Celia

CELIA

Une morte demeure plus vivante en mon cœur

Que la plus belle des vivantes,

Et vous mes femmes à venir, mes femmes d’aujourd’hui,

Reculez,

Reculez dans la ruse et le pardon.

Et si je m’oublie elle vous efface, elle nous sépare

Elle vous défie de son extrême absence.

Elle n’est plus mais elle est ma maîtresse

Comme jamais je ne serai votre maître.

André GAILLARD

CHAPITRE I.

–  1  –

-« Mesdames, Messieurs, veuillez regagner vos places et attacher vos ceintures. Nous allons atterrir dans quelques minutes à l’aéroport de Saint Denis Roland Garros, Ile de la Réunion. »

Jacques attache sa ceinture de sécurité, et, par le hublot, contemple ce département français plein de promesses exotiques.

La Réunion.

Petite île volcanique de l’Océan Indien …

Mais le long ruban goudronné qui se déroule devant lui ressemble à toutes les pistes d’atterrissage du monde.

Une secousse, légère, et l’avion perd rapidement de sa vitesse. Jacques regarde autour de lui. Son voisin, un américain d’une quarantaine d’années, gros, arborant une chemise à fleurs, range ses affaires avec frénésie. Les autres passagers aussi s’activent.

Mais personne n’applaudit ou ne songe à le faire.

Pourtant, cette coutume aujourd’hui oubliée, était belle. On applaudissait le pilote pour le remercier et le féliciter de son atterrissage réussi. Il y a longtemps, très longtemps, sur cette même piste appelée à l’époque Aéroport de Saint Gilles, il avait applaudi. Mais déjà l’hôtesse parle et les passagers, jusqu’à présent silencieux, s’interpellent, se lèvent, prennent leurs bagages à main et se bousculent dans l’espoir d’être les premiers à sortir.

Lentement Jacques défait sa ceinture, et immobile, l’œil fixe, regarde sans le  voir son voisin se diriger vers la sortie et jouer de son ventre au milieu de l’allée centrale de l’avion pour repousser les autres passagers.

La Réunion !

Il sourit, heureux, ému comme un collégien.

L’île de la Réunion. Après si longtemps … Mais le silence, anormal, après le ronronnement du voyage et le brouhaha créé par la bousculade des passagers, lui fait prendre conscience qu’il est maintenant seul dans l’avion. A contre cœur il se lève et se dirige vers la sortie. L’hôtesse, inquiète, lui demande s’il n’est pas malade. Il sourit en guise de réponse et tranquillement sort de l’avion, avec le pas d’un homme qui sait que de toutes les façons il devra attendre à la douane, attendre pour avoir ses bagages, attendre encore et encore.

Et enfin le traditionnel

-« Rien à déclarer ? »

-« Non. »

-« Motif du voyage ? »

-« Tourisme. »

-« Adresse durant le séjour ? »

-« Les Relais Aériens. »

Une petite croix sur sa valise en cuir, et,

-« C’est  bon. Passez. »

Attendre encore pour signer des papiers et, enfin, il se retrouve au volant d’une petite Volvo bleue, sa valise négligemment posée sur la banquette arrière.

Avant de démarrer, il ouvre la fenêtre de sa portière, sort de sa poche un petit cigarillo qu’il allume avec le briquet en argent qu’il a toujours sur lui. Et, après avoir voluptueusement tiré une première bouffée acre, met le moteur en route.

Jacques conduit lentement, la fenêtre ouverte, tout en fumant. Il sait qu’une dizaine de kilomètres seulement le sépare de la capitale administrative de la petite île. Ensuite il prendra une route sinueuse qui s’élève sur le flanc de la colline contre laquelle s’appuie la ville de Saint Denis.

Plusieurs fois il est tenté de s’arrêter pour regarder la ville, retrouver, reconnaître une place, une maison, une rue, mais la route continue sinueuse, déserte.

Sans hésitation et sans tenir compte du panneau publicitaire, il prend un petit chemin sur sa droite. L’hôtel s’est agrandi. Il y a maintenant plus de chambres,  mais le bar est toujours le même, le restaurant aussi et bien sûr, il y a toujours la piscine avec cette vue magnifique sur l’océan qui scintille 400 mètres plus bas.

Il gare sa voiture sous les arbres, dans ce qui est manifestement un parking et, sa valise à la main, se dirige vers la réception.

-« Bonjour, Monsieur. »

-« Bonjour. J’ai retenu une chambre. Jacques DUBOURG. »

-« En effet Monsieur. Et  nous avons du courrier pour vous. »

Sans la regarder, Jacques glisse la lettre dans sa poche et suit le chasseur qui porte sa valise.

Après 11 heures de voyage et une nuit malgré tout inconfortable dans un confortable fauteuil de première classe, il a besoin de se laver.

L’eau froide lui fait du bien et il savoure avec délice cette douche brutale. Puis il ouvre sa valise et méticuleusement range ses vêtements. Il attache beaucoup d’importance à son élégance. Cela rajeunit, pense-t-il, d’être bien habillé. Et pour ce séjour d’une semaine il a apporté quatre costumes d’été et douze chemises de différentes couleurs.

En rangeant le costume de laine grise qu’il portait en arrivant, il se souvient de la lettre. Il la sort de sa poche, la pose sur la table de nuit et continue à mettre de l’ordre dans ses affaires.

Puis, il décroche le téléphone, Mais se ravise aussitôt, raccroche, met la lettre dans la poche de sa veste bleu clair et sort de sa chambre.

–  2  –

Enfoncé dans un moelleux fauteuil en cuir, Jacques fait tourner les glaçons qui surnagent dans son verre de whisky. Autour de lui le salon est vide, et les grandes baies teintées donnent au mobilier luxueux un aspect lugubre. Jacques se sent mal à l’aise dans cette atmosphère ouatée. Il fait tourner son verre encore et encore, heureux de ce bruit insolite et vivant qui trouble cette sépulture trop sombre.

Le Réunion ! L’île de la Réunion ! Il pensait ne jamais y revenir, et pourtant …

Il sourit. Mais ce luxe environnant le gêne. Cela ne fait pas partie de ses souvenirs.

Il se lève brusquement et sort sur la terrasse. La chaleur l’enveloppe, le soleil l’aveugle, mais cette agression de la nature le rassure. Il s’assoit devant la piscine sur une chaise en bois inconfortable et contemple, loin en contrebas, l’océan.

La Réunion ! Après 35 ans …

Il cherche dans sa poche son paquet de cigarillos, mais ses doigts rencontrent un papier inconnu. La lettre, c’est vrai. Il l’avait oubliée. Une lettre d’Hélène bien sûr. Lettre qu’elle a écrite avant son départ pour qu’il l’ait en arrivant.

Lentement il ouvre l’enveloppe bleue au parfum de violette. Elle avait beaucoup insisté pour venir avec lui, mais il avait été inflexible.

-« Tu amènes ta femme avec  toi, c’est ça ? »

-« Mais non. »

Ils s’étaient quittés fâchés mais ces disputes fréquentes faisaient partie de leur amour. Et, souriant, il lit avec attendrissement la prose tendre, pleine de babillages, qu’il qualifie de littérature fleurie. Et avec un orgueil attendri il pense à sa jeune maîtresse. S’il avait eu une fille, c’est une fille comme elle qu’il aurait voulue.

Un bruit de porte qui se referme. L’hôtesse de l’avion, celle qui s’était inquiétée de le voir rester en arrière de la cohue, vêtue d’un minuscule maillot de bain, ondule vers la piscine. Délicatement elle trempe un pied dans l’eau, puis une jambe, puis s’y glisse toute entière, prenant soin de ne pas mouiller ses cheveux courts à la coiffure apprêtée. Et, la tête hors de l’eau, elle fait quelques timides brasses avant de ressortir pour s’allonger dans une chaise longue.

Jacques ne peut s’empêcher de sourire. Hélène aurait agi comme ça. Aussi, il regarde l’hôtesse avec plus d’attention. Elle aussi est grande, mince, belle. Mais la beauté d’Hélène est plus voyante, plus provocante. Il range la lettre parfumée qu’il n’a pas fini de lire dans sa poche, prend son verre et va s’asseoir à côté de la jeune femme qui s’offre avec impudeur aux rayons du soleil.

-« Bonjour. »

En femme habituée à plaire, elle ne sursaute pas, ne se presse pas d’ouvrir les yeux pour voir qui l’aborde. Au contraire. Elle prend le temps de saisir toutes les nuances de cette  voix grave qui laisse malgré tout percer un rien de vulgarité.

-« Bonjour. »

Répond-elle en souriant et en ouvrant les yeux.

-« J’étais dans l’avion … »

-« Oui, je me souviens. »

Et elle referme les yeux.

-« Je peux vous offrir quelque chose ? »

-« Un jus d’orange, c’est bon pour le teint. »

Hélène aussi aurait répondu ça.

Jacques fait signe au serveur qui attend derrière le bar installé près de la piscine. Puis, sa commande faite, regarde à nouveau ce visage jeune et légèrement joufflu, ce corps svelte et bien fait.

-« Vous restez longtemps ici ? »

-« Non. Je reprends mon service demain. »

-« Vous êtes seule ? »

-« Non. Tout l’équipage est avec moi. Mais ils ont préféré faire du shopping à Saint Denis. »

Le serveur apporte le jus d’orange et, sans  un regard, retourne derrière le bar.

-« Vous vous appelez comment ? Moi c’est Jacques, Jacques DUBOURD. »

-« Martine BOISRAND. »

-« Enchanté. »

D’un geste gourmand elle prend le verre de jus d’orange posé à coté d’elle et boit.

-« Peut-être accepteriez-vous de partager ma solitude pour dîner ? »

Elle sourit. Et ce  sourire, il ne sait pourquoi, le gêne. Il a l’impression d’être un étudiant qui fait sa première déclaration d’amour. Pourtant, cette invitation n’était pas préméditée. Elle est venue comme ça, par reflexe. Cette solitude qu’il a cherchée l’inquiète. Trop de souvenirs semblent prêts à l’envahir, à refaire surface.

Jacques lui rend son sourire, mais de nouveau la jeune femme porte son attention sur le soleil. Jacques la regarde. Et brusquement il se sent de trop. Il finit son whisky et pose son verre.

-« Voulez-vous que nous nous retrouvions au bar à 20 Heures ? »

Sans ouvrir les yeux, sans bouger les lèvres, elle acquiesce d’un léger signe de tête. Jacques se lève et, sans s’arrêter, quitte l’hôtel.

Il est dans sa voiture, conduit nerveusement sur la route en zigzag qui le ramène à Saint Denis et se gare.

Là, il marche dans les rues, cherchant à reconnaître une maison, un arbre, un croisement. Mais ses souvenirs étaient plus fleuris, plus exotiques. La modernisation a atteint cette petite préfecture, et, partout, de grands immeubles aux glaces scintillantes, aux murs de béton, encadrent les antiques demeures coloniales.

Il marche, laissant le hasard guider ses pas. Ses souvenirs, bien qu’encore lointains et imprécis, sont là, là et encore là. Ce sont des images rapides, des couleurs, des détails d’architecture. Et, petit à petit, ces rues lui redeviennent familières. A l’époque il était heureux, jeune, enthousiaste. C’était son premier voyage hors de France, son premier grand voyage. Il regarde, dévorant des yeux ces maisons de bois avec leurs vérandas et leurs jardins fleuris, ces enfants rieurs aux grands yeux noirs et aux cheveux crépus, des femmes fières aux vêtements colorés …

Et, dans cet environnement devenu autre, l’adolescent devenu homme, s’arrête, caresse un tronc d’arbre et repart en sifflotant.

–  3  –

De retour à l’hôtel, Jacques se dirige directement vers le bar. Martine est là, confortablement installée et feuillette une revue.

-« Je croyais que vous m’aviez oubliée. »

-« Excusez-moi. Je ne pensais pas être absent aussi longtemps. »

Elle sourit, sans rancune, et enchaîne

-« On m’a parlé d’un restaurant sympa. Il se trouve dans Saint Denis et s’appelle LA FERME. Voulez-vous que nous y allions ? »

Jacques sourit et hoche la tête en signe d’acquiescement.

Martine répond à son sourire et lui tend une carte du restaurant.

-« Tenez. On m’a donné l’adresse pour y aller. »

-« Inutile. Je connais. »

LA FERME … A l’époque il venait d’ouvrir et était déjà un lieu à la mode.

Dés leur arrivée dans l’immense grange transformée en salle de restaurant, Martine regarde autour d’elle, dévisageant rapidement les clients. Puis elle se tourne vers Jacques

-« Je crois qu’il y a un jardin. Nous y serons mieux que dans cette grande salle. »

A la suite du serveur ils arrivent dans la cour aménagée en jardin anglais. Là, quelques tables sont dressées sur le gazon. A l’une d’elle une autre hôtesse, un steward et les deux pilotes boivent un apéritif.

Passant à côté d’eux, Martine feint la surprise.

-« Tiens. Vous êtes là. »

Et, se tournant vers Jacques, elle lui adresse un sourire angélique.

Amusé, celui-ci salue l’équipage de l’avion d’un rapide coup de tête et s’installe face à la jeune fille, deux tables plus loin.

Jacques la dévisage, s’amusant de son effort pour éviter de regarder dans la direction de ses amis.

-« Vous venez souvent ici, je veux dire à l’Île de la Réunion ? »

-« C’est la première fois. Jusqu’ici j’étais sur une autre ligne. Mais j’en avais assez de Paris-New York, New York-Paris. J’aime le changement. Et avec ce circuit, je pourrais visiter d’autres pays, puisque certains vols font des escales en Afrique. »

Sa voix est douce, agréable, légèrement chantante. 

-« Et vous ? »

-« J’y suis venu il y a bien longtemps … J’avais votre âge ou à peu près … »

Jacques sourit, mais ce sourire s’adresse à ses rêves, à ses souvenirs.

-« Vous êtes en vacances ? »

-« Oui et non. Je suis venu chercher les décors de mon prochain roman. »

-« Vous êtes écrivain. »

-« Si l’on veut. J’écris des romans policiers. »

-« J’aime beaucoup les romans policiers, mais dans mon métier j’ai peu de temps pour en lire … Vous écrivez sous quel nom ? »

-« Le mien. »

-« Ah … »

Martine le regarde, bouche ouverte, cherchant désespérément une phrase agréable. Mais l’arrivée du serveur apportant des apéritifs et les menus lui permet de ne pas répondre. Pour éviter d’avouer qu’elle n’a jamais lu ses livres ni même entendu son nom, elle se plonge dans la lecture du menu aux mets exotiques.

Puis, leur commande faite, ils se regardent, ne sachant que dire. Ensemble ils prennent le verre de punch offert par la maison et trinquent. 

-« A votre santé, et à  notre rencontre. »

Martine hoche la tête en souriant et tous deux boivent. En reposant son verre, Martine sourit, de ce sourire de carte postale qu’Hélène réussit si bien.

Brusquement Jacques se sent seul, triste. Il aurait dû l’amener avec lui. Cette absence qu’il a souhaité lui pèse. Il a l’impression d’être le mari abandonné qui, après avoir voulu le départ de sa femme, se retrouve désemparé, incapable de vivre sans elle. Pourtant Hélène n’est pas sa femme, mais sa maîtresse.

-« Vous êtes mariée ? »

-« Non, et je ne suis pas pressée de me marier. J’aime trop mon indépendance. »

-« Le mariage a aussi ses bons côtés. »

-« Pour les hommes. Mais pour les femmes ça veut dire être bloquée chez soi à s’occuper des enfants et à faire la vaisselle. »

-« Quelle vision pessimiste. »

-« Pas du tout. Simplement je veux jouir de la vie tant que je suis jeune. Après,  on verra. »

Jacques ne sait que répondre. Aussi il se contente de hocher la tête, rêveur.

Peut-être que pour Hélène lui aussi n’est qu’un passe temps, qu’un jeu. 

Le serveur arrive avec les hors d’œuvres, et ils commencent à manger.

Jacques mange nerveusement, noyant ses angoisses naissantes dans la nourriture. Mais, petit à petit, le rire de Martine, la qualité des mets, lui rendent son  sourire.

Et le repas se continue, de même que la conversation, plaisant, agréable, mondain. Ils parlent de voyages, de leurs voyages, racontent des anecdotes qu’ils ont vécues ou non, sourient, rient …

Puis, de la table voisine, le steward se lève et se dirige vers eux. Martine le regarde arriver en souriant.

-« Nous allons finir la  soirée au Scotch-Club. Voulez-vous vous joindre à nous ? »  

Jacques n’a pas besoin de regarder Martine pour répondre

-« Avec plaisir. »

-« Et  bien, à tout à l’heure. Nous vous attendrons. »

–  4  –

Ils pénètrent dans le sous-sol aménagé en boîte de nuit, et, tout de suite, une musique endiablée, trop forte, les agresse. Jacques a un temps d’arrêt mais déjà Martine se dirige vers une table où un bras s’agite.

A son tour il se glisse à sa suite, bousculant l’un, bousculant l’autre.

-« On a eu beaucoup de mal à vous réserver deux tabourets. Vous serez un peu serré mais c’est mieux que rien. »

Hurle le co-pilote en souriant.

En se contorsionnant, ils se glissent entre le mur tapissé de moquette rouge et la petite table en bois sur laquelle se trouvent déjà des verres et une bouteille de whisky.

Le co-pilote pousse deux verres vides devant eux et, prenant la bouteille de whisky déjà entamée, les remplit en hurlant

-« C’est tout ce qu’il y a. »

Jacques regarde le co-pilote lui parler, mais aucun son n’arrive jusqu’à lui.

Avec un sourire, il lui fait comprendre l’inutilité de ses cris, lève son verre en signe de remerciement et boit, immédiatement imité par les autres.

Sur la piste de danse, sans vraiment suivre le rythme de la musique, les couples se trémoussent, serrés l’un contre l’autre, seulement occupés à s’embrasser.

Jacques boit, regarde, sourit. Il ne s’ennuie pas. A l’époque c’est lui qui était sur cette piste.

Il danse, il se trémousse, il l’embrasse. Il l’embrasse encore et encore, bien que la musique se soit interrompue. Ils sont là, immobiles au milieu de la piste. Puis la musique reprend et d’autres couples s’agitent dans un rock and roll endiablé. Mais eux s’embrassent encore, immobiles, insensibles aux coups involontaires des danseurs qui les entourent.

Mais le temps a passé. Aujourd’hui  il est seul sur un petit tabouret, devant un verre une fois encore vide. La bouteille de whisky aussi est vide et celle qu’il vient de commander n’est pas encore arrivée.

Le co-pilote est toujours assis en face de lui. Les deux hommes n’ont pas échangé une seule parole. Des sourires, de petits signes de temps en temps. Ils  n’ont rien à se dire et pas envie de faire l’effort de parler.

Martine danse toujours avec le steward.

A l’arrivée de la nouvelle bouteille de whisky Jacques ressert le co-pilote, se ressert, boit, puis crie

-« Je vais rentrer. Soyez gentils de saluer les autres pour moi. »

Le co-pilote acquiesce d’un signe de tête. Jacques se lève, pose sous la bouteille qu’il a commandée un billet de 50 Euros, fait un petit signe de la tête au co-pilote et sort.

–  5  –

Sur la route, la petite Volvo avance rapidement. Un tournant à droite, un à gauche, encore un à droite, encore un autre, et un autre … Et la route s’élève rapidement le long de la montagne. Puis c’est l’entrée de l’hôtel.

Au lieu de rejoindre sa chambre, Jacques se dirige vers la piscine. Il s’assied sur une chaise au bord de l’eau, à quelques mètres seulement de l’endroit où il parlait à Martine, sort un cigarillo de sa poche, l’allume et, les yeux fixés vers le ciel, immense étendue bleue parsemée de petites fleurs brillantes, fume en silence.

L’air est doux. La lune, toute ronde, éclaire la montagne d’une lumière blanche et trace sur l’océan une longue route mouvante.

Jacques se sent bien, étrangement calme et détendu. Il savoure ce moment. Martine est oubliée. Elle n’a du reste pas compté. Elle a été une agréable compagne d’un dîner et sa jeunesse excuse son impolitesse. Mais tout cela n’a pas d’importance.

Il  respire l’air pur, le silence. Sans retrouver, sans reconnaître exactement les odeurs, les silences, les bruits, il sent  que  son passé, bien qu’encore inaccessible, est là.

Et, Jacques actuel et Jacques passé, face à face, fument en silence sous la face réjouie de la lune.

CHAPITRE II.

– 1 –

Vêtu d’un costume blanc et d’une chemise gris clair, Jacques, assis face à l’océan attend son petit déjeuner. Le soleil, déjà chaud, scintille sur la surface ondulée de la piscine, invitant au bain. Séduit il se lève et se dirige vers la cabine où se trouvent en permanence des maillots de bain à l’attention des clients de l’hôtel.

Il est sur le plongeoir, et, après une légère hésitation, saute plusieurs fois, faisant rebondir la planche et plonge avec grâce.

L’eau fraiche le surprend, mais il ne fait rien pour hâter son retour à la surface. Et, dans un crawl calme, puissant, il traverse la piscine dans sa grande longueur avant de s’accrocher sur le rebord à bout de souffle.

« Je fume trop pense-t-il, et puis il y a si longtemps que je ne fais plus de sport. »

Mais là, devant cette piscine où ils se sont baignés, il a eu envie, besoin de refaire les mêmes gestes qu’avant. Et si son plongeon est moins parfait, son crawl moins rapide, si l’eau paraît plus froide à son corps plus gros, devenu flasque avec la perte de ses muscles, les gestes, l’action restent les mêmes.

Pendant quelques minutes il a oublié que 35 ans ont passé.

Jacques s’allonge sur une chaise longue. Cette sensation de bien être que procure le soleil en séchant puis brûlant sa peau, il l’a éprouvé souvent depuis 35 ans. Mais brusquement il a l’impression de la découvrir et se laisse gagner par une douce somnolence.

Elle plonge. Il plonge. Ensembles ils nagent, font la course. Ensembles ils touchent le bord de la piscine et, essoufflés, se regardent en riant. Jacques étend son bras, lui caresse la joue, l’embrasse.

-« Bonjour. »

Martine devant lui, habillée en hôtesse de l’air, sourit

-« Excusez-moi. Je m’étais assoupi. »

-«  L’eau est bonne ? »

-« Excellente. Vous  n’en profitez pas ? »

-« Pas le temps. Nous partons dans une demi-heure. Je voulais vous remercier pour le dîner d’hier soir. Mais vous êtes parti bien tôt. »

-« J’étais fatigué. »

-« Peut-être qu’à votre retour vous serez dans notre avion ? »

-« Peut-être. »

Ils se regardent en silence, se sourient.

-« Et bien au revoir. »

Jacques se lève, lui tend la main.

-« Au revoir. »

Puis il suit du regard la jeune hôtesse, dans son costume bleu, lui tourner le dos, marcher le long de la piscine, se retourner, lui faire un petit signe de la main et disparaître derrière les vitres teintées de l’hôtel.

–  2  –

Assis devant une table en bois blanc, Jacques boit à petites gorgées un café sans sucre. Martine est venue le remercier, lui dire au revoir. Mais tout cela est déjà loin, beaucoup plus loin que les quinze jours passés il y a 35 ans sur cette île.

Ils étaient là, sur cette même terrasse, devant une table semblable, et, le corps léché par ce même soleil, buvaient en riant leurs cafés. Puis, toujours riant, elle s’était levée et avait plongé dans la piscine. Il l’avait suivie et ils avaient nagés, plongés, nagés encore et encore.

Jacques finit sa tasse de café d’un seul coup.

Comme tu es belle. Le temps n’a pas changé pour toi. Tu as toujours 20 ans. Tes cheveux bouclés rayonnent autour de ton visage criblé de taches de rousseur. Tu souris, tu ris, découvrant des dents parfaites que ta peau dorée rend encore plus blanches.

-« Je t’aime. »

Tu ris, de ce rire gai, joyeux que tu as toujours.

-« Passe-moi le sucre. »

Je te tends le sucrier et regarde avec amour tes mains fines prendre un morceau de sucre, le poser délicatement dans ta tasse, prendre un autre morceau, l’envoyer rejoindre le premier et remplir la tasse de café fumant. Puis, avec grâce, tes mains prennent une petite cuillère, la tourne et la retourne dans la tasse. Délicatement, tu portes cette tasse à ta bouche et tes lèvres vermeilles, dures, charnues, se posent sur la porcelaine. Je te regarde fasciné boire à petites gorgées ce café trop chaud. J’aime te regarder, j’aime tes baisers, j’aime tes lèvres dures, tes dents lisses, ta langue ardente.

– « Voulez-vous encore un peu de café, Monsieur ? »

– « Non merci. »

Le garçon reprend la tasse  maintenant vide et s’éloigne, le laissant immobile face à ses souvenirs.

– 3 –

Dédaignant l’autoroute accrochée au pied de la falaise, Jacques prend la petite route de montage, seule voie praticable avant la construction de l’autoroute, qui rejoint Saint Gilles. Cette route lui donne l’impression qu’il n’a jamais cessé de la sillonner. Il a 20 ans, il conduit vite malgré les tournants et les précipices qui la bordent.

Là, sans ralentir, il sait qu’il passe devant l’embranchement de la léproserie de Saint Bernard, puis qu’il surplombe la ravine de Saint Jacques, puis celle de la Chaloupe, puis encore celle du Malheur. Et brusquement, plus bas, beaucoup plus bas, l’océan, large étendue bleutée aux reflets foncés, apparaît, immense, scintillant. Jacques s’arrête et regarde encore et encore. Il a toujours aimé cet endroit où la montagne laisse découvrir l’immensité du monde aquatique. Toujours il ralentissait puis s’arrêtait sur le petit parking aménagé à cette attention, et il regardait. Et, comme avant, il regarde en silence l’eau frissonner, scintiller, s’agiter.

Puis la route continue longeant l’océan cette fois-ci. Mais très vite elle bifurque, traverse rapidement la petite ville de la Possession à l’architecture beaucoup plus coloniale que Saint Denis, et continue sur un terrain plat, triste, morne.

Puis elle enjambe une rivière de galets, zigzague un peu et s’élance en ligne droite vers la ville de Saint Paul.

Cette partie de l’île il ne l’aime pas. Elle est triste, sans âme. L’océan est caché, les bords de la route sont plats, sales. Il y a des pierres, des galets et une terre grise.

Là, il accélérait, pressé d’arriver à Saint Paul, à la plage de Saint Gilles, vaste étendue de sable blanc où l’océan peut venir s’étendre, s’allonger et se reposer de ses continuels va-et-vient.

Saint Paul. Enfin !

Cette ville, après l’étendue grise, paraît gaie, joyeuse, avec ses maisons en bois au type colonial. C’est là que suis née disait-elle. Et, à chaque fois, elle l’obligeait à  faire un détour pour passer devant la petite maison qui avait un jour été peinte en bleue.

Quand j’étais petite, j’allais me promener dans la ravine de BERNICA. Là, assise sur le rocher où longtemps avant moi LE CONTE DE L’ÎLE écrivait, je rêvais d’amour, de bonheur, de richesse.

Et, avec un timide sourire, elle ajoutait « tu vois, je n’ai pas changé. »

Jacques s’engage sur le chemin qui mène au petit lac où elle aimait aller. Il abandonne sa voiture sur le bord de la route aménagé en parking, et, à pied, continue sa promenade.

C’est là que j’ai lu les poèmes de LE CONTE DE L’ÎLE et tu récitais ses vers.

Et ces vers, pourtant oubliés depuis longtemps, sont là, sur ses lèvres, dits avec une voix aux intonations rauques.

Perdu sur la montagne entre deux parois hautes,

Il est un lieu sauvage, au rêve hospitalier,

Qui dés le premier jour n’a connu que peu d’hôtes.

Le bruit n’y monte pas de la mer sur les côtes

Ni la rumeur de l’homme. On y peut oublier.

Jacques regarde ce petit lac immobile, bordé de roseaux, s’étendre aux pieds de ces falaises abruptes qui, très hautes, se continuent en montagne.

Il s’assied sur un rocher et écoute. Le silence est troublé de petits bruits : des cris d’oiseaux, de poules d’eau, d’une grenouille, et du bourdonnement des insectes encore et encore.

Je passais des heures à rêver au pied de ces montagnes. C’est là que j’ai été heureuse de mes premiers amours, pleuré mes premiers chagrins, imaginé ma vie future, espéré … Tu es le premier garçon que j’amène ici.

Une mouette égarée pousse des cris affolés que l’écho lui renvoie. Jacques  regarde l’oiseau tourner en rond, hésiter devant la muraille de pierre, plonger au ras de l’eau, s’élever dans l’air, tourner en rond encore et encore.

Toi tu n’as pas souffert Jacques. Moi c’est ici que j’ai été heureuse. Et souvent les oiseaux venaient me tenir compagnie.

Jacques regarde la mouette qui vole, tourne, plonge, s’élève à  nouveau dans une agitation désordonnée.

On dit que l’homme est un animal social. Mais tu ne peux pas savoir ce que la solitude au milieu de la nature fait du bien.

Avec un dernier cri, la mouette plonge, tourne et disparaît dans le couloir de la liberté qui la ramène vers l’océan. Jacques la regarde partir et, à regret, quitte son siège de granit. A pas lents il regagne sa voiture.

Je vais te montrer mon île, te la montrer comme personne ne la connaît. Après, toi aussi, tu l’aimeras.

Jacques remonte dans la Volvo louée à l’aéroport, remet le moteur en marche, manœuvre, reprend le petit chemin empierré qu’il a utilisé peu de temps avant et se dirige vers Saint Paul.

Tout de suite l’océan bleu, vivant, vient heurter les roches volcaniques qui  surplombent cette route du littoral. Et les kilomètres défilent.

Jacques conduit doucement, lentement, prenant le temps d’admirer le paysage, sans se soucier des voitures qui le doublent en klaxonnant. Puis il se gare devant le bar-restaurant de Boucan-Canot. Il descend de voiture et regarde la grande plage de sable qui s’étend devant lui. Puis, lentement il va s’asseoir à la terrasse du restaurant qui surplombe cette crique où se trouve cette magnifique plage, scintillante de reflets dorés par les caresses des rayons du soleil.

Plusieurs  fois ils s’étaient baignés dans cette crique ouverte au grand large. L’eau y est forte, vivante, et les vagues qui viennent s’échouer sur le sable sont pleines  de vigueur. Elle aimait se jeter dans ces vagues qui la projetaient sur le sable mouillé et la laissaient meurtrie, à moitié asphyxiée. Elle riait, heureuse, ruisselante d’eau, de sel, de soleil.

Tu es assise à coté de moi. Tu parles, tu souris, tu ris.

-« A l’âge de 12 ans, je me suis enfuie de chez mes parents et je suis venue ici, sur cette plage. On ne m’a retrouvée que le lendemain matin. Mais c’était trop tard. J’avais découvert ce qu’est la liberté, le bonheur, mais aussi la peur. J’étais seule, blottie contre le rocher que tu vois là-bas. Il y avait beaucoup de vent et l’océan était déchaîné. Le ciel était bleu, plein d’étoiles et la lune donnait à ce paysage une teinte lugubre. Toute ma vie je me souviendrai de ces vagues mugissantes, du glissement de l’écume sur le sable, du sifflement du vent, de tous ces bruits de la nuit qui me faisaient sursauter, frémir, trembler. Je n’ai pas dormi et, au petit matin, j’étais transie de froid. Mais je crois que jamais je n’ai été aussi heureuse. »

Silencieuse, tu regardes devant toi les vagues qui, en ondulant, viennent s’échouer sur le sable encore chaud. De temps en temps un sourire furtif illumine ton visage, puis, l’œil à nouveau fixe, tu observes l’océan.

-« Je suis revenue. Nous avons passé des nuits avec des amis, étendus sur cette plage, mais ce n’était plus pareil. Il faut être seul pour aimer, pour comprendre la nature. »

-« Moi aussi j’aime la nature. »

-« Non Jacques. Tu ne la connais pas. Tu as été élevé en ville, tu ne peux pas comprendre ce que ressent un enfant seul devant une falaise, devant l’océan déchaîné, sans personne pour le réconforter. »

-« En France aussi il y a des falaises, des montagnes, l’océan. »

Mais tu ne réponds pas.

Jacques se lève, descend les quelques marches en ciment et se retrouve sur la plage où ils venaient se baigner. Et là, maladroitement, il marche dans le sable trop mou.

Il est maintenant devant le rocher où Célia s’était réfugiée. Mais il marche, encore et encore, suivant la ligne sinueuse que les vagues laissent après leurs rapides passages, cette ligne toujours différente que l’océan retrace au rythme lent de régulier de sa respiration.

Face à cet océan, les maisons, d’abord espacées, sont maintenant plus proches. Mais il ne les voit pas. Il regarde l’eau, le sable, le sable encore et l’eau. Puis il se baisse ramasse un petit coquillage, un de ces coquillages qui s’accumulent par milliers, apportés par les tempêtes. Il y en a de toutes les couleurs, de toutes les formes.

-«  Je les collectionnais et je me faisais des colliers, des bracelets. Puis quand j’en avais assez, je les vendais. »

Jacques en ramasse un, puis encore un autre. Sous ses chaussures les coquilles crissent, craquent, et s’effritent. Mais il y en a toujours d’autres, encore plus beaux. Il s’assied sur le sable et posant son magot devant lui, le trie. Mais que faire de toutes ces coquilles ? Il en prend une au hasard, la glisse dans sa poche, et abandonne les autres. Puis à nouveau, il regarde l’océan.

-« Je passais des heures et des heures, assise sur le sable à regarder l’océan. On me traitait de fainéante … »

Et tu éclates de rire, de ce rire franc, gai, communicatif. Je te prends dans mes bras, t’embrasse et nous roulons sur le sable, écrasant les petites coquilles qui crissent, craquent, s’effritent. Une vague, un peu plus forte que les autres, s’approche, étend ses bras blancs, et, dans un rire d’écume, nous recouvre. Roulant l’un sur l’autre, nous la raccompagnons, et nous sommes là, nageant, heureux, riant dans nos vêtements brusquement lourds, gênants et inconfortables.

– 4 –

De nouveau au volant de sa voiture, Jacques arrive au village de Saint Gilles. Puis la route s’écarte pour laisser entre l’océan et elle, une multitude de maisons, petits pavillons de  vacances à l’aspect rieur.

-« C’est le lieu de vacances des réunionnais. Mais je ne l’aime pas. La lagune n’est pas profonde et ce n’est pas agréable de s’y baigner. C’est trop calme, sans autre risque que les oursins. »

Je souris en guise de réponse

-« Le dimanche toutes les mères de famille sont là, avachies sur le sable, et les enfants courent, crient, hurlent. Je déteste les enfants. »

-« J’aimerais avoir un enfant de  toi. »

-« Non Jacques. Jamais je n’aurai d’enfants. Je ne veux pas qu’ils souffrent comme j’ai souffert. »

-« Mais nous serons riches. »

-« Raison de plus. La richesse non plus n’est pas faite pour les enfants. »

-« Tu dis des bêtises, mais je t’aime. »

Tu me regardes, fixement, longuement et hausse les épaules.

La voiture avance doucement, et la route continue, droite, sinueuse, droite à nouveau. L’océan est là, tout près, puis s’éloigne, revient à nouveau, repart. Encore des plages, des rochers aux teintes grises, des plages au sable blanc, des rochers encore. Puis Saint Leu et là, la route s’élance vers la montagne.

-« A partir de là, le climat change. Il n’est pas rare qu’il pleuve dans le village des Avirons alors qu’il fait beau à Saint Gilles. »

Je te regarde, souriante, heureuse, parlant avec animation, commentant avec force chaque tournant, chaque chemin quittant la route pour une autre direction, chaque ville que nous traversons.

-« J’ai dû faire le tour complet de l’île une centaine de fois. La première fois, je l’ai fait à pied, avec des amis. On a mis une semaine. C’était merveilleux. »

-« En voiture aussi c’est agréable. »

-« Non Jacques. Ce n’est pas pareil. On va trop vite. Tu ne fais aucun effort.  Et quatre ou cinq heures après, tu te retrouves au point de départ et tu as tout oublié. »

La route défile devant Jacques. Tout en conduisant, il sort un cigarillo de sa poche, l’allume et fume, aspirant avec volupté une bouffée qu’il recrache doucement, gardant la bouche grande ouverte. Devant ses yeux la fumée monte, tourne sur elle-même, et disparaît.

-« C’est toi qui m’as appris à fumer. Avant je fumais parce que ça faisait bien, parce que tout le monde fumait, mais je n’y prenais aucun plaisir. »

Les Avirons. Petite ville de 4 000 habitants à l’époque.

Mais cette ville aussi, tu ne l’aimais pas.

-« Pourquoi ? »

-« Je l’aime pas. C’est tout. »

Oui, c’est tout. Il n’y a rien d’autre à dire.

Jacques est étonné par la précision de ces souvenirs. Il croyait avoir oublié, tout oublié. Pourtant tout est clair, net, précis depuis leur rencontre.

C’était à Paris, au jardin du Luxembourg. Je sortais de la fac de droit. Il faisait beau et je m’étais assis face à une pelouse, essayant de travailler mes cours. Tu étais venue t’asseoir à côté de moi. Tu portais une petite robe blanche, tu étais bronzée, tu étais belle. Tu as ouvert ton sac, sorti un paquet de cigarette et m’a demandé du feu. Pour me remercier tu m’as offert une cigarette et nous avons fumé tous les deux en silence.

Puis,

-« Vous êtes étudiant ? »

-« Ça se voit, non ? »

-« Oui. »

-« Et vous ? »

-« Moi non. Je cherche du travail. »

-« Au jardin du Luxembourg ? »

-« Pourquoi pas ? »

Je te regarde, sans comprendre

-« C’est dix Euros. »

Devant mon regard étonné, surpris, tu as souri. C’était la première fois que je te voyais sourire. Tes dents brillaient, tes lèvres frémissaient, tes yeux se plissaient. Et, à cause de ce sourire, de ton sourire, je me suis levé et je t’ai suivie.

Tu habitais une chambre de bonne, encombrée par un lit trop grand et un lavabo avec les toilettes sur le palier. Pour voir les arbres du jardin, il fallait monter  sur un escabeau et regarder par l’unique vasistas qui éclairait la petite pièce.

-« Quand il fait beau, je monte sur le toit et je prends des bains de soleil toute nue. »

Puis tu t’étais déshabillée rapidement, sans gêne.

-« Tu t’appelles comment ? Moi, c’est Célia. »

Et tu t’étais allongée sur ton lit, attendant que je me déshabille à mon tour.

-« Célia. C’est un beau nom. »

Ce n’est que plus tard, beaucoup plus tard, que tu m’as dit que ton vrai prénom était Claudine. Mais tu trouvais ce prénom ridicule et c’est pour ça que tu te faisais appeler Célia.

Nous avons fait l’amour. J’étais maladroit et toi pressée d‘en finir. J’ai pris mon plaisir et tu t’es relevée tout suite, t’es servie un verre de jus de fruit et m’en as tendu un.

Maintenant la route est bordée d’arbres. Jacques reconnaît certains paysages, mais il se souvient surtout d’elle, de sa joie, de son bonheur. Elle souriait, parlait fort, riait, interpellait les gens en jeune épouse heureuse de montrer son bonheur.

Jeune épouse, c’est vrai. Nous étions mariés et j’étais heureux d’être ton mari. Pourtant après notre première rencontre je ne pensais pas te revoir. D’abord ça n’avait pas été « bien », comme on dit, et puis tu n’étais qu’une putain à 10 Euros la passe. Mais je suis revenu souvent m’asseoir dans le jardin du Luxembourg, devant cette pelouse où tu m’avais abordé.

Un jour, tu es revenue

-« Bonjour. »

J’ai feint la surprise.

-« Tiens … Bonjour. »

Tu t’es assise à côté de moi.

-«  Ça va ? »

-« Ça va. »

-« Tu travailles ? »

-« Oui. »

-« Je te dérange ? »

-« Un peu. »

-« Alors je m’en vais. »

-« Non, reste. J’ai fini. »

Nous nous sommes regardés en silence et pour faire quelque chose j’ai rangé mes livres.

-« Il fait beau. On se croirait chez moi. »

-« C’est où chez toi ? »

-« A la Réunion. »

Je n’ai pas compris.

-« L’île de la Réunion. »

L’île de la Réunion je savais que c’était quelque part dans l’océan indien et, brusquement, pour moi, tu es devenue « l’exotisme ».

-« Parle-moi de ton pays. »

-« Non. C’est beau, c’est tout. Il faut y vivre, pas en parler. »

Immédiatement j’imagine des plages de sables blancs, des cocotiers, des filles aux seins nus, des cases de bois, un ciel toujours bleu, des arbres immenses et des bêtes sauvages. Tu as ri.

-« Mais non. Ce n’est pas l’Afrique des films américains, c’est la France. Un petit département français avec des gens encore plus français que sur le continent. Mais c’est beau quand même. »

Je souris pour cacher ma gêne, et

-« Je dois partir suivre un cours. J’ai été content de te revoir. »

En riant, tu m’as regardé, avant de dire

-« J’ai envie d’aller au cinéma. Tu veux venir avec moi ? Je t’invite. »

Je ne sais plus quel film nous avons vu puis nous avons dîné ensemble et je suis retourné dans ta petite chambre. Mais quand j’ai voulu payer

-« Non. C’est moi qui t’invite. »

Et tu m’as embrassé.

La route défile, monotone, plate, ressemblant à n’importe quelle route française. A partir de là, il le sait, les paysages ne sont plus dans ses souvenirs que des images floues. Saint Denis et Saint Gilles existent car ils y ont vécus. Mais de cette partie de l’île ne reste que quelques photos jaunies que son cerveau a gardées, comme par exemple cette découverte rapide, brutale, de l’océan scintillant  sous le soleil au détour d’un  tournant.

Ce dont je me souviens avec précision, c’est de ton visage. J’essaie de parler, de plaisanter, mais tu restes silencieuse. De temps en temps, tel un guide touristique, tu me montres un chemin, une maison, un arbre.

-« C’est là que … »

Toutes tes phrases commencent comme çà.

Jacques hésite à faire demi tour. Mais il est là pour s’imprégner des décors de son prochain roman, un roman sordide, avec des actions violentes, brutales, comme le public les aime, et non pour se complaire dans les souvenirs du jeune homme romantique qu’il n’est plus depuis longtemps.

– 5 –

Jacques conduit vite. Malgré leurs beautés, les paysages ne l’intéressent plus. Grâce à eux, à cause d’eux, Célia est là, présente, avec toute leur vie commune qu’il croyait avoir oubliée. Mais maintenant Célia est plus importante que l’océan, que les montagnes, que ces maisons au style colonial. Il conduit par reflexe. Tout au plus remarque-t-il de temps en temps un nom, un lieu, un autre lieu encore, source de souvenirs.

Nous nous sommes revus, quelque fois par hasard, mais le plus souvent volontairement. Nous nous retrouvions devant la pelouse du jardin du Luxembourg, la grande, celle du centre qui héberge Baudelaire et les petits oiseaux qui vont, viennent, s’envolent et reviennent. Ces oiseaux me distrayaient en attendant ta venue, non parce tu étais en retard mais parce que j’étais toujours en avance.

Une fois, j’ai voulu te faire une surprise et je suis allé chez toi. Tu étais furieuse. Tu ne m’as pas fait entrer et je ne t’ai pas revue pendant un mois. Pendant ce long mois, j’étais là, tous les jours, devant notre pelouse. Là je t’ai aimée, désirée, mais aussi détestée.

Puis tu es revenue, comme si nous nous étions quittés la veille, comme si nous ne nous étions jamais disputés. Mais quand j’ai voulu savoir ce que tu avais fait durant ce long mois, tu as froncé tes sourcils, tes yeux sont devenus sombres, et tu m’as dit

-« Ça ne te regarde pas. »

C’est alors que j’ai commencé à être jaloux. Je t’ai espionnée, suivie. Tu t’en es rendue compte et une fois de plus tu as disparu. Je t’ai écrit. Pas de réponse. Je suis allé chez toi, tu avais déménagé. J’ai voulu t’oublier, mais inlassablement je me retrouvais au jardin du Luxembourg, devant ce que j’appelais notre pelouse.

L’arrivée à la ville suivante n’arrive pas à retenir son attention. Il ralentit, respecte les croisements, les piétons, mais son esprit est ailleurs. Il traverse la ville, indifférent, sans voir, sans chercher à voir.

Les examens sont arrivés, et je les ai ratés. J’avais perdu mon année. Je t’avais perdue. J’ai failli tout abandonner, partir loin, très loin … Pourquoi pas à l’île de la Réunion. Là-bas je trouverai du travail et j’aurai l’impression de te retrouver. Et, assis sur une chaise peinte en vert, face à notre pelouse, je rêvais d’aventure, de voyages. Mes amis ne me reconnaissaient pas. Ils avaient remarqué mes attentes prolongées, et, de temps en temps, l’un d’eux venait s’asseoir à côté de moi et me racontait ses aventures féminines, puis il voulait m’amener au cinéma ou passer une soirée avec des filles. Mais, finalement, haussant les épaules, il repartait, me laissant à mon attente vaine.

Le regard de Jacques  enregistre brusquement un mot, un panneau indiquant le nom de la ville qu’il va traverser « Angevin », le petit port d’Angevin avec ses rochers à pic sur l’océan … Jacques accélère. A toute allure il traverse la ville et fonce vers la ville de Vicendo. Les yeux fixés sur la route, les mains crispées sur le volant, il conduit vite, fait rugir son moteur, double, klaxonne.

Les quelques kilomètres qui l’éloignent d’Angevin sont absorbés rapidement. Après ce petit port, Jacques se détend, se calme. Sa conduite redevient régulière, tranquille, et à nouveau il regarde le paysage. Ce paysage lui paraît plus italien, peut-être à cause de ses collines arrondies, de l’océan que l’on aperçoit au loin, des arbres verts. Souvent, depuis 30 ans, il est allé en Italie. Jeanne aime  beaucoup l’Italie de sa grand-mère. Elle croit y retrouver ses origines. Elle ne parle pas italien, mais se dit italienne de sang, de cœur. Et devant Jacques apparaît le visage de sa femme, cheveux soigneusement tirés en arrière, grosses lunettes légèrement teintées, rides qu’elle ne cherche plus à cacher.

-« C’est  un peu avant Saint Philippe qu’il y a le grand souffleur. »

Célia est encore là, chassant par son souvenir ancien le souvenir présent de Jeanne.

-« Arrêtons-nous. Je veux te le montrer. »

Jacques se gare sur le bord de la route, descend de voiture.

-« C’est là. »

Nous arrivons devant le trou appelé Grand souffleur.

-« Il y a une grotte dessous. Quand l’océan est déchaîné, l’eau s’y engouffre et la pression la rejette par ce trou en un immense jet d’eau. »

Mais aux pieds de Jacques, l’océan s’étend, calme, tranquille et les petites vagues qui viennent s’écraser contre la falaise ne sont pas suffisantes pour lui donner vie.

Jacques reste immobile, rêveur face à ce trou sombre. Puis il rejoint sa voiture.

– 6 –

Après Saint Philippe, il y a la route encore. Des arbres, des collines, des montagnes, l’océan et la route toujours, long ruban de macadam de  couleur grise.

Un jour, j’ai accepté l’invitation d’un ami. Nous sommes allés au cinéma. Il avait amené deux filles avec lui. Nous sommes allés dîner. Nous étions gais, j’ai beaucoup bu et je t’ai oubliée. Ma voisine était brune, petite, rondelette. Très différente de toi. Mais elle était gaie, parlait pour ne rien dire, riait à tout ce que je disais. Elle a voulu aller danser. Là, nous avons retrouvé d’autres amis et nous nous sommes joints à eux. A leurs tables il y avait deux places libres et tout le monde parlait de Gérard et de sa nouvelle conquête. On a essayé de me les montrer, mais, dans le noir, au milieu de la  foule qui s’agitait, on ne voyait rien. Puis ma petite brunette a voulu danser. C’était un slow. Serrée contre moi elle a mis ses bras autour de mon cou, cherchant mes lèvres. Le slow est devenu rock, puis redevenu slow, et nous étions là, enlacés dans un interminable baiser. Puis nous sommes revenus à table et tu étais là, assise à côté de Gérard. On nous a présentés.

-« Célia …  Jacques. »

-« Enchanté. »

-« Enchantée. »

Pourquoi ce jeu de ne pas nous connaître ? C’est moi le premier qui l’ait commencé. Tu m’as répondu en souriant. Et, comme moi, tu as feint (mais était-ce  une feinte de ta part ?) de ne pas me connaître, de ne t’occuper que de Gérard. Mes yeux te cherchaient et quelques fois te rencontraient. Je t’ai invitée à danser, Gérard n’a rien dit, mais ma petite brunette a montré son mécontentement. Pour se venger, elle a demandé à Gérard de danser avec elle. Mais je ne voyais que toi. Nous étions sur la piste de danse, l’un contre l’autre. Je t’avais dans mes bras.

-« Pourquoi as-tu déménagé ? »

-« Parce que j’en ai eu envie. »

-« Je t’ai attendue. »

-« C’est ton problème. »

-« Je veux te revoir. »

-« Si tu veux. Mais mes tarifs ont augmenté. C’est quinze Euros maintenant. »

-« Et Gérard ? »

-« Pour lui aussi. »

J’aurais dû être jaloux, j’aurais dû partir, j’aurais dû … beaucoup de choses. Mais je t’ai vue, revue et revue encore.

Jacques conduit vite. Le paysage n’arrête plus son regard. Il a chaud, envie de baigner, de se changer, de se reposer.

Je t’ai revue. Je t’ai payée. Je prenais plaisir à te payer, à t’obliger à prendre l’argent, espérant que cela te gênerait. Mais rien. Je n’ai jamais réussi à ce que tu montres la moindre gêne.

-« J’aime l’argent. Je veux être riche, très riche. »

C’était ta profession de foi, ta religion. Tu habitais maintenant un studio dans l’île Saint louis, avec vue sur la Seine. C’était un beau studio, gai, ensoleillé, que tu fleurissais avec goût. Il y avait un  lit, un grand lit, ou plutôt deux matelas posés à même le sol, une petite table, deux chaises et des fleurs, des gerbes énormes de fleurs. J’ai essayé de te convaincre de changer de « travail ». Tu m’as regardé avec candeur

-«  Pourquoi ? Je ne sais rien faire d’autre et je gagne bien ma vie. »

-« Mais je t’aime. »

-« Moi non. »

-« Alors pourquoi m’acceptes-tu ? »

-« Parce que tu me paies. »

-« Ce n’est pas suffisant. Nous ne faisons pas toujours l’amour. Nous sortons aussi ensemble. »

-« Je n’aime pas être seule. Ici, je n’ai pas d’amis. »

-« Je suis donc ton ami ? »

-« Non. Tu me tiens compagnie. C’est tout. Un ami, c’est autre chose. »

Et je restais là, des heures et des heures à ergoter, à essayer de te faire avouer que tu avais de la tendresse pour moi, que tu tenais à moi. Tout au plus, dans tes moments d’abandon, ai-je pu obtenir

-« J’ai besoin de me sentir aimée. J’ai trop manqué de tendresse, d’affection. J’ai besoin qu’on m’aime. »

J’étais heureux. Tu avais besoin de moi.

Jacques continue sa route, fumant un cigarillo, la fenêtre ouverte, les cheveux battus par le vent.

Maintenant tu m’acceptais, tu acceptais que je vienne, que nous dînions ensemble, que je passe un week-end avec toi.

Un jour tu m’as demandé

-« Qu’est-ce que tu fais comme études ? »

-« Du droit. »

-« C’est intéressant ? »

-« Non. »

-« Alors pourquoi le fais-tu ? »

-« Par tradition. »

-« Par tradition ? »

-« Oui. Mon grand père était avocat, mon père est avocat, je serai avocat. »

Tu as fumé  en silence, avant de demander à nouveau

-« Qu’est-ce que tu aurais voulu faire ? »

-« J’aurais aimé être écrivain. »

Tu as souri et continué à fumer en silence.

Alors, j’ai ajouté

-« Mon père pense que ce n’est pas un vrai métier. » 

-« Et si tu abandonnes tes études ? »

-« On me coupe les vivres. »

Tu as réfléchi longtemps, puis

-« J’ai une solution pour toi … Mais il faut que tu sois sûr de toi. »

-« Que veux-tu que je fasse ? »

-« Réfléchis bien d’abord. Car pour cela tu devras tout abandonner, repartir à zéro … comme moi. »

Tu m’as embrassé en murmurant

-«  On en reparlera plus tard. »

Et, lentement, tu as enlevé ta robe.

Les kilomètres défilent rapidement sur cette route peu fréquentée. Les paysages changent. Les arbres verts disparaissent, et, ça et là, des roches volcaniques, vestiges des dernières coulées de lave, apparaissent. Mais Jacques ne ralentit pas.

-«  Cette partie de l’île est beaucoup moins belle et, en plus, il pleut tout le temps. Rends-toi compte, c’est extraordinaire qu’en si peu de place il y ait autant de climats. Cette île comprend à la fois un des lieux les plus arides du monde et un des plus arrosés. »

Et tu me donnais des explications géographiques, citais l’altitude du volcan et celui du Piton des Neiges.

-« C’est la seule chose qui me reste de mon père : m’intéresser à la géographie. Pourtant, par réaction contre lui, j’ai détesté tout ce qui était école, enseignement quel qu’il soit … Tu ne peux pas savoir ce que c’est qu’avoir un père instituteur qui ne t’adresse la parole que pour te poser une question : Marignan ? Quelle année ? … 8 fois 7 ? … Règle du participe passé ? … »

Je te revois. Tes  yeux brillaient, tes joues étaient rouges, et tu parlais vite, avec haine.

-« Et tout ça pour quoi ? Pour un salaire de misère qui ne lui permettait même pas d’élever convenablement ses 6 enfants. »

-« Où est-il maintenant ? »

-« Quelque part en Afrique. Quand il est parti avec mes frères et mes sœurs, je suis allée à Paris. »

-« Et tes frères et sœurs ? »

-« Ils sont comme lui. Ils acceptent. »

Les villes se succèdent. Bras Panon, Saint André, Saint Suzanne, Sainte Marie … Puis l’aéroport et Jacques reprend la route qu’il a déjà empruntée hier. Ce n’était qu’hier. Pourtant il a l’impression qu’il y a longtemps, très longtemps qu’il est revenu sur cette île, qu’il ne l’a jamais quittée.

-« Nous aurions pu vivre heureux tous les deux, avoir des enfants … »

-« Non ! »

Ton cri je l’entends encore. Il résonne dans mes oreilles. C’est un cri, dur, déchirant. Un refus net, précis, mais aussi douloureux. Car toi aussi tu rêvais de bonheur, d’amour.

Jacques accélère encore, conduisant vite, trop vite sur cette petite route sinueuse qui le ramène aux Relais Aériens.

– 7 –

Allongé sur son lit, Jacques se détend. Ce voyage n’a duré que quelques heures, mais l’excitation créée par ces souvenirs oubliés l’a troublé, fatigué, épuisé.

Et devant lui, à côté de lui, tu es là.

Tu ne voulais pas m’épouser. Puis tu m’as parlé de ton projet. D’abord, j’ai protesté, refusé.

-« Je croyais que tu voulais être écrivain. »

-« Pas à ce prix là. »

-« C’est bien ce que je pensais. Tu n’es qu’un pauvre type et tu essaies de te leurrer avec tes rêves, mais … »

J’ai protesté, mais tu ne voulais rien entendre. Tu t’es énervée.

-« Fous le camp je n’ai pas de temps à perdre avec un raté comme toi. »

Alors j’ai cédé, accepté ton marché et tu m’as épousé. Ce n’était pas un grand mariage. Nous étions seuls à la mairie avec deux témoins, deux de mes amis de la faculté qui avaient accepté de me rendre service. Mes parents n’étaient pas là, ma grand mère non plus mais c’est elle qui avait payé les billets d’avion et m’avait donné de quoi vivre pendant deux mois. La cérémonie a été rapide. L’adjoint au maire ne comprenait pas. Un de mes amis m’a raconté, qu’après, il lui avait demandé si nous étions obligés de nous marier parce que tu étais enceinte. Il ne comprenait pas. Je crois que c’est la première fois de sa vie qu’il n’a pas assisté au baiser qui conclut toutes les cérémonies de mariage. Il n’a pas compris non plus que tu partes si vite en me disant

-« Je te rejoins à l’aéroport. »

Je me suis retrouvé seul avec mes amis. Nous sommes allés boire une bière et ils m’ont accompagné à Orly. Puis, sans y croire, ils m’ont souhaité « bonne chance » et ils sont repartis.

Je t’ai attendue. J’ai brusquement eu peur que tu ne viennes pas, que tu aies changé d’avis. Pourtant c’est toi qui avais tout décidé, tout organisé. On a appelé les voyageurs, tu n’étais toujours pas là. J’étais inquiet. Devant la porte qui mène à l’avion, la porte 43, je t’ai attendue. Je ne savais que faire. Il y a eu un deuxième appel, puis un troisième.

Que faire ? Partir sans toi ?

C’est à ce moment que tu es arrivée en courant, essoufflée. J’ai voulu te prendre dans mes bras, mais tu as continué à courir et je t’ai suivie. C’est en courant que nous sommes montés dans l’avion. Et, seulement alors, assis dans nos fauteuils tu m’as souri.

-« Mon taxi a crevé. »

Mais je n’étais plus en colère. Tu étais là, souriante, décoiffée, heureuse de partir. Nous retournions chez toi, dans ton île. J’ai voulu savoir ce que avais fait, mais tu es restée silencieuse, pensive. Tu n’as jamais accepté que je te pose des questions, pourtant c’est par amour que je voulais savoir ce que tu faisais, où tu étais, qui tu voyais. Et c’est par amour aussi que je t’ai épousée, que j’ai accepté ton projet, « notre marché » comme tu disais. Moi qui rêvais d’un foyer, d’enfants, d’une vie calme, heureuse, bourgeoise, j’ai choisi l’aventure avec toi.

Allongé sur le lit, Jacques regarde fixement devant lui.

Tu es là. Je tends les bras pour que tu viennes te blottir contre moi. Mais tu restes immobile, silencieuse. Et lentement, progressivement, ton image disparaît.

Jacques, étendu sur le dos, les bras tendus le long de son corps, dort.

– 8 –

En  cette fin de journée, le bar, d’habitude vide, est agité, bruyant. Une dizaine de couples, assis autour de petites tables en bois, boivent, parlent, rient. Jacques, seul dans son coin contre la baie vitrée, sirote à petites gorgées un whisky. Devant lui, deux lettres arrivées en son absence, une de Jeanne et une d’Hélène. Jeanne … Hélène … L’une 59 ans, l’autre 25. Sa femme et sa maîtresse.

Il boit et regarde les couples qui, comme lui, prennent un apéritif. Des jeunes, des vieux et d’autres sans âge. Son regard s’attarde sur un couple d’une soixante d’années, un couple comme Jeanne et lui. Assis l’un en face de l’autre, ils boivent la même chose, deux portos, et ne se parlent pas. Ils n’ont plus rien à se dire ni même la curiosité de regarder autour d’eux. Jacques se sent mal à l’aise devant ce couple où il croit voir sa propre image. La femme est soumise, vaincue et l’œil dans le vide, elle attend que le temps passe, que la vie passe. Comme Jeanne. Comme Jeanne qui était jeune, belle, riche. Comme cadeau de mariage elle lui avait donné sa jeunesse, sa beauté, son argent. Et depuis, comme sa mère le lui avait appris, elle a attendu son mari, accepté ses silences, aimé ses maîtresses. Maintenant elle attend son retour, et, en bonne épouse, elle écrit pour raconter les potins journaliers et surtout pour ne rien dire. Deux pages d’’une écriture large,  ronde, où elle ne dit rien. Pourtant elle paraît heureuse. Comme un bibelot précieux, elle trône dans une vitrine. De temps en temps, son mari, Jacques,  amène des gens qui lui font des sourires, la complimentent pour le dîner qu’elle n’a pas préparé. Elle est heureuse de cet état, heureuse de ne rien faire, heureuse d’attendre, et, plus tard, elle sera heureuse de mourir. Certains diraient la femme idéale, mais Jaques sait que c’est faux. Elle était faite pour être mère. C’était son seul but, sa seule ambition. Mais lui ne voulait pas. Aussi, petit à petit, c’est lui qui est devenu cet enfant tant désiré. C’est pour cela qu’elle accepte cette vie, qu’elle accepte Hélène.

Jacques regarde les deux lettres non ouvertes. Elle a dû téléphoner à Hélène, l’inviter à prendre le thé. Et là, leurs petites tasses en porcelaine à la main, elles ont échangé leurs nouvelles, parlé de lui, de son caractère, de son voyage et de ce désir de le faire seul.

Leur première rencontre, c’est Hélène qui la lui avait racontée. Il était en Suisse et elle avait reçu une invitation. Elle avait hésité, puis y était allée. Jeanne lui avait demandée de le rendre heureux, et de l’accepter, elle, comme amie.

Jacques sourit en se rappelant la réaction d’Hélène

-« Ta femme est une hippie dans son genre. Mais très sympathique. »

Au début il trouvait ça drôle. Mais maintenant cette complicité le gêne. Deux femmes légitimes, c’est beaucoup, surtout qu’elles passent leur temps à parler l’une de l’autre. Par exemple, c’est Jeanne qui avait insisté pour qu’Hélène l’accompagne pour ce voyage. Il avait eu du mal à rester ferme sur ce double front.

Un jour, par provocation, il les avait emmenées dîner toutes les deux ensembles. Mais il garde de ce jour un souvenir pénible. Toute la soirée, c’est lui qui avait eu l’impression d’être de trop.

Jacques finit d’une seule gorgée son verre de whisky et se lève. Comme il entre dans le restaurant, un serveur le rattrape

-« Monsieur, vous avez oublié votre courrier. »

Jacques le remercie, prend les deux lettres non ouvertes, et les glisse dans sa poche.

Assis à une table avec vue sur l’océan, il mange en silence. Autour de lui quelques couples dînent aussi, mais il est trop tôt pour que toutes les tables soient occupées. L’océan, taché d’écume, s’agite au loin, reflétant les dernières lueurs du soleil. Jacques le regarde fixement tout en mangeant machinalement. Il est calme, détendu et savoure cette solitude qu’hier encore l’effrayait. A chaque voyage le premier  jour, il se sent perdu, désemparé. Pourtant, à Paris, cette solitude lui manque. Sa vie, son appartement, sa chambre ne sont que médiocrité. Aussi a-t-il pris l’habitude de ces voyages qui, sous prétexte de repérages pour ses romans, ne sont que de petites fugues qu’il remplit de maîtresses jeunes et disponibles. Cela lui donne l’illusion d’une vie libre, aventureuse, cette vie qu’il se plaît à donner à ses personnages. Mais avec l’âge, même sa maîtresse est devenue habitude, car, sans se l’avouer, il hésite à rompre de peur de ne plus en trouver une aussi jeune. Et puis ce voyage n’est pas un voyage comme les autres. C’est une sorte de pèlerinage. Jeanne ou Hélène auraient été de trop. Elles représentent son présent, un présent pitoyable que son passé ne connaît pas, ne veut pas connaître.

Fixant l’océan, identique à celui de ses souvenirs, il sourit et continue son repas.

Puis il se retrouve dans sa chambre. Une chambre confortable mais vide, sombre, triste. Il regarde autour de lui, mais les murs tapissés n’arrêtent pas son regard. Lentement il se déshabille, enfile son pyjama et se couche. Il prend un livre mais n’arrive pas à fixer son attention sur ces lettres, sur ces mots qui se suivent en petites lignes régulières. Il repose livre sur sa table de nuit et éteint.

Et dans la chambre noire, silencieuse, tu es là.

-« Je t’attendais. »

Dis-tu en te glissant dans mes bras.

CHAPITRE III.

– 1 –

Assise sur le lit, Célia regarde Jacques dormir. Elle sourit, et tendrement l’embrasse sur le front. Il grogne, se retourne sans interrompre son sommeil. D’un geste maternel, elle caresse sa joue rugueuse.

-« Il est tard. »

-« Mmm … »

-« Allez debout ! »

Ordonne-t-elle en tirant brutalement les draps en arrière.

Jacques ouvre un œil, mais le referme aussitôt, ébloui par un rayon de soleil indiscret qui se glisse entre les volets mal fermés.

Il grogne encore, s’étire paresseusement, et regarde d’un air hébété la chambre luxueuse que l’obscurité rend encore  plus douillette.

Puis, lentement, avec les gestes d’un automate, il se lève et entre dans la salle de bain.

Devant la glace il contemple d’un regard endormi le visage bronzé et buriné qui lui fait face. Il sourit, heureux de cet examen qui chaque jour lui rappelle qu’avec les ans son visage devient plus viril, plus expressif, un de ces visages de héros de western à qui il aurait tant aimé ressembler dans sa jeunesse. Il caresse sa joue rugueuse d’une barbe naissante, et avec des gestes trop lents, trop posés, trop joués, commence à se raser.

-« Pourquoi me regardes-tu comme ça ? »

-« J’ai toujours aimé regarder les hommes se raser. »

-« Pourquoi ? »

-« C’est une façon de les connaître. »

Jacques arrête son geste, et contemple son visage barbouillé de crème blanche.

-« Et moi, je suis comment ? »

-« Tu es gentil. »

Il fixe longuement l’image immobile que lui renvoie la glace, puis méticuleusement reprend le raclage de la mousse onctueuse qui recouvre ses joues.

Durant les premières années de leur mariage, Jeanne, à chaque anniversaire, lui offrait un rasoir électrique. Mais, petit à petit, elle avait renoncé à le séparer de ce vieux « coupe chou », comme on appelle communément cette lame qu’il prenait plaisir à aiguiser avant de s’en servir, comprenant que rien ne le ferait changer. Cela le rassure, sans qu’il sache pourquoi. Ce n’est même pas un souvenir, mais simplement une habitude qui, avec le temps, est devenue une institution. Et maintenant sa peau ne supporte plus d’autre caresse que celle, irrégulière, de cette lame trop usée. Sans s’essuyer, il se glisse sous la douche, laissant l’eau chaude le débarrasser des traînées de mousse qui encadrent son visage.

Puis, nu au milieu de la chambre, il contemple l’armoire où pendent ses costumes. Il hésite, tâte l’étoffe douce d’un costume clair, avant de se décider pour un pantalon marron, une chemise noire et une veste blanche.

-«  Tu es prête ? »

-«  Pas encore. »

Habillé il tourne en rond dans la chambre, arrangeant encore une fois ses cheveux bien pourtant peignés.

-« Tu en as pour longtemps ? »

-« Je ne sais pas. »

Il jette un dernier regard à sa silhouette élégante que lui renvoie la glace.

-« Je t’attends au bord de la piscine. »

D’un pas lent, bombant son torse puissant, il traverse le hall d’entrée, souriant à la serveuse qui s’active pour préparer les petits déjeuners, sort sur la terrasse encore vide à cette heure matinale. Assis devant la piscine, il contemple l’océan, vaste étendue bleutée au rire d’écume.

La serveuse s’approche de lui,

-« Monsieur désire un petit déjeuner ? »

-« Tout à l’heure, merci. »

-« Bien monsieur. »

Et elle repart.

Fixant l’infinie beauté de ce paysage, Jacques reste là, immobile. Il a toujours aimé l’océan, mais nulle par ailleurs que sur cette terrasse, il n’a ressenti une telle fascination.

Cet océan qui devient ciel, c’est toi qui me l’as fait connaître, comprendre, aimer. Sans toi, j’aurais vécu sans le voir et jamais je n’aurais pu rester ainsi immobile à le regarder.

L’arrivée d’un couple rieur rappelle à Jacques sa solitude. Il regarde l’heure.

Célia, que fais-tu ?

Nerveusement, pour occuper ses mains brusquement inutiles, il sort un cigarillo de sa poche et fume avec des gestes saccadés.

Qu’est-ce que tu fais ?… Qu’est-ce que tu fais ? Il ne faut pas autant de temps pour s’habiller. Tu as dû te trouver mal, avoir un accident.

Jacques se lève brusquement, faisant, par ce geste, tomber sa chaise. Devant le regard étonné du couple, il se sent ridicule et la ramasse maladroitement. Puis, tout aussi maladroitement, il se rassied, ne sachant comment placer ses jambes, ni que faire de ses bras, de ses mains.

Et il reste là, immobile, dans une position inconfortable.

-« Enfin, te voilà. Tu en as mis du temps. »

« Je voulais me faire belle pour toi. »

Tu souris, amusée par ma colère puérile. Et, avec grâce, provocation, tu t’assieds en face de moi, le visage coloré par les rayons matinaux d’un soleil encore timide.

-« Tu est belle. »

Tu souris encore.

-« J’ai faim. »

Jacques lève son bras pour faire signe à la serveuse qui accourt.

-« Un café au lait, s’il vous plaît. »

-« Et des croissants pour moi. »

-« Avec des croissants. »

-« Bien monsieur. »

Jacques la regarde s’éloigner pour aller chercher son petit déjeuner.

Puis, lentement il reprend le cigarillo dans le cendrier où il l’avait posé.

-« Qu’est-ce que tu as fait pendant tout ce temps ? »

Sans répondre, tu souris, l’œil fixé sur la boule de feu qui lentement s’élève dans le ciel.

-« Le temps me paraît long sans toi. »

Sans cesser de sourire, tout en contemplant le soleil, tu réponds

-« Tu n’avais qu’à rester avec moi. »

Aspirant avec volupté la fumée acre de son cigarillo, Jacques regarde le ciel, l’océan toujours en mouvement.

-« J’aime ton île, son climat, sa vie … »

La serveuse revient, apportant le café au lait et le croissant qu’elle pose sur la table à côté de lui. Jacques se sert, et commence à manger, silencieux, seul, fixant sans la voir la fumée de son cigarillo onduler au dessus du cendrier où il l’a à nouveau posé.

– 2 –

Assis devant la table sur laquelle s’étalent les restes de son petit déjeuner, il regarde scintiller la piscine sous les rayons d’un soleil maintenant arrogant. Il a chaud, et savoure cette sensation de torpeur qui l’envahit.

Il y a trente cinq ans, il aimait aussi rester là à contempler l’océan et sentir le soleil le chauffer puis brûler sa peau. Et ses journées se seraient passées comme ça, si Célia, excitée par son retour sur l’île de son enfance, n’avait voulu partir à la recherche de ses souvenirs. A sa suite, il avait découvert des paysages  magnifiques, grandioses et quelque fois aussi, simplement beaux.

-« Si on faisait le tour de l’île ? »

-« On l’a fait hier. »

-« Et alors ? »

Jacques prend, dans le cendrier posé devant lui, le cigarillo maintenant éteint et le rallume. Souvent il rallume ses cigarillos à moitié fumés, non par économie, mais par goût. Il aime le goût fort, désagréable qui provoque l’écœurement mais lui donne une illusion de virilité.

-« Louons un avion. »

-« Un avion ? Mais c’est  impossible… »

Jacques sourit, heureux de son idée.

Comme tu me regardes sans comprendre

-« Nous sommes en l’an 2000 ma chérie. »

-« Toi. Mais moi ? »

-« Toi aussi puisque j’y suis. »

Tu me regardes silencieuse, perdue dans un rêve complexe

-« C’est un gros avion ? »

-« Non. »

Dans tes yeux une lueur d’affolement brille.

-« Tu n’auras pas peur ? »

-« Peut-être un peu. »

-« Tu verras. Ce sera magnifique et je te ferais découvrir une autre vision de ton île. »

Jacques se lève, entre dans le bar où s’affaire maintenant un serveur en veste blanche

-« Le téléphone, s’il vous plaît. »

-« Au fond à  droite, Monsieur. »

-« Merci. »

Il y va, décroche.

-« Passez-moi l’aéroport s’il vous plaît. Chambre 118. »

L’oreille collée au récepteur, il regarde amusé le serveur essuyer méticuleusement le bar en inox en faisant semblant de ne pas écouter sa conversation téléphonique.

-« Allo, l’aéroport ? … Oui,  je voudrais louer un avion pour survoler l’île … Très bien, j’attends. »

Le serveur continue à frotter le même coin du bar, le visage penché sur son ouvrage, l’oreille tendue.

-« Oui … Quand ? … D’accord. Je serai là dans une heure. Merci. »

Il raccroche et sort du bar, suivi  par l’œil curieux du serveur.

– 3 –

Assis à côté du pilote, Jacques le regarde faire rouler le petit avion sur la piste, l’arrêter, parler à la tour de contrôle. Puis le moteur ronfle, s’emballe. L’avion tremble, rugit et s’élance sur la piste de goudron.

Ensuite tout semble simple, facile. Le moteur ne  force plus, l’avion ne tremble plus et la terre n’est plus qu’une île, un morceau de terre perdu au milieu de l’océan.

-« Nous allons longer la côte, puis ensuite, je survolerai les montagnes et le volcan. »

Jacques acquiesce d’un signe de tête, bien que le pilote n’attende pas de réponse. Il regarde cette terre dont les cultures agricoles sont devenues un amalgame de formes géométriques. Les villes de Saint Paul, de Saint Gilles, de Saint Leu ne sont plus qu’une accumulation de petits cubes qui, à cette distance, ont perdu leurs architectures coloniales.

Et  sans  s’attarder sur ce paysage créé par l’homme, l’avion suit la ligne dentelée qui sépare deux formes de vie : l’océan et la terre.

Perdu dans ses rêves, Jacques sourit, heureux.

-« Regarde les voitures … On dirait des jouets d’enfant. »

Les yeux grands ouverts, riant de bonheur, tu regardes, contemples fascinée, les paysages défiler sous nous.

-« C’est beau … Elle est belle mon île, hein ! On dirait un tableau … Un rêve … Que c’est beau … Que c’est beau. »

Tu ris, heureuse, éblouie.

J’aime ton rire, ta joie. Et je suis fier de te faire, à mon tour, redécouvrir l’île de ton enfance que tu aimes tant.

Tu ris, bouche grande ouverte, ne trouvant plus de mot pour exprimer ta joie.

Je suis heureux, fasciné par ton rire, par ton île entourée d’une ceinture bleue qui avance, recule, avance encore, sans arriver à devenir tout à fait terre ou tout à fait océan.

Suivant cette courbe sinueuse, mouvante, nous longeons la côte.

-« Maintenant nous allons survoler l’île proprement dite, et, pour commencer, le volcan. »

Jacques répond par un hochement de tête.

Et, tout de suite, c’est une grande étendue grise, sombre, triste, désertique. Un désert de sable noir, parsemé de petits cratères. Puis, enfin, le volcan.

-« Nous reviendrons ici à pied. Vu d’avion c’est magnifique, mais ce n’est pas ainsi que l’on doit  voir le volcan. »

En riant, tu continues

-« C’est beau, mais je ne retrouve pas mon île. J’ai l’impression de contempler une carte postale, ou mieux, un livre de géographie. »

Après un long silence, tu ajoutes rêveuse

-« On ne peut pas aimer un pays en le survolant. Nous arpenterons ces paysages à pied et tu verras qu’ils ont un autre goût, une autre saveur. Tu mérites leur beauté quand tu fais l’effort de marcher jusqu’à eux. En avion, tu restes un spectateur qui assiste, sans y participer, à la jouissance de la nature. »

-« Là-bas, regardez … Cilaos … Le piton des neiges … la roche écrite … »

Et les sites, les montagnes, les rochers se suivent personnalisés par un  mot, une phrase du pilote.

Pour plaire à son passager, il plonge dans la vallée qui, au pied de la roche écrite, s’étend mille mètres au dessous. Falaises démesurées devant lesquelles l’avion, petit insecte bruyant, semble minuscule.

Tu regardes, immobile, impressionnée, l’immensité de cette falaise raide, profonde, monstrueusement droite, qui s’étend devant nous. Tu ne souris plus, troublée par ce mur sans fin, par cette roche nue, par cette blessure de la montagne.

Puis, à nouveau l’avion remonte et émerge de ce trou immense dans lequel il a pris plaisir à plonger. C’est à nouveau des montagnes recouvertes de verdure, d’arbres. Et puis aussi, plus loin, l’océan sans fin qui entoure ces pics vers lesquels déjà des nuages s’amoncellent.

-« Le temps se couvre. Il faut rentrer. »

Et, tout de suite, c’est l’aéroport.

-« Ça vous a plu, »

-« Beaucoup. »

Installés au bar du club aéronautique, Jacques boit une bière avec le pilote.

-« Je ne me lasse jamais de survoler l’île. Cela me détend de mon travail. »

-« Qu’est-ce que vous faites ? »

-« Je suis médecin. J’ai commencé à piloter il y a cinq ans, par curiosité. Et maintenant, tous les jours, je survole l’île pour mon plaisir … C’est une sorte de drogue. »

-« Je vous remercie de m’avoir amené avec vous. »

-« Je  vous en prie. J’aime faire partager mes passions. »

Jacques regarde cet homme souriant, grand, fort, bronzé. 40 ans tout au plus.

-« Il y a longtemps que vous habitez ici »

-« Dix ans. J’étais venu pour un remplacement, et j’y suis resté. »

Un court silence durant lequel les deux hommes boivent leurs bières.

-« Oui, je sais que cette île est un peu le bout du monde. Mais j’y suis bien et je m’y plais. Alors pourquoi  pas ici plutôt qu’ailleurs. »

Jacques hoche la tête en souriant.

Au parking, ils s’arrêtent devant la Porsche rouge du docteur.

-« Je serais très heureux que vous veniez dîner un soir, si vous avez le temps bien sûr. »

-« Volontiers. »

-« Ma femme vous demandera sûrement de lui parler de Paris, de la France car cela lui manque. Mais je ne crois pas qu’elle serait heureuse de vivre à Paris. »

Et, en lui tendant la main, il ajoute

-« Demain soir, ça vous va ? »

-« D’accord. »

Il lui tend une carte

-« Voici mon adresse. Nous vous attendrons vers 20 heures. »

-« Merci. A demain donc. »

Jacques regarde la petite voiture de sport démarrer avant de rejoindre sa voiture.

– 4 –

-« Allons nous baigner. »

Rapidement la Volvo se dirige vers Saint Gilles, doublant de nombreuses voitures trop lentes au goût de son conducteur.

-« J’aime la vitesse … J’aime te voir conduire vite … Prendre des risques. »

Je te souris, tout en accélérant.

Mais devant Jacques, une camionnette se traîne. Il klaxonne, déboîte pour la  doubler. Mais, arrivant du tournant situé devant eux, une voiture noire se précipite à sa rencontre. Ses réflexes se bloquent. Fixement il regarde la voiture se précipiter vers lui sans pouvoir ni freiner, ni accélérer. Le temps s’arrête. Et, au ralenti, il double la camionnette et se rabat devant elle, frôlant la voiture noire qui le croise dans un rugissement de klaxon furieux et injurieux.

Alors, seulement alors, il sent un grand frisson glacé le parcourir et une peur rétrospective le traverse, agitant son corps de tremblements.

-« Tu es plus gonflé que je croyais. »

Tu me regardes, souriante, heureuse.

-« Une fois j’ai joué à la roulette russe avec des amis … J’ai eu la même impression qu’aujourd’hui. »

Et, en riant, tu ajoutes

-« C’est grâce à des expériences comme celles-là qu’on se rend compte que l’on vit. »

-« Je ne l’ai pas fait exprès. Je ne l’avais pas vu arriver. »

-« Moi si. »

-« Et tu ne m’as rien dit ? »

-« Pourquoi ? »

Je te regarde longuement, en silence.

Maintenant la conduite de Jacques est plus calme, plus prudente, plus lente.

Jacques se gare dans le parking du bar-restaurant le Boucan-Canot. Il descend de voiture, et contemple la grande plage de sable blanc où deux ou trois couples se dorent au soleil.

-« Viens. »

Prenant ma main, tu m’entraînes en courant vers la plage. Là, tu te déshabilles rapidement pour ne garder que ton maillot, t’élances dans l’eau et t’éloignes dans un crawl puissant. Assis sur le sable, à côté de tes vêtements, je te regarde nager, puis revenir vers moi.

-« Tu ne te baignes pas ? »

-« Je n’ai pas de maillot. »

-« Baigne-toi nu. »

-« Ce n’est plus de mon âge. »

Tu me regardes et hausses les épaules.

Jacques, assis sur le sable, regarde, droit devant lui, l’océan onduler, avant de venir doucement, tendrement, s’étendre à ses pieds.

Les yeux fermés, tu dors, face au soleil.

-« Je t’aime. »

La tête au-dessus de toi, je te contemple, heureux de ton abandon impudique que j’imagine m’être destiné. Mais déjà tes lèvres remuent.

-« Demain nous irons à la Roche Ecrite. J’ai pris rendez-vous avec Catherine et son ami. »

-« On ne peut pas y aller seuls ? »

Tu ne réponds pas, possédée à nouveau par les caresses d’un soleil jaloux.

Mari complaisant, je reste là, immobile, silencieux. J’écoute les vagues, le vent, les oiseaux chanter et je regarde les rayons de l’astre de feu donner à tes cheveux un éclat doré.

Le visage épanoui, tu frémis, gémis, heureuse, consentante à ses caresses indiscrètes.

Le temps passe.

Non content de sa victoire, le soleil s’acharne sur moi, brûlant ma peau. Furieux, je me lève, incapable de rester immobile plus longtemps.

-« Tu as faim ? »`

Tu t’appuies sur tes avant-bras et me regardes ironique.

-« Tu es vraiment ridicule avec ce costume. Tu pourrais au moins enlever ta veste. »

Jacques retire sa veste.

Tu te lèves, et me suis à contre cœur vers le restaurant.

Assis sur la terrasse du restaurant, sa chemise noire largement ouverte sur sa poitrine, il boit une tasse de café. Puis, fouillant dans une poche de sa veste posée sur le dossier de sa chaise, il sort un cigarillo et, après l’avoir allumé, fume avec volupté, les yeux fixés sur l’océan.

-« Que regardes-tu comme ça ? »

-« Rien de spécial … J’essaie d’imaginer ce que peut ressentir la petite fille que tu étais sur cette île, devant cet océan, avec la vie que tu as eue. »

-« Ne cherche pas. Tu ne peux pas comprendre. J’étais comme toutes les petites filles et je ressentais ce que ressentent toutes les petites filles. »

-« Tu ne voudrais pas vivre ici avec ta famille, avoir une vie tranquille, heureuse ? »

-« C’est trop tard. »

-« Mais non. Maintenant ta famille, c’est moi. Je pourrais trouver du travail et nous serions heureux. »

-« Tu serais heureux. »

-« Et toi ? »

-« Moi, je veux être riche. »

Puis, après un silence,

-« Donne-moi une cigarette. »

Je te tends mon paquet de gitanes sans filtre, tu te sers, et silencieuse, immobile, tu regardes l’océan, avalant de grandes bouffées de fumée que tu rejettes par le nez.

Je suis avec toi. Je suis heureux. Nous avons bien mangé, et, en silence,  nous  fumons face à un océan pour une fois calme. Je t’aime et tout me paraît merveilleux. Ce voyage, notre voyage de noce en fait, ton pays, tes amis que pourtant je ne connais pas encore, ta  joie, tes caprices et tes brusques sautes d’humeur. Ta façon de me regarder aussi, à la fois tendre et inquiétante. En public, tu es amoureuse, souriante et je suis « ton petit mari chéri ». Mais quand je suis seul avec toi, je n’existe plus. Je suis là, tu me parles, je te réponds. Tu me racontes ton enfance, tes espoirs, tes déceptions, mais ce n’est pas un dialogue. C’est … comment dire … un monologue entre toi et toi. »

Jacques écrase nerveusement son cigarillo à moitié consumé et fait signe au serveur pour avoir l’addition.

– 5 –

Jacques marche rapidement sur le sable mouillé.

Tu es devant moi, tu cours, insensible à mes appels

-« Célia … Attends-moi … Attends-moi … »

Mais tu cours, tu cours, sans tenir compte de mes cris.

Croyant à un jeu, je m’élance à ta poursuite. Je te rattrape. En riant je m’accroche à toi et t’entraîne dans ma chute. Nous roulons sur le sable et je t’immobilise dans mes bras. Reprenant mon souffle, je te tiens allongée sous moi. Tu es belle, les cheveux en désordre, les yeux brillants.

-« Je t’aime. »

-« Prouve-le. »

-« Que veux-tu que je fasse ? »

-« Gifle-moi. »

-« Mais … »

-« Gifle-moi. »

-« Idiote. »

Et je t’embrasse. Tu ne réponds pas à mon baiser et te dégages brutalement.

-« Pauvre type. »

-« Qu’est-ce qui te prend ? »

Tu ne réponds pas. Tu regardes droit devant toi. J’esquisse une caresse mais nerveusement tu me repousses et te lèves.

Jacques marche vite sur le sable humide.

-« Je ne pouvais pas te battre. Je t’aimais trop. »

-« Si tu avais été plus fort, plus dur … Si tu m’avais battue … Si tu avais été un homme … Peut-être aurais-je pu t’aimer. »

-«  Mais je t’aurais fait mal. »

-« Et alors ? »

Je te prends dans mes bras, te force à t’arrêter.

-« Tu aurais abandonné ton projet ? »

-« … »

-« Réponds-moi. »

-« Oui. »

Et tu t’éloignes en courant.

Jacques court sur la plage. Etonné, un couple d’amoureux regarde ce vieil homme élégant courir maladroitement sur le sable mou.

-« Célia … Attends-moi … Attends … Laisse-moi t’expliquer. »

Je cours, trébuche et tombe.

Tu t’arrêtes. Debout devant moi, tu me regardes vautré dans le sable, et tu éclates de rire, d’un rire méchant, méprisant.

-« Pauvre type … Pauvre type. »

Les mains sur mon visage plein de sable, j’ai envie de pleurer.

Jacques, furieux, vexé, se relève maladroitement, essuie soigneusement le sable collé à ses vêtements.

-« Oui je suis vieux … Je ne sais plus courir comme avant … Mais avant j’étais jeune, je t’aimais. Tu ne l’as pas compris … Aujourd’hui j’ai vieilli et, à cause de toi, je suis devenu dur, insensible. Aujourd’hui je te déteste, je te déteste. »

De toutes mes forces je te gifle encore et encore. Ma main laisse des traces rouges sur tes joues. Immobile, souriante malgré mes coups, tu murmures à chaque gifle

-« Je t’aime … Oui, je t’aime. »

Mais c’est trop tard. Je frappe encore et encore, prenant plaisir à sentir ta tête dodeliner sous mes coups.

Brusquement Jacques fait demi tour et repart d’un pas lent, assuré, vers le restaurant. Célia est le passé, un passé qu’il croyait avoir oublié, mais le passé quand même. Aujourd’hui il est écrivain et son retour est dû à une raison professionnelle, pas à une rétrospective. Il doit se documenter, parcourir cette île pour son prochain roman.

Il se dirige vers sa voiture, insensible aux cris qu’il croit entendre.

-« Jacques … Attends-moi … Ne t’en vas pas … Je t’aime. »

Il est dans sa voiture, démarre, et d’une allure de promeneur retourne vers son hôtel.

Derrière lui, sur la plage, l’océan soupire et efface méticuleusement sur le sable la trace de ses pas.

– 6 –

Seul dans sa chambre, Jacques est assis devant la petite table où est posé son ordinateur. Il regarde droit devant lui, sans arriver à écrire.

Oui, le temps a passé et les souvenirs qui le hantent sont vieux de 35 ans. Mais depuis, il a vieilli, muri.

Il se lève et tourne en rond dans la chambre. Il sait qu’il n’arrivera pas à écrire. Mais il ne veut pas quitter cette chambre. Ici, dans ce cadre moderne, luxueux, actuel, rien ne lui rappelle ce passé qu’il croyait avoir oublié. Cette chambre ressemble à toutes les chambres des grands hôtels qu’il fréquente depuis de nombreuses années dans le monde. Le manque de personnalité de ce lieu le rassure. Il représente sa vie actuelle, sa vie future, sa vie d’homme marié, sa vie d’amant.

Puis, tout aussi brusquement qu’il s’est levé, il se rassied, prend une feuille de papier au nom de l’hôtel et commence à écrire. Il écrit à Hélène. Il aurait dû l’amener avec lui, comme il l’a fait pour la plupart de ses voyages. Avec elle il n’aurait pas eu le temps, pas envie de se laisser envahir par ces souvenirs. Ils se seraient promenés, ils auraient ri, ils auraient fait l’amour. Hélène a besoin de bouger, de parler, de s’amuser, de voir du monde … Peut-être son amour pour lui n’est qu’un amour du luxe, de la vie facile, l’amour dont rêvait Célia. Rapidement Jacques chasse cette pensée de son esprit et, nerveusement, il lui écrit des mots d’amour, des mots tendres, sans suite. Il a besoin d’elle. Il ne l’aime pas, mais elle le rassure, lui donne l’illusion qu’il est jeune. Elle est sa raison d’être, mais elle aussi partira. Elle se mariera avec un homme de son âge pour créer une famille.

Il lui restera Jeanne. Elle le consolera et, immobile, silencieuse, l’écoutera raconter sa peine, parler d’Hélène, de son amour passé.

Ce roman, le roman qu’il va écrire au retour de ce voyage, il le lui dédiera comme tous les autres. Il a promis de le dédier à Hélène, mais, comme toujours, c’est à Jeanne qu’il le dédiera. A sa femme, à ma femme.

Jacques regarde la feuille à demi griffonnée qu’est devenue sa lettre. Il n’a pas envie de la continuer. Il ne sait plus quoi dire. C’est à Jeanne qu’il devrait écrire, mais elle ne comprendrait pas, s’inquiéterait d’avoir de ses nouvelles. Il y a si longtemps qu’il ne lui a plus écrit.

Jacques se lève à nouveau. Il ne se reconnaît plus. D’habitude lui si calme, si organisé, n’arrive plus à se concentrer. Il se sent seul, perdu, isolé. Et pourtant, cette solitude, c’est lui qui l’a voulue.

Il se rassied, et repoussant la lettre à moitié écrite, reprend son ordinateur et essaie d’écrire les prémices de son prochain roman.

Le décor ? Une île, cette île.

L’action ? Une histoire policière bien sûr, avec du sang, des bagarres, des meurtres. Une histoire comme les autres, destinée à faire oublier aux voyageurs la monotonie de leurs trop longs trajets en train.

Mais tout de suite Jacques s’interrompt, obsédé par une idée, par une constatation. Jamais, pour lui, cette île ne pourra avoir une autre histoire que le sienne, que son histoire avec Célia.

Tu es là, trop présente, et rien d’autre ne peut exister dans ces paysages fleuris. Cette île est ton île et ce roman sera ton histoire, notre histoire, bien que ce ne soit pas une aventure banale, pas même un sujet d’un roman.

Lentement Jacques referme son ordinateur et se lève. Puis il s’allonge sur son lit et reste là, immobile, les yeux fixés sur le plafond.

Oui, Célia, je t’aime, je t’ai toujours aimée. Mais j’ai vieilli, j’ai changé, alors que toi tu es toujours la même. Mon amour aussi a changé. Comprends-le Célia, je suis un homme maintenant, plus l’enfant que tu as connu. Et aujourd’hui c’est l’homme que je suis devenu qui t’aime, c’est l’homme que je suis devenu qui est avec toi sur ton île. Nous allons recommencer, repartir à zéro, oublier le passé. Nous venons de nous marier et venons d’arriver sur ton île. C’est notre voyage de  noce et tu veux me faire découvrir ton île, me la faire aimer. Demain nous irons à la Roche Ecrite à pied comme tu le veux, puis nous irons sur le volcan, à Cilaos, au Piton des neiges où, quand il n’y avait pas de réfrigérateurs, les hommes allaient chercher des blocs de glace. Nous irons partout où tu voudras, nous ferons tout ce que tu voudras, tout, tout, tout … Mais, s’il te plaît, laisse-moi me reposer, dormir un peu. Nous avons beaucoup circulé ce matin et je ne suis pas encore habitué à ce climat. Oui, va te baigner, je te rejoindrai tout à l’heure. Je t’aime … Amuse-toi  bien … A tout à l’heure.

Jacques, endormi sur son lit, sourit à ses rêves.

– 7 –

Debout au bord de la piscine, un verre de whisky à la main, Jacques regarde fixement l’eau frissonner  sous le vent.

-« L’eau est bonne ? »

-« Excellente. Tu me rejoins ? »

-« J’ai pas vraiment envie »

Tu me regardes, hausses les épaules.

-« Tu as tort. »

Jacques s’assied sur une chaise en bois, et, tout en sirotant son whisky, sourit.

-« Tu es heureuse ? »

-« Très. »

J’aime te voir nager, rire, être heureuse. Tu es belle et je t’aime.

Il boit une autre gorgée de  whisky.

-« Tu as soif ? 

-« Pas maintenant. »

Tu t’élances dans un crawl rapide, battant l’eau avec des gestes gracieux. Enfin de journée la piscine est éclairée par des projecteurs sous-marins et cet éclairage donne à ton corps, entouré de bulles d’air, un aspect magique, irréel.

Ton corps si jeune, si ferme, si harmonieux, devient un halo vivant, dont la phosphorescence m’hypnotise.

Tu sors de l’eau, essoufflée, ruisselante, dorée, t’avances rapidement vers moi et souris. Tes cheveux mouillés, éparpillés sur ton front, te donnent un air mutin. Tu ris, m’éclabousses. Je crie. Tu ris, viens te coller contre moi, espiègle, tu remues la tête, inondant mon visage de tes cheveux et d’eau, tu ris, tu ris encore, encore et toujours.

-« Je t’aime Célia, je t’aime. »

Tu prends la serviette posée à côté de moi et te frictionnes avec vigueur.

-« Où veux-tu dîner ce soir ? »

-« Restons ici … Tous les deux. »

Je te regarde, étonné et heureux de ta réponse. Il est si rare que tu veuilles rester seule avec moi. Mais, t’appuyant sur les coudes, tu me regardes en souriant

-« Maintenant j’aime être avec toi. Tu me plais. J’aime ton visage ridé, tes temps grises … Je t’aime vraiment. »

Jacques hoche la tête et vide son verre. Puis, faisant signe au serveur

-« La même chose. »

Et il reste là, immobile, attendant son nouveau whisky.

-« Tu bois trop. »

-« C’est vrai. »

Tu me regardes fixement avant de murmurer

-« Si tu es malade, je te soignerai. »

-« Je ne suis pas malade. 

-« Pas encore. Mais quand tu seras plus vieux, incapable de te déplacer, je resterai avec toi, je m’occuperai de toi. Je ne permettrai à personne de te toucher. Tu seras à moi, à moi toute seule. »

-« Tu es bête. »

-« Non. Je t’aime. »

Jacques sourit au serveur qui lui apporte un nouveau verre de whisky.

-« Merci. »

Tournant le dos au serveur qui repart d’un air digne, tu enlèves ton soutien-gorge et enfile sur ton corps, maintenant sec, ta petite robe colorée. Puis, me regardant avec provocation, tu enlèves la culotte de ton maillot.

-« On va manger ? »

-« Tu ne vas pas t’habiller ? »

-« Je suis bien comme ça. »

-« Mais … »

-« Il n’y a que toi qui saches que je suis nue sous ma robe. »

Je ne peux résister au plaisir de caresser tes fesses. De sentir ta chair nue sous ma main me fait frissonner. Mais déjà tu t’éloignes en riant. D’un pas lent, je te suis et nous entrons tous les deux dans le restaurant de l’hôtel.

Sans que nous n’ayons rien demandé, le serveur nous installe à une table isolée, intime. Tu t’amuses de sa délicatesse et ne peux t’empêcher de me dire

-« Il nous traite comme si tu sortais avec ta secrétaire. »

-« Veux-tu que je lui dise que nous sommes en voyage de noce ? »

Tu éclates de rire

-« Mais  non. Ça m’amuse de le voir te regarder avec cet air complice. »

Jacques regarde le serveur debout devant lui.

-« Monsieur est seul ?

-« Oui. »

Il prend la carte des menus, la feuillette rapidement,  avant de dire

-« Le menu du jour sera parfait. »

-« Très bien Monsieur. »

Le serveur reprend la carte des menus et repart vers la cuisine.

Tu le regardes s’éloigner en souriant

-« Tu vois ce que je te disais. Il m’ignore. Mais j’aime mieux ça. Ce soir je veux être seule avec toi, je n’existe que pour toi. »

Jacques sourit, regardant fixement devant lui.

J’ai envie de caresser ton visage, tes seins, tes cuisses que je sais nues sous ta petite robe.

Puis, finissant le verre de whisky qu’il a apporté avec lui, il regarde, le regard fixe, la salle à manger encore à moitié vide.

Le serveur revient et le sert. Jacques mange lentement, insensible au brouhaha qui l’entoure et qui rappelle la présence d’autres clients. Il mange, regarde  droit devant lui, sourit à son rêve, mange. Aux hors d’œuvres se succèdent un poisson sur un lit de légumes, une salade, des fromages et une glace à la vanille, le tout arrosé d’une bouteille de vin blanc, un bourgogne aligoté.

-« Parle-moi de ton passé. »

-« Tu le connais. »

-« Oui, mais pas ton passé d’étudiant, celui de ta vie d’homme, de ce que tu as fait entre tes deux voyages à l’île de la Réunion. »

Je te regarde, gêné par cette question.

-« Depuis que je t’ai retrouvée, je n’ai plus de passé. Il n’y a plus que toi. »

Tu éclates rire

-« Tu n’as pas changé. »

Je réponds à ton sourire, mais tu insistes

-« Tu sais … Il faudra que tu me racontes un jour. Ta femme, tes maîtresses … J’aimerais savoir. »

-« Pourquoi ? »

-« Comme ça. »

Tu me regardes fixement avant d’ajouter

-« Ta vie, tu me la dois. C’est grâce à moi que tu es devenu ce que tu es  … Donc, j’ai le droit de savoir. »

Ironique, je réponds

-« On dirait que tu es ma mère. 

-« Il y a un peu de ça … »

Murmures-tu doucement. Et, l’œil fixe, tu sembles absente, plongée dans tes pensées.

Son repas terminé, Jacques se lève lentement et traverse la salle à manger sans attacher d’importance aux clients qui le regardent passer.

-« Veux-tu que nous fassions une promenade ? »

Sans attendre ta réponse, je prends ton bras et t’entraîne dans le petit  bois qui se trouve en bordure de l’hôtel.

L’air est doux, frais, à cette heure de la nuit. Les insectes accompagnent notre promenade de leurs chants, et la lune donne aux arbres des reflets fantomatiques. Mais tout cela ne nous touche pas. Nous sommes serrés l’un contre l’autre, et, en silence, nous avançons à pas lents. La présence chaude de ton corps me trouble. Je suis heureux. Plus rien n’existe. Ni le passé, ni l’avenir, seul notre présent compte.

Tu prends ma main et m’entraînes vers un buisson. Là, tu retires ta robe, t’allonges sur le sol et me fais signe de te rejoindre.

-« On va  nous voir. »

-« Et  alors ! On est marié non ? »

J’éclate de rire et m’allonge à côté de toi.

– 8 –

Dans sa chambre, Jacques se déshabille lentement, rangeant méticuleusement ses affaires sur le dossier d’une chaise. Puis, il enfile son pyjama de couleur grenat et se couche. Machinalement, il prend le livre posé sur sa table de nuit, l’ouvre, et le feuillette.

Mais déjà tu te dresses devant moi, nue.

-« Jacques, mon amour. »

Roucoules-tu en te collant contre moi

-« Je suis fatigué. »

-« Avant nous faisions l’amour plusieurs fois par jour. »

-« Il n’y a plus d’avant. Il n’y a que maintenant. »

Tu m’arraches le livre des mains et le jettes au milieu de la chambre en riant.

-« Célia, je suis vieux. »

-« Moi non ! »

Tu te frottes contre moi, glisses ta main dans mon pyjama, mais très vite tu te rends compte de l’inutilité de tes efforts.

D’une petite voix, je murmure

-« Je suis vieux, pardonnes-moi. »

Tu me regardes fixement, durement.

-« Oui, tu es vieux. »

Et tu me tournes le dos.

J’esquisse une  caresse, mais tu te dégages en grognant

-« Laisse-moi dormir ! »

Jacques éteint la lumière, et, les yeux grands ouverts dans le noir, essaie de ne pas penser.

CHAPITRE IV

– 1 –

Après avoir traversé Saint Denis, Jacques suit la petite route qui zigzague jusqu’au site nommé « le Brûlé ». Mais au lieu de s’arrêter pour admirer le paysage, il s’engage sur le flanc de la montagne jusqu’à ce que la route finisse en cul de sac. Là, il se gare à l’ombre d’un eucalyptus, et, après avoir pris dans la boîte à gants une carte d’état major, sort de la voiture, la ferme soigneusement à clef et s’enfonce dans la forêt.

D’un pas alerte et assuré il suit le sentier empierré qui troue les arbres touffus. Mais très vite la forêt perd de sa densité et les arbres majestueux deviennent buissons, rappelant par leurs couleurs ceux du maquis corse. Ces paysages éveillent en lui le souvenir de son séjour sur cette autre île française. C’était il y a 5 ans. Il y était allé pour y écrire un roman, un roman sur la mafia où le héros passait la plupart du temps caché dans le maquis.

Ce livre était un de ses préférés, peut-être à cause des 15 jours vécus dans ce petit village de berger complétement isolé. A l’époque il venait de rompre avec Marie-Claire, et cette retraite lui avait fait du bien. Ici, il avait décidé de ne plus tromper sa femme, de se consacrer entièrement à son travail, de ne plus fumer, et mille autres choses encore.

Mais, à son retour, il avait rencontré Hélène …

Le sentier monte, abrupt, et l’allure de Jacques ralentit. Je fume trop, pense-t-il, sachant très bien que de toutes les façons il n’arrêtera jamais de fumer.

Autour de lui la forêt est à nouveau plus dense. Mais il ne regarde pas les arbres qui s’élancent vers le ciel, recouvrant le chemin d’une ombre protectrice. Il a trouvé son rythme, un rythme lent, celui d’un pas de montagnard. Mais sa pensée est ailleurs. Et il progresse régulièrement, insensible à la beauté de l’environnement.

Brusquement, devant lui, le sentier se coupe en deux. Jacques hésite, mais à sa droite il aperçoit une petite maison. Il se souvient de cette maison, une sorte de refuge en cas de mauvais temps. Alors, sans hésiter cette fois, il prend l’autre direction, celle de gauche, continuant à s’élever vers le sommet, vers son but, le sommet appelé « la Roche Ecrite ».

Sans avoir besoin de lire la carte d’état major pliée dans sa poche, il sait qu’il est à plus de 1 000 mètres d’altitude, et que plusieurs heures de marche sont encore nécessaires pour atteindre ce sommet. Fatigué, il s’arrête pour reprendre son souffle.

Immobile au milieu du petit chemin, il regarde droit devant lui, cherchant à percer le rempart feuillu de la forêt. Mais ce temps de repos émousse son courage et cette épopée solitaire lui paraît inutile, ridicule. A quoi bon refaire cette excursion. Il y a 35 ans, il n’était pas seul. Ils étaient partis à 3 heures du matin pour voir le soleil se lever au sommet des montagnes. Ils riaient, parlaient, s’entraînant les uns les autres. Tandis qu’aujourd’hui, il est seul, vieux, fatigué.

Lentement il sort un cigarillo de sa poche, l’allume et aspire goulûment une bouffée.

Ses souvenirs sont là, précis. Il sait  que  dans quelques heures le sentier va longer un à pic et que, de là, sa vision s’étendra au-dessus de la ville de Sainte Marie vers l’océan. Il sait que de gros rochers ronds vont lui fournir un siège confortable. Il sait que l’air sera plus frais, plus pur, et qu’il sera à 1 300 mètres au dessus du  niveau de l’océan. Aussi, sans hésitation, ayant retrouvé son énergie, il repart d’un pas allègre, plus rapide.

Quelques centaines de mètres plus loin, il s’assied sur un de ces gros rochers ronds en forme de tortue qui surplombe la plaine. Là-bas, beaucoup plus bas, il voit un avion qui lentement tourne au dessus de l’océan avant de se poser, comme au ralenti, sur l’aéroport de Saint Gilles, devenu aujourd’hui, Aéroport de Saint Denis Roland Garros. Il voit le bleu de l’océan qui se confond avec l’horizon. Il voit la ravine qui tombe à pic à ses pieds, ces collines qui descendent comme des vagues vers la plaine. Et de l’autre côté, le petit chemin continue son escalade entre les arbres, trouant la forêt de ses zigzags qui donnent un air de vie, de gaité, à ce feuillage compact, homogène.

Jacques sourit. Il n’ira pas plus loin. D’ici, la vue est magnifique et la suite du trajet il la connaît. Pour s’élever des centaines de mètres qui le séparent du sommet il devra encore marcher plusieurs heures en suivant ce même sentier qui va devenir de plus en plus étroit, de plus en plus abrupte. Ce chemin, ils l’avaient suivi en riant. Célia était heureuse, elle marchait devant avec Catherine, le laissant avec Pierre, l’ami de Catherine.

Plus haut, la forêt est moins épaisse, et, encore plus haut, le chemin est bordé de bambous comme il n’en a jamais vus ailleurs. Ce sont des bambous assez gros, dont chaque nœud de la tige centrale est orné de petites touffes de cinq à six feuilles.

-« On ne trouve ces bambous qu’à partir de 1 800 mètres »

Lui avait expliqué Pierre.

-« Ils disparaissent à partir de 2 000 mètres et on n’en trouve que sur cette île. »

Puis il faut marcher encore et encore, traverser d’autres forêts, longer d’autres falaises, et enfin, essoufflés mais heureux, ils étaient arrivés au sommet et   avaient vu la fameuse « Roche Ecrite ». Il avait été déçu. Ce n’était qu’un petit rocher sur lequel des amoureux avaient gravés leurs noms, leurs initiales, dessinés des cœurs.

-« Mais non, ce n’est pas pour voir ce rocher qu’on vient ici. C’est pour la vue. Là, devant toi, il y a la fameuse cuvette de 1 000 mètres de profondeur, qui t’a tant impressionné en avion, et que l‘on appelle le cirque de Salazie. Et, à côté, il y a le cirque de Mafate. »

-« Mais on ne voit rien. »

Avais-je répondu, déçu.

-« Toute la plaine est noyée dans le brouillard. »

Devant ma déception, tu avais répondu

-« Ce qui compte, c’est l’effort que l’on fait pour monter jusqu’ici. »

Je souris.

-« Ça, je l’ai fait pour toi. »

Et, debout au bord de la falaise, je regarde cet océan de brume qui recouvre toute la vallée, faisant de ces cirques un immense lac de brume.

– 2 –

De retour à l’hôtel, Jacques se dirige directement vers la piscine. Il a chaud, envie de se baigner. Rapidement il se déshabille dans une des cabines réservées aux clients, enfile un maillot parmi ceux destinés à ces mêmes clients, sort et plonge dans l’eau.

Il nage vite, brutalement. Puis, à bout de souffle, il s’accroche au bord de la piscine et reste là, immobile, la poitrine en feu.

Tu viens t’accrocher à côté de moi, au rebord de la piscine.

-« Tu forces trop. Ce n’est pas comme ça que tu dois t’entretenir. Il faut nager régulièrement, lentement, soutenir ton effort pendant longtemps pour que cela serve à quelque chose. »

Je hausse les épaules. Tes conseils sur l’hygiène physique m’ennuient. J’ai envie, besoin de forcer, de me brusquer et non, comme toi de m’entretenir pour développer harmonieusement mon corps. Mon corps est ce qu’il est. Le charme de l’homme, mon charme, n’est pas basé sur mon harmonie physique … Surtout maintenant. »

-« Ne sois pas stupide. J’ai connu un professeur d’éducation physique qui … »

-« C’était ton amant ? »

-« Pendant deux mois … C’est lui qui m’a appris à entretenir mon corps. »

-« Ça m’est égal ce  qu’il t’a appris. Ça ne m’intéresse pas. »

Tu hausses les épaules et continues à nager, régulièrement, passant et repassant devant moi.

Jacques se détache du rebord, et, lentement, calmement, fait quelques brasses. Mais, très vite, il s’ennuie et sort de l’eau.

Allongé sur une chaise longue, les yeux fermés, il laisse au soleil le soin de sécher son corps bronzé.

-« Tu aurais pu faire l’effort d’aller jusqu’à la Roche Ecrite. »

-« J’y suis allé. »

-« Non. Tu t’es arrêté en chemin. »

-« J’y suis allé. Pas avec mon corps actuel, mais celui d’avant. »

Je te regarde en souriant avant d’ajouter

-« Moi aussi j’ai gardé mon corps de 25 ans … C’est lui qui montait avec toi. »

-« Je ne veux pas du jeune mari que tu étais … Ou alors … »

-« Ou alors ? »

Tu me regardes longuement avant de murmurer

-« Tu le sais. »

Jacques se dresse brusquement sur sa chaise longue. Il regarde fixement devant lui, l’air hagard.

-« Quelque chose ne pas, monsieur ? »

Le serveur, étonné, inquiet, debout derrière lui, le regarde

-« Non, non …  Ce n’est rien. Tout va bien, merci. »

Pas convaincu le serveur s’incline et se retire. Mais avant de disparaître derrière les vitres teintées du salon, il se retourne pour regarder encore une fois ce sexagénaire qui se rallonge sur la chaise longue et, les yeux grands ouverts, fixe un point invisible dans le ciel.

-« Je t’en prie Célia. Ne parle plus de ça. » 

-« Pourquoi ? Tu es venu pour revivre ton passé, non ? »

-« Non ! Je suis venu pour écrire un livre, et j’avais besoin de revoir ces paysages. »

-« Pourquoi précisément ceux-ci ? »

-« Parce que mon éditeur me l’a demandé. »

-« Non Jacques. Tu es revenu me tuer. »

-« C’est faux. Je t’aime, je t’aimais. »

-« Je sais. Mais aujourd’hui, je suis morte. »

-« Pas pour moi. »

-« Qu’est-ce que ça change ? »

-« Je voudrais tant que tu sois vivante, que tu vives avec moi. »

-« Je serais vieille. »

-« Je t’aimerais quand même. »

-« Non. Ta passion pour moi n’est que du remord. »

-« Ce n’est pas vrai. Je t’ai toujours aimée, je  ne t’ai jamais oubliée. »

-« Pourquoi t’es-tu remarié alors ? »

Je ne réponds pas. Je ne veux pas répondre.

Nerveusement Jacques prend son paquet de cigarillos posé sur la table à côté de lui, en sort un et l’allume. Le goût acre de la fumée lui fait du bien, le calme.

-« Si tu avais voulu, nous aurions été heureux. »

-« Je ne voulais pas de ce bonheur. »

-« Pourquoi ? »

-« Je voulais être riche. »

-« Je suis riche, tu le serais  aussi. »

-« Maintenant tu es riche, ou plutôt tu es riche de mon argent, de celui de ta femme. »

-« Mes livres se vendent bien. »

-« Tu appelles ça des livres ? »

-« Les romans policiers sont aussi de la littérature. »

Ton rire cinglant me fait mal.

-« C’est toi qui dis ça ? »

-« Oui, c’est moi et je le pense. Pour ça aussi j’ai changé. J’ai compris, comme tu me l’avais dit, que ce qui compte c’est d’écrire des livres qui se vendent. »

Ton rire méprisant sert de réponse.

-« Oui, Célia. J’ai changé, beaucoup changé. Je suis devenu ce que tu voulais que je sois il y a 35 ans, ce pour quoi tu m’aurais aimé. »

-« Rêver littérature et finir écrivain de romans policiers … Mais non, tu n’as pas changé. Tu ne changeras jamais. Tu seras toujours un incapable, un médiocre. Et

par orgueil, par vanité, tu fais semblant de croire à ce que tu écris, de croire que tes romans policiers sont de la littérature. »

-« Mais … »

-« Oui, tes livres se vendent bien, c’est vrai. Mais n’oublie pas le travail de ton éditeur, ton éditeur qui était ton beau-père et aujourd’hui ton beau-frère. »

Jacques se lève brusquement, écrase nerveusement son cigarillo dans le cendrier, et, à grands pas, se dirige vers les cabines de bain.

-« Tu fuis comme toujours … Tu es lâche. »

Là, il claque brutalement la porte de la cabine derrière lui, et se rhabille rapidement.

– 3 –

Assis dans la salle à manger de l’hôtel, Jacques regarde droit devant lui, à travers la vitre teintée. L’océan est toujours là et scintille sous les rayons du soleil. Il mange machinalement le menu que lui a conseillé le maître d’hôtel, sans apprécier cette nourriture trop européenne pour ce climat.

-« A quoi  penses-tu ? »

-« A toi. »

Tu souris

-« Tu m’en veux ? »

-« Pas vraiment … Mais tu pourrais m’injurier avec … avec plus d’amour. »

Tu ris

-« Tu es con … mais je t’aime. »

Immobile, silencieux, je te regarde fixement.

Devant mon air sérieux, triste, tu enchaînes

-« En plus, tu n’as pas le sens de l’humour ! »

Blessé par ton regard ironique, je baisse les yeux  avant de murmurer

-« Je ne plaisante pas. J’ai peur … Maintenant je suis riche, mais je ne suis pas heureux. Je m’ennuie. Je n’ai plus de raison de vivre. »

Je te regarde fixement avant d’ajouter

-« C’est toi qui m’as poussé à ne penser qu’à l’argent. »

Mais, avant que tu n’aies le temps de répondre, je m’immobilise, fixant un homme d’une soixantaine d’années, portant des lunettes et un nœud papillon qui entre dans la salle à manger à la suite d’une jeune femme d’une vingtaine d’années.

-« Pourquoi m’as-tu abandonné Célia ? »

Jacques suit du regard le vieil homme et la jeune femme qui traversent la salle du  restaurant. L’homme croise son regard et d’un geste machinal le salue d’un signe de tête en se demandant s’il le connaît. Puis, il s’installe en face de la jeune femme, à la table désignée par le maître d’hôtel.

-« Pourquoi le regardes-tu comme ça ? »

-« Je ne sais pas … J’ai l’impression … Il me rappelle  quelqu’un que j’ai connu, mais je ne sais plus qui. »

Tu éclates de rire, d’un rire mauvais

-« Tu ne te souviens plus ? … Tu es sûr, »

Je baisse la tête, fixant mon assiette

Oui, je sais qui c’est. Et toi aussi. Il ressemble à cet homme d’une soixantaine d’années, un notaire …  Je le trouvais vieux, très vieux … Mais aujourd’hui, moi aussi, j’ai son âge … 

Jacques vide son verre de vin d’un trait. Le maître d’hôtel se précipite et le remplit à nouveau. Mais, avant même qu’il ne soit reparti, Jacques le vide à nouveau, sous l’œil étonné du maître d’hôtel.

Oui, c’était un notaire. Il habitait une petite maison isolée dans la montagne, pas très loin de cet hôtel du reste. Nous étions allés le voir. Tu m’avais présenté. Il nous avait félicités pour notre mariage et invités à dîner. Tu le connaissais depuis longtemps. C’était un ami de tes parents. Il avait été gentil avec nous, trop gentil.

Et pourtant tu persistais à vouloir réaliser ton plan. Ce plan que tu avais soigneusement préparé.

Je te regarde longuement avant d’ajouter

-« Tu n’aurais jamais dû me le présenter. »

-« J’avais mes raisons de le haïr. »

-« Je sais. Tu me les as dites après. »

-« Et ça ne te suffisait pas ! »

Machinalement Jacques hoche la tête. Le maître d’hôtel le regarde, inquiet, mais  n’ose rien dire

-« Oui, bien sûr … Mais aujourd’hui je me demande s’il était vraiment fautif. »

-« Pas fautif ? …Violer une petite fille de 15 ans ! »

Jacques regarde fixement devant lui.

-« Non, Célia. Je ne te crois pas. Je ne te crois plus. Plus aujourd’hui. Tu as couché avec lui, c’est probablement vrai, mais tu étais consentante. »

Tu me regardes tristement

-« Comment le sais-tu ? »

Nous nous regardons fixement. Mais, très vite, c’est toi qui baisses les yeux. Devant ton silence, je demande doucement

-« Raconte-moi. J’aimerais savoir ce qui s’est vraiment passé. »

D’une petite voix, tu murmures

-« C’est vrai. J’étais consentante, comme tu dis. Mais il n’aurait jamais dû accepter. Il était vieux et moi trop jeune … »

Comme je respecte ton silence, tu continues d’une voix hésitante, puis de plus en plus précise devant la force de tes souvenirs.

-« A cette époque, j’avais un amoureux. Il s’appelait Georges. Nous étions toujours ensemble et je l’aimais beaucoup. Nous passions notre temps à nous embrasser, à nous caresser, mais toujours d’une façon très chaste. Un jour, j’en ai eu assez de sa timidité, j’avais envie de faire l’amour vraiment et je le lui ai dit … »

Tu me regardes sans me voir, les yeux fixes, humides.

-« Il a baissé la tête et s’est mis à pleurer. C’est pour ça que j’ai compris que je n’étais plus une enfant, que jamais plus je ne serais une enfant et que ce militaire qui m’avait violée à l’âge de 12 ans avait détruit quelque chose de beaucoup plus grave que ma virginité. »

Après un silence, tu ajoutes

-« Voilà. C’est aussi simple que ça. Je couchais avec le notaire pour satisfaire mes besoins sexuels et je flirtais avec Georges par romantisme. »

Troublé, je murmure tendrement

-« Pourquoi tu ne m’as jamais dit ça ? »

-« A quoi bon ? »

Nous nous regardons en silence, longuement.

Puis, en hésitant un peu, je te demande

-« Mais pourquoi m’avoir choisi moi pour réaliser ton plan ? »

-« Parce que tu ressemblais à Georges. Tu étais pur, romantique, idéaliste, comme lui … Ce n’est que toi qui pouvais me venger, le venger. »

Lentement Jacques finit son verre de vin et se lève.

-« Monsieur ne prend pas de café ? »

Demande le maître d’hôtel.

-« Apportez-le moi sur la terrasse, s’il vous plaît. »

-« Bien Monsieur. »

Jacques retourne sur la terrasse, s’assied sur une chaise en bois devant la piscine, pendant que le Maître d’hôtel dépose un café fumant sur la petite table posée à côté de lui.

Tu es belle, le soleil brille dans tes cheveux, entourant ton visage d’une auréole d’or. Nous aurions pu être heureux. Nous étions jeunes, je t’aimais, tu aurais pu oublier, repartir à zéro avec moi.

-« Non, à l’époque, je ne pouvais pas oublier. Mais aujourd’hui, tu es vieux, et avec toi, je pourrais oublier. »

-« Mais moi, pourrais-je oublier ce qui s’est passé ? »

Tu souris

-« Quand on est vieux, on n’a pas besoin d’oublier. On accepte. C’est différent, mais le résultat est le même. »

Puis, après un léger silence, tu ajoutes

-« Tu peux bien faire ça, puisque de mon côté je suis obligée d’accepter ta femme. »

Je te souris en hochant la tête.

Jacques, avec un geste lent, serein, porte la tasse de café fumante à ses lèvres et boit.

– 4 –

D’un pas de promeneur, Jacques suit lentement le sentier qui rejoint la route de la montagne.

Serrée contre moi, la tête appuyée sur mon épaule, tu souris béatement. Et, protégés par l’ombre des arbres, nous avançons, silencieux, savourant la tranquillité de cette promenade digestive. Puis, suivant la départementale où le sentier nous conduit, nous tournons le dos à Saint Gilles et montons vers la montagne. Autour de nous des maisons au style colonial se cachent derrière de petits bois rieurs.

Le notaire habitait une de ces maisons.

-« Tu te souviens ?  … Oui, je suis sûre que tu te souviens ! »

Mais cette route, ce trajet que nous faisons aujourd’hui, j’avais été le seul à le faire. Après t’avoir laissée à Saint Gilles, j’étais revenu garer la voiture au parking des Relais Aériens, puisque déjà à l’époque tu avais voulu que nous nous y installions, dépensant ainsi tout l’argent que m’avait donné ma grand-mère. Puis j’étais reparti, comme aujourd’hui, à pied vers ces maisons.

Là, j’avais coupé à travers bois pour arriver devant sa maison sans être vu.

-« C’était un dimanche, tu te souviens ? »

Comme tu me l’avais demandé, je m’étais caché derrière un arbre … Celui-là, mais il était beaucoup plus petit à l’époque … et j’avais attendu son départ. Il allait te rejoindre, je le savais mais je n’étais pas jaloux.

Il était monté dans sa voiture. Il avait l’air heureux et étonné, excité par ce rendez-vous inattendu que tu venais de lui fixer. Je l’avais regardé partir, puis je m’étais dirigé vers sa maison. J’avais la clef, cette clef que tu avais gardée depuis si longtemps. J’avais peur, je tremblais, mais j’entendais ta voix. Et c’est pour toi que j’ai eu le courage d’entrer, d’aller dans son bureau, de prendre la clef de son coffre dans le tiroir de droite de son bureau, de m’approcher du coffre …

Jacques, debout à côté d’un énorme eucalyptus, regarde la maison toute blanche,  entourée d’un jardin bien entretenu.

Il est immobile, l’œil fixe.

-« Et après ? »

-« Après … Tu le sais. »

-« Non. Je sais ce que tu m’avais dit. »

-« Je t’avais dit la vérité. »

Tu me regardes fixement, sans répondre.

Tendu, nerveux, Jacques serre nerveusement ses mains. Il baisse la tête et lentement se laisse glisser au pied de l’arbre.

-« C’est vrai. J’avais ouvert le coffre … Il était plein d’argent … Mais je n’ai pas pu le prendre … J’ai tout remis en place et je suis reparti comme j’étais venu. »

-« Tu m’avais dit que le coffre était vide. »

Je n’ai pas la force d’affronter ton regard.

-« Je n’aurais jamais dû te faire confiance. »

Murmures-tu méchamment.

Prostré par terre, Jacques sort de sa poche un cigarillo et l’allume. Fumer lui fait du bien, le calme. Il fume lentement, prenant plaisir à regarder la fumée danser devant son visage.

-« Comprends-moi, Célia. Je n’ai pas pu. »

-« Tu n’as pas eu peur de voler, pourtant. »

-« Je n’ai jamais rien volé. »

-« Et ton roman, ton premier roman, tu ne l’as pas volé ? »

-« Non. C’est moi qui l’ai écrit. »

-« C’est vrai. Mais l’intrigue, c’était la mienne, celle que j’avais conçue. Le vol de l’argent du notaire, c’est moi qui l’avais imaginé. Et si tu n’avais pas eu peur, cela nous aurait rapporté beaucoup plus que l’édition de ton roman, comme tu dis. »

-« Ce roman s’est bien vendu. »

-« Ça je le sais. Il t’a surtout permis de faire la connaissance de la fille de l’éditeur. »

-« Ma femme n’a rien à voir là-dedans. »

-« Ta femme c’était moi, pas elle. Elle, elle n’existe pas ! »

Jacques se lève brusquement

Tu me fais face, les mains sur les hanches, prête à la bagarre.

-« Si tu avais eu le courage de voler cet argent, aujourd’hui je serais encore ta femme. »

-« Ce n’est pas vrai ! »

Tu me regardes fixement, hausse les épaules et t’enfuis dans les bois.

Jacques fait un pas en avant, mais les branches des arbres l’arrêtent. Alors, lentement, il fait demi tour et repart vers le petit chemin qu’il avait suivi pour venir devant la maison du notaire, maison aujourd’hui transformée, rajeunie, rénovée.

– 5 –

Au volant de sa Volvo de location, Jacques quitte le parking des Relais Aériens et s’engage sur la petite route goudronnée. Il a hâte d’être à Saint Gilles, au bar du Boucan Canot. C’est là que Célia l’attendait en compagnie du notaire, son soi-disant parrain.

Et, comme il y a 35 ans, il conduit vite, nerveusement. Et, comme il y a 35 ans, il cherche une explication, une excuse, justifiant l’échec de ce vol.

Arrivé devant le restaurant, il se gare et entre directement dans le bar. A cette heure de la journée, nombreux sont les consommateurs mais il n’a pas besoin de les regarder pour chercher Célia. Il sait qu’elle se trouve dehors, sur la terrasse, assise à la petite table en coin, à gauche. Il traverse rapidement la salle bruyante  et sort sur la terrasse. Machinalement il tourne à gauche et se dirige  vers la petite table du fond. Mais, devant la table, il réalise que celle-ci est vide.

Célia, c’est là que tu devais m’attendre !

Désemparé, Jacques regarde autour de lui.

Peut-être es-tu allée te promener sur la plage avec ton parrain … Pourtant, à l’époque, tu étais là, tu m’attendais …

Lentement il quitte la terrasse et s’engage sur la plage. Il marche difficilement sur le sable mou, mais il n’y fait pas attention. Il avance, regardant autour de lui, cherchant désespérément une silhouette familière. Mais rien. Aucune des baigneuses ne ressemble à Célia, aucune n’est accompagnée d’un vieil homme à lunettes.

Pourtant tu aurais dû être là. Tu aurais dû, comme il y a 35 ans, m’attendre. Pourquoi n’es-tu pas là ? Pourquoi ?

Brusquement, Jacques s’arrête.

Mais oui, tu m’en veux. Aujourd’hui tu sais que je n’ai pas pris l’argent et c’est pour ça que tu ne m’as pas attendu. Oui, je me souviens, c’est ce que tu m’avais dit quand tu avais compris que je n’avais pas l’argent. Tu m’avais injurié, tu m’avais dit que tu regrettais de m’avoir attendu, que si tu avais su …

Jacques s’assied dans le sable et regarde fixement devant lui.

 Pourquoi ne m’as-tu pas attendu ? … Célia, aujourd’hui nous n’avons pas besoin de cet argent, tu le sais, alors pourquoi me fuis-tu ? … Célia …

Non ! Célia non ! Je ne veux pas que tu partes. Je t’aime Célia … Je t’en prie reviens …

Rapidement il se lève et se dirige vers sa voiture.

Célia ne me quitte pas. Pas maintenant, plus maintenant.

Il s’engouffre dans sa Volvo et part à toute allure. Il conduit vite, nerveusement, faisant crisser ses pneus à chaque tournant. Il ne voit pas les paysages qui défilent devant lui. Il ne voit que ce ruban de goudron qui zigzague devant lui, ce ruban de goudron que sa voiture avale vite, trop vite. Et, dans un crissement de pneus dérapant sur le gravier, il s’arrête devant la maison qu’il contemplait moins d’une heure au paravent, sort de voiture et sonne à la porte.

Célia, je ne veux pas. Tu es ma femme maintenant. Tu ne dois pas m’abandonner. Il est vieux, trop vieux pour toi … Célia …

La porte s’ouvre lentement devant Jacques et une petite fille d’une dizaine d’années, blonde, le regarde en souriant.

-« Bonjour Monsieur. »

Immobile, statufié, Jacques la regarde. Il reste bouche ouverte, incapable d’articuler un mot. Sortant de la maison, une voix féminine crie

-« Christine, qu’est-ce que c’est ? »

Une jeune femme, blonde aussi, apparaît derrière la petite fille et le regarde interrogativement

-« Monsieur ? »

-« Excusez-moi … Mais … On m’a dit qu’un notaire habitait ici. »

-« Un notaire ? … Non. Mon mari est architecte. Vous devez vous tromper. »

-« Pourtant … Il y a longtemps que vous habitez ici ? »

-« Depuis dix ans. Les parents de mon mari ont acheté cette maison il y a vingt ans … Ah oui … Je me souviens. Vous avez raison. C’était aux héritiers d’un notaire qui venait de mourir … »

Jacques sourit

-« La personne qui m’a renseigné est très vieille, c’est vrai … Excusez-moi … Excusez-moi. »

A reculons il regagne sa voiture, et démarre suivi du regard étonné de la mère et de sa fille.

Lentement il regagne l’hôtel et monte dans sa chambre. Il s’allonge sur le lit, et, bien que ce soit une chambre non fumeur comme toutes les chambres de l’hôtel, allume un cigarillo et regardant la fumée monter vers le plafond, reste là, immobile, seul, terriblement seul.

– 6 –

Un  bouquet de fleurs à la main, Jacques, devant une magnifique porte en vieux bois artistement décorée, attend qu’on vienne lui ouvrir. Répondant à la sonnerie, un bruit de pas se fait entendre et la porte s’ouvre devant une jeune créole. Mais avant que Jacques n’ait le temps de parler, une femme d’une quarantaine d’années les rejoint dans l’entrée

-« Monsieur DUBOURG, je présume … Je suis madame PAGET. Mon mari n’est pas encore là, mais il ne va pas tarder. »

-« Très heureux Madame. »

Dit-il en lui tendant les fleurs.

-« Vous n’auriez pas dû, mais c’est très gentil. Merci. »

Les fleurs passent de la main de Jacques à ceux de l’hôtesse qui les transmet à la femme de ménage.

-« Tenez, Emilie. Allez les mettre dans un vase. »

Puis la femme du docteur, précédant Jacques, l’introduit dans le salon.

-« Asseyez-vous, je vous prie. Que puis-je vous offrir ? »

Et, pendant qu’elle sert deux whiskys, elle parle, elle parle, elle parle.

Jacques l’écoute, hochant la tête, répondant. Le babillage mondain de cette femme épanouie, heureuse, lui fait du bien. Il a l’impression d’être à Paris, chez lui, dans une de ces soirées si fréquentes qu’organise sa femme. Et il a le sentiment bizarre d’être l’un des invités que sa femme reçoit uniquement pour lui être utile. Et cette femme qui parle, sourit, parle encore, pourrait être sa femme.

Jacques est détendu. Il avait craint que cette soirée ne soit une corvée, mais cette femme, devant lui, il a l’impression de la connaître, de l’avoir toujours connue.

L’arrivée du docteur ne trouble en rien la complicité mondaine qui s’est établie. Et les whiskys ne font qu’accentuer cette atmosphère. Jacques se sent bien, heureux. La conversation est futile, agréable.

-« Mon mari m’a dit que vous étiez écrivain. »

-« C’est exact. »

-« Vous êtes ici pour votre prochain roman ? »

-« Oui, quand j’écris une histoire, j’ai besoin de visiter le pays dans lequel je veux placer mon intrigue. Comme ça j’ai l’impression de vivre à la place de mes personnages, et je réagis comme eux. En plus, je crois que la véracité des décors aide à créer l’atmosphère d’une  histoire. »

Jacques parle, jouant parfaitement le jeu qu’il connaît bien, celui des écrivains mondains. Il parle de ses livres passés, de celui qu’il va écrire, inventant des histoires, des anecdotes …

Après un copieux et exotique repas, ils se retrouvent à nouveau au salon devant des verres d’alcool, fumant de très bons cigares. Ses fleurs, artistiquement arrangées dans un vase coloré, sont posées sur une table basse située devant eux et Jacques sourit, heureux d’avoir pensé à les apporter.

Il est bien. Ce couple heureux et sans  problème est content de sa présence qui les change de la monotonie luxueuse de leur vie. Ils sont fascinés par sa vie, cette vie qu’il raconte comme étant faite de voyages, de grands voyages dans des pays merveilleux, d’hôtels de luxe … Une vie d’aventurier moderne !

Cela le console aussi de la bourgeoisie parisienne qu’est sa vie réelle, cela lui fait vivre la vie qu’il aurait aimé avoir et lui donne l’impression qu’il a réussi, qu’il est une personnalité enviée, admirée, et non un petit écrivain mondain qui ne doit son talent qu’à son mariage avec la fille d’un éditeur célèbre.

Le temps passe vite, très vite. Et quand Jacques prend congé, ils ont convenu de se retrouver deux  jours plus tard pour visiter ensemble le volcan.

– 7 –

De retour à l’hôtel, Jacques monte directement dans sa chambre. Ces gens sont charmants. Ils font partie de son monde et cela lui a fait du bien de passer une soirée avec eux.

Après avoir fermé la porte de sa chambre à clef, il commence à se déshabiller et range délicatement sa veste sur un cintre.

Tu es là, couchée, dormant d’un sommeil profond. Je te regarde, puis, lentement, je finis de me déshabiller, faisant attention à ne pas faire de bruit afin de ne pas te réveiller.

Ses vêtements soigneusement pliés, Jacques enfile son pyjama grenat, se glisse dans les draps de son lit entrouverts par la femme de ménage, et, les yeux grands ouverts dans le noir, allongé sur le dos, attend le sommeil.

Je t’écoute dormir. Je sens la chaleur de ton corps. Je t’aime. Je te sens bouger, te retourner. Ta main touche mon corps et s’immobilise sur ma poitrine. A l’immobilité  subite de ta main, je comprends que tu es éveillée, que tu ne dors plus.

-« Tu dors ? »

Mais tu ne réponds pas à mon murmure. Au contraire. Tu me tournes le dos, te mets en boule. Je souris. Cela veut dire que tu es fâchée, que tu boudes.

-« Qu’est-ce que tu as ? »

Comme tu ne réponds toujours pas, je me penche doucement vers toi, embrasse tes cheveux. Sans te retourner, d’une voix tout à fait éveillée, tu me demandes avec un accent de reproche

-« C’est à cette heure que tu rentres ? »

Je souris.

-« Tu es jalouse ? »

-« Avant tu ne serais jamais sorti sans moi. »

-« Tu n’avais qu’à venir. »

-« Ils m’ennuient. »

Je ne réponds pas. Je n’ai plus envie de sourire. Allongé sur le dos, fixant dans le noir un plafond invisible, je te demande énervé

-« Pourquoi es-tu partie tout à l’heure. Je t’ai cherchée partout. Où étais-tu ? »

-« Qu’est-ce que ça peut faire ? »

-« J’étais inquiet. »

-« Tu avais peur que je te quitte ? »

Je ne réponds pas. Alors, lentement, tu continues

-« Oui, j’aurais dû te quitter, j’aurais dû accepter ce qu’il me proposait. Partir avec lui, nous installer à Madagascar, l’épouser. J’aurais été riche. »

Furieux, je ne peux m’empêcher de dire

-« Il était vieux. » 

-« Toi aussi. »

Je ne réponds pas.

Mais, après quelques minutes, je ne peux m’empêcher d’ajouter

-« Je t’aime. Tu sais. »

-« Ça ne t’a pas empêché d’aller dîner chez tes amis. »

-« C’est le présent. »

-« Et moi ? »

-« Toi, tu es tout. Tu es moi. Mon passé, mon présent, mon avenir. »

Je me rapproche de toi, murmure

-« Tu m’as manqué. »

Je sens que tu te détends. Tu te retournes et viens te blottir dans mes bras. Je te serre contre moi.

-« Promets-moi que ne me quitteras plus. Plus jamais. »

Tu m’embrasses sur la joue en murmurant

-« Tu aurais dû prendre l’argent. »

-« J’aurais dû, mais je n’ai pas pu. »

-« Nous  aurions pu être heureux. »

Je te serre dans mes bras en disant

-« Nous serons heureux. »

Et je t’empêche de répondre en t’embrassant avec fougue.

CHAPITRE V.

– 1 –

Jacques s’éveille en souriant. Il est bien, détendu, heureux sans savoir pourquoi. Il sourit, pris d’une envie irrésistible de rester là, à se prélasser, à rêver des heures et des heures dans ce lit douillet. Paresseusement il s’étire, et, d’un geste lent, nonchalant, décroche le téléphone et commande son petit déjeuner.

Puis, reposant le combiné du téléphone, je me tourne vers toi. Tu me souris

-« Quand j’étais petite, je rêvais de faire la grasse matinée et  de prendre mes petits déjeuners au lit. »

Nous nous regardons en riant

-« Moi non. Ça voulait dire que j’étais malade. »

Devant ton air étonné, j’ajoute

-« Ma mère était malade et prenait tous ses repas au lit. »

Tu me regardes avec tes yeux verts grands ouverts.

-« Si ça t’ennuie on peut se lever et aller le prendre au bord de la piscine. »

-« Mais non … Avec toi, j’aime rester au lit. »

Tu te blottis contre moi, m’embrasse tendrement sur l’épaule. Puis, comme le font les enfants, tes baisers remontent en une longue caresse et viennent se nicher dans mon cou, provoquant des chatouillements délicieux qui parcourent mon corps de longs frissons voluptueux. Je te serre dans mes bras, t’entraînant sur ma poitrine. Je sens la pointe de tes seins sur mon ventre, je caresse tes cheveux, ton dos …

Toc-Toc-Toc.

-« Entrez. »

Une plantureuse métisse, poussant une table roulante où est posé le plateau de son petit déjeuner, entre dans la chambre.

-« Bonjour, Monsieur. Avez-vous bien dormi ? »

Dit-elle avec son accent chantant

-« Très bien, merci. »

Elle pose le plateau sur la table-bureau de la chambre et ressort avec la table roulante, sans même avoir écouté sa réponse.

Jacques repousse le drap de son lit qui le couvre durant son sommeil, se lève et va devant la table où se trouve le plateau du petit déjeuner. Il hésite à s’asseoir, mais lentement il prend le plateau et retourne se coucher. Assis dans son lit, le plateau du petit déjeuner posé sur ses jambes, il se rend compte qu’il ne peut plus bouger sans risquer de tout renverser. Il reprend le plateau, le pose à côté de lui, arrange ses oreillers et s’installe confortablement. Seulement alors, il reprend le plateau et le repose sur ses genoux.

-« Tu es bien, mon chéri ? »

-« Très bien. »

Répond-il en souriant.

Il remplit sa tasse de café. Mais, en reposant la cafetière, il bouge et renverse dans le plateau la moitié du contenu de la tasse. Furieux, il repose le plateau à côté de lui, rabat nerveusement les draps de son lit, et reprenant le plateau  va s’installer à la table-bureau. Là, bien assis sur une chaise, il remplit à nouveau sa tasse de café et boit.

-« Qu’est-ce qui te ferais plaisir aujourd’hui ? »

Je te regarde. Tu es confortablement installée dans le lit et mange avec gourmandise un croissant dégoulinant de confiture.

La bouche pleine, tu  réponds

-« Je voudrais aller à Cilaos. La route est magnifique, tu verras. »

Assis face à la table-bureau de la chambre, Jacques boit son café à petites gorgées, regardant droit devant lui.

-«Cilaos ? Le petit village perché à 1 500 mètres au milieu du cirque de Cilaos ?

-« Oui, c’est ça. C’est une station thermale très fréquentée l’été à cause