quelques fois, l’acteur. Mes victimes seraient ces soi-disant représentants de la loi, ceux qui devaient assister et juger ces pauvres bougres. Eux, ces « arbitres », qui par leurs indifférences, leurs incompétences ou simplement leur ignorance, laissaient, sous couvert de justice, condamner des hommes et des femmes trop faibles pour s’intégrer dans une société trop stricte, trop policée, trop intransigeante.

– 4 –

Je terminais rapidement mes études et, de stagiaire, je devenais « avocat – assistant ». Mon travail n’avait pas vraiment changé, mais mon patron me laissait plus d’indépendance et je pouvais rencontrer les prisonniers, ses clients, sans sa présence.

Mon premier client avait tué sa femme. Elle le trompait. Il ne l’avait pas supporté et l’avait abattue, comme ça, sans réfléchir.

C’est là que j’ai commencé à prendre des notes. Et, tous les jours, je notais les faits marquants, les détails de ces crimes qui devaient être jugés, à la fois pour m’en souvenir lors de la plaidoirie de la défense mais aussi pour me rappeler les erreurs qu’il ne fallait pas commettre. Je prenais note aussi de la réaction de ces juges qui, sous couvert justice, se contentaient d’appliquer des lois qu’ils avaient apprises dans les manuels mais trop souvent oubliées.

Note 1.

Gérard m’a avoué avoir tué sa femme, Mathilde, dans un mouvement de colère quand il l’a contrainte à avouer qu’elle le trompait avec Claude, leur voisin de palier. Gérard trompait régulièrement Mathilde avec Marie, une collègue de bureau de sa femme, mais ne considérait pas ça comme important.

J’avais honte d’avoir à défendre une affaire comme celle-là. Une banale affaire de cul, sans aucun intérêt, orchestrée contre un criminel qui n’en était même pas un, mais qui risquait, suivant la loi, une condamnation de dix ans de prison.

Pourtant cette affaire m’a donné une idée, une idée qui pourrait me rapporter.

J’avais croisé plusieurs fois la femme de mon patron. Une coquette plus attentive à ses tenues vestimentaires qu’à la tenue de sa maison. Je savais, pour avoir surpris quelques conversations téléphoniques, que mon patron n‘était pas heureux avec elle. Je décidais donc de m’intéresser de plus prés à cette femme pour mieux la connaître et, influencé par l’affaire en cours, découvrir si elle aussi trompait son mari.

– 5 –

Note 2.

J’ai longuement questionné Gérard pour savoir comment il avait découvert que sa femme le trompait. J’ai eu du mal à avoir une réponse. Finalement, dans un moment de fatigue, il a avoué. Il s’était disputé avec sa maîtresse, Marie, et, de retour chez lui, s’en était pris à sa femme qui, sous les gifles qu’il lui donnait, avait reconnu le tromper avec Claude.

Je suis allé voir Claude, le voisin de palier. Il m’a dit que Gérard était un homme violent, désagréable, antipathique et qu’il avait souvent hébergé et consolé Mathilde qu’il battait. Mais jamais il n’avait couché avec elle. Et, en rougissant, comme preuve de sa bonne foi, il m’a avoué être homosexuel.

Ma défense s’annonçait plus difficile que prévue. Je croyais avoir affaire à un homme trahi, mais j’avais une brute à faire acquitter.

Par contre, les rapports de police avaient noté que Mathilde trompait son mari. Une femme adultère, donc coupable.

Le rapport de police ferait foi devant la justice et je doute que le soi-disant amant vienne témoigner de son homosexualité dont il avait honte. De plus, il travaillait comme professeur d’Italien dans une école de garçons et n’avait aucun intérêt à avouer ses tendances sexuelles.

Quant à l’avocat adverse, commis d’office, il n’avait aucun bénéfice à en tirer puisque sa cliente était morte.

– 6 –

Note 3.

Je suis retourné voir Claude, le professeur d’Italien. Je lui ai conseillé de ne pas s’impliquer dans le procès qui allait avoir lieu et si possible de s’absenter de Paris à ce moment-là. Il m’a dit qu’on lui proposait un poste en Italie qui le tentait beaucoup et je l’ai poussé à accepter.

Claude est parti, le procès a eu lieu. Un procès banal, un homme bafoué qui, dans un moment de colère, tue sa femme.

« C’était un accident, Monsieur le Juge. Mon client ne voulait pas la tuer, simplement la corriger car il se sentait bafoué, trahi.»

Le Juge, que je savais marié à une femme beaucoup plus jeune que lui, l’a condamné à deux ans de prison.

Ma première affaire s’est donc bien terminée et m’a appris beaucoup de choses. Dorénavant, dans toutes mes affaires, je n’oublierai jamais de m’intéresser aussi à la vie des juges, des jurés et des avocats adverses.

Ce succès a renforcé ma position auprès de mon patron qui m’a invité à dîner chez lui. Sa femme m’a reçu froidement. Elle n’appréciait pas cette solidarité masculine qui condamnait une femme sous le seul motif qu’elle avait trompé son mari.

Manifestement, elle ne m’aimait pas et ne s’est pas gênée pour me le faire comprendre. Comme je la trouvais profondément antipathique, je suis resté insensible à ses attaques et me suis contenté de lui répondre par des sourires, sans oublier, bien sûr, de la féliciter pour sa cuisine et son hospitalité.

Le lendemain matin, mon patron s’est cru obligé de l’excuser, m’expliquant qu’elle traversait une période difficile.

Comme je l’écoutais sans répondre, il a enchaîné en confidence qu’elle avait une amie qui venait d’avoir un cancer du sein, et s’imaginait qu’elle aussi allait en avoir un, malgré le diagnostic rassurant de son médecin. Et en souriant, il n’a pu s’empêcher d’ajouter

« Elle a toujours été très fière de ses seins. »

– 7 –

Le travail a repris, mes visites dans les prisons ont continué, mais aucune affaire intéressante. Des vols à la tire qui avaient mal tourné, de petits truands qui s’étaient pris au sérieux, des récidivistes sans envergure.

Je commençais à m’ennuyer. Du coup, j’avais le temps de côtoyer les policiers que je croisais dans les tribunaux ou dans les prisons. Je fréquentais les mêmes restaurants qu’eux et quelques fois nous nous retrouvions pour faire la fête dans des boîtes de nuit. C’est là que j’ai rencontré Claire. Jeune diplômée, elle venait d’être nommée inspecteur stagiaire et travaillait sous les ordres d’un commissaire en charge des affaires criminelles. Son bureau se trouvait Quai des Orfèvres, juste à côté du Palais de Justice où j’étais amené à me rendre régulièrement.

Nous avons commencé à nous voir de plus en plus souvent et, le plus naturellement du monde, à sortir ensemble ou plus exactement à rentrer ensemble. Elle s’étonnait que j’habite toujours dans la chambre de bonne où je m’étais installé comme étudiant, mais je n’ai pas eu de mal à lui faire comprendre que je ne voulais pas habiter en banlieue et que je préférais attendre encore un peu pour habiter un appartement digne de ce nom. Et comme elle se voyait déjà partager ce futur appartement avec moi, elle n’a pas été trop difficile à convaincre.

Pour sa part, elle cohabitait dans un grand studio avec une de ses collèges, mais cette cohabitation rendait impossible la possibilité de nous installer chez elle.

Elle me racontait volontiers les enquêtes en cours, leur façon de procéder, comment ils arrivaient à piéger les coupables. De mon côté, je lui parlais de mes procès, des cas surtout où je manquais d’informations. Souvent, elle arrivait à trouver, dans l’ordinateur central du commissariat, l’information que la police avait oublié de transmettre. Je me gardais bien sûr d’en faire état, mais cela me permettait de mettre en doute les preuves et j’ai pu ainsi faire libérer plusieurs truands que je savais pourtant coupables.

Elle ne comprenait pas que je puisse défendre des assassins, mais se laissait facilement convaincre quand je lui expliquais qu’eux aussi avaient le droit d’être défendus.

Le temps passait et j’avais l’impression que rien ne bougeait, que je m’engageais dans un ronron sans ambition, un bonheur au jour le jour mais sans passion. C’est ma mère qui m’en a fait prendre conscience le jour où je me suis rendu dans la ferme familiale où nous devions souhaiter les soixante ans de mon père. Mon frère et ma sœur étaient là, avec leurs conjoints et leurs enfants, deux chacun. Tout le monde faisait semblant d’être heureux, sauf mon père, manifestement insensible à cette hypocrisie.

J’étais venu avec Claire, et ma mère a passé son temps à nous expliquer que, maintenant que j’avais un emploi stable, nous devrions nous marier. Il était temps que nous fassions une famille, comme mon frère et ma sœur, tous deux installés en province avec des occupations de petits employés. A les voir, je ne trouvais pas qu’ils avaient l’air heureux. Au contraire. Je les sentais énervés par des enfants trop bruyants, par ce dîner obligatoire, et j’étais fasciné par leurs regards dénués de tendresse, d’amour, de passion.

A la fin du repas, j’ai profité d’un moment où tout le monde était occupé, pour m’approcher de mon père et pousser un petit cri. Il a souri, m’a regardé et m’a embrassé.

J’étais content. Je lui avais souhaité son anniversaire à ma façon et il avait compris.

Durant le retour à Paris, Claire, qui était resté la plupart du temps silencieuse, m’a confirmé qu’elle n’avait pas aimé le discours de ma mère qu’elle considérait comme rétrograde, périmé. On n’était plus à l’époque de la mère au foyer. Elle avait un métier qu’elle aimait, et considérait qu’elle avait son mot à dire. J’étais heureux qu’elle le prenne comme ça et surtout qu’elle attache autant d’importance à son métier.

J’étais pourtant d’accord avec ma mère sur un point, il fallait que les choses évoluent. Il me fallait un procès d’envergure et surtout que je laisse mes pulsions agir au lieu de me contenter d’une vie étriquée dans une chambre de bonne qui me paraissait chaque jour plus petite.

– 8 –

Un soir où nous allions dîner près du Palais de Justice, nous sommes entrés dans un restaurant où, justement, mon patron dînait avec sa femme. Amusé de voir notre gêne car je ne la lui avais pas encore présentée bien qu’il connaisse son existence par les commérages du Palais, il nous a invités à leur table. Sa femme était furieuse, mais il a fait comme s’il ne le remarquait pas et a questionné Claire toute la soirée sur son métier, sur ce qu’elle aimait, sur la vie qu’elle voudrait avoir.

Claire l’a trouvé charmant mais détesté sa femme, ajoutant même « qu’une femme comme elle ne devrait pas vivre. » 

Par jeu, je l’ai prise au mot et lui ai demandé comment son mari devrait s’y prendre pour un crime parfait. Elle m’a répondu qu’il suffisait d’un bon alibi et que nous connaissions de part nos métiers suffisamment d’assassins pour leur faire faire le travail.

Mais l’idée ne me plaisait pas. Faire appel à un tueur à gage veut dire qu’il y a quelqu’un qui est au courant, quelqu’un qui peut vous dénoncer. Non, le plus simple, pas le plus facile bien sûr, était de s’en charger soi-même. Je ne savais pas encore quand ni comment, mais j’étais décidé à libérer mon patron de cette pimbêche.

Pour commencer, je devais m’assurer de mon alibi et aussi du sien car j’avais de l’estime pour lui. C’était assez facile. Claire était inspecteur-stagiaire de police, donc assermentée. Si elle ne se rendait pas compte de mon absence, elle serait pour moi un alibi parfait et ses confrères, des policiers comme elle, ne feraient sûrement pas trop de recherches sachant que nous vivions ensembles. De plus, j’étais avocat, donc quelqu’un de « la grande famille de la justice ».

Quand à mon patron il me suffisait de vérifier dans son agenda les horaires de ses rendez-vous professionnels.

J’ai étudié les dossiers des assassins que nous avions défendus, mais aucun n’a retenu mon attention. Le plus simple restait encore un cambriolage qui a mal tourné. Cela voulait dire surprendre ma future victime chez elle et la tuer de sang froid avec une arme trouvée sur place.

Profiter de l’absence de son mari était facile puisque je connaissais son agenda par cœur. M’introduire chez eux, facile aussi puisqu’elle me connaissait et je pouvais très bien venir chercher un dossier oublié par son mari. Trouver une arme et la tuer devenait de l’improvisation. Mais il y a toujours un début à tout.

Je décidais donc d’inviter mon patron et sa femme au restaurant, en retour à leur invitation. Claire n’était pas contente car elle n’avait aucune envie de passer une nouvelle soirée avec cette femme, mais elle a accepté pour me faire plaisir.

J’ai donné rendez-vous à mon patron au restaurant chez Paul Place Dauphine et j’ai dit à Claire que je passerai la prendre à la Préfecture de Police vers 8 heures en sortant du tribunal.

Sur le coup de 6 heures, j’ai appelé mon patron du tribunal pour lui dire que le procès se terminerait plus tôt que prévu et que je repasserais au bureau pour lui faire signer des papiers. Cela ne l’a pas étonné, car ce n’était pas la première fois.

Dès la fin du procès, vers 6 heures 30, je me suis précipité chez lui, j’ai sonné et sa femme est venue m’ouvrir. Je lui ai dit que j’avais rendez-vous avec son mari pour lui faire signer des papiers, mais elle m’a répondu froidement qu’il « était encore au bureau et qu’il l’avait appelé pour lui donner rendez-vous directement au restaurant puisque nous les avions invités ».

Comme je restais là, immobile sur le pas de la porte, elle m’a regardé bizarrement

« Vous voulez quelque chose ? »

« Un peu d’eau, si ça ne vous dérange pas. »

Elle a haussé les épaules et m’a fait signe de la suivre dans la cuisine.

Là, tout était parfait. La cuisine se trouvait au fond de l’appartement et, pendues contre le mur, comble de mauvais goût pour moi, des casseroles en cuivre. L’arme dont j’avais besoin.

Sans me presser, j’ai pris une casserole, la plus grosse et, pendant qu’elle remplissait un verre d’eau, je l’ai frappée de toutes mes forces. Elle s’est écroulée, assommée, et j’ai continué à lui défoncer le crâne avec de plus en plus de plaisir. Ensuite, j’ai vérifié que son pouls ne battait plus, essuyé soigneusement la casserole dont je m’étais servi pour ne pas laisser d’empreintes, l’ai remise à sa place, arrêté le robinet d’eau et je suis reparti en fermant silencieusement la porte, tout en prenant naturellement soin d’essuyer aussi la poignée que j’avais touchée. Puis, très vite, je me suis rendu dans les locaux du cabinet d’avocat que je partageais avec mon patron,  situés non loin de son appartement, pour lui faire signer les papiers que j’avais déjà en ma possession dans mon bureau.

La séance de signature terminée, comme il était près de 8 heures, j’ai appelé Claire pour lui dire que nous étions en retard et qu’elle veuille bien nous retrouver directement au restaurant. Puis, après avoir rangé les dossiers maintenant signés, nous nous sommes rendu tous les deux au restaurant en parlant des affaires en cours.

A peine étions-nous installés que Claire nous a rejoints. Nous avons tout de suite commandé une bouteille de vin en apéritif et commencé à boire en parlant de tout et de rien. Plusieurs fois, mon patron a exprimé sa joie de nous voir envisager l’avenir ensemble. Il nous trouvait bien assortis et, si Claire était aussi sérieuse et travailleuse que moi, l’avenir ne pourrait être que rose pour nous.

Mais, au bout d’un moment, sa femme n’étant toujours pas là, il a commencé à s’impatienter. Bien que j’essaie de le calmer et de dire qu’elle aurait certainement une excuse valable, il s’est énervé et, s’adressant à Claire

« J’espère que vous ne deviendrez jamais comme ma femme. Avec l’âge, elle est devenue impossible. »

Claire ne savait que répondre. Pour le calmer, je lui ai suggéré de l’appeler pour lui rappeler le dîner. Mais, furieux, il m’a répondu

« Non, ne l’attendons pas. Si elle ne veut pas venir, c’est son problème. Ne gâchons pas notre plaisir. »

Faisant signe au garçon, il a demandé les menus pour que nous choisissions ce qui nous ferait plaisir, tout en ajoutant

« Je sais que cela ne compensera pas l’impolitesse de ma femme, mais, bien entendu, vous êtes mes invités. »

J’ai essayé de protester, lui rappelant que c’est nous qui avions lancé l’invitation, mais il n’a rien voulu savoir, disant que c’était sa façon à lui de montrer à Claire qu’il l’appréciait beaucoup. Pour la forme, je lui ai demandé de ne pas trop en faire car je pourrai être jaloux, ce qui l’a bien fait rire, d’autant que cette plaisanterie a fait rougir Claire.

Le dîner s’est déroulé dans la bonne humeur et j’ai même cru à un moment que mon patron avait oublié l’absence de sa femme. Pourtant, en partant, il a tenu à s’excuser une fois encore de son impolitesse.

En rentrant chez nous, Claire était très heureuse. Un peu saoule, mais heureuse de la soirée. Elle n’a pas arrêté de faire des compliments sur lui, allant même jusqu’à ajouter, qu’effectivement, s’il avait eu quelques années de moins, j’aurais eu raison d’être jaloux.

Nous nous sommes couchés et Claire s’est endormie comme une souche. Moi, je n’arrivais pas à dormir, car je ne comprenais pas pourquoi mon patron n’avait pas encore appelé.

Brusquement, j’ai eu un doute.

Et si je ne l’avais pas tuée, mais simplement blessée. Il l’aurait amenée à l’hôpital et quand elle aurait repris ses esprits, s’en était fini de moi. C’est à ce moment que je me suis rappelé que, pressé de partir, j’avais oublié de saccager l’appartement pour faire croire à un cambriolage. Je me croyais prêt à ce métier de tueur pour lequel je pensais être fait, mais je me rendais compte que, dans l’action, j’avais oublié l’essentiel. J’allais donc me retrouver en prison avec ces assassins que je défendais avec acharnement mais que je méprisais. Pourtant je devais admettre que je n’étais pas plus doué qu’eux puisque, à mon tour, je venais de commettre les mêmes erreurs qui les avaient conduits en prison.

Aussi, quand le téléphone a sonné, j’ai fait semblant de dormir. C’est Claire qui a décroché et j’ai vu son sourire disparaître pour faire place à l’horreur.

« Nous arrivons tout de suite ».

Je l’ai regardée sans comprendre, mais, d’une petite voix, elle m’a répondu

« Il faut qu’on y aille tout de suite. »

« Où ? »

« La femme de ton patron a été assassinée. »

J’ai essayé de paraître surpris, mais Claire ne me regardait plus. Elle était déjà en train de s’habiller. J’en ai fait autant et nous nous sommes précipités chez lui.

Il nous a ouvert comme un automate.

« Vous avez appelé la police ? »

« Claire est de la police, non ? »

« Oui, mais il faut appeler le commissariat. »

« Ah bon. »

Il était déboussolé, dépassé par ce qui lui arrivait. Claire a appelé ses collègues, et très vite l’appartement est devenu un lieu de mouvements, chacun courant dans tous les sens.

Claire, assise à côté de mon patron dans le salon, essayait de savoir ce qui s’était passé, quand il l’avait trouvée, et surtout de comprendre pourquoi il ne nous avait prévenus que si tard après être rentré.

« En rentrant, j’étais furieux contre elle. Quand j’ai vu qu’elle n’était pas dans notre chambre, j’ai été encore plus furieux et je me suis couché, trouvant inutile de l’attendre. C’est dans la nuit, comme elle n’était pas rentrée, que j’ai commencé à m’inquiéter. Je suis allé boire un verre d’eau dans la cuisine et c’est là que je l’ai trouvée. Je ne savais pas quoi faire, alors je vous ai appelés. »

Après le passage de la police scientifique, le corps a finalement été amené à la morgue et tout le monde est parti. Claire et moi sommes restés avec lui pour ne pas le laisser seul. Il a vaguement protesté pour la forme, mais sans insister et nous avons fini le peu de temps qui restait de la nuit sur son canapé.

C’est le lendemain que les choses se sont compliquées. Le commissaire a décidé de prendre l’affaire en main, et, malgré le témoignage de Claire, a mis en doute son alibi, soupçonnant officiellement mon patron de s’être créé ce soit disant alibi en nous invitant à dîner au restaurant. Claire a essayé lui expliquer que c’était nous qui avions lancé l’invitation, il n’a pas voulu en tenir compte. Il faut dire (je l’ai appris par Claire) que le commissaire en voulait beaucoup à mon patron d’avoir fait libérer un assassin qu’il avait eu tant de mal à attraper. Mais, ce que le commissaire ignorait, c’est que c’est moi qui avais monté le dossier que mon patron avait plaidé, dossier qui était la cause de son acquittement.

Le commissaire considérait aussi qu’il n’était pas normal que, rentrant chez lui à 11 heures du soir, il ne signale le meurtre que vers 4 heures du matin, et nous appelle directement sans passer par le commissariat. Mais faut préciser que l’appartement étant très chauffé, le légiste ne pouvait pas vraiment se prononcer sur l’heure du crime qu’il situait, sans plus de précision, entre 9 heures et 10 heures trente du soir. Et, avec une parfaite mauvaise foi, le commissaire n’hésitait pas à soupçonner mon patron d’avoir monté le chauffage de son appartement pour rendre l’heure de la mort difficile à estimer.

J’avoue que cette information m’a surpris, mais montrée aussi la faiblesse de la police scientifique. En tout cas, une chose était certaine, je ne pouvais pas être soupçonné car mon alibi, lui, était sans faille à partir de 8 heures, puisque j’avais retrouvé mon patron dans son bureau vers 7 heures et quart comme il l’a confirmé. Mais je doute que ses dires soient paroles d’évangile pour le commissaire de police.

Bref mon patron était soupçonné d’avoir tué sa femme avec qui il ne s’entendait plus et a été mis en garde à vue, puis en préventive.

L’erreur que j’avais commise en ne saccageant pas son appartement pour faire croire à un cambriolage, se retournait contre lui, mais, du coup, m’innocentait complètement.

– 9 –

Voilà l’affaire dont j’avais besoin pour affermir ma carrière.

Je prenais le dossier en main, aidé par Claire qui, persuadée de son innocence, n’hésitait pas à me transmettre des dossiers confidentiels.

J’ais laissé filtrer quelques informations à la presse, qui n’a pas hésité à qualifier ce procès de guerre des polices, ou plus exactement de vengeance de la police contre les avocats dont le travail consistait à innocenter des criminels qu’ils avaient eu tant de mal à arrêter. Naturellement, comme me l’a confirmé Claire, le commissaire était furieux par ces articles, mais en plus il n’arrivait pas à trouver suffisamment de preuves accablantes contre mon patron et ses accusations restaient basées sur sa conviction. Pour lui, notre dîner ne faisait que prouver la duplicité de cet homme qui n’hésitait pas à se servir de l’invitation de son employé pour se créer un alibi.

J’allais régulièrement rendre visite à mon patron qui ne comprenait absolument pas ce qui lui arrivait. Et, ce dont il souffrait le plus, c’était de la sollicitude des criminels qui le considéraient maintenant comme l’un des leurs.

Le jour du procès est enfin arrivé. J’étais prêt. Je connaissais par cœur le dossier dont disposait la police puisque Claire m’en avait fait une copie, dossier où l’absence de preuves tangibles était évidente. Mais je ne pouvais pas en faire état puisque je n’aurai jamais dû en avoir connaissance.

Le juge, que je connaissais de vue, était étonné que ce soit moi qui défende mon patron, trouvant qu’un avocat aguerri aurait été plus justifié. Mais mon patron lui avait fait savoir qu’il avait entière confiance en moi et, qu’étant innocent, les preuves, ou plutôt l’absence de preuves, confirmerait son innocence.

J’ai donc basé ma plaidoirie sur « la difficulté du métier d’avocat » qui est là pour défendre les « soit disant coupables », accusés souvent à tord par la justice, cette même justice qui, pourtant, au départ est censée considérer tout homme comme innocent. Ce qui était le cas de mon patron, puisqu’on l’accusait d’un meurtre qu’il ne pouvait pas avoir commis. En effet, les experts avaient situé l’heure du crime entre 9 heures et 10 heures trente et son dîner au restaurant s’était terminé vers 11 heures, comme pouvait  en témoigner de nombreuses personnes. Il aurait donc fallu qu’il rentre chez lui en courant, donc que le meurtre soit effectivement prémédité. J’ai aussi mis en avant le fait que, dans cette affaire, le rapport que m’avait transmis l’avocat adverse mentionnait que personne n’avait cherché à savoir qui avait intérêt à détruire la réputation d’un avocat aussi connu que lui. J’ai aussi insisté sur le fait que la police n’avait pas cherché à savoir si un criminel déçu de n’avoir pas été innocenté par lui n’avait pas fait tuer sa femme pour se venger. La réalité était que j’avais retrouvé mon patron dans son bureau vers 7 heures un quart, que nous étions arrivés au restaurant vers 8 heures, et nous nous étions quittés, après un bon repas, vers 11 heures du soir. De très nombreux témoins pouvaient le confirmer. Et comme la réputation de mon patron n’était plus à faire comment pouvait-on imaginer raisonnablement qu’un homme habitué à défendre des malfaiteurs et des criminels, pouvait être assez naïf pour commettre toutes les erreurs que ses clients, même les plus rustres, ne commettaient pas ? »

J’étais en forme et je crois que je suis arrivé à créer un doute chez le juge, doute d’autant plus important que cette affaire ne lui plaisait pas, car il n’est jamais bon d’inculper un représentant de la loi.

Mon patron a donc été libéré, faute de preuves.

C’est comme ça que je suis devenu son associé. Mais lui, traumatisé par la disparition de sa femme que finalement il aimait, n’a plus supporté de continuer à s’occuper de criminels qui le considéraient maintenant comme un des leurs. Et il était déçu par cette justice qu’il avait pourtant défendue toute sa vie.

Aussi, très vite, il a pris sa retraite et est parti vivre dans leur maison de campagne, me proposant de m’installer dans son appartement qu’il acceptait de me louer pour une somme dérisoire.

Claire était un peu au fait réticente d’habiter dans un appartement où avait eu lieu un crime, qui plus est, un crime sur lequel elle avait travaillé. Je n’ai eu aucune difficulté à lui expliquer qu’il ne devait pas exister dans Paris beaucoup d’appartements qui n’avaient pas eu dans le passé des problèmes identiques et, très vite, elle s’est faite une raison et s’est installée avec moi dans l’appartement de mon ancien patron.

– 10 –

J’avais 27 ans, j’étais maintenant un avocat reconnu et mon propre patron. Policiers et Magistrats me respectaient car je leur avais évité une erreur judiciaire qui aurait pu les gêner dans leur carrière.

Claire m’admirait car j’avais réussi à faire libérer mon patron et me considérait maintenant comme le futur père de ses enfants.

Mon apprentissage était donc terminé et j’avais réussi mon premier crime. Il était temps que je m’attaque à de vrais projets, de vrais crimes qui feraient la une des journaux et les conversations des dîners mondains.

J’étudiais avec beaucoup d’attention les crimes des assassins que j’avais à défendre. Mais je les trouvais décevants. Je lisais des romans policiers sans pour autant trouver d’inspiration. Les films policiers eux aussi me paraissaient fades, sans imagination. Il me fallait trouver une idée, un sujet, un thème.

Pour devenir un héros, une sorte de Robin des Bois de la justice, il me fallait apparaître comme un Justicier, celui qui n’hésite pas à se salir les mains pour venger ceux qui dépendent du jugement d’hommes ou de femmes, qui, aveuglés par leurs convictions souvent livresques, sont peu enclins à s’intéresser aux arguments des vrais victimes qu’ils considèrent pourtant toujours comme des assassins car ils ne vivent pas comme eux. Je devais donc m’attaquer à cette catégorie de notables que je considérais comme nuisibles mais trop souvent intouchables, ces représentants d’une bourgeoisie bien pensante, pourtant gestionnaire officielle de notre justice.

Mais dans un premier temps, je devais me créer un alibi, ou plus exactement une certitude d’alibi qui me mettrait hors de cause dans tous les cas. Pour cet alibi, je ne voyais qu’une solution : les médias, donc une vie mondaine, publique, une vie de célébrité.

Mon statut d’avocat se prêtait à cette médiatisation, mais je n’étais pas sûr que Claire apprécie ce genre de vie. La quitter maintenant serait certainement très néfaste pour ma carrière de futur criminel, car je deviendrai le suspect idéal pour tous ses amis policiers, celui qui n’a pas hésité, au moment où la chance lui sourit, à abandonner sa compagne des mauvais jours.

Il fallait donc que Claire devienne ma complice ou ma victime. Mais si elle devait devenir ma victime, nous devions avant donner l’image d’un couple heureux, uni, plein d’avenir. Sa disparition n’en serait que plus tragique et ses amis me plaindraient, s’occuperaient de moi au lieu de me soupçonner. Je sais, cela peut paraître bizarre de penser à ça au moment où tout semblait bien fonctionner pour moi, mais maintenant que mon patron avait été innocenté, la police avait rouvert l’enquête et continuait à chercher le meurtrier. C’est vrai qu’ils cherchaient sur mes conseils surtout parmi ses anciens clients, mais je n’étais malheureusement pas à l’abri d’un policier plus malin que les autres qui se serait posé la fameuse question « A qui profite le crime ».

Avant de tuer Claire, à laquelle je m’étais attaché, et, je dois avouer que j’aimais, je devais d’abord créer un « serial killer » qui s’en prenait aux avocats chargés de défendre les assassins. Les juges étant encore pour moi inaccessibles, je m’intéressais donc à la vie de mes confrères – puisqu’eux aussi faisaient partie de la grande famille de la justice – cherchant parmi eux celui dont je pourrais tuer la femme en toute impunité. J’ai revu mes camarades d’université et nous avons pris l’habitude, Claire et moi, de les recevoir régulièrement. Claire invitait aussi ses collègues et nos dîners d’avocats et de policiers sont rapidement devenus très recherchés car nous étions les seuls à habiter un appartement aussi grand et bien situé, qui plus est proche du Palais de Justice et du 36 quai des Orfèvres.

Pour parfaire l’image que je voulais donner, il me fallait aussi me servir de la presse. Faire parler de mes succès d’avocat mais surtout faire entrer dans notre groupe des journalistes à qui je pourrais, innocemment, laisser filtrer des informations sur ce « sérial killer » qui était en fait un justicier, celui qui se chargeait de corriger les erreurs de l’administration judiciaire. Du coup, cette même police l’admirait et ne faisait pas beaucoup d’effort pour l’arrêter. J’en parlais à Claire, enfin pas en ces termes, lui expliquant simplement que je venais de lire un très bon article écrit par un jeune journaliste sur la justice et ses défenseurs, et que je trouvais intéressant de l’inviter à nos dîners. Sa réponse a été catégorique. On ne mélange pas la presse et la police !

A moi donc de trouver une autre façon de faire parler, en bien, de mon justicier.

  • 11 –

En attendant et pour compléter notre image de « couple modèle », je proposais à Claire de m’épouser. Bien entendu, elle a accepté immédiatement et nous avons fixé la date du mariage au printemps.

Tous nos amis étaient très heureux de notre future union et nos soirées étaient de plus en plus festives. Nous étions aussi invités par eux, mais souvent au restaurant car la plupart habitaient en banlieue ou dans de très petits appartements.

J’étais heureux de cette situation, mais aussi déçu car je n’avais pas encore trouvé parmi eux la victime idéale.

Dans un premier temps, nous avons dû aller annoncer la nouvelle à nos parents.

Pour moi, pas de problème. Un week-end chez eux, à la campagne, serait suffisant. Mais là, ma mère a parlé tout le temps pour exprimer sa joie, donner des conseils sur notre future vie de couple et surtout essayer de convaincre Claire de venir nous installer près de chez eux. Mon père, lui, s’est contenté de sourire et a émis un petit cri. Sa façon à lui de me faire comprendre sa joie et que moi aussi j’allais devenir père.

Pour les parents de Claire par contre, cela a été plus compliqué. Ses parents étaient divorcés et sa mère remariée à quelqu’un qu’elle détestait. Elle s’est donc contentée d’un coup de fil qui l’a rendue nerveuse, avant, pendant et après. Quant à son père, officier dans la marine marchande, comme il était en mer et qu’elle ne savait où le joindre, elle lui a envoyé un mail en espérant qu’il l’aurait et surtout qu’il pourrait être présent à notre mariage.

Dans les deux cas, celui de ma mère et de la mère de Claire, je me suis demandé si elles ne seraient pas aussi un de mes victimes idéales. Mais, en y réfléchissant, leurs liens avec moi étaient trop proches et je ne pouvais pas prendre ce risque.

Je me suis donc retrouvé au point de départ, et j’ai étendu mes recherches auprès des avocats et des juges que je pouvais croiser dans le Palais de Justice. C’est comme ça que j’ai rencontré Julie, stagiaire chez son père, un juge pas très aimable, connu pour la sévérité de ses jugements. La seule chose qui me gênait est que je la trouvais très sympathique, mais comme son père jugeait une de mes affaires, je pouvais sans difficulté la rencontrer dans le cadre de mon travail. J’ai hésité à l’inviter à l’un de nos dîners, mais je m’en suis abstenu car je ne voulais pas qu’on puisse, plus tard, faire un rapprochement avec moi. Je m’en suis donc tenu à des « bonjours-bonsoirs » rapides, et, sous couvert de me renseigner sur son père, j’en ai profité pour avoir des informations sur elle.

C’est comme ça que j’ai appris qu’elle habitait seule dans un petit studio Place Dauphine, donc situé près du Palais de Justice, qu’elle avait un petit ami stagiaire, comme elle, mais pour un avocat d’affaires et qu’ils ne se voyaient que le week-end.

La proximité du Palais de Justice était un atout majeur, car aller et revenir de chez elle ne prendrait pas plus de dix minutes, un temps trop court pour que mon absence du Palais puisse paraitre suspecte. Restait à connaître ses horaires, ce qui ne devait pas être trop difficile à trouver puisqu’elle travaillait avec son père qui devait juger mon prochain procès. A moi de profiter de cette opportunité pour agir.

– 12 –

La veille du procès, sous couvert de déposer un dossier au bureau du juge, je suis allé le lui apporter à un moment où je savais l’huissier absent. Elle n’a pas eu l’air de s’en inquiéter et a accepté sans difficulté de le prendre. Mais, en partant, après l’avoir remerciée, je lui ai dit que j’attendais encore une pièce, un témoignage important, que je risquais de n’avoir que dans la soirée.

« Comme votre bureau sera fermé, pourrais-je la déposer dans un endroit où il vous sera possible de la récupérer sans difficulté ?»

Naturellement, elle m’a proposé de déposer la pièce manquante chez elle car elle n’habitait pas très loin.

Ensuite, j’ai fait tout ce qui fallait pour me faire remarquer au Palais.

Je suis passé voir un jeune juge qui dînait chez nous le soir même, pour lui confirmer que nous l’attendions vers 20 heures. Il m’a répondu qu’il ne l’avait pas oublié, qu’il aller partir chercher sa femme, et qu’ils seraient chez nous dans moins d’une heure. 

J’avais donc le temps de faire un rapide détour jusque chez ma nouvelle victime.

Elle m’a ouvert la porte avec un grand sourire et m’a fait entrer dans son studio. Elle était seule, m’a proposé un verre de vin et m’a tendu la bouteille pour que je l’ouvre.

En plus elle me fournissait l’arme !

Je suis reparti très vite en essuyant soigneusement mes empreintes, sans oublier cette fois de saccager son studio pour faire croire à un cambriolage raté et je suis arrivé chez moi à l’heure habituelle. Nos amis sont arrivés peu de temps après et nous avons passé une très bonne soirée. En plus du juge et de sa femme, il y avait un jeune inspecteur, Claude, collègue et ami de Claire. Durant le dîner, nous avons un peu parlé du procès qui devait avoir lieu le lendemain matin, un procès sans espoir puisque l’assassin avait déjà avoué son crime. Claude m’a confirmé que le juge qui s’occupait de l’affaire était un vieux bougon, connu pour son intransigeance envers les criminels et que cela lui avait valu de très nombreux ennemis. A tel point, que la police avait, durant les procès, l’habitude de le faire protéger.

J’ai très bien dormi cette nuit-là. Je pensais mon alibi sans faille et aussi que la personnalité du juge allait automatiquement faire diriger les recherches vers les truands qu’il avait fait condamner. Ce qui, entre parenthèses, ne ferait que conforter les pistes encre à développer pour l’assassinat de la femme de mon ancien patron.

– 13 –

Le lendemain matin, je suis arrivé au Palais serein, persuadé que le procès serait reporté. Mais, à mon grand étonnement, il n’en a rien été.

Le juge était là et avait l’air très en colère.

Et si je l’avais simplement blessée ? Cela voulait dire, que dans peu de temps, je serai à la place du criminel que je me préparais à défendre sans conviction. Le calvaire a duré toute la matinée et ma nervosité devenait de plus en plus apparente, au point que l’avocat adverse m’a, en aparté, demandé « si je me sentais bien ». J’ai apprécié sa solitude, mais cela n’a fait qu’accentuer mon angoisse.

L’interruption du repas est enfin arrivée et le juge s’est éclipsé très rapidement. L’avocat adverse s’est approché de moi et m’a chuchoté qu’il comprenait très bien que je n’ai pas envie de défendre un assassin comme mon client et il me remerciait, car, avec mon manque de conviction évident, il n’aurait aucun mal à le faire condamner à perpétuité. Je n’ai pas réagi à son humour, qui, avec le recul, n’en était pas. Il s’attendait à plus de hargne, plus de fougue de ma part et ma passivité le surprenait. Cela m’a fait prendre conscience que d’autres que lui pourraient aussi s’en étonner et je me suis promis de faire un effort et de donner le change malgré l’angoisse qui m’étreignait.

Après la pause déjeuner, nous sommes revenus dans la salle du tribunal, mais le juge n’était pas là. Nous l’avons attendu. Toutes les personnes présentes étaient surprises, car cela n’était jamais arrivé. Mais au fur et à mesure que le temps passait, je me sentais plus calme, rassuré. Il avait dû se rendre chez sa fille, étonné de son absence, absence qui l’avait rendu de si mauvaise humeur, et la découvrir. Vu le temps passé entre sa mort et le moment où il a du la découvrir, il sera très difficile de donner une heure précise à son assassinat. Donc, difficile de me rattacher à cette nouvelle affaire du « serial killer », comme je me plaisais à l’appeler et qui commençait à décimer les femmes et les filles des magistrats et des avocats. Seul problème, je serai dans l’avenir obligé de me limiter à ce genre de victime pour justifier les actions de ce mystérieux meurtrier qui ne s’en prenait qu’aux proches des représentants de la justice.

Effectivement, au bout d’une heure, qui m’a parue interminable, un huissier est venu nous prévenir que le procès était repoussé à une date non précisée. Cela, sans explication. En souriant, je me suis approché de l’avocat adverse pour lui dire que j’étais désolé pour lui, mais que la prochaine fois je serai en meilleure forme. Répondant à mon sourire, il m’a répondu que je ne devrais pas faire des fêtes chez moi la veille des procès si je voulais garder la forme. Là, j’ai franchement ri et je l’ai assuré que la prochaine fois je veillerai à ce qu’il fasse partie de mes convives. Très sérieusement, il m’a répondu que c’est ce qu’il espérait depuis longtemps.

Sa réaction m’a troublé. Etait-il sincère ? Se moquait-il de moi ? Ou cela voulait dire que nos soirées étaient connues et que, jeune avocat plein d’avenir, mes confrères souhaitaient faire partie de mes amis. C’est du reste cette explication que je choisissais. Elle me flattait et me servait en faisant de moi un défenseur de la justice respecté, donc, une fois encore insoupçonnable.

C’est par Claire que j’ai eu la confirmation de l’assassinat de la fille du juge. J’ai fait semblant d’être surpris, mais, à mon grand étonnement, elle était tout excitée car le commissaire avait tout de suite fait le rapprochement avec l’assassinat de la femme de mon ancien patron, bien que dans le cas présent il semblait que la cause en soit les conséquences d’un cambriolage qui avait mal tourné. Mais troublé par la similitude de ces assassinats concernant les proches d’un Juge et d’un Avocat ce semblant de cambriolage ne l’a pas convaincu, et il lui a confié l’affaire. Pour elle, c’était une promotion et elle en était ravie. Je partageais sa joie avec d’autant plus de sincérité que cela me permettrait d’être au courant de l’évolution de l’enquête.

Le lendemain matin au Palais, tout le monde parlait de ce meurtre. Pourquoi elle, une jeune fille si gentille, si serviable. Evidemment, c’était une vengeance contre son père qui avait toujours été intransigeant, désagréable. Mais ce meurtre créait aussi un malaise. Avocats, Juges et même tout le personnel parallèle de la justice se sentait concerné. Eux aussi, ou leurs familles, pouvaient devenir les cibles de ce redoutable « serial killer ».

Encore un ou deux meurtres réussis, et la réputation de mon « justicier » ne serait plus à faire !

Grâce à Claire, j’étais maintenant au courant, au jour le jour, des résultats de l’enquête de la police. Ils avaient tenus compte de ma plaidoirie et avaient basé leurs recherches sur les affaires criminelles défendues par mon ancien patron et jugées par ce même juge. Puis, parmi ces affaires, vérifié dans leurs dossiers lesquels de ces criminels étaient toujours en prison. Après un temps assez long, ils avaient  trouvé les noms de ceux qui avaient été libérés, et s’étaient aussi renseigné sur les prisonniers libérés qui auraient pu partager les cellules de ces criminels. Bref un énorme travail de paperasse qui prenait tout leur temps et les empêchait de réfléchir convenablement. Tout cela me convenait parfaitement et nous avons repris nos dîners, notre vie mondaine, et commencé à préparer notre mariage qui serait plus fastueux que prévu vu le nombre de personnes que nous envisagions d’inviter.

Claire était triste que son père n’ait pas répondu à son mail et, ce qui n’arrangeait rien, sa mère et son beau père menaçaient de venir. Menacer n’est pas le terme exact, mais pour Claire c’est ce que cela voulait dire. Pour mes parents, ils regrettaient que la cérémonie n’ait pas lieu dans la ferme familiale comme pour mon frère et ma sœur, mais cela ne correspondait pas à ce que nous voulions. Ma mère a insisté, supplié, fâchée, mais s’est finalement résolue à accepter notre décision. Bref, la vie continuait et l’enquête sur le meurtre de Julie, la fille du Juge, stagnait tout comme celle de la mort de la femme de mon ancien  patron.

Un matin, j’ai reçu une convocation du père de Julie. Pris de panique, j’ai failli fuir, mais pour aller où. Les frontières devaient déjà être bloquées et sa convocation voulait certainement dire que l’enquête avait évolué, que je faisais maintenant parti des probables suspects et que j’allais être mis en examen. J’ai tout de suite appelé Claire pour savoir s’il y avait du nouveau dans l’enquête. Ma question l’a surprise et j’ai été obligé de lui dire que j’étais convoqué par le Juge qui allait sûrement me demander des nouvelles de l’enquête puisqu’il savait qu’elle en était chargée. Claire a cru à cette explication et m’a confirmé qu’aucun fait nouveau n’était apparu pour l’instant et que la démarche du Juge devait sûrement être personnelle car rien ne justifiait son intervention. Un peu rassuré, mais pas trop, je me suis rendu à sa convocation, m’attendant au pire.

Il m’a reçu presque amicalement, ce qui pour lui était preuve de bonne volonté, et m’a proposé de déjeuner avec lui car il avait à parler avec moi. Nous nous sommes retrouvés donc dans un restaurant près du Palais, et après les formules de politesse d’usage et avoir commandé nos plats,

« Je voulais vous parler de ma fille. »

« Je ne la connaissais pas beaucoup, vous savez. » 

Il a balayé ma réponse d’un geste.

« Je la formais pour qu’elle prenne ma place. Il n’y a pas beaucoup de gens sérieux dans notre métier. »

Je l’écoutais, surpris, étonné, ne m’attendant absolument pas à ce discours.

« Voilà, vous êtes un jeune avocat plein d’avenir, mais votre patron, enfin ex-patron, vous a aiguillé sur une mauvaise voie, la défense des criminels. Je crois que vous valez mieux, et je voudrais vous prendre comme assistant le temps que vous passiez vos examens de magistrature … Et dans environ deux ans, vous prendrez ma place et moi ma retraite. »

Comme je le regardais, trop étonné pour répondre,

« Prenez votre temps pour y réfléchir et parlez-en à votre future femme. J’aimerais une réponse pour la fin de la semaine prochaine… »

Et, avec ce que l’on pourrait qualifier, pour lui, d’un sourire, il a ajouté

« … avant la suite de notre procès interrompu. »

Quand je suis rentré à la maison, Claire m’attendait, anxieuse.

« Alors ? »

Elle a été aussi étonnée que moi et n’a pu s’empêcher de poser la question que je m’étais déjà posée

« Je ne savais pas que les juges choisissaient leurs remplaçants. »

« C’est vrai. Mais paraît-il que le Parquet est d’accord, à titre exceptionnel, pour lui laisser former son successeur. Et ils lui ont donné leur accord sur mon nom. »

Comme nous n’avions rien de prévu pour la soirée, j’ai amené Claire au restaurant, un bon restaurant, pour fêter ma future promotion. Promotion n’est pas le terme exact, mais il est vrai que le statut de juge me plaisait assez et me donnerait une assise, une crédibilité qui ne pourrait qu’être favorable à mes ambitions de « criminel-justicier ».

La soirée a été très tendre. Claire était fière de moi, d’elle, de notre couple, de notre avenir. Pour la première fois elle m’a parlé d’enfants, envisageant même d’abandonner son métier. Je la laissais rêver, mais ma vision de l’avenir était très différente.

J’étais perplexe. Qu’elle abandonne son métier me supprimerait ses informations confidentielles sur la police, mais mon statut de juge pourrait largement compenser ce manque. Je rentrais donc dans son rêve et elle a terminé la soirée rayonnante.

– 14 –

Deux jours plus tard, je m’installais comme assistant et suppléant du juge tout en commençant des études de magistrat. L’affaire que j’avais commencé à plaider a été donnée à un jeune avocat commis d’office. Du coup, quand j’ai croisé celui qui avait été et aurait dû être encore mon adversaire, le défenseur des victimes, il n’a pu s’empêcher de me dire,

« J’avais compris que vous ne vouliez pas de cette affaire, mais de là à le faire condamner d’office en donnant le dossier à un avocat aussi inexpérimenté, chapeau. »

Je lui ai souri en guise de réponse, avant d’ajouter

« Qu’auriez-vous fait à ma place ? »

« Comme vous, naturellement. »

« Alors, cela vous fera un succès de plus. »

Il a souri, hoché la tête

« Je n’avais pas vu ça sous cet angle. »

Je m’en étais fait un ami, et m’empressais de l’inviter à notre prochaine soirée du vendredi. Et, en riant, je lui expliquais que j’avais suivi son conseil et que nous faisions maintenant table ouverte les vendredis soir pour ne pas avoir de procès à défendre le lendemain.

-15 –

Une nouvelle vie a commencé pour nous. Je suivais les cours de magistrature tout en assistant le juge dans ses fonctions. Il ne manquait jamais de me donner des conseils, de me former comme il aimait à le dire. Il me demandait aussi mon avis sur les criminels qu’il avait à juger, et semblait intéressé par mes remarques qu’il qualifiait souvent de pertinentes. Quant à Claire, harcelée par ma mère qui voulait absolument que la réception du mariage ait lieu chez eux, à la campagne, menaçait de repousser la cérémonie, rien que pour l’embêter. Mais elle ne disait ça pour me taquiner, car je savais qu’elle s’était mise d’accord avec une agence pour s’occuper de tout le cérémonial, et obtenu du commissaire la mise à disposition de la salle des fêtes de la préfecture de police pour l’occasion.

Pour tous nos amis, nous étions un couple heureux, plein d’avenir. Claire parlait de plus en plus souvent « d’enfants » et moi, englué dans mes études et la mise en place de ma nouvelle fonction, j’avais mis de côté mes ambitions meurtrières. Mais elles étaient toujours là, d’autant que l’enquête piétinait. La police avait beau éplucher les dossiers de tous les criminels, voleurs, truands ayant été jugés par mon nouveau patron et défendu par mon ancien patron, rien n’apparaissait et le mystère de ces deux assassinats restait complet. J’ai même entendu un des collègues de Claire suggérer que c’était peut-être un hasard et qu’il n’y avait rien de commun entre eux. Surpris que le Juge ne soit pas en charge de ce dossier, je n’ai pu m’empêcher de poser la question à l’un de ses amis lors d’un de nos dîners hebdomadaires

« La première règle qu’on nous enseigne dans la police est de ne jamais confier un dossier à une personne impliquée. Et comme tu es maintenant assistant de ce Juge …»

Et après un silence,

« C’est vrai que c’est un cas intéressant. Nous avons affaire à quelqu’un de particulièrement intelligent, même si je ne comprends pas ses motivations. »

Je n’ai pu m’empêcher de sourire à son compliment, sourire qu’heureusement il n’a pas vu.

– 16 –

La date de notre mariage approchait et je ne me sentais pas bien. Je commençais à m’attacher à Claire, à l’aimer même. Mais je n’avais pas trouvé d’autre solution que d’en faire ma future victime, celle qui devait faire de moi un veuf inconsolable, donc insoupçonnable. Et comme, à ce moment là je serai juge, je deviendrai, comme mon patron actuel, un juge impartial, mais aussi connu pour son intransigeance et sa dureté envers les criminels. Et surtout je demanderai à être chargé du dossier de ce « sérial killer »étant sûr que la réaction de la police et de nos amis serait :

« Quoi de plus normal, après ce qui lui est arrivé ! »

Tout était parfait, sauf mon attachement de plus en plus sincère pour Claire. Je commençais à me dire que rien ne pressait, que je pouvais laisser notre mariage se dérouler normalement et même laisser Claire avoir un enfant.  Un enfant de moi, un successeur. Ce n’était pas une mauvaise chose pour mon statut d’innocent. Mais je savais pourtant que je cherchais une excuse pour repousser ce meurtre que j’avais, faute de mieux, programmé depuis longtemps. Heureusement il me restait une autre solution. Tuer quelqu’un d’autre de façon à maintenir la pression, à continuer à donner vie à ce fameux « serial killer » qui s’attaquait aux familles des représentants de la justice.

Je recommençais donc à chercher la victime idéale. Mais soit je les connaissais trop, comme amis et fidèles de nos dîners du vendredi, soit je ne les connaissais pas assez ce qui posait le problème de m’introduire chez eux.

Une fois encore la chance m’a souri. Nous sortions du supermarché, Claire et moi, les bras chargés de courses pour le week-end et nous nous sommes trouvés nez à nez avec un huissier que je croisais régulièrement dans les couloirs. Il était accompagné de sa femme, et, tout sourire, il s’est empressé de nous la présenter. Nous avons échangé quelques banalités basées d’abord sur le temps, le week-end qui nous permettait de faire des courses et le fait que nous partagions le même supermarché. C’est comme ça que j’ai appris que nous étions voisins. Situation idéale pour un futur alibi. Mais encore fallait-il trouver une raison pour me rendre chez eux, à un moment où elle serait seule.

A défaut de certitude, j’avais une possibilité de future victime. Cela me permettrait de repousser le meurtre de Claire ce qui, je l’avoue, me faisait très plaisir.

J’ai donc commencé à m’intéresser particulièrement à cet huissier et j’ai obtenu sans difficulté son adresse exacte et l’étage où il habitait. J’ai aussi appris que sa femme travaillait à mi-temps comme infirmière. Travail à mi-temps, donc souvent présente chez elle en l’absence de son mari. Infirmière, parfait, car cela pourrait justifier ma venue pour lui demander de l’aide sous prétexte que ma femme ne se sentait pas bien.

Voilà, j’avais trouvé ma future victime et l’excuse pour la contacter. Il ne manquait plus que la date où je serai certain que mon Huissier serait absent.

Je ne ratais aucune occasion de faire les courses avec Claire, mais nous ne les avons plus rencontrés. Au tribunal, j’ai croisé l’huissier et nous nous sommes contentés d’un vague hochement de tête en guise de salut. Mais cela m’était égal, car je n’avais aucune envie que l’on puisse nous considérer comme amis.

Je commençais à désespérer, mais, un soir, en rentrant, je l’ai aperçue qui attendait le bus en bas de chez nous. Je l’ai saluée

« Vous aussi vous rentrez tard. »

« Non, moi je pars travailler. »

« A cette heure ? »

« Je suis de garde la nuit cette semaine, mais la semaine prochaine, je ne travaille que l’après midi. »

« Bon courage. »

Après un échange de sourires, je suis rentré chez moi. En ouvrant la porte de mon immeuble, je me suis retourné et, comme je le pensais, elle me suivait des yeux. Donc, elle me reconnaîtrait sans problème, et je savais, que la semaine suivante, elle serait chez elle le matin. Je n’avais plus qu’à programmer son meurtre pour une matinée de la semaine suivante.

Toute la semaine, je n’ai pensé qu’à ça. J’étais excité comme un enfant avant la rentrée des classes. J’allais enfin retrouver pour quelques minutes cette sensation de puissance absolue, cette jouissance indescriptible et aussi, je dois l’avouer, cette satisfaction d’agir en toute impunité.

Afin d’être sûr de l’absence de son mari huissier, je me suis arrangé pour que mon patron fasse appel à lui pour lui faire délivrer des convocations dans la semaine à venir, les lundi et mercredi. Comme ça, je pouvais être sûr de ses déplacements,  puisque c’est moi qui étais en charge de lui remettre les dites convocations et par conséquent, d’être certain de ses absences.

J’étais fin prêt, de très bonne humeur, et heureux de passer le week-end à aider Claire à mettre au point les derniers détails de notre mariage qui devait avoir lieu dans moins d’un mois. Mais Claire, sans m’en avertir, a décidé de céder aux demandes de ma mère et a accepté que d’aller passer le week-end chez eux.

J’étais furieux. Cela ne remettait en cause mon meurtre à venir, mais allait m’empêcher de l’imaginer, d’y rêver, d’en faire, avant l’action, un futur beau souvenir. En plus, j’étais sûr que ma mère allait tout faire pour convaincre Claire de remettre en cause l’organisation de notre mariage et naturellement lui parler des enfants que nous ne manquerions pas d’avoir.

Et, j’avais raison.

Voyant Claire répondre à ses sourires et devenir complice avec sa future belle mère, je me suis une fois encore demandé si d’envisager une autre victime qu’elle n’était pas une erreur. Après tout être veuf avant même le mariage, ferait de moi un martyr et j’avais tort de me laisser troubler par l’amour que je ressentais pour elle, et je ne pouvais m’empêcher de penser à la fameuse directive de nos métiers, « ne pas mélanger l’amour et le travail ». Là, j’étais en plein dedans.

Heureusement mon père était là. Même silencieux, je savais qu’il me comprenait et qu’à sa façon il me disait que ce que souhaitait ma mère n’était pas grave, que ce n’était une épreuve à accepter pour faire plaisir aux parents. Enfin, dans le cas d’un fils, car pour lui, les filles ne font que continuer à agir comme leur mère, ce qui du reste avait été le cas de ma sœur. Et dans le c as de mon frère il n’avait fait que se plier à la volonté de sa mère, comme toujours ais-je envie d’ajouter.

Pourtant, une fois de plus, durant tout le week-end j’ai été troublé par l’idée de faire de Claire ma prochaine victime car je l’aimais et j’étais sûr qu’après sa mort, elle me manquerait. Je doutais même de pouvoir la remplacer. Car … car … je cherchais une raison, une explication, mais une seule constatation revenait. Je l’aimais. J’avais l’impression d’être comme Abraham au moment où Dieu lui demande de sacrifier son fils. Mais je savais aussi que, contrairement à ce qui est écrit dans la Bible, le moment venu, personne ne viendrait arrêter mon bras.

« A quoi penses-tu ? »

Je sursautais. Il y avait si longtemps que mon père ne m’avait pas parlé. J’ai haussé les épaules en guise de réponse.

« Ce mariage te fait peur ? »

« Non. »

« Tant mieux. Claire sera une bonne épouse. »

Merci papa ! Au lieu de me rassurer, de me convaincre que ma vocation de meurtrier était plus importante que ma vie sentimentale, voilà que lui aussi me parlait d’amour, de famille, d’enfants.

Pourtant, je lui ai souri. Il m’a souri. Et, pour sceller notre entente, j’ai poussé un petit cri.

Claire était heureuse de sa journée et finalement moi aussi. Elle avait accepté le principe d’une petite réception à la campagne, le week-end suivant notre mariage, pour que ma mère puisse recevoir leurs amis et leurs relations et présenter les nouveaux mariés à la famille, cousins et cousines que je n’avais pas vu depuis mon installation à Paris. De mon côté, j’avais communiqué avec mon père, ou plus exactement je l’avais ressenti comme ça puisqu’il m’avait parlé, ce qui était le plus important pour moi.

Le mariage était maintenant prévu dans trois semaines, date que je me fixais comme dernière limite pour réussir mon troisième meurtre.

– 17 –

Tous les matins et tous les soirs, en rentrant, je faisais un détour pour passer devant chez elle. Et un matin, j’ai eu de la chance. Elle rentrait chez elle, des croissants à la main, au moment où je passais devant la porte de son immeuble. En me voyant, elle m’a fait un grand sourire auquel j’ai répondu, en souriant aussi,

« Ça y est, la nuit est finie. »

« Oui. »

« Croissant pour le petit déjeuner. Votre mari a de la chance. »

« Malheureusement non, à cette heure il est déjà parti. Mais si vous voulez les partager avec moi … »

Comment refuser une offre aussi tentante. Je me retrouvais donc chez elle, sans avoir croisé personne dans l’escalier. Elle m’a amené directement dans la cuisine pour préparer le café. Je regardais autour de moi, et je n’ai pu m’empêcher de sourire en découvrant, pendues le long du mur, des casseroles en cuivre, les mêmes que celles de ma première victime.

Plus tard, en arrivant au bureau sans avoir croisé personne dans les escaliers de son immeuble, j’étais de très bonne humeur et je me suis attaqué à mon travail d’assistant du juge avec ardeur. Je suis allé faire un tour à la cafétéria, histoire de me montrer, et je suis tombé sur l’huissier. J’en ai profité pour lui demander où il en était des convocations qu’il devait remettre pour nous. Puis, nous avons échangé quelques banalités, plaisanté sur un suspect qui avait essayé de s’enfuir par la fenêtre et je suis retourné à mon bureau, heureux de ma prestation.

Le juge est arrivé et une longue journée de travail a commencé.

A l’heure du repas, je n’ai pu résister à l’envie d’appeler Claire pour savoir si elle était libre pour venir déjeuner avec moi.

Par cette belle journée, nous nous sommes retrouvés sur une terrasse ensoleillée, heureux d’être ensemble, heureux de la vie, heureux que la date de notre mariage approche.

C’est le lendemain matin que la mort de la femme de l’huissier s’est répandue comme une traînée de poudre dans le Palais de Justice. On ne parlait que de ça.

Et l’existence du « serial killer » s’en prenant aux femmes ou aux filles des gens travaillant pour la justice ne faisait maintenant plus de doute.

Le soir, Claire m’a confirmé cette hypothèse, ajoutant que le mari avait été rapidement innocenté car, à l’heure estimée du crime, il prenait un café avec l’assistant du juge, moi en l’occurrence.

Non seulement je n’étais pas un coupable possible, mais en plus j’étais l’alibi du mari. Je n’ai pu m’empêcher d’embrasser Claire qui a eu l’air surprise, mais a immédiatement répondu à ma tendresse.

Grâce à Claire, j’ai suivi l’évolution de l’enquête.

La police a repris ses dossiers, réexaminé toutes les personnes ayant pu être en contact avec mon ancien patron, le juge et l’huissier. Ce qui faisait toujours un nombre incalculable de suspects car, dans la plupart des cas, c’est l’huissier qui les convoquait, mon ancien patron qui les défendait et le juge qui les jugeait.

– 18 –

Demain je me marie.

Nouvelle étape dans ma vie après avoir accompli une grande partie de mes ambitions : trois meurtres réussis, des études quasiment terminées et un poste de juge assuré dans l’année à venir.

Du monde, beaucoup de monde. Des amis, des connaissances professionnelles et la famille. Enfin ma famille. Claire était un peu triste car son père n’avait pas répondu à ses mails, mais, heureusement, sa mère n’était pas là, problème de santé paraît-il. Une excuse comme une autre.

C’est mon patron, le juge, qui a tenu à amener Claire à l’autel à la place de son père. Mais, coup de théâtre, au moment de s’avancer dans  l’église, son père, le vrai, arrive, salue poliment le juge et prend sa place. Celui-ci me regarde sans comprendre. Je hoche la tête avec un geste d’excuse. Il sourit et cède sa place. Claire, émue a du mal à retenir ses larmes et se jette dans les bras de son père. Surprise dans l’église. Mais, sans se troubler, le curé fait signe au sacristain d’arrêter la musique et de la faire recommencer.

Claire et son père se dirigent, radieux, vers l’autel où je les attends. Là, il me détaille avec attention. Après tout, c’est la première fois qu’il me voit. Je ne peux m’empêcher de jeter un coup d’œil rapide vers mes parents. Ma mère a l’air dépassée par les événements, mais mon père, par contre, sourit, attendri.

A part les « oui » traditionnels, je ne me souviens pas très bien de la journée. Des images, mais pas forcément dans la continuité. La rencontre, la vraie, entre mon patron le juge et le père de Claire. J’ai eu l’impression qu’ils s’appréciaient et ont vidé plusieurs verres ensemble. Ma mère par contre est restée distante avec son père, mais je ne crois pas qu’il s’en soit rendu compte. Par contre, avec mon père, ils avaient en commun le silence, le silence du marin face à l’océan et le silence du mari face à une femme trop bavarde.

Bref, des embrassades, des compliments sincères ou non, de la musique trop forte, des danses obligatoires avec je ne sais plus qui, l’émotion de ma sœur pour qui j’étais toujours le petit frère et la tape protectrice de mon grand frère, qui se croyait toujours supérieur. En gros un mariage classique avec émotion, hypocrisie et jalousie.

Quand enfin nous nous sommes retrouvés seuls Claire et moi, nous nous sommes rappelés avec angoisse qu’il nous faudrait recommencer cette corvée en fin de semaine dans la ferme de mes parents.

Mais malgré tout nous étions heureux, heureux d’être mariés, ce qui ne changeait rien à notre journalier, mais quand même un peu si l’on voulait être honnête. Claire était heureuse que son père soit venu, même si maintenant, lui avait-il dit en souriant, elle ne portait plus le même nom que lui. Il avait failli ajouter « comme ta mère », mais heureusement s’en était retenu à temps.

Nous avions quelques jours de libres avant la nouvelle cérémonie mais Claire a tenu à passer le plus de temps possible avec son père qui devait repartir deux jours plus tard pour un nouveau tour du monde. Il avait abandonné son cargo au Havre, le temps d’une escale de trois jours, pour être présent au mariage de sa fille. Mais il regrettait de ne pas pouvoir rester plus longtemps, expliquant, pour lui faire plaisir, qu’il aurait aimé avoir le temps de mieux me connaître.

Claire a passé les deux jours suivants avec lui. Il y avait si longtemps qu’ils ne s’étaient pas vus. Elle m’a avoué après qu’ils n’avaient pas beaucoup parlé, non parce qu’ils n’avaient rien à se dire mais parce que ce n’était pas nécessaire. Elle était heureuse d’être avec lui et avait l’impression, durant leurs longues promenades silencieuses dans Paris, d’être redevenue une petite fille. Et, ajoutait-elle,

« Je le suis, lui donne la main. Je suis heureuse, confiante, rassurée. »

Devant mon regard faussement contrarié, elle ajoute en souriant,

« Ce n’est pas comme avec toi. Avec lui, c’est, comment dire, je ne sais pas. C’est mon père et le fait qu’il soit là me suffit. »

« Et avec moi ? » 

« Toi tu es l’avenir, lui c’est le passé. » 

« Et le présent, dans tout ça ? » 

« Et bien disons qu’il y a le passé-présent et le présent-futur. Tu es content comme ça ? »

« Ça me va. »

Et oui, nous étions mariés. Nous avions le temps et l’envie de parler pour ne rien dire, ou presque.

– 18 –

Nous avons repris notre vie comme avant, profitant simplement  de notre semaine de vacances, ou plutôt de notre semaine de congé de mariage pour être précis. Le juge et le commissaire avaient été compréhensifs et nous avaient accordé ce repos que nous considérions comme mérité.

La veille de notre « remariage », comme on s’amusait à l’appeler, nous sommes partis nous installer dans un petit hôtel situé à côté de chez mes parents. Ma mère était furieuse et ne comprenait pas que nous n’habitions pas chez elle, ni surtout que nous ne participions pas à son stress. Mais, sans rire, Claire lui répondait qu’on avait déjà donné et que nous ne recommencerions à nous angoisser que pour la réception de notre divorce. Dépassée par un humour qu’elle ne comprenait pas, ma mère n’a pas insisté et, insidieusement, a envoyé mon père pour essayer de nous convaincre. Il nous a rejoints à l’hôtel tout sourire, nous nous sommes installés au bar, nous avons arrosé notre mariage. Puis il est resté dîner avec nous, trop heureux de ne pas être importuné par l’animation qui régnait dans sa maison, animation orchestrée par ma mère plus autoritaire que jamais.

Claire a essayé de le questionner sur ses souvenirs de mariage, mais il n’a consenti qu’à parler de ma naissance, ce qui m’a troublé. J’avais envie de le prendre dans mes bras, de l’embrasser. Depuis quand ne l’avais-je pas embrassé ? Je ne m’en souvenais pas. Je me sentais triste tout d’un coup, triste de ne pas lui avoir assez dit que je l’aimais.

Le soir, en partant, il a embrassé tendrement Claire et m’a tendu la main. J’ai négligé sa main tendue et je l’ai embrassé. Il a paru gêné. Moi aussi je l’étais, mais j’étais heureux de l’avoir fait.

Quand nous sommes arrivés le lendemain matin, la maison débordait d’animation. Ma mère courait dans tous les sens et nous a simplement gratifiés d’un « enfin, vous voilà » avant de repartir stresser un extra qui, à son goût, ne courait pas assez vite pour garnir les tables de petits fours. En nous voyant, le visage de mon père s’est éclairé, mais, à son regard, j’ai compris qu’il ne souhaitait pas que je l’embrasse en public. Il s’est contenté de me donner une petite tape dans le dos en esquissant un petit cri que les témoins éventuels pouvaient prendre pour un raclement de gorge. Par contre, il ne s’est pas gêné pour embrasser Claire tendrement et la serrer dans ses bras. Ma sœur lui a jeté un regard surpris, mais n’a rien osé dire, d’autant que ma mère la rappelait déjà à l’ordre pour qu’elle vienne l’aider à faire je ne sais plus quoi.

Les invités ont commencé à arriver, et nous avons été pris dans un  tourbillon d’embrassades, de souvenirs, de mondanité. Ma mère était aux anges. Son petit dernier était avocat, bientôt juge. Il habitait Paris et sa femme était un futur commissaire de police. Brusquement, ce qu’elle nous reprochait, à savoir de ne pas venir habiter à côté d’elle pour qu’elle puisse, comme pour mon frère et ma sœur, s’occuper ou plus exactement élever à sa façon nos futurs enfants, devenait sa fierté. J’avais réussi et je serai forcément quelqu’un d’important. Je le pensais aussi, mais pas pour mon futur métier de juge. Je ne pouvais pas lui annoncer que mon ambition était d’être le justicier le plus connu de notre pays, « un assassin redresseur de tord, un Robin des bois du XX° siècle » dont tout le monde parlerait sans pouvoir lui donner de réelle identité.

La journée s’est déroulée plus vite que je ne le craignais, et nous nous sommes retrouvés le soir, épuisés, mais heureux. Ma mère ne parlait plus, trop occupée à enregistrer ce qui serait plus tard ses plus beaux souvenirs. Les enfants de ma sœur et de mon frère faisaient le tour des tables pour vider les verres encore pleins, mon père était avachi dans son fauteuil, heureux du calme enfin revenu et moi je regardais les restes de cette fête avec une certaine nostalgie, me demandant si finalement je n’avais pas compris tout l’amour que ma famille avait pour moi. Mais maintenant ma vie n’était plus de m’attendrir sur mon passé. Je devais à mon tour m’occuper d’une famille, de ma future famille puisque Claire, certainement poussée par ma mère, parlait de plus en plus des enfants que nous aurions, comme par hasard deux comme mon frère et ma sœur. Mais surtout je voulais mener à bien mon ambition. J’étais heureux et je regardais Claire avec amour, ne pouvant néanmoins m’empêcher de penser qu’elle serait probablement une de mes futures victimes, ma victime préférée, l’apothéose de cette ambition. En même temps, je pensais qu’elle était aussi ma vraie famille et que mon ambition avait le temps de s’épanouir, lui laissant ainsi le temps d’être épouse, mère et enfin, le plus tard possible, ma victime préférée.

– 19 –

Après ce « deuxième mariage », moins pénible que nous ne l’avions redouté, nous avons repris notre vie parisienne avec plaisir, convaincus qu’il était hors de question de nous installer à la campagne comme ma mère avait une fois encore essayé de nous en convaincre.

La reprise de ne notre travail s’est bien passée, aussi bien pour Claire que pour moi, nos supérieurs, nos collègues et nos amis nous regardant avec tendresse pour avoir enfin officialisé, par ce mariage, notre liaison. Certains nous ont même demandé, plus ou moins discrètement, si ce mariage n’était pas dû à l’attente d’un heureux évènement.

Nos soirées du vendredi soir ont repris, avec de nouvelles têtes amenées par nos amis fidèles, qui profitaient de notre habitude pour introduire dans notre cercle leurs nouvelles conquêtes.

Ayant terminé mes études de magistrat, je devais être nommé juge, à la place de mon patron, dans le mois en cours. Claire de son côté avait eu la possibilité d’un avancement, mais cela impliquait un poste en province. Et, comme à notre grande joie, elle était enceinte, elle a pris une année sabbatique, histoire de voir ce qui allait arriver. Par contre, son départ de la police ne m’arrangeait pas, car je n’aurais plus accès à l’avancée des recherches sur le « serial killer », tueur d’épouses et de filles de représentants de la justice. Avant que Claire ne quitte son poste, je lui avais demandé, sous couvert d’un souhait de mon patron, de me faire un rapport complet sur l’évolution de l’enquête. A ma grande joie, celle-ci stagnait. Je ne pouvais donc pas arrêter mes exécutions car cela entraînerait une nouvelle vision des crimes passés, vision basée sur l’éternel « à qui profite le crime » et non le « qui veut se venger » qui, comme je l’avais suggéré pour la défense de mon ancien patron, restait le point de départ de ces enquêtes. Je devais donc trouver très vite une nouvelle victime susceptible d’être crédible pour la vengeance d’ex-détenus qui s’en prenaient aux familles de ceux qui les avaient envoyés en prison.

Dans nos amis du vendredi soir, comme on les appelait, il y avait bien sûr des policiers. Anciens collègues de Claire ou simplement rencontres professionnelles devenues amicales. Mais dans mes victimes, j’avais oublié les policiers ou plutôt de femmes de policier. Pourtant eux aussi avaient leur place dans l’organisation de la justice puisque d’une façon générale c’est eux qui arrêtaient les criminels que nous avions ensuite à défendre et à juger.

J’étudiais les dossiers que Claire m’avait transmis et, dans les recherches de points communs entre les victimes (avocat – juge – huissier). Effectivement se trouvait un autre personnage important : le commissaire. Patron de Claire, il apparaissait souvent comme celui qui avait orchestré l’arrestation des criminels que mon ancien patron avait défendus, que l’huissier avait côtoyés et que le juge, mon nouveau patron, avait jugés. Seul problème, nous n’étions pas amis avec lui, je ne connaissais pas sa femme et en plus ils habitaient en banlieue ce qui voulait dire un alibi difficile à mettre en place.

Je cherchais donc parmi ses collaborateurs un adjoint susceptible de répondre à mes critères, mais la seule personne correspondant était, une fois encore, Claire. Mais comme elle était enceinte, de moi qui plus est, je me refusais à me laisser aller à la facilité, d’autant que je commençais à considérer son meurtre comme l’apothéose de ma carrière de criminel, et que son crime serait le dernier.

Restaient bien entendu ses amis de promotion, devenus pour certains des fidèles de nos dîners. Mais je ne voulais pas attirer l’attention sur notre groupe de façon à rester, quoi qu’il arrive, hors de tout soupçon.

Pour l’instant la femme du commissaire me semblait la cible idéale, mais restait pourtant inaccessible tant que je ne pourrais pas m’introduire chez eux sans éveiller de soupçons. J’ai enquêté sur lui, cherchant s’ils avaient des enfants, qu’elles étaient ses habitudes, qui étaient ses amis.

Et coup de chance, je n’ai pas eu trop de mal à apprendre que sa secrétaire était aussi sa maîtresse et qu’elle n’habitait pas très loin du Palais de Justice. La chance me souriait une fois encore. Ne restait plus qu’à trouver comment la rencontrer et surtout, comment me faire inviter chez elle pour, à défaut de l’épouse, en faire ma prochaine victime.

– 20 –

Comme Claire ne travaillait plus à la préfecture de police, il m’était difficile de me servir d’elle pour la rencontrer. Je ne voulais pas non plus la questionner sur cette secrétaire de peur qu’au moment de sa mort, elle ne fasse le rapprochement avec mes questions. Il fallait donc que je trouve une autre approche, une autre source de renseignements. Un des anciens collègues de Claire, Claude, qui faisait partie de nos fidèles des vendredis depuis le début et qui travaillait encore avec le commissaire, pourrait peut-être m’en apprendre plus. Mais lui aussi ne devait rien soupçonner. 

Une fois encore j’ai eu de la chance, preuve que j’étais dans le vrai en continuant ma carrière de meurtrier. Le juge, mon patron, a donné une petite réception au Palais de Justice pour fêter son départ à la retraite. Claire, convoquée pour un examen médical n’avait pu m’accompagner. Parmi les invités se trouvaient le commissaire et sa femme. Sa maîtresse, enfin sa secrétaire serait plus juste bien que peu de personne ne soit au courant de leur idylle, était aussi présente et tous deux prenaient grand soin de s’éviter. Je suis allé saluer le commissaire, ex-patron de ma femme, qui s’est empressé de me présenter sa femme. Après avoir échangé les banalités d’usage le commissaire l’a entraînée vers mon patron pour la lui présenter. Je pouvais difficilement me joindre à eux et, comme par hasard, je me suis retrouvé à côté de sa secrétaire avec qui j’ai commencé à discuter le plus naturellement du monde. Elle connaissait ma femme et, en plus, nous avions des amis en commun, ne serait-ce que Claude, un collègue de Claire qui venait, rarement seul, souvent à nos dîners. J’en ai profité, comme elle était amie avec Claire, de se joindre à nous un vendredi soirs, mais sans insister et surtout sans prendre d’engagement ni de date.

Puis je suis allé parler à d’autres personnes présentes à la réception, ce qui fait que mon échange avec la secrétaire du commissaire est passé inaperçu. Mais maintenant elle me connaissait, ou plutôt je la connaissais et, à défaut de la femme du commissaire, la rencontrer par hasard restait du possible, tout comme engager une nouvelle conversation avec elle.

Là encore je n’ai eu aucun mal à obtenir son adresse exacte et deux jours plus tard, je suis allé traîner devant chez elle. Et là j’ai repéré une librairie qui serait une excellente excuse. Mais après plusieurs jours où j’ai erré dans les rayons à la recherche d’un livre introuvable puisqu’il n’existait pas, je commençais à désespérer de la rencontrer. Aussi, quelle ne fut pas ma surprise de la voir arriver chez nous, un vendredi soir, amenée par Claude, ex-collègue et ami de Claire. Sa présence ici, chez moi, m’ennuyait. Claire la connaissait bien et manifestement elles étaient ravies de se revoir. Mais surtout, la tuer maintenant obligeraient les enquêteurs à s’intéresser à nos soirées et je n’y tenais absolument pas. Il me fallait donc partir en quête d’une nouvelle victime. Je repensais à la femme du commissaire, mais elle continuait à me paraître inaccessible à cause de leur domicile en banlieue. En parlant de tout et de rien, enfin plus exactement en parlant boulot avec la secrétaire, j’en suis arrivé à m’étonner que le commissaire habite en banlieue, ce qui devait quand même lui poser de gros problèmes de transport pour respecter les horaires, ou plutôt le manque d’horaires réguliers que sa profession exigeait. C’est ainsi que j’ai appris qu’il avait un petit appartement, fourni par le commissariat, où sa femme et lui séjournaient quand des soirées trop longues les retenaient dans la capitale. J’avais donc un nouvel espoir. Je n’avais plus maintenant qu’à trouver cette adresse, et faire en sorte que la femme du commissaire me reçoive chez elle. Mais, avant, je devais connaître leurs emplois du temps respectifs pour être sûr de la trouver seule. De quoi m’occuper pour les jours à venir.

Mes recherches devraient aboutir rapidement si je voulais respecter le programme que je m’étais fixé, à savoir commettre ce nouveau meurtre avant la naissance de notre enfant qui, à en juger par la taille de Claire, devrait avoir lieu dans moins d’un mois.

Trouver l’adresse de l’appartement parisien du commissaire a été plus facile que je ne pensais. Claire la connaissait et je n’avais pas pensé à la lui demander. C’est simplement en lui disant que sa secrétaire m’avait appris qu’il bénéficiait d’un avantage en nature avec un petit appartement mis à sa disposition, qu’elle m’a dit qu’elle le savait et que cela était normal car son travail l’obligeait souvent à rester disponible même la nuit. Cet appartement se trouvait tout prés de celui de sa secrétaire qui habitait aussi un studio appartenant au commissariat, « studio obtenu grâce au commissaire » ajouta-t-elle avec un sourire.

La librairie restait donc d’actualité, ce qui me faisait plaisir car je trouvais la vendeuse sympathique. Restait maintenant à rencontrer la femme du commissaire et trouver une raison pour qu’elle me reçoive chez elle à l’improviste.

Je continuais à fréquenter régulièrement cette librairie, devenue un lieu de rencontre idéal, mais maintenant dans l’attente de la femme du commissaire.

Un jour j’ai aperçu la secrétaire qui entrait acheter un livre et j’ai pu me cacher avant qu’elle ne me voit. Il n’aurait pas été bon pour moi qu’elle puisse dire m’avoir vu dans son quartier, quartier où je n’avais rien à faire puisque j’habitais plus près de la préfecture de police, pas très loin il est vrai, mais dans un autre quartier où les librairies sont nombreuses et certainement mieux fournies que celles situées dans ce quartier. Cela m’a rendu plus prudent. Je ne fréquentais plus tous les jours la librairie comme j’avais commencé à le faire, et prenais soin d’acheter de temps en temps des livres, de préférence des livres sur la naissance et le développement des bébés, me donnant ainsi l’image d’un père attentif à la naissance et l’éducation de son futur enfant.

Le vendredi de la même semaine, alors que je venais de faire des courses avec Claire pour notre dîner du soir, je suis retourné dans leur quartier pour acheter un livre sur la grossesse dont j’avais parlé à Claire et qu’elle voulait lire. La femme du commissaire était là, achetant des romans policiers pour le week-end. Nous nous sommes salués rapidement. Et, pour ne pas sortir trop vite, je me suis précipité pour prendre, en plus du livre destiné à Claire, un livre de contes pour enfants. Nous sommes donc, la femme du commissaire et moi, sortis ensemble, par hasard, comme  auraient pu penser les autres clients de la librairie.

Là, sur le trottoir, en souriant, elle m’a demandé en regardant les livres que je venais d’acheter

« C’est pour quand ? »

« Dans moins d’un mois. »

Elle a hoché la tête, attendrie

« Moi aussi j’aurais aimé avoir des enfants … »

Et elle est restée silencieuse, les yeux dans la vague.

Pour rompre ce silence qui devenait gênant, j’ai enchaîné

« Surprenant de vous rencontrer ici. Je croyais que vous habitiez en dehors de Paris ? »

« C’est vrai. Mais nous avons un petit appartement situé juste en face, fourni par le commissariat. » 

Et, avec un sourire, elle a ajouté

« Avantage en nature. Avec la vie qu’ils font mener à mon mari, c’est bien naturel. »

« Je vais me renseigner pour savoir si le Palais de Justice a aussi des appartements. Avec la venue de notre enfant nous aurons besoin d’une chambre de plus et, je pourrais essayer de faire une demande. »

Et puis, comme ça, pour dire quelque chose

« C’est agréable un appartement dans un immeuble comme celui-ci ? »

« Assez. Mais le nôtre est tout petit. »

Et, par politesse comme je hoche la tête en silence, elle continue 

« Ça vous amuse de le visiter ? »

Effectivement ce n’était pas très grand. Une chambre avec une salle de bain attenante et un coin cuisine situé dans un cagibi jouxtant le salon-salle à manger. Et là, posée sur l’évier, une grande poêle en fonte.

Je finissais d’effacer mes empreintes sur la poêle quand j’ai entendu la porte s’ouvrir. Je me suis figé, assurant la poêle dans mes mains, prêt à frapper. Je l’ai entendu entrer dans le salon. Surpris de ne pas voir sa femme il s’est, tranquillement, dirigé vers le coin cuisine. Il ne m’a pas vu, n’a pas souffert.

Le soir, pour notre dîner du vendredi, j’étais heureux, très heureux et nos amis ont mis cette joie sur la naissance prochaine de notre fils, information donnée, depuis peu, par une échographie. Mais le week-end m’a paru long. Je pensais que Claire serait informée dés le lendemain de la mort du commissaire et de sa femme, mais cela n’a pas été le cas. On n’en a pas parlé non plus aux informations. J’en ai déduit que les corps n’avaient peut-être pas encore été découverts ce qui m’arrangeait, car plus la découverte serait tardive, plus l’heure de leur mort serait difficile à définir.

– 21 –

J’étais maintenant certain d’avoir trouvé ma voie. Tuer m’était facile. Pas vraiment un plaisir, car je n’éprouvais aucune jouissance à le faire, mais, après, je me sentais satisfait, heureux du travail bien fait. Et les opportunités de ces meurtres se mettaient en place d’elles-mêmes, presque sans que je le veuille. Je m’étais fixé comme but de tuer les proches des hommes travaillant pour la justice, et là, je venais, en plus de sa femme, de tuer un commissaire. Au moins, ce qui était sûr, c’est que sa mort allait encore donner lieu à des recherches de concordances entre les assassins ayant été en contact avec un avocat, un juge, un huissier, en rajoutant cette fois-ci un commissaire de police, ce qui allait certainement compliquer les recherches, puisque cela demandait que l’on rajoute à ces dossiers les criminels arrêtés par le même officier de police, puis défendus et jugés par des personnes ayant elles-mêmes été victimes de ce même « sérial killer ». Trouver des points communs entre ces arrestations et ces jugements, grâce à des dossiers souvent très anciens et ne concernant que les assassins ayant purgés leurs peines, probablement en liberté depuis peu de temps. S’ajoutait aussi à ces recherches les assassins de remplacement, c’est à dire ceux qui voulaient venger leurs amis encore détenus dont ils avaient partagé la même cellule. Et moi, assistant juge qui ne prendrait officiellement son nouveau poste qu’à la fin du mois, je n’entrais pas dans les rapprochements possibles, puisque, jamais encore, je n’avais été en charge de ces dossiers. Claire non plus ne pouvait être concernée, et donc m’impliquer, puisqu’elle n’avait jamais été directement la cause de l’arrestation d‘un criminel, étant encore officiellement en charge de petits larcins, de vols et d’autres délits sans conséquences criminelles, à part bien sûr son implication au meurtre de la femme de mon ancien patron, implication qu’elle faisait du reste sous la tutelle du commissaire que je venais d’assassiner.

A part mes questions muettes sur les conséquences de la mort du commissaire et de sa femme, nous avons passé, Claire et moi, le samedi et le dimanche à arranger ce qui allait devenir la chambre de notre fils. Claire tenait à ce que tout soit parfait pour sa naissance et, à son goût et au mien, ça l’était. J’avais entièrement repeint la chambre en blanc, et nous y avions installé le berceau de mon enfance que ma mère avait tenu à nous donner. Claire avait aussi rempli la pièce de peluches de toutes les couleurs, ce que je trouvais excessif, mais cela lui faisait tellement plaisir, que je n’ai pas osé l’en empêcher.

La naissance approchait et Claire, tout en s’arrondissant, devenait de plus en plus alanguie, épanouie, heureuse. Je l’ai plusieurs fois surprise à chantonner la berceuse qu’elle fredonnerait certainement tous les soirs pendant plusieurs années pour endormir notre bébé. Et nous avons fait, comme tous les soirs depuis plusieurs mois, des projets d’avenir, des projets pour notre fils, et, je dois l’avouer aussi, pour nos futurs enfants, enfin pour notre future petite fille pour être précis, afin de donner à notre fils une petite sœur, de façon à ce qu’il ne soit pas fils unique, ayant l’un et l’autre le souvenir de camarades de notre enfance qui souffraient de se retrouver sans frère ni sœur, ce qui était aussi le cas de Claire, puisque  fille unique.

Le lundi matin je m’attendais à trouver le Palais de Justice en effervescence, mais ce n’était pas le cas. C’était même un lundi particulièrement calme, trop calme à mon goût et je commençais à m’inquiéter. Se pourrait-il que les corps du commissaire et de sa femme n’aient pas encore été découverts, ou au contraire, était-on en train d’analyser les dernières preuves avant de venir m’arrêter. J’avais beau réfléchir, je ne pensais pas avoir fait d’erreur, ni oublié de saccager l’appartement pour faire croire à un cambriolage raté, ni même à d’avoir été vu par quelqu’un de l’immeuble. Restait la librairie où j’avais été vu en compagnie de la femme du commissaire, mais cela ne me paraissait pas dangereux et j’y retournerai très prochainement pour ne pas donner l’éveil.

La matinée m’a paru longue et je ne savais pas comment faire pour me renseigner sur le commissaire sans que cela paraisse suspect. A l’heure du déjeuner, je suis sorti traîner dans le quartier ou plus exactement devant les restaurants où je pensais trouver des inspecteurs, mais aucun de ceux que je connaissais suffisamment pour m’inviter à leur table, n’étaient présents. Déçu, je retournai à mon bureau en grignotant un sandwich et j’appelai Claire. Elle était heureuse de mon coup de fil et m’a dit que notre fils la bourrait de coups de pieds, ce qu’elle trouvait « charmant ». Ce n’est peut-être pas le terme que j’aurais employé, mais c’était le sien.

J’ai passé l’après midi à préparer le dossier du prochain et dernier procès que mon futur ex-patron allait juger, mais j’avais beaucoup de mal à me concentrer. Je ne comprenais pas qu’on ne nous ait pas encore informé du meurtre du commissaire et de sa femme. Finalement, n’y tenant plus, bien que je sois sûr que c’était une mauvaise idée, j’ai appelé sa secrétaire, mais aussi sa maîtresse, sous le mauvais prétexte que je voulais organiser une petite réception pour la naissance de notre fils, quand Claire reviendrait de l’hôpital avec lui. Et, comme ça, pour parler, je lui demandais si elle pensait que c’était une bonne idée que je fasse une fête au Palais de Justice pour cette naissance et, dans ce cas, si elle pensait qu’il serait opportun d’inviter le commissaire, ex-patron de Claire. En riant elle m’a répondu que j’étais seul juge et que le commissaire ne serait sûrement pas des nôtres car, ajouta-t-elle sans rire cette fois, il venait de partir en vacances avec sa femme pour une quinzaine de jours.

J’avais ma réponse. Mon fils serait probablement né avant qu’on ne découvre leurs corps. Je décidais donc de passer mon temps à m’occuper de ma femme et de notre futur enfant, sans plus me soucier du commissaire et de sa femme.

– 21 –

Ma mère a absolument tenu à être présente pour la naissance de notre premier enfant. Et, comme il n’était pas envisageable pour nous de la loger dans la future chambre de notre fils, je lui ai trouvé un hôtel pas très loin de chez nous. Cela ne lui plaisait pas, car, disait-elle, elle aurait préféré coucher sur le canapé du salon de façon à être là au moment où Claire aurait eu besoin d’elle. Pour avoir la paix, je lui ai promis que je l’appellerai quand nous partirions à l’hôpital pour l’accouchement. Mais, tous les jours, elle était là, tournant autour de Claire, la harcelant pour savoir si tout allait bien, si elle se sentait bien, si elle n’avait pas de contractions, si, si si … Claire n’en pouvait plus. Je la comprenais, mais c’était ma mère et je calmais Claire du mieux que je pouvais.

J’essayais aussi de faire venir mon père, mais ma mère s’y opposait fermement, disant que ce n’était pas une histoire d’homme. Je lui expliquais que, pourtant, j’étais bien décidé à assister à l’accouchement comme l’avait fait mon père, mais elle me répondait que l’attente de la naissance et le fait d’accoucher étaient deux choses différentes, et que, s’il était normal qu’un père assiste à la naissance de son enfant, il n’avait pas à assister à la difformité que ce futur enfant imposait à sa mère. J’essayais de la contredire, mais sans succès et très vite je renonçais non par faiblesse filiale mais parce que je me sentais prêt à la renvoyer chez elle et à refuser qu’elle voit son petit fils à sa naissance. Pour être franc, c’est Claire qui m’a calmé, m’expliquant qu’elle était d’une autre époque, qu’elle pouvait penser ce qu’elle voulait, que cela ne nous empêcherait pas de vivre notre vie comme nous l’entendions.

De son côté, Claire regrettait l’absence de son père, mais il se trouvait quelque part au large de l’Afrique et ne répondait pas à ses mails.

Durant cette dernière semaine avant la naissance, je passais le plus de temps possible avec Claire. Mon patron, le juge, comprenait et acceptait sans difficulté que je ne vienne qu’à mi-temps du moment que les dossiers étaient à jour. Ma mère ne comprenait pas que je délaisse mon travail, mais n’osait rien dire, si ce n’est quelques réflexions de temps en temps du style « Nous, à la campagne, on ne peut pas arrêter de traire une vache sous prétexte qu’on va être père ».

Ou encore

« A la ferme, les animaux il faut les nourrir tous les jours, qu’on en ait envie ou pas ».

Bref, un bon sens paysan qui ne faisait que renforcer mon désir d’être présent pour Claire avant et pendant la naissance de notre fils, naissance d’une vie qui me paraissait plus importante qu’établir des dossiers pour condamner à la mort des assassins. Je dois avouer aussi que durant cette période j’oubliais mes ambitions de justicier.

Le grand jour est arrivé, ou plutôt la grande nuit, car, je l’ai appris après, la plupart du temps, les enfants naissent la nuit, peut-être pour habituer leurs futurs parents à rester éveiller pour eux. Donc, en pleine nuit, Claire s’est brusquement dressée dans notre lit en disant

« C’est maintenant »

Je l’ai aidée à s’habiller et j’ai appelé un taxi. Très vite, nous sommes arrivés à l’hôpital où elle a été conduite en salle de travail. Moi, on m’a laissé dans la salle d’attente, m’expliquant qu’on m’appellerait pour l’accouchement mais que ma présence n’était pas souhaitée avant. Et comme font tous les pères dans le même cas, enfin je pense, j’ai pris un café au distributeur, j’ai marché de long en large, j’ai téléphoné à ma mère qui était furieuse que je ne l’ai pas appelée avant de quitter la maison, et j’ai ruminé mon impatience sans pouvoir rien faire de concret. L’arrivée de ma mère m’a permis de me défouler sur elle, mon impatience se transformant en énervement à chaque mot qu’elle pouvait dire, même quand c’était pour dire des gentillesses. Nous en sommes donc arrivés à rester assis l’un en face de l’autre, évitant de nous regarder et surtout de nous parler.

L’infirmière est enfin arrivée pour m’autoriser à rejoindre Claire, disant que la naissance était imminente. Ma mère a voulu m’accompagner, mais j’ai refusé brutalement en disant méchamment

« C’est comme à la campagne. C’est les hommes qui s’occupent d’aider les vaches à vêler. »

Elle m’a regardé, sans comprendre, trop étonnée pour réagir.

Claire était allongée sur la table de travail, les jambes écartées. Le médecin a jeté un coup d’œil vers moi quand je suis entré et s’est re-penché vers Claire. Je me suis approché d’elle, lui ai pris la main. Elle m’a regardé, m’a souri, et a recommencé à haleter, à transpirer, à souffrir. Je ne pouvais rien faire d’autre que de lui serrer la main fort, très fort pour qu’elle sente ma présence. De la voir souffrir m’a fait comprendre ma mère quand elle parlait de la souffrance que je lui avais causée. J’étais presque prêt à lui pardonner. Mais je n’étais pas là pour comprendre la souffrance de ma mère, mais pour entendre le premier cri que mon fils allait pousser, ce petit cri de vie qui avait fait que mon père et moi …

Brusquement Claire s’est mise à haleter plus fort, en même temps que le médecin lui répétait

« Allez, poussez … poussez … poussez fort. »

Désespéré de voir Claire souffrir, je lui serrai la main le plus fort possible pour lui prouver mon amour, ma présence. Et, au moment où je m’y attendais le moins, un petit cri m’a fait sursauter, lâcher la main de Claire et découvrir le petit être que l’on posait délicatement sur le ventre dégonflé de sa mère. Je ne l’ai pas vraiment regardé, mais j’ai compté les doigts de ses mains, les orteils de ses pieds, et j’ai détaillé, par réflexe sûrement, son visage non pour en découvrir ses traits mais pour voir s’il avait un nez, une bouche, deux yeux, deux oreilles. Puis, rassuré, j’ai regardé Claire en souriant, attendri de la voir fascinée par ce petit être gigotant sur elle qu’elle n’osait pas toucher.

L’infirmière a pris le bébé pour le laver, l’habiller, pendant que Claire était amenée dans une chambre pour qu’elle se repose. Ne sachant que faire, je suis retourné dans la salle d’attente où ma mère marchait de long en large, énervée, furieuse. Dés qu’elle m’a vu, elle s’est précipitée vers moi

« C’est un garçon. »

« Ça je le savais. A qui ressemble-il ? »

Je la regardais sans comprendre. A qui il ressemble ? A lui, bien sûr. Ce n’est pas un clone, mais un être entier, qui a sa vie devant lui. Mais ma mère s’impatientait, ne comprenait pas mon silence. Alors, comme ça, probablement pour lui faire plaisir

« A toi. »

Elle m’a regardé sans sourire, avant de demander, émue

« Tu crois ? »

Quand enfin elle a pu entrer dans la chambre de Claire où notre fils l’avait rejoint, elle l’a regardé longuement avant de se tourner vers moi avec un grand sourire,

« Tu as raison »

Brusquement elle est devenue très gentille avec Claire, s’inquiétant de sa fatigue, de savoir si elle n’avait pas trop souffert, si elle n’avait besoin de rien … Enfin toutes ces attentions qui deviennent vite insupportables pour une jeune maman qui ne désire que de rester seule avec son enfant.

J’ai eu beaucoup de mal à convaincre ma mère de retourner à son hôtel car Claire avait besoin de se reposer. Elle ne comprenait pas. Si Claire avait besoin de se reposer, pourquoi ne lui laissait-on pas la garde du bébé qui lui ressemblait et dont, après tout, elle était la grand-mère. J’ai transigé en lui promettant de passer la chercher le soir pour l’emmener dîner. Et nous nous sommes enfin retrouvés seuls, ma femme, mon fils et moi.

Claire regardait son fils dormir, puis elle a levé les yeux vers moi.

« Pierre. »

« Tu crois ? »

« Oui, il a une tête à s’appeler Pierre. »

Je haussais les épaules en signe d’approbation, car je n’avais pas le cœur de la contredire. Son fils, notre fils était superbe et tout ce qu’elle voulait, je le voulais.

L’infirmière est revenue pour expliquer à Claire comment donner le sein à Pierre. J’étais aussi ému qu’elle de voir ce petit être téter avec tant d’ardeur. Claire riait, surprise par cette sensation nouvelle qu’elle n’arrivait pas à m’expliquer.

« C’est comme si … je ne sais pas comment dire … tu ne peux pas comprendre. »

Je ne pouvais pas comprendre, mais j’essayais d’imaginer, et je riais aussi de son bonheur, du mien, du nôtre, qui étions maintenant trois.

Le soir, comme promis, je dînais avec ma mère dans un restaurant à côté de son hôtel.

« Pierre ? Pourquoi Pierre ? Tu sais pourtant que ton grand-père maternel s’appelait … »

« Gaston, je sais. Mais je trouve que ce prénom fait vieux. Plus personne ne s’appelle Gaston aujourd’hui. »

Ma mère, vexée, n’a pas osé répondre. Mais, après une bouchée n’a pu s’empêcher d’ajouter,

« Et Gérard ? »

« Non. »

« Pourtant c’est le prénom du père de ton père. »

« Non ! »

Nous avons continué notre repas en silence. Ma mère était vexée de n’avoir pu me convaincre de donner, même en deuxième prénom, le prénom de son père à notre fils qui, pourtant, lui ressemblait tant.

Trois jours plus tard, Claire est rentrée à la maison avec Pierre. Tout était prêt pour lui et nous l’avons installé dans la chambre qui nous semblait avoir toujours été la sienne. Pourtant, cet appartement avait eu une vie avant nous et la chambre qui maintenant était la sienne avait été celle de mon ancien patron, l’avocat qui avait aidé à ma formation de justicier, et de sa femme, ma première victime. Mais cela était le passé. Quels appartements dans Paris, et ailleurs du reste, n’ont pas eu leur quota de morts naturelles ou non. Et puis cela me paraissait si loin, que je n’y ai pensé que parce que Claire a eu cette réflexion

« C’est drôle. Quand on s’est installé dans cet appartement, je le trouvais triste. Maintenant je trouve qu’il représente le bonheur, notre bonheur. »

J’ai eu beaucoup de mal à convaincre ma mère de retourner dans leur ferme pour aider mon père, et notre vie a repris son cours normal. Différente il est vrai, mais pas trop. Nous ne dormions plus que par tranches de 3 heures, car Pierre était un gros mangeur et nous rappelait à l’ordre régulièrement par des hurlements que mon père ne m’avait jamais racontés. Les avait-il oubliés ou, l’enfant chétif que j’étais, avait-il moins besoin de se nourrir aussi régulièrement ? Je ne sais pas et cela m’était égal. Mon passé de bébé faisait partie des souvenirs de mes parents, pas des miens.

Claire s’installait dans son rôle de mère, mais malgré les nombreuses visites de nos amis, nous n’avions pas repris nos dîners du vendredi pour ne pas déranger « notre » Pierre.

– 22 –

Mon patron le juge a pris sa retraite et j’étais maintenant officiellement son replaçant. C’est lors de cette cérémonie que nous avons du faire une semaine seulement après la naissance de Pierre, que j’ai appris l’assassinat du commissaire et de sa femme. Ils avaient été découverts trois jours auparavant, mais on n’avait pas voulu nous déranger, Claire et moi, durant nos premiers jours avec notre fils. Cette information m’a réellement surpris, ayant, je l’avoue, complètement oublié ce qui s’était passé avant la naissance  de notre fils, car, maintenant, je ne parlais que de lui, ne pensais qu’à lui. Mais ces meurtres rappelaient aux policiers chargés de l’enquête que le « serial killer » existait toujours, même s’il avait  changé de façon de procéder en tuant le mari et la femme. Et, je dois avouer aussi, que la naissance de notre fils était, à défaut d’un alibi, un élément suffisant pour m’écarter des suspects possibles, d’autant que maintenant, vu ma nouvelle situation de Juge, quand on arrêtera un suspect possible, je serai certainement chargé de cette affaire.

En tant que juge je demandais donc à être informé de cette affaire que je considérais officiellement comme très grave. C’est ainsi, que dans les dossiers qui m’ont été transmis, j’ai pu apprendre que le commissaire et sa femme avaient été assassinés le jour de leur départ en vacances, puisqu’ils n’avaient pas pris leur avion. Mais l’horaire de leur mort restait des plus vagues.

Claire a été touchée par la mort de son ancien patron, car même si elle n’avait pas beaucoup de tendresse pour lui, elle le respectait. Elle m’a demandé de tout faire pour arrêter ce « serial killer » qui s’en prenait uniquement aux familles des responsables de la justice, tout en s’inquiétant pour moi puisque je venais d’accéder à un poste qui me mettait aux premiers rangs de la magistrature, donc des victimes possibles. J’ai eu beau tout faire pour la rassurer, je ne suis pas arrivé à la convaincre et elle a fini par m’avouer qu’elle ne voulait pas d’un fils sans père. A bout d’arguments, je lui ai promis de demander la protection de la police, puisque mon statut m’y donnait droit. Cela l’a un peu rassurée, mais ne m’arrangeait pas, car il limitait ma liberté d’action. Mais j’étais prêt à tout accepter pour qu’elle soit heureuse et s’occupe bien de notre fils.

Le lendemain, j’ai donc demandé à ce qu’une patrouille de police passe régulièrement devant chez nous pendant un mois, se montrant ostensiblement pour décourager un possible assassin. Mon but était surtout de faire croire à Claire que nous étions protégés, même si leur passage, à heure régulière, n’était certainement pas d‘une réelle utilité. Mais cela me laissait ma liberté d’action et rassurait Claire.

L’enquête sur la mort du commissaire et de sa femme stagnait comme celles des meurtres précédents. Il était évident pour les enquêteurs qu’il y avait une logique dans ces assassinats répétés, mais ils n’arrivaient pas à trouver ce qui reliait toutes ces victimes. Une vengeance d’assassins sûrement, mais lesquels et comment les trouver dans les centaines de personnes qui avaient été arrêtées par le commissaire et défilées devant le juge, le commissaire, l’avocat et l’huissier.

Fataliste, le nouveau commissaire chargé de l’enquête laissait entendre que le prochain meurtre permettrait peut-être de cibler d’une façon plus précise les recherches.

J’ai été tenté de le convoquer pour lui suggérer d’en informer la presse afin de faire savoir qu’un redoutable « sérial killer » s’en prenait à notre profession. Mais très vite je me suis rendu compte que cela aurait l’effet inverse de celui que j’en attendais, car, celle-ci, au lieu de me présenter comme « le Justicier » des temps modernes, allait faire de moi, enfin, du « sérial killer », le « Landru » de la Justice.

– 23 –

Je m’installais donc dans mon rôle de juge, Claire dans celui de mère et notre vie était bien remplie. Le soir, en rentrant, je prenais le relais auprès de Pierre, non pour soulager Claire, mais par plaisir. Jamais je n’aurais cru que s’occuper d’un bébé pouvait être aussi agréable. Pourtant cela veut dire dormir peu et irrégulièrement, le nourrir (enfin pour Claire, mais, par solidarité, j’avais pris l’habitude d’aller le chercher dans son berceau et l’apporter dans les bras de Claire), le changer, le bercer pour éviter les cris et les pleurs. Et ce qu’avant, je croyais être une corvée devenait source de plaisirs, d’amusements, de jouissance incontournable. Je me sentais devenir père, un bon père, tout comme je m’étais délecté à devenir un « serial killer » juste mais impitoyable. Et j’avais très envie de continuer. Non par pulsion ou besoin maladif, mais parce que je considérais cette mission comme une vocation.

De voir défiler dans mon  bureau tous les jours ou presque des petits délinquants et des assassins à la petite semaine, comme je les appelais, m’attristait. Enfin, ce qui m’attristait c’était leur manque d’imagination. Tout comme leurs avocats, aussi nuls les uns que les autres, ressassant continuellement le même argument d’une enfance malheureuse. De quoi faire retourner Freud dans sa tombe. Et, durant ces procès où je faisais semblant d’écouter, je rêvais d’un procès grandiose, le procès du siècle où je serais jugé pour mes crimes qui apparaîtraient, dans la bouche d’un avocat talentueux, comme la croisade des temps modernes pour libérer le monde de ces charlatans qui croyaient avoir, sous couvert de rendre la justice, un droit de vie et de mort sur leurs semblables. Aussi dans des moments de bonté, il m’est arrivé, au grand étonnement de leurs avocats, de faire libérer des petits délinquants qui avaient fait preuve d’imagination.

Heureusement ma vie de famille heureuse compensait ce journalier ennuyeux et, je l’avoue, me faisait presque oublier mes ambitions criminelles. Les sourires de Pierre, ses babillages et ses petits cris, les éclats de rire de Claire, sans oublier bien sûr sa joie communicative, rythmaient ma vie d’une façon merveilleuse. Pourtant, là aussi il y a des étapes, des joyeuses, d’autres moins, mais toutes causes d’insomnie : La première dent, suivie très vite des autres, les premiers pas, les premiers mots … sans oublier bien sûr les fêtes familiales obligatoires organisées avec beaucoup de soins par ma mère, et je dois l’avouer, la complicité de Claire. Noël, Anniversaires, week-end prolongés, tout était bon pour nous retrouver dans la ferme de mon enfance.

« Le changement d’air lui fait du bien. Et puis, il aime tellement aller caresser les vaches. »

A voir à la joie que mon père manifestait en présence de Pierre, j’acceptais avec plaisir ces moments dans la ferme familiale bien que ma sœur n’ait pas manqué de faire la remarque qu’ « évidemment notre père préférait mon fils aux siens ».

Il faut dire qu’il n’avait jamais cherché la complicité des enfants de ma sœur, ni de ceux de mon frère, alors qu’il était toujours prêt à amener Pierre avec lui dans l’étable pour lui montrer les vaches, lui faire goûter le lait au grand désespoir de Claire car il n’était pas stérilisé. Mon père a fini par lui en faire goûter aussi et tout s’est arrangé.

Claire rayonnait et appréciait ces moments loin de Paris.

« On pourrait peut-être acheter une maison de campagne dans la région. Ce serait bien que Pierre voit ses cousins plus souvent. Tu sais, moi qui suis fille unique, cela m’a manqué de ne pas avoir d’enfants de mon âge avec qui jouer. »

« Mais notre maison est toujours pleine de ses amis du jardin du Luxembourg. »

« Ce n’est pas pareil. Là il s’agit de ses cousins. »

Rien à dire. Ma mère avait bien fait son travail.

Et, un jour, innocemment, durant le voyage du retour d’un week-end prolongé, elle m’a demandé

« Tu ne crois pas que ce serait bien pour lui d’avoir maintenant une petite sœur ? »

« Et si c’est un garçon ? »

Elle n’a pas du tout apprécié mon humour !

La question avait été posée et je savais que le sujet reviendrait. Je cherchais des excuses : Appartement trop petit, recommencer les couches, les nuits d’insomnies … Mais c’était perdu d’avance. Et pour être honnête, cela me faisait aussi plaisir d’avoir un autre enfant même si cela voulait dire reporter une fois encore le meurtre ce Claire. Mais cela  aussi me plaisait !

J’adorais ma vie de père, mais mon métier de juge devenait de plus en plus monotone. Aussi, lors d’une discussion devant un verre avec un avocat de mes amis qui me parlait de la monotonie familiale de sa vie, heureusement compensée par l’enthousiasme de sa jeune maîtresse, je n’ai pu m’empêcher de lui avouer que pour moi c’était mon travail qui m’ennuyait et que c’était ma vie de famille qui me donnait une raison de vivre. Il n’a pas compris et n’a même pas cherché à faire semblant. Il s’est contenté de hausser les épaules, de finir son verre et de partir très vite, sous prétexte que l’amour de sa vie, sa jeune maîtresse de vingt ans sa cadette, l’attendait. Moi aussi j’ai fini mon verre rapidement et je suis parti vite, très vite, pour retrouver avec un plaisir évident ma femme et mon fils.

– 24 –

Je me suis souvenu de cette anecdote, de la réaction de mon ami vis à vis de mes confidences sur mes plaisirs de ma vie de famille, parce que le lendemain, alors que j’étais prêt à assumer mes huit heures d’ennui, j’ai eu la surprise de voir arriver dans mon bureau un criminel différent des autres. Un tueur à gage, un vrai, qui tuait sur commande des gens qu’il ne connaissait pas.

« C’est mon travail, monsieur le Juge. Je suis payé pour ça, comme l’équarrisseur est payé pour tuer les animaux et les dépecer. »

J’aurais pu parler comme lui et j’ai eu beaucoup de mal à ne pas acquiescer à tout ce qu’il me disait sur son manque d’émotion devant la mort, si ce n’est d’un sentiment de travail bien fait. Aussi, j’ai surtout porté mon interrogatoire sur les dessous de son métier, comment on prenait contact avec lui, comment il était payé. Bref, je l’ai interrogé sur le fonctionnement de son métier. Au début cela l’a un peu surpris, puis il s’est laissé aller et m’a confié ce qu’il appelait « les ficelles du métier ».

Une des choses qui m’a le plus surpris était la façon dont il était contacté, ce qui en plus était, en plus, son argument de défense. 

« Vous comprenez, Monsieur le Juge, je ne sais jamais qui m’emploie. Je suis recruté par petites annonces et je ne rencontre jamais mon commanditaire. La victime est pour moi une cible, pas un être humain.»

Il avait raison. Je ne pouvais que l’approuver. Aussi j’essayais d’en savoir plus sur ces petites annonces.

« Recherche d’une bonne gâchette pour partie de chasse », dans le Chasseur Français. Quoi de plus simple. Il répondait qu’il aimait la chasse aux faisans, ce qui, en langage codé, voulait dire 10 milles Euros. Si le commanditaire était d’accord, on lui proposait une date. Lui, le tueur, répondait par une autre date avec une suite de chiffres codés qui correspondaient à l’adresse postale où  était envoyé dans une enveloppe anonyme le nom de la cible avec une liasse billets. Puis, le crime commis, le solde était adressé par la poste à la même adresse.

Et, ajouta-t-il en souriant, il y a aussi les plus grosses parties, les chasses aux chamois, 50 Mille Euros, ou aux Sangliers, 100 mille Euros. Mais de celles-là il n’en voulait pas, car trop risquées.

J’étais étonné par la simplicité de ces contacts, étonné que la police ne soit pas au courant. Mais j’apprenais en même temps que ces petites annonces servaient aussi pour de vraies parties de chasses, ce qui rendait les recherches de la police quasiment impossibles.

« Mais comment savez-vous qu’il s’agit d’une proposition de contrat ? »

« Parce que ces annonces ont lieu uniquement les lundis, à condition que ce soit le premier jour impair de la semaine. »

Et, en riant, il ajoute,

« Une fois, c’était une vraie annonce. Je me suis retrouvé au milieu de chasseurs … J’avais pas l’air bête. »

J’ai ri avec lui.

Mon rire l’a mis en confiance

« Vous enregistrez notre conversation ? »

« Non. »

« Je peux vous dire quelque chose qui doit rester entre nous ? »

Je le regardais, intrigué, hésitais, puis hochais la tête en signe d’acquiescement.

« Voilà, si j’ai été arrêté cette fois c’est parce que je l’ai voulu. Autrement, jamais vos policiers n’auraient pu me piéger. »

Il esquisse un sourire avant d’ajouter d’une voix mélancolique

« Ce métier m’a apporté beaucoup de satisfaction, mais j’ai dû tout sacrifier à ce travail. Ma vie de famille, mes enfants. Maintenant je suis fatigué, et je n’ai pas de retraite. Oui, vous comprenez, dans mon métier, on ne cotise pas. Donc, pour faire court, j’ai pensé que la prison serait un bon endroit pour mes vieux jours. Tueur à gage entraîne le respect des autres détenus et les gardiens ne sont pas de méchants bougres si on a quelques biftons à leur refiler. »

« Pourquoi me dites-vous ça ? »

« Parce que je compte sur vous pour me faire condamner à perpétuité. »

Je suis rentré chez moi profondément troublé par cette rencontre. Pour moi, cet homme était exemplaire, un modèle. Pas à mettre entre toutes les mains, et encore. Il avait réussi sa vie professionnelle mais raté sa vie familiale, comme beaucoup d’entre nous. Du coup, le meurtre, encore virtuel, de ma femme devenait de plus en plus difficile à imaginer.

Quand je suis arrivé avec un bouquet de fleurs, Claire n’a pas compris. J’ai eu beau lui expliquer qu’il n’y avait pas de raison particulière, que c’était simplement comme ça, parce que j’étais heureux de rentrer chez nous, de retrouver ma femme et mon fils, elle ne m’a pas cru. Mais cela n’avait pas d’importance. Elle était là, mon fils aussi, je sentais leur présence, leur amour et j’étais heureux.

– 24 –

C’est ce jour là que j’ai pris conscience que je ne voulais pas détruire cette partie de ma vie. Je tenais à ma vie professionnelle, enfin la vraie, pas à celle de magistrat, à celle de criminel, mais il était exclu qu’elle mette en péril ma vie familiale tant que mon fils ne serait pas adulte et tant que Claire aurait besoin de moi. C’est pour ça que j’ai décidé de tenter l’expérience de tueur à gage. Je savais comment trouver du travail, ou plutôt des victimes. J’ai donc commencé par éplucher les petites annonces du Chasseur Français, et je me suis amusé à répondre à quelques unes.

J’ai eu mon premier contrat. Je me suis donc rendu à la poste restante pour retirer l’enveloppe, mais, par chance, je l’ai repéré avant qu’il ne me voit. Claude, l’ex-collège de Claire, était là, en planque. J’aurais dû me douter que la police aussi aurait eu l’information et aurait essayé de piéger d’autres tueurs à gages. Je ne pouvais pas me permettre de me faire prendre. Mais, au moment de repartir, j’ai eu un doute. Et s’il n’était pas seul et que son ou ses partenaires m’aient vu. Après tout, je ne connaissais pas tous les policiers, surtout depuis que Claire était en congé sans solde et que nous avions arrêté nos dîners du vendredi. Je décidais donc d’aller le trouver, puisqu’il était aussi mon ami pour avoir participé à de nombreux dîners, en disant que moi aussi j’étais là pour essayer de comprendre la mentalité des tueurs à gages.

Il n’a même pas fait semblant d’être surpris de ma présence. Il avait déjà été prévenu et s’ils avaient eu le moindre soupçon, le fait que je l’accoste et lui explique ma démarche, m’avait complètement innocenté. Il m’a cependant fait le reproche de prendre des risques, surtout maintenant que j’avais charge une famille, mais il reconnaissait le bien fondé de ma démarche qui ne pouvait qu’honorer le professionnalisme des magistrats. Et, en confidence, il m’a dit avoir particulièrement apprécié ma sévérité envers le tueur à gage qu’il avait eu tant de mal à arrêter, car, il reconnaissait lui-même que les preuves à charge étaient minces, même si l’homme était connu comme un homme malin et très dangereux.

Cette rencontre m’a aussi fait comprendre que j’étais maintenant trop connu des policiers pour prendre des risques. Non que je sois un suspect potentiel, mais qu’il me serait difficile de passer inaperçu tant vis à vis des anciens collègues de Claire qui me connaissaient bien pour la plupart, que les nouveaux qui m’admiraient pour ma sévérité vis à vis des criminels qu’ils avaient du mal à arrêter.

D’un autre côté, je ne pouvais pas rester inactif. Mon « serial killer » était toujours recherché, il fallait absolument qu’il refasse parler de lui, mon honneur en dépendait. Je me remettais donc en chasse d’une nouvelle victime, de préférence dans les milieux de la justice pour rester dans ce que je n’hésitais pas à appeler mon « cahier des charges ».

– 25 –

Du coup, mon attention a été attirée par la nouvelle fiancée de Claude, celle-là même qui se trouvait, comme par hasard, à la poste quand j’étais allé chercher mon contrat de tueur à gage et qui m’avait dénoncé à Claude. Elle travaillait aussi comme assistante de l’archiviste dont elle était aussi la nièce. Dommage, car elle paraissait sympathique et surtout cela me faisait un peu de peine de rendre Claude malheureux, mais depuis que je le connaissais, il en était à sa cinquième fiancée. Un cœur d’artichaut qui se remettrait rapidement de son futur « veuvage ».

Deux jours après, à la veille du week-end, je croisais Claude par hasard, enfin presque, dans les couloirs du Palais de Justice.

« Tu serais libre vendredi prochain ? »

« Pourquoi ? Vous avez repris les tables ouvertes ? »

« Pas encore, Pierre est encore trop petit et ne nous laisse pas beaucoup de temps. Mais je suis sûr que Claire sera contente de te voir. »

« Tu sais que j’ai une nouvelle fiancée ? »

« Je l’ignorais. Mais elle est invitée bien entendu. »

« Et bien, d’accord. Avec plaisir. »

Il n’a pas dit le nom de sa fiancée et comme je n’étais pas censé la connaître, j’étais satisfait de la situation.

Le soir j’informais Claire de mon invitation. Elle n’a pas été aussi contente que je l’espérais, m’avouant que son ancien partenaire manquait d’humour et que maintenant qu’elle n’était plus obligée de faire  bonne figure vis à vis de lui, elle ne s’en portait pas plus mal. Mais, à condition de compléter cette invitation par nos anciens fidèles du vendredi, elle était d’accord et, du reste, elle reprendrait ces soirées du vendredi avec plaisir car cela lui permettrait de penser à autre chose qu’aux couches et aux biberons.

Je dois dire que sa réaction m’arrangeait, car comme mon intention était de tuer la fiancée de Claude avant le vendredi suivant, la soirée aurait quand même lieu et serait pour moi un parfait alibi.

J’avais donc la date du meurtre (vendredi après midi au plus tard), restait à trouver l’excuse pour m’introduire chez elle d’une façon anonyme. Mais d’abord, être en contact avec elle d’une façon officielle, donc professionnelle.

Lundi matin, en arrivant au Palais, je convoquais mon greffier pour lui dire que j’envisageais de faire des recherches dans des dossiers anciens concernant les meurtres non résolus du « sérial killer » sur les représentante de la justice et qu’il veuille bien demander à l’archiviste de m’en faire une liste afin  que je puisse faire un choix.

Par définition, je donnais du travail à son assistante. Effectivement, dans l’après midi de ce même lundi, elle est venue frapper à mon bureau, m’apportant la liste de ces dossiers non encore résolus. J’en sélectionnais plusieurs au hasard et le lendemain matin, elle les déposait sur mon bureau. Je feuilletais rapidement ces dossiers poussiéreux, en gardais quelques uns pour une étude plus approfondie et lui rendais les autres, la priant de m’en apporter encore d’autres.

Toute la semaine, nous avons joué à ce petit jeu mais je n’avais pas trouvé d’excuse pour me rendre chez elle, bien que je savais par l ‘huissier qu’elle  habitait un  studio au dessus de l’appartement de son oncle, l’archiviste, studio situé pas très loin de la préfecture de police.  Restait une seule solution, la tuer dans les archives qui étaient peu fréquentées et où son corps pourrait rester deux ou trois jours sans être découvert.

Mais pour cela il fallait que je l’accompagne aux archives, ce qui restait quand même dangereux car je risquais d’être aperçu en sa compagnie.

Le vendredi après midi, juste avant l’heure de la fermeture, je demandais au greffier un nouveau dossier que je voulais étudier durant le week-end. Mais le greffier m’appris que la stagiaire affectée aux archives s’était absentée depuis la vieille et que l’archiviste venait de partir. Avec un sourire forcé, je refusais sa proposition d’aller lui-même chercher le dossier, disant que finalement cela pourrait attendre la semaine suivante. 

Je n’étais pas content. Elle allait venir dîner chez nous et ne serait plus une totale inconnue. Je doute que cela puisse éveiller des soupçons, mais mon plan ne s’était pas déroulé comme je le prévoyais et cela me rendait nerveux. Je me forçais au calme et me disais que finalement cela ne serait que parti remise. Je décidais donc que je ne manquerai pas de réclamer les dossiers dont j’avais parlé au greffier et que le prochain week-end je veillerais à demander dès le jeudi soir de nouveaux dossiers, dossiers pour lesquels je trouverais une excuse pour me rendre chez elle.

Quelques heures après, à notre soirée du vendredi, j’ai eu la surprise de voir Claude venir accompagné d’une jeune femme qu’il nous a présentée comme sa nouvelle collègue.

Tout en lui servant un verre de vin, je lui demandais, en confidence, si c’était sa fiancée. Ce à quoi il m’a répondu en riant qu’elle venait probablement de le plaquer car il n’avait plus de nouvelles d’elle depuis la veille, mais qu’il ne désespérait pas de se consoler avec cette nouvelle venue.

Finalement cela m’arrangeait, car en la tuant la semaine suivante, je ne le rendrais pas malheureux, ni surtout hargneux de trouver le coupable. Et bien entendu, ce qui restait surtout le plus important d’éviter tout rapprochement avec moi.

Tous nos amis étaient heureux de reprendre nos soirées du vendredi. Pierre a été gâté, chacun s’étant cru obligé d’apporter une peluche. Ours, Girafe, Eléphant, Tigre … enfin tout ce qu’il fallait pour donner à sa chambre l’allure d’un zoo miniature. Mais, si lui a accueilli ces cadeaux avec indifférence, Claire était ravie.

Nous avons passé le week-end à ranger toutes ces peluches dans la chambre de Pierre, et je dois avouer, pour être honnête, que nous nous sommes bien amusés. Pierre nous regardait rire, indifférent, ne cherchant pas à comprendre la raison de notre bonheur. Pourtant quoi de plus amusant que de retrouver nos sensations d’enfant devant nos premiers jouets.

C’est à ce moment que j’ai pris l’habitude de lui lire une histoire, toujours la même, pour l’endormir. Un soir, Claire m’a écouté sans que je m’en rende compte, et m’a demandé pourquoi j’avais choisi Robin des Bois. Pris cours, j’ai bredouillé que pour moi il était un héro, prêt à sacrifier sa vie pour défendre la justice en dépouillant les puissants pour aider les pauvres. Claire a souri, attendrie

« Tu devrais oublier ton métier quand tu t’occupes de ton fils »

Et, en souriant, elle n’a pu s’empêcher d’ajouter

« Tu devrais aussi te mettre au goût du jour, parce que aujourd’hui, les héros sont plus des hommes du futur que des manants. »

Je suis resté sans voix, ne sachant que répondre. Aussi je me suis contenté de hocher la tête.

– 25 –

Le lundi matin, dès mon arrivée, l’archiviste est venu me trouver pour m’informer qu’il était inquiet au sujet de sa nièce dont il n’avait plus de nouvelles. Jouant les innocents, je lui ai demandé si elle n’avait  pas simplement prolongé son week-end avec un amoureux, mais il s’est offusqué mettant en avant le sérieux de la jeune fille qui ne se serait jamais absentée sans le prévenir. Et il a ajouté qu’il se demandait si le fait d’avoir ressorti certains vieux dossiers n’avaient pas pu inquiéter quelques malfrats qui auraient pu s’en prendre à elle pour profiter ainsi de faire disparaître des pièces compromettantes. Et, ajouta-t-il, quand le greffier avait essayé de le contacter vendredi, il était déjà sans nouvelles d’elle depuis 24 heures, mais il n’avait pas osé me l’avouer de peur de nuire à sa carrière.

Là, il m’a inquiété et j’ai immédiatement demandé à ce que l’on fasse des recherches dans les salles des archives. C’est là qu’ils ont trouvé son corps. J’étais effondré. Non de sa mort, mais qu’on m’ait volé cet assassinat. Il entrait si bien dans mon programme de « serial killer », que j’en étais jaloux.

Mais je ne pouvais me laisser aller à des sentiments personnels et demandais qu’une enquête sérieuse soit immédiatement déclenchée car il était exclu que l’on laisse nos stagiaires se faire tuer dans l’enceinte même du Palais de Justice.

La nouvelle de l’assassinat s’est rapidement répandue et je n’ai pas été surpris de voir Claude débarquer dans mon bureau pour me questionner sur les informations que j’avais. Je feignais de ne pas connaître ses rapports avec elle et lui parlais de la recherche des vieux dossiers que j’avais demandé que l’on ressorte des archives pour que je puisse les réétudier dans l’enquête, toujours en cours, sur le « Serial Killer », enquête dont j’avais hérité après le départ de Juge. Sans m’écouter, il n’a pas tardé à m’avouer que c’était elle dont il m’avait parlé comme sa nouvelle fiancée, mais qu’il s’était disputé avec elle et qu’il pensait qu’elle l’avait quitté. Jamais il n’aurait soupçonné qu’on puisse l’avoir tuée. Il a ajouté qu’il était profondément peiné et avait demandé à s’occuper de l’affaire, mais son patron actuel, le commissaire remplaçant celui que j’avais tué, avait refusé. Devant mon étonnement, il m’a expliqué, d’une petite voix, qu’en tant qu’ex-fiancé, il était aussi un suspect possible, surtout qu’il y avait eu des témoins de leur dispute et que le meurtre avait eu lieu dans les locaux même du Palais de Justice, ce qui laissait entendre que l’assassin était probablement un habitué de ces lieux. C’est pour cela qu’il me demandait mon aide pour l’innocenter.

Là, je dois dire que la situation m’amusait. Le seul policier que je craignais, me demandait de l’innocenter.

Mais le comique de la situation n’a pas duré. Quelqu’un de la maison avait été assassiné. Ce crime serait immanquablement considéré donc comme étant l’œuvre du « serial killer ». Pourtant, dans ce cas précis, j’étais innocent, et le hasard était impensable. Quelqu’un avait voulu faire croire à une nouvelle victime du « serial killer ». Cela voulait donc dire que quelqu’un de la maison, un policier vraisemblablement, connaissait le dossier et soupçonnait un responsable de notre administration, pas forcement moi mais je devais surement faire partie de ses suspects. Mais pourquoi tuer cette jeune stagiaire ? Vengeance personnelle ou, comme me le suggérait mon greffier, un rapport avec les vieux dossiers que j’avais demandé à consulter ? Cela ne me plaisait pas, car ma demande laissait envisager que j’étais concerné par cette affaire, sans  pour autant en être l’assassin lui même.

Mais il y avait aussi la possibilité que ce  meurtrier sache que j’étais le « serial killer » et s’amusait avec moi. Pourtant je rejetais très vite cette hypothèse car peu vraisemblable à mon avis.

La solution la plus simple était que les vieux dossiers possédaient des indices compromettants pour un assassin, assassin qui, même innocent de ces meurtres, était très probablement quelqu’un travaillant sur place.

Je convoquai le nouveau commissaire et lui fis part de mes conclusions, laissant entendre que ces vieux dossiers pourraient apporter des indices sur l’assassin, vraisemblablement le « serial killer », et je lui suggérai de confier l’enquête à Claude qui avait suivi ce dossier depuis le début.

Peu de temps après, l’ex-partenaire de Claire est venu me remercier chaleureusement pour être à nouveau en charge du dossier concernant l’assassinat de celle qu’il considérait maintenant comme l’amour de sa vie, m’assurant qu’il se montrerait digne de ma confiance. Je l’assurai à mon tour de ma confiance, insistant sur le fait que je me sentais un peu responsable du meurtre de la stagiaire en lui ayant demandé de me sortir ces vieux dossiers et que je souhaitais être tenu régulièrement au courant de l’évolution de son enquête.

Mais, même si j’étais maintenant sûr d’être informé des différentes phases de l’enquête, ce meurtre m’inquiétait. Trop de similitude avec mes meurtres de « serial killer », et bien que je sois complètement innocent, c’était quand même moi qui lui avais demandé d’aller fouiller dans les archives et, par conséquent, qui étais au courant de ses recherches.

– 26 –

La semaine qui a suivi a été très pénible. Je devais continuer mon travail comme si de rien n’était, donner le change à la maison pour ne pas inquiéter Claire, et donner à Claude l’impression que je lui faisais confiance et le laissais mener l’enquête comme il le désirait. Mais au bout de la semaine, il ne m’avait toujours pas donné de nouvelles. Je commençais à me poser des questions, surpris par son silence. Heureusement nous avions repris notre table ouverte du vendredi soir. J’espérais sa présence et avoir ainsi des explications.

Mais il n’est pas venu.

Je m’étonnais auprès de Claire de son absence, ce à quoi elle m’a répondu qu’il l’avait appelée pour la prévenir qu’il partait en province pour rencontrer les parents de la victime et essayer d’avoir plus de renseignements. Et Claire m’a expliqué que le nouveau commissaire lui avait ordonné de n’en parler à personne, surtout pas à moi. Mais, en la prévenant elle, il savait que je serai quand même au courant. Comme je m’étonnais quand même de cette procédure peu conforme aux règles, Claire m’a expliqué que le commissaire soupçonnait quelqu’un de la famille, probablement son oncle archiviste, et qu’il voulait faire des recherches sans en informer personne et que comme il pensait que je réclamerai d’autres dossiers je détournerais ainsi les éventuels soupçons de l’archiviste. Il voulait donc, que ce dernier ne soupçonne rien et ne détruise pas d’autres preuves que celles qu’il avait déjà sûrement supprimées après avoir tué sa nièce dans la salle des archives pour laisser penser que la destruction de ces dossiers étaient la cause de l’assassinat de sa nièce.

Vis à vis de Claire je jouais l’indifférence à cette information, mais toute la nuit j’ai cherché une raison pour m’absenter une heure ou deux durant le week-end pour rendre visite à l’archiviste dont je connaissais l’adresse personnelle puisque sa nièce habitait dans un studio au-dessus de chez lui.

C’est Claire qui m’en a donné l’excuse, en me demandant si je pouvais aller acheter une armoire de rangement chez Ikéa, car elle n’avait pas le temps de s’en occuper, ayant rendez-vous avec une amie pour amener les enfants au jardin du Luxembourg.

Je suis donc allé chez Ikéa et, le coffre plein des planches de l’armoire vendue en kit, je me suis précipité chez l’archiviste, prenant soin de me garer assez loin de chez lui pour que ma voiture ne soit pas remarquée. La rue était vide, et j’ai pu sans problème arriver devant chez lui et m’introduire dans l’immeuble dont la porte d’entrée était ouverte. Son étage était marqué sur les boîtes aux lettres. 3° étage gauche. Je montai à pied et sonnai à sa porte. Presque immédiatement il a ouvert la porte, m’a regardé avec de grands yeux paniqués et, sans un mot, s’est reculé pour me laisser entrer. J’ai refermé la porte derrière moi pendant qu’il s’asseyait, s’écroulait serait plus juste, sur le canapé du salon.

Et, d’une voix monocorde, sans me regarder,

« C’était un accident ».

Je me suis assis en face de lui

« Racontez-moi ».

Il m’a regardé, puis de nouveau a baissé les yeux

« Je l’aimais beaucoup. Je la considérais un peu comme ma fille … Son père, mon petit frère, s’est suicidé quand elle avait 5 ans et je me suis toujours occupé d’elle … Mon frère était un type bien, trop romantique, trop idéaliste et n’a pas supporté que sa femme le trompe … Il faut dire que c’était une salope … Elle ne pouvait pas s’empêcher d’avoir des aventures, c’était sa façon à elle de vivre … Et là, quand ma nièce m’a parlé de ce policier, ce coureur de jupons, et qu’elle m’a dit qu’elle voulait vivre avec lui, j’ai perdu mon sang froid et je l’ai giflée. Elle est partie en arrière, s’est cognée contre un portant de la table basse qui lui a défoncé la tempe. Elle est morte sur le coup. »

« Pourquoi n’avoir rien dit ? »

« J’ai paniqué puis j’ai pensé au « serial Killer ». Je l’ai donc amenée dans la salle des archives pour qu’on puisse penser que c’est à cause d’archives compromettantes qu’elle avait été tuée. J’ai du reste pris un dossier au hasard et je l’ai brulé … Je voulais vous le dire … Je savais que vous le découvriez mais je savais qu’à vous, je pourrais expliquer ce qui s’était réellement passé. »

Je me suis levé, ai contourné le canapé en direction d’un petit guéridon où était posé un énorme cendrier en lave et ai posé ma main sur son épaule pour le réconforter.

« Ne vous inquiétez pas. Je vais vous sortir de là. »

Il a hoché la tête, et, je crois, esquissé un sourire. Il n’a pas vu le coup venir et s’est écroulé sans bruit.

Claire était ravie de l’armoire d’Ikéa que j’avais eu le temps de monter et de placer dans la chambre de Pierre.

« C’est exactement ce que je souhaitais » m’a-t-elle dit.

Nous avons passé une soirée très agréable, jouant avec Pierre tout en nous préparant un petit dîner « romantique ».

– 25 –

Le lundi matin, j’ai demandé à mon greffier de convoquer l’archiviste. Bien entendu, il n’était pas à son poste. Mais j’ai conseillé au greffier d’attendre la fin de la matinée pour en informer l’administration.

J’ai profité de cette matinée pour mettre de l’ordre dans mes affaires en cours. Mais, après l’heure du déjeuner, ne pas signaler l’absence de l’archiviste aurait pu être considéré comme une faute professionnelle et j’ai demandé au greffier de s’en occuper.

Le responsable du personnel a considéré mon retard à signaler cette absence comme très délicate de ma part, laissant à l’archiviste la possibilité d’une excuse non officielle donc sans sanction.

Deux heures plus tard, j’avais un appel de Claude qui m’annonçait que l’archiviste avait été assassiné chez lui. Je lui ai demandé l’adresse et me suis rendu sur les lieux du crime.

Claude a commencé par s’excuser de ne pas m’avoir tenu au courant de l’évolution de l’enquête, car son patron lui avait ordonné de n’en parler à personne en rapport avec le dossier. C’est pour cela qu’il ne m’avait pas informé de son déplacement, durant le week-end, dans le village où la victime avait  passé son enfance.

Là, on lui avait appris que l’archiviste était très attaché à sa nièce qu’il avait pratiquement élevée. Du coup, sa mort l’innocentait car il l’avait cru coupable.

Mais la façon dont celui-ci avait été tué laissait supposer qu’on avait, une fois encore, affaire au « serial killer ». Cela donnait du reste un autre regard au meurtre de sa nièce qui devait être, lui aussi, l’œuvre de ce fameux « serial killer ».

Cette version me convenait parfaitement et je le félicitais, confirmant que cela était aussi ma conclusion.

Quand Claire a appris la nouvelle, elle a été très inquiète pour moi, considérant que j’étais sûrement la prochaine victime puisqu’on s’en prenait à mes collaborateurs directs. Sans me prévenir, elle a appelé mes supérieurs en demandant mon transfert dans le Sud de la France. Quand j’ai été convoqué par ces mêmes supérieurs pour m’annoncer que ma demande avait été acceptée bien qu’ils regrettent mon départ, je suis resté sans voix. J’ai eu un mal fou à obtenir de leur part que ce transfert soit reporté à une date ultérieure, car mon devoir était d’être celui qui arrêterait ce « serial killer ».

Cela a déclenché notre première vraie dispute, Claire considérant que je ne l’aimais pas et surtout, que je n’aimais pas notre fils puisque je préférais prendre le risque de me faire tuer plutôt que d’assurer sa sécurité. Du coup, pour la rassurer et la calmer, j’ai accepté deux gardes du corps qui me suivraient jour et nuit et camperaient pratiquement devant notre porte.

Mais il fallait absolument que le « serial killer » s’en prenne à un autre magistrat ou à un autre policier pour que je ne sois plus considéré comme la victime suivante, le « serial killer » étant revenu à la ligne de conduite de ses premiers crimes, tuer les représentants ou les proches de ceux qui apparaissaient comme le symbole de la justice.

Mais avec mes gardes du corps, il me devenait extrêmement difficile d’agir sans être vu.

Les deux mois qui ont suivi ont été très pénibles. Claire était tendue, nerveuse et, par contre coup, Pierre pleurait tout le temps, surtout la nuit. J’avais beau essayer de la rassurer et lui affirmer que je ne risquais rien, rien n’y faisait. J’ai même failli lui avouer que c’était moi le tueur, mais, heureusement, je me suis retenu à temps.

Et puis, un matin, elle m’a annoncé avoir réinvité nos amis pour le prochain samedi, afin de reprendre nos portes ouvertes.  Nos soirées du vendredi devenaient donc les soirées du samedi. Le vendredi restant, comme les autres jours de la semaine du reste, consacrés exclusivement à Pierre. Et, sans que j’ai à poser la question elle a enchaîné

« J’ai eu mes anciens collègues au téléphone et ils m’ont assuré que tu ne risquais plus rien. Le « serial killer » semble avoir quitté Paris car il vient de s’en prendre à un magistrat du Sud de la France. »

Je n’ai pas réagi, mais appelais Claude dès mon arrivée au bureau. Il a éclaté de rire, m’expliquant qu’il avait compris que j’en avais marre d’être suivi et s’était servi d’un accident – un magistrat tombé de son bateau et qui s’était noyé – pour rassurer Claire. Je l’ai remercié en lui disant que je lui devais un service, mais il m’a tout de suite interrompu pour me dire que c’était encore lui qui était mon débiteur depuis la mort de son ex-petite amie. Bref, tout allait pour le mieux et je commençais ma journée heureux, rassuré, et prêt à remettre mon « serial killer » au travail.

– 26 –

Claire a retrouvé son sourire et Pierre son calme. Nous avons repris nos dîners, appelés maintenant « dîners du samedi » et j’avais arrêté de fouiller dans les anciens dossiers, à la grande satisfaction de mes collègues magistrats qui considéraient que ces recherches avaient coûté la vie à deux de nos collaborateurs.

Les dossiers que j’avais maintenant à traiter pouvaient être considérés comme de la routine et me laissaient largement le temps de choisir une prochaine victime, car j’avais définitivement repoussé l’idée de m’attaquer à Claire, non parce que cela aurait pu me faire soupçonner, mais parce que j’étais obligé de reconnaître que je l’aimais et que la perdre m’aurait été insupportable. Et puis il y avait Pierre qui avait, comme moi, besoin d’elle.

Un matin Claire est venue se frotter contre moi, débordant de tendresse. Sans qu’elle n’ait besoin de parler, j’ai compris. Elle attendait un deuxième enfant.

-« Deux ans et demi de différence. C’est parfait pour un frère et une sœur. »

Je hochais la tête en souriant, sans pouvoir m’empêcher de penser que, sans me l’avouer, elle avait programmé cette deuxième naissance depuis déjà longtemps.

Il nous fallait maintenant l’annoncer à mes parents mais j’ai obtenu que nous attendions l’anniversaire de Pierre, deux ans déjà, puisque nous devions fêter son anniversaire chez eux. Claire, par contre, s’est empressée d’envoyer un mail à son père qui, contre toute attente, a répondu le jour même.

J’étais très heureux de la nouvelle, mais je devais continuer mon rôle de Juge et surtout trouver rapidement une nouvelle victime car mon bonheur familial ne devait pas me faire oublier ma vocation de « serial Killer ».

– 27 –

L’anniversaire de Pierre a été cause de festivités familiales, festivités qui ont pris une dimension disproportionnée quand ma mère a calculé que la naissance de notre prochain enfant correspondrait à ses soixante ans. Furieuse et sans aucune trace d’humour, ma sœur n’a pas pu s’empêcher de me demander si nous l’avions fait exprès.

Plus tard, j’en ai beaucoup ri avec Claire, mais sur le coup je me suis demandé si elle n’avait pas le profil parfait de ma prochaine victime. Membre de ma famille, c’était une façon comme une autre de s’en prendre à moi. Mais réussir un meurtre parfait en province avec un alibi parisien me paraissait quand même compliqué. Et puis, c’était ma sœur.

Mon greffier, peu désireux d’être la prochaine victime, avait pris une retraite anticipée, et avait été remplacé par une femme d’une cinquantaine d’années, sans vraie personnalité. On sentait, rien qu’à la voir, qu’elle avait passé sa vie dans un bureau comme celui que je lui avais attribué, à classer des papiers sans vraiment comprendre ce qu’elle faisait. Mais elle le faisait bien.

Je ne pouvais pourtant pas en faire ma nouvelle victime car cela aurait pu paraître suspect. Prendre comme victime un de mes nouveaux collaborateurs directs aurait pu amener les enquêteurs à s’intéresser à moi.

J’hésitais un peu à m’en prendre à Claude, ou à l’un de ses proches, mais celui-ci faisait partie de nos fidèles des dîners du vendredi, devenu maintenant ceux du samedi, et restait mon antenne auprès de la préfecture de police depuis que Claire avait prolongé son congé maternité, sous couvert de la naissance de notre futur enfant. Restaient les rencontres du hasard, mais je ne voulais pas recommencer un meurtre dans le Palais de Justice, bien que celui-ci ne soit pas mon œuvre.

Pour tout le monde, nous étions une famille heureuse, même si Claire faisait souvent des cauchemars, m’imaginant en prochaine victime du « serial killer ». Mais avec le temps, ceux-ci ont fini par disparaître.

Quant à l’enquête, évidemment elle piétinait. Même les contrôles au Palais de Justice ont fini par disparaître. Comme je m’en étonnais auprès de Claude, il m’a avoué, en confidence, que c’était faux, mais que ceux-ci étaient maintenant très discrets de façon à ne pas alerter l’éventuel  « serial killer » et lui laisser commettre une faute. J’en ai pris note et observé avec beaucoup d’attention la vie du Palais de Justice. Effectivement, des tas de gens, que je ne connaissais pas, évoluaient sans cesse dans les couloirs, des avocats en robe, des secrétaires les bras chargés de dossiers, des étudiants passant de salles d’audiences en salles d’audiences pour parfaire leurs connaissances du métier. Et les quelques policiers présents semblaient indifférents à cette foule inhabituelle qui courait dans tous les sens.

Je devais reconnaître que le nouveau commissaire se donnait beaucoup de mal et devait avoir de sérieux appuis en haut lieu pour pouvoir mobiliser autant de personnel.

Cela n’a fait que renforcer mon idée de chercher ailleurs qu’au Palais de Justice ma prochaine victime.

Nous continuions nos dîners du samedi et Claude nous amenait presque chaque fois une nouvelle conquête, une jeune policière, une stagiaire, ou une étudiante en droit. Toutes des victimes potentielles. Mais je ne voulais pas le mettre à nouveau sur la sellette en tuant une de ses conquêtes.

– 28 –

Pierre grandissait, Claire s’arrondissait et ne parlait plus de nous exiler dans le Sud de la France. Progressivement, les faux avocats, les policières déguisées en secrétaires et les soi-disant étudiants en droit ont disparu des couloirs du Palais de Justice. Je continuais mon travail monotone où les petits truands se succédaient, mais je n’arrivais à m’intéresser à leurs cas. Heureusement la naissance prochaine de notre nouvel enfant, une fille cette fois, approchait, mettant ma mère dans tous ses états. Une fille, sa descendante directe ! Et quand nous avons annoncé qu’elle s’appellerait Marie, j’ai cru qu’elle allait avoir une attaque

« Tu t’es enfin souvenu que c’est mon deuxième prénom. »

Pour être honnête je ne suis même pas sûr de l’avoir su, mais ce n’était plus le sujet. Notre seul sujet d’angoisse et de plaisanterie avec Claire consistait à espérer qu’elle n’ait pas le caractère de sa grand-mère.

Le père de Claire a annoncé qu’il ferait tout pour être présent cette fois-ci. Ce qui, déplorait-il, n’avait pu être le cas pour Pierre. Claire était heureuse, tellement heureuse qu’elle en oubliait le « serial Killer ». Quand à sa mère, je crois simplement qu’elle avait oublié de la prévenir.

Ma mère prévoyait de s’installer à Paris pour être sûre d’être la première à voir sa petite fille qui porterait son nom. Mais comme nous ne pouvions pas la loger, elle a dû, une fois encore, se résoudre à s’installer dans une chambre d’hôte située non loin de chez nous.

Quand je m’étonnais qu’elle ait ainsi laissé mon père tout seul pour s’occuper de la ferme, elle m’a répondu, avec un haussement d’épaules, qu’elle n’était même pas sûre qu’il s’en soit aperçu.

Restait le problème d’une chambre pour ce nouveau bébé. Nous nous sommes décidés à rajouter un lit dans la chambre de Pierre, suffisamment spacieuse pour loger deux enfants. Mais avant, tant que Claire sera trop petite, et pour qu’elle ne réveille pas Pierre toutes les deux heures, elle dormira dans notre chambre. Je trouvais cette solution comme une excuse valable pour ne pas quitter ce lieu propice à mes recherches de victimes potentielles. Et puis, à la demande de Claire, j’avais fait la demande d’un appartement de fonction plus grand au Ministère de la Justice, car elle ne voulait pas non plus quitter ce quartier qui possédait les meilleures écoles pour nos enfants et me permettait d’être plus disponible pour eux puisque travaillant plus près de mon domicile.

Avec l’approche imminente de cette nouvelle naissance, nous avons suspendus nos dîners du samedi, ce que tous nos amis ont très bien compris Mais je regrettais ces rencontres régulières, source d’information importante pour mes recherches concernant ma future victime. Il ne me restait plus que les commérages du Palais de Justice, commérages dont ma nouvelle secrétaire était friande, mais là encore, rien de susceptible de retenir mon attention.

Cela me laissait aussi plus de temps pour m’occuper de Claire, fatiguée par l’approche de l’accouchement. Nous avons passé beaucoup de temps à expliquer à Pierre qu’il allait avoir une petite sœur, Marie, mais que sa présence ne changerait en rien notre amour pour lui. Mais même si nous le considérions comme un grand, il restait un petit garçon de 2 ans et demi et je crois qu’il avait beaucoup de mal à comprendre ce que nous nous efforcions de lui expliquer. Des souvenirs d’enfance me sont revenus, pas très clairs, mais où j’avais l’impression que ma sœur et mon frère se seraient bien passés de cette nouvelle « pièce rapportée », considérant qu’elle n’avait pas sa place dans leur univers.

– 29 –

Les jours se succédaient, identiques les uns aux autres. Et puis, comme la première fois nous nous sommes retrouvés, en pleine nuit, à l’hôpital. C’est là où j’ai apprécié la présence de ma mère qui n’a pu refuser de se lever en pleine nuit et de venir veiller sur Pierre pendant notre absence.

«  3 kilos, 4. Un très beau bébé. »

Je pense que les médecins disent ça à tous les parents, mais ça  fait toujours plaisir.

Restait maintenant à aller chercher Pierre pour lui présenter sa petite sœur. Je craignais des débordements de cris, mais, au contraire, il a été très intimidé et l’a regardée, sans rien dire, avant de se tourner vers moi et de bafouiller tendrement

« Mon bébé à moi ».

Je ne pourrais pas en dire autant de ma mère qui s’était outrageusement maquillée pour faire honneur à sa petite fille.

« Quelle est belle. Et je suis sûre qu’elle aura les yeux bleus, comme moi. »

Son premier reflexe a été de se pencher pour l’embrasser, mais Claire et moi, d’un même mouvement, l’avons repoussée.

J’ai vaguement bredouillé une excuse

« Tu es trop maquillée. Elle a encore la peau fragile. »

Ma mère n’a rien osé dire, mais je savais que cet affront, il n’y avait pas d’autre mot pour elle, nous serait reproché longtemps.

Elle n’a rien osé dire non plus à l’arrivée du père de Claire à qui j’avais envoyé un mail. Par contre, l’arrivée de mon père l’a laissé sans voix, avant de demander, agressive, qui, en son absence, s’occupait des vaches ?

Mais ce qui était important pour moi était que mon père soit là, et je sais qu’il le savait. Il a regardé ma fille, sa petite fille en souriant et, se tournant vers moi, m’a fait un clin d’œil en se raclant la gorge, façon discrète d’émettre un petit cri de satisfaction.

Le soir même mon père est reparti et le père de Claire aussi. J’ai ramené Pierre à la maison pour passer la soirée avec lui, expliquant à ma mère que je croyais essentiel de montrer à mon fils qu’il était toujours aussi important pour moi et que je souhaitais rester seul avec lui. Une  fois de plus elle n’a pas compris, bien que je lui ais promis, que quand Claire et Marie seraient de retour à la maison, elle pourrait passer plus de temps avec nos enfants et que nous irions régulièrement passer des week-end chez eux.

Cela ne l’a pas calmée et le lendemain elle m’appelait pour me dire qu’elle rentrait à la ferme où les animaux avaient plus besoin d’elle que ses petits enfants.

Pourvu que Marie n’ait pas le caractère de sa  grand-mère !

Claire et Marie sont rentrées à la maison et nous avons repris une vie parentale normale avec les nuits d’insomnies, les couches et Pierre qui regardait ce petit être avec curiosité et manifestait le désir de le caresser ou de le prendre dans ses bras.

– 30 –

Sans passion, j’ai repris mon travail. Pierre et Marie occupaient mes pensées et j’étais pressé de les retrouver le soir. Je ne négligeais pas mon travail pour autant mais m’ennuyais en écoutant ces plaidoiries basées sur le manque de chaleur familiale, cause de la mauvaise orientation des petits délinquants. Au moins, ces avocats faisaient leur travail, et, comme je l’avais fait en mon temps, s’évertuaient à tenir compte des sentiments qu’ils savaient que j’éprouvais pour ma famille. Mais, malgré leurs efforts, leurs dossiers, toujours identiques, n’arrivaient pas à me convaincre, ni surtout à me laisser penser qu’il puisse y avoir un rapport entre mon amour pour ma famille et l’éducation ratée de ces petits délinquants.

Le Ministère de la Justice nous a proposé une maison en banlieue, mais j’ai refusé car trop loin du centre de Paris et cela ne m’aurais plus laissé la possibilité d’aller voir Claire et mes enfants à l’heure du déjeuner ou quand mon emploi du temps me le permettait.

Ma mère venait régulièrement nous rendre visite, les valises pleines de légumes et de fromage pour que ses petits enfants connaissent une nourriture « saine ». Cela nous amusait, mais ne nous empêchait pas d’en profiter.

– 31 –

Je n’ai pas vu le temps passer et un matin Claire m’a proposé de reprendre nos dîners du samedi.

Professionnellement, je désespérais de juger un assassin digne de ce nom, un ambitieux susceptible de devenir, comme moi, un justicier de notre société. Il fallait donc que je commette un nouveau crime parfait afin de redonner un peu de piquant à mon métier et, je dois l’avouer, créer des « vocations »

L’idée a germé le jour où le nouveau commissaire est venu me voir pour me demander une faveur. Il ne m’aimait pas, je ne l’aimais pas, mais cela ne l’a pas empêché de solliciter ma clémence pour son neveu qui s’était laissé entraîner dans « une erreur de jeunesse » comme il me l’a expliqué. L’« erreur de jeunesse » étant un casse à main armé, mais armé du propre revolver du commissaire qu’il lui avait subtilisé lors d’un dîner de famille. J’ai évidemment promis de faire de mon mieux, tout en envisageant de faire de ce commissaire, ou de l’un de ses proches, ma prochaine victime. J’ai pourtant un peu hésité à m’attaquer une fois encore à un commissaire avec qui je collaborais. Mais, après tout, les commissaires aussi ont une part importante dans la gestion de la justice. Et puis, sa démarche me fournissait ainsi une opportunité à saisir.

J’avais maintenant une nouvelle échéance et une victime à choisir parmi les proches de ce commissaire. Restait à mettre au point un nouveau meurtre parfait.


Je ne voulais pas l’inviter à nos soirées, car il avait dans les cinquante ans et la moyenne d’âge de nos invités était de trente-quarante ans. Et surtout, je craignais que sa présence ne gêne Claude qui était son subordonné. De plus, s’il faisait partie de nos intimes, cela apporterait un lien entre nous, ce que je voulais éviter. Une fois encore, il fallait donc que je trouve une autre approche.

J’ai donc commencé par me renseigner sur son neveu, le fils de sa sœur. Ce qui a été très facile, puisqu’il était coupable et j’ai pu, sans difficulté, demander à ma nouvelle greffière de me faire un dossier sur ses antécédents. C’est ainsi que j’ai eu un compte-rendu sur toute la famille. Le père de mon commissaire était agriculteur et avait eu deux enfants. Une fille institutrice et un fils, mon commissaire, qui après une carrière de militaire où il avait participé avec honneur aux différents conflits de l’époque, était devenu policier. Divorcé, il avait une fille qui vivait avec sa mère.

L’institutrice, sa fille, avait un fils, le fameux neveu de mon commissaire. Celui-ci avait toujours vécu, avec ses parents, dans une campagne isolée sans autre distraction que les saouleries du samedi soir. Progressivement s’en sont suivis de petits larcins, des vols de voiture (pas méchant, juste histoire de s’éclater durant la soirée) et pour finir, ce vol, cet emprunt serait plus juste, du pistolet du commissaire pour épater ses copains et faire le mariole dans un super marché. Bref, rien de très grave, mais une escalade qui aurait pu se terminer très mal. Et, en plus, son passé de petit délinquant aurait pu faire penser à un règlement de compte entre mafieux et, par conséquent, faire oublier ses liens de parentés avec le commissaire et donc oublier mon « sérial killer ».

J’ai fait un peu traîner le dossier, histoire de créer une tension propice à mon action et le jeune délinquant s’en est sorti avec une peine d’intérêt général d’un mois. Mais, histoire de mettre un peu de piquant à l’affaire, j’ai précisé que sa peine serait effectuée sous les ordres de son oncle, comme auxiliaire de police.

La sentence à peine prononcée, le commissaire est venu me remercier, appréciant particulièrement le fait que je mette son neveu sous sa responsabilité. Pour marquer sa satisfaction, il nous a invités, Claire et moi, à un dîner informel (c’est son mot) chez lui. Une petite maison sur les bords de la Marne qu’il avait pu conserver malgré son divorce. Sa femme actuelle l’appelait pompeusement « leur maison de campagne », créant ainsi la différence avec ce qu’elle appelait « leur petit nid parisien », le logement de fonction près de la préfecture qui lui avait été attribué.

Le dîner a été plutôt agréable. Sa femme actuelle, Jacinthe, était une mondaine sur le retour, incapable de ne pas parler de ses trois anciens maris, tous des politiques de petite envergure, qui, à l’entendre, lui devaient tout. Et profitant du fait que le commissaire était sorti chercher une autre bouteille de vin, elle a enchaîné, en confidence

« C’est pareil avec lui. J’essaie d’organiser des dîners, mais il ne comprend pas l’importance des relations »,

Avant d’ajouter, avec un sourire dédaigneux,

« Je ne sais pas si vous savez, mais ses parents étaient des paysans et il en a gardé la mentalité. Du reste, je ne comprends pas son attachement pour cette vieille baraque alors que notre appartement de fonction est beaucoup plus agréable, bien qu’un peu petit à mon goût. Mais, il a insisté pour vous recevoir ici, trouvant que c’était plus … familial et qu’il ne voulait pas d’un dîner protocolaire. »

Claire était prise entre l’ennui et le fou-rire, et pour ma part j’étais plus attentif à l’environnement de cette maison, meublée « petit bourgeois sans personnalité », qui me permettrait de m’introduire chez eux sans être vu pour accomplir mon crime.

Plus la soirée passait, plus je me persuadais que ma victime devait être Jacinthe. Cela rendrait sûrement service au commissaire et resterait dans la ligne de conduite de mon « serial killer » puisque je m’attaquerais à nouveau à la famille d’un représentant de la justice. Et, en plus, je n’y ai pensé que plus tard, ma clémence évidente avec son neveu me mettrait une fois de plus hors de cause, puisque je m’étais montré solidaire avec lui malgré sa négligence professionnelle en laissant son arme de service accessible à son neveu.

Nous sommes partis assez tôt, prétextant les horaires de la baby-sitter qui gardait nos enfants. Durant le trajet du retour, Claire m’a fait jurer de ne plus jamais accepter ce genre de dîner, et que si je voulais les revoir, elle préférait encore les recevoir à la maison lors d’un de nos dîners du samedi.

– 31 –

Quand j’ai croisé le commissaire le lendemain, je l’ai remercié chaleureusement pour la soirée. Et au moment où j’allais lancer l’invitation pour le samedi suivant nous avons été interrompus. Je n’en ai pas été mécontent, ne sentant pas vraiment l’utilité d’en faire un intime, persuadé que je trouverais d’autres excuses pour approcher sa femme.

Je ne m’attendais pas à ce que ce soit elle qui me donne l’occasion d’une nouvelle rencontre. Pourtant, quelques jours plus tard elle est venue dans mon bureau. Et, sans me demander si elle me dérangeait, s’est confortablement installée sur la chaise destinée aux suspects.

«  Mon mari m’a parlé de ce que vous aviez fait pour son neveu … »

J’ai hoché la tête, sans répondre.

Elle a marqué un temps d’arrêt, trop long, tout en me regardant avec un sourire complice.

« … Je me demandais … Comme nous devons recevoir le Directeur de Cabinet du Ministre de l’Intérieur, si vous accepteriez être des nôtres ? »

« C’est très gentil de votre part, mais … »

« Entre collègues, il faut s’aider, pas vrai. Et un Directeur de Cabinet, c’est un futur Ministre. »

Comme je hochais la tête sans répondre, elle s’est levée en disant

« Parlez-en à votre charmante femme. Et donnez-moi votre réponse ce week-end. Vous avez notre téléphone. Je serai seule dans notre maison de campagne, car mon mari doit se rendre à un colloque. »

Ayant retrouvé mon sourire, je la raccompagnais jusqu’à la porte de mon bureau en lui assurant que ses visites me feraient toujours plaisir, tout en promettant de lui confirmer notre présence à son dîner à la fin de semaine.

Bien entendu je ne parlais pas à Claire de cette invitation, mais mon problème était maintenant de trouver une excuse crédible pour m’absenter quelques heures durant le week-end.

Là aussi j’ai eu de la chance. Je n’étais pas plutôt arrivé à la maison que Claire m’a annoncé qu’une de ses amies, rencontrée au Jardin du Luxembourg, avait eu des places pour le Cirque d’Hiver et lui proposait de l’accompagner avec Pierre. Malheureusement elle n’avait pas pu avoir de place pour moi.

« Amuse-toi bien. J’en profiterai pour aller au bureau finir d’étudier un dossier. »

Et, avec un sourire complice,

« Et comme ma mère doit venir à Paris ce week-end, je suis sûr qu’elle sera ravie de garder toute seule sa petite fille. »

Elle a hoché la tête en souriant, mais je ne suis pas sûr qu’elle ait écouté ma réponse.

Avant, nous avions encore une de nos soirées traditionnelles du samedi, avec son cérémonial incontournable : courses, cuisine à deux, organisation de la table et arrivée de nos amis. Nous ne savions jamais combien ils seraient, mais il y avait toujours assez à manger et du reste, malgré notre fierté de toujours servir de bons plats, ce n’est pas ça l’important. Ce qui comptait c’était de se retrouver et passer une soirée ensemble. Claude est venu comme à son habitude accompagné d’une jeune et jolie étudiante en droit qu’il venait de rencontrer je ne sais plus comment. Il était fier de nous la présenter et Claire, en riant, m’a ensuite raconté qu’il lui avait demandé ce qu’elle en pensait, comme s’il avait besoin de son autorisation pour sortir avec elle. J’ai profité de sa présence pour le questionner sur ce fameux colloque où devait se rendre le commissaire de police dont j’avais entendu parlé, m’étonnant qu’il n’en fasse pas partie. Il m’a surpris en me disant qu’il n’était pas au courant, mais qu’il pourrait se renseigner si cela avait de l’importance pour moi. Naturellement j’ai décliné son offre, expliquant que c’était par simple curiosité et je l’ai rapidement entraîné vers la table que nous appelions pompeusement le bar pour lui servir à boire.

Puis je me suis ostensiblement intéressé aux autres habitués pour rabâcher avec eux les mêmes commentaires, les mêmes plaisanteries. Mais la vraie curiosité de tous les convives était pour cette nouvelle amie de l’ex-coéquipier de Claire. Et lui, à son habitude, ne savait pas si on s’intéressait à elle pour lui faire plaisir ou la détourner de lui.

Bref une soirée habituelle, sans surprise, agréable mais sans plus. Pourtant, durant toute la soirée, je n’ai  pu m’empêcher de penser au lendemain où j’allais tuer la femme du nouveau commissaire.

Le dimanche matin a été un dimanche matin comme les autres. Après les nécessaires insomnies nocturnes dues à notre petite fille adorée, les dimanches matins avaient aussi leurs habitudes. Pour Claire le sein à donner à Marie, les couches à  changer, et la rendormir dans son berceau, pendant que je m’essayais à une soi-disant grasse matinée, qui consistait en fait à jouer avec Pierre dans notre lit.

Puis se sont succédées, sans que j’en sois vraiment conscient, l’arrivée de ma mère tout excitée à l’idée de se retrouver seule avec sa petite fille, les recommandations de Claire pour lui rappeler comment la changer, la nourrir, l’endormir, la joie de Pierre à l’idée de leur sortie avec son camarade du jardin du Luxembourg.

Mais je me suis vraiment réveillé au moment où, devant le cirque d’hiver, j’ai déposé Claire et notre fils. Réveillé n’est pas le terme exact car le reste de la matinée s’était déroulé comme dans un rêve, un peu comme ces gestes que l’on fait mécaniquement au point de se demander, cinq minutes après, si on les a faits.

Après un dernier baiser et leur avoir souhaité un bon après midi, je suis passé à mon bureau, prenant soin de saluer les plantons et d’expliquer que je passais prendre un dossier que j’avais besoin d’étudier avant le lundi matin.

Puis, mon alibi confirmé, j’ai pris la direction des bords de la Marne.

J’ai laissé ma voiture dans le parking d’un restaurant surpeuplé, espérant qu’elle passerait inaperçue et me suis dirigé à pied d’un pas de promeneur vers la maison du commissaire. Par prudence, j’ai commencé par la contourner pour ne pas arriver par devant. Heureusement, car cela m’a permis de me rendre rapidement compte que plusieurs voitures étaient stationnées devant l’entrée de leur maison. Aussi, sans hésiter, j’ai fait demi tour, ai repris ma voiture et suis rentré chez moi. Là, j’ai appelé la femme du commissaire pour lui dire que nous ne pourrions malheureusement pas venir à sa soirée. Et j’ai eu la preuve que ma prudence était justifiée car ce n’est pas elle qui a répondu, mais une jeune femme qui s’est présentée comme la fille du commissaire, me promettant de leur transmettre le message quand ils seraient rentrés d’une promenade sur les bords de la Marne avec des amis.

J’étais furieux, furieux d’avoir failli me faire prendre et aussi contre moi-même pour avoir cru à ce qu’elle m’avait dit sur ce soi-disant colloque.

J’ai aussi eu un doute. Est-ce que ce mensonge était involontaire ou un piège organisé par le commissaire. Il faudra que je le sache car, dans ce cas, cela voulait dire que j’étais soupçonné ce qui ne me plaisait pas du tout.

Bien entendu c’est ma mère qui a dû supporter mon énervement, mais elle était tellement heureuse des quelques heures passées seule avec sa petite fille qu’elle ne m’en a pas voulu et est repartie dans sa campagne en me rappelant qu’elle était à notre disposition pour jouer les baby-sitters quand on en aurait besoin.

Quand Claire est rentrée, j’étais encore furieux. Elle ne s’en est pas rendue compte, tellement ils étaient, Pierre et elle, excités par leur après midi au cirque.

« Il faudra qu’on y retournes avec toi pour que tu vois les yeux de Pierre devant les panthères et sa joie avec les clowns. »

Toute la soirée nous avons parlé de clowns, d’acrobates, de singes, sans oublier bien sûr des panthères et des éléphants. Nous étions très fiers, nous les parents, de voir notre fils prononcer les mots, nouveaux pour lui, de ces animaux sauvages qu’il ne connaissait que comme des peluches ou des dessins de bandes dessinées, mais qui, là, étaient devenus réels. 

Et puis, il y a eu tout le cérémonial du soir avec Marie, sein, bain, couche, biberon complémentaire du lait maternel, coucher et chansons obligatoires pour les endormir Pierre et elle, ou plutôt nous donner l’impression que c’est grâce à nous qu’ils s’endormaient.

– 32 –

Le lendemain, au bureau, j’étais bien décidé à savoir pourquoi la femme du commissaire m’avait menti et surtout si c’était volontaire. Mais j’hésitais sur la façon d’agir. L’appeler sous prétexte de savoir si elle avait eu mon message me paraissait une mauvaise idée. Ne rien faire me rendait encore plus nerveux. Mon premier rendez-vous avec un prévenu s’est très mal passé pour lui car je lui ai infligé une peine qu’il ne méritait pas. Ma sévérité a du reste surpris son avocat, habitué à me voir plus clément, mais, en homme prudent, il en a déduit que j’avais des informations qu’il ne connaissait pas et, en partant, n’a pu s’empêcher de me dire

« Vous savez, cette affaire, je ne l’ai prise que pour rendre service à des amis d’amis. Mais … »

Voilà, il se sentait couvert au cas où.

Moi aussi je m’étais couvert en téléphonant de chez moi à la femme du commissaire, bien que je ne l’ai pas eue directement, pour la prévenir que nous n’irions pas à son dîner. Mais maintenant je regrettais de l’avoir fait, car cela voulait dire que je savais qu’elle aurait dû être seule dans sa maison des bords de Marne. Et le fait d’avoir eu la fille du commissaire au téléphone ne me plaisait pas. J’aurais préféré un message. Les messages s’effacent et s’oublient alors qu’une conversation peut laisser des traces.

Je passais la matinée à essayer de me calmer. Après tout, je ne l’avais pas tuée et je n’avais pas à chercher un alibi. Mais j’ai quand même trouvé le temps long. Aussi, à l’heure du déjeuner, sachant que le commissaire avait ses habitudes, je me suis rendu place Dauphine et m’installai sur la terrasse du restaurant Paul.

Tout en buvant un verre de vin en attendant qu’on m’apporte ma commande, je feuilletais ostensiblement le dossier que j’avais pris soin d’apporter avec moi. J’avais vu juste. Peu de temps après, le commissaire est arrivé. Me voyant seul

« Je vous dérange ? »

« Tiens, commissaire. Alors ce colloque ? »

« Une excuse pour un week-end entre vétérans. Mais annulé à la dernière minute comme c’est souvent le cas. »

Nous nous sommes souris, complices.

J’avais eu raison d’être prudent en me rendant chez lui et j’ai tout de suite retrouvé mon calme.

« Vous êtes seul ? »

« Oui, mais je ne voudrais pas vous déranger. »

« Au contraire. Cela va me permettre de prendre un peu de recul avec ce dossier. »

Il a hoché la tête, satisfait, et s’est assis en face de moi.

« Au fait, ma fille m’a dit que vous ne pourriez pas être des nôtres en fin de semaine. »

« Non, je regrette. Mais nous avions prévu de partir en week-end avec nos enfants pour leur montrer la mer, enfin la Manche plus exactement puisque nous devons aller à Honfleur. »

Il a hoché la tête, songeur.

« Moi aussi, à l’époque, je mettais un point d’honneur à faire découvrir le maximum de choses à ma fille. »

De retour dans mon bureau, j’avais la certitude qu’il n’y avait pas eu de piège. Pas de la part du commissaire en tout cas. Car pour ce qui est de sa femme, je la croyais capable de tout mais je ne savais pas exactement jusqu’où elle pensait que je pourrais lui être utile.

C’est là que ma mère m’a appelé. Mon père venait d’avoir une crise cardiaque. Il était allongé sur son lit d’hôpital, immobile, indifférent à l’agitation qui l’entourait. Je me suis approché de lui et, dans un murmure, ai poussé un petit cri. Il a ouvert les yeux et m’a souri.

Le soir, en endormant Pierre, j’ai discrètement émis un petit cri. Aussitôt il m’a demandé « Tu as mal à la  gorge ? »

C’est à ce moment que j’ai compris que j’avais vraiment perdu mon père.

– 33 –

Après l’enterrement, ma mère est allée vivre chez ma sœur, ne supportant plus de vivre dans une maison devenue trop grande pour elle. La vérité était que mon père lui manquait, surtout sa patience face à son tempérament autoritaire.

Et, comme ni mon frère ni a sœur, ni moi bien entendu, ne voulions continuer à nous occuper de la ferme, elle en a confié l’exploitation à nos voisins en contre partie d’une petite rente qui lui assurait une retraite acceptable qui lui permettait de ne pas dépendre de nous. Je lui ai pourtant reproché de refuser mon aide financière, mais elle m’a expliqué que cela la gênait par rapport à ses deux autres enfants qui ne gagnaient pas aussi bien leur vie que moi.

Nos obligations professionnelles continuent, et les morts deviennent des souvenirs indélébiles pendant que la vie journalière reprend ses droits.

Un soir, en rentrant, Claire m’attendait, au bord du fou rire. Claude lui avait demandé, sous le sceau du secret, si la mort de mon père était naturelle.

« Ce pourrait être un nouveau crime du « serial killer » pour déstabiliser ton mari ».

Loin de m’amuser, cette question m’ennuyait. Non seulement l’enquête sur le « serial killer » était toujours d’actualité et la mort de mon père les amenait à s’intéresser à moi, comme victime il est vrai, mais quand même. Il fallait, très vite, que je trouve une parade.

Un autre crime ? Mais cela ne me supprimerait pas de la liste.

J’ai passé une très mauvaise nuit à ressasser ce que je savais être la solution. Pas la meilleure pour moi, mais celle qui me permettrait d’entrer dans l’histoire comme le plus inventif, le plus audacieux, le plus ingénieux criminel de notre siècle. Je deviendrais ainsi un héros de romans et bien sûr de films, incarné par les comédiens les plus célèbres. 

Je reprenais les notes que j’avais écrites tout au cours de ma vie, les relisais avec plaisir, je pourrais même dire avec fierté. J’avais une ambition, je l’avais assumée. Mais je devais y mettre un terme pour terminer ma vie avec panache. Il fallait donc que, dernière victime de ce « serial killer », je meurs sans laisser la possibilité aux policiers de comprendre comment ma mort avait été réalisée, comme c’était le cas pour mes autres victimes.

Pour cela je transformais mes notes en roman que le  signais par « serial killer » en précisant bien, en page d’ouverture que ce roman correspondait à la fin de son parcours et qu’il était dédié son ennemi préféré, c’est à dire moi. Ainsi, quand il serait publié, je deviendrais pour la postérité l’homme, plus exactement le « serial killer » qui avait ridiculisé la justice.

Restait le plus important : ma mort.

Le poison, trop commun.

Voiture sabotée, banal.

Noyé dans la Seine. Peu crédible.

Poignardé. Mais que faire du couteau ?

Ou peut-être … poignardé, non égorgé sous le Pont Neuf et jeté, avec le couteau, dans la Seine.  Le couteau, muni d’un manche en liège, flotterait au gré du courant et ne serait sûrement jamais retrouvé, ou, au pire, si on le retrouvait, l’associer à ma mort serait impensable puisque loin du lieu du crime. Et comme je porterai des gants, il n’y aurait pas d’empreintes utilisables.

Quant à mon corps, lesté d’une ceinture de plomb, il resterait  au fond de l’eau suffisamment longtemps pour que toutes traces exploitables aient disparu.

Cela me paraissait la seule solution bien que j’avoue redouter un peu ce « suicide » que j’envisageais douloureux, mais il fallait une fois encore réaliser un sans faute. Je préparais un courrier à la presse, que je posterai juste avant ma mort, ou le « serial killer » expliquerait que ce meurtre serait le dernier, car l’apothéose de son ambition.

Je m’accordais quelques jours pour profiter de ma famille et leur offrir nos dernières vacances. Pendant que Pierre batifolait sur la plage de Honfleur avec Claire qui s’amusait en même temps à tremper les pieds de Marie dans les vagues, je peaufinais mon roman et rêvais à la vie familiale que j’aurais pu avoir si mon ambition de meurtrier n’avait pas été aussi forte.

– 34 –

De retour au bureau, un autre crime m’attendait.

« Le « serial killer », sans aucun doute ».

Je regardais Claude, surpris par cette affirmation.

« Il s’agit de la femme du Préfet de Police. Assassinée avec son amant. »

« Avec son amant ? »

« Oui. Et l’alibi du Préfet est inattaquable. »

J’avais des imitateurs, preuve de la réussite de mon « serial killer ». Mais je ne pouvais admettre que l’on salisse l’honneur de mon personnage par une vulgaire affaire de jalousie, car il était évident que c’était l’amant qui était visé. Je devais donc résoudre ce meurtre avant de m’assassiner.

Je connaissais le Préfet pour l’avoir croisé dans des cocktails. Je le savais imbu de lui-même, persuadé que sa position le rendait invulnérable comme me l’a confirmé la réaction de Claude, prêt à accepter sans sourciller son alibi.

Je lui demandais donc un rendez-vous plutôt que de le convoquer comme un citoyen lambda. Il m’en fut reconnaissant, et me remercia à sa façon.

« Merci de ne pas me faire venir au tribunal. Cela fait toujours mauvais effet vis à vis de la « flicaille » qui ne comprend pas que je suis la victime de ce « sérial killer » comme avant moi le juge, le commissaire et l’huissier. Mais entre hommes du même milieu, on se comprend n’est-ce pas ».

Après cette introduction qui correspondait à une demande de clémence, il a très vite compris que je refusais de devenir son complice et, sans que je le lui demande, il a très vite avoué sa culpabilité. Il savait que sa femme le trompait, mais lui-même n’était pas innocent. C’était un accord de couple qui ne concernait qu’eux seuls. Il aimait sa femme mais savait, que comme lui, elle avait des aventures. Donc, pour lui, ce fameux « serial killer » était le coupable idéal car trop intelligent pour que nos incompétents policiers, comme ils l’avaient montré les autres meurtres, ne trouvent de coupable. Cette remarque ne me plut qu’à moitié. Dans sa bouche, considérer mon « sérial killer » comme intelligent était un compliment mais cela donnait aussi naissance à des copieurs comme lui qui, en fait, n’étaient que de vulgaires assassins. Leurs crimes n’avaient comme seul justificatif que leur vengeance personnelle et ça, je ne pouvais l’accepter.

Je parlais de mon rendez-vous avec Claude, lui expliquant que je n’étais pas convaincu de la culpabilité du « sérial Killer ». Il a eu l’air troublé, et m’a rappelé les nombreuses similitudes : femme d’un magistrat, pas d’arme du crime trouvée sur place, aucune piste évidente. Mais il a accepté d’étendre ses recherches vers d’autres coupables.

Pour ma part, je trouvais l’alibi du Préfet trop parfait. Le fait qu’il m’avoue avoir des maîtresses aussi était suspect car cela ne collait pas avec la réputation de droiture qu’il avait toujours prônée au cours de sa carrière. Restait à trouver la faille de son alibi.

Je demandais à Claude le maximum d’informations sur le fameux alibi du Préfet. Une panne de voiture sur une petite route de campagne puis l’attente des dépanneurs pendant plus d’une heure.

Claude n’eut aucun mal à mettre en doute la véracité de cette attente, ayant moi-même envisagé ce procédé plusieurs fois. Il fit donc faire un relevé des communications téléphoniques de son portable avec les lieux d’appel et nous avons immédiatement pu constater que l’appel de la dépanneuse n’avait pas eu lieu en pleine campagne, comme il l’affirmait, mais tout près du lieu du crime. Erreur de débutant, d’un homme qui avait cru que sa position de notable le rendrait intouchable.

Et moi qui prônais le crime parfait, je ne pouvais laisser passer un tel amateurisme agrémenté d’une telle arrogance.

La mise en prison du Préfet apporta à Claude une promotion, promotion qu’il savait me devoir.

J’étais profondément troublé par l’assassinat organisé par le préfet et la certitude que d’autres copieurs allaient m’imiter. Mais pour eux, ce ne serait que par vengeance ou par intérêt, alors que pour moi c’étaient des actes de justice.

Les policiers eux-mêmes n’avaient pas compris, raison pour laquelle ils n’arrivaient pas à trouver le justicier « serial killer » que j’avais créé.

Tout cela n’a fait que confirmer ma décision de tuer ce justicier, ce « serial killer » tant qu’il était encore temps, pour qu’il devienne enfin une légende. Et moi, dernière victime je serai considéré comme un héro. De plus Claire avait repris son travail et était maintenant commissaire de notre arrondissement. Et je suis sûr aussi que nos amis s’occuperont bien d’elle. Enfin, nos enfants étaient maintenant assez grands, Pierre surtout. Je lui faisais confiance pour aider sa sœur à supporter l’assassinat de leur père qui, dans leurs souvenirs, deviendrait un héro puisque dernière victime d’un « serial killer » introuvable qui m’avait choisi comme l’apothéose de son action.

Pour toutes ces raisons, je ne voulais que mon parcours, ma croisade serait plus juste, devienne sous la plume d’un journaliste incompétent l’histoire d’un vulgaire assassin. Et j’avoue être aussi persuadé que Claire ne pourrait s’empêcher, en lisant ce roman, de faire le rapprochement avec moi. Ni même laisser à mes enfants l’image d’un assassin, même si c’était pour la bonne cause. Je me décidais donc, à regret je l’avoue, à glisser mon manuscrit dans un vieux dossier poussiéreux qui ne serait découvert que dans soixante ou cent ans, trop tard pour  que Claire puisse en avoir connaissance. Et, afin de bien montrer son importance à un archiviste curieux d’un passé oublié, je prenais  soin de l’intituler « souvenir du plus grand justicier du vingtième siècle. »

Je me contentais donc d’envoyer un courrier du « sérial killer » à mon intention, m’informant que je serai sa dernière victime, l’apothéose de son travail de justicier puisque j’étais son seul adversaire digne de ce nom.

Je déposais cette lettre directement dans la poste de la préfecture de Police, ce qui était pour moi ma dernière provocation.

Puis je me préparais à passer nôtre, ou plutôt mon dernier dîner du samedi entouré de tous ceux que j’aimais, avant d’aller le dimanche matin, à l’heure où Paris est désert, pousser mon dernier cri et m’assassiner sous le Pont Neuf, dernier meurtre non résolu de mon mystérieux « serial killer ».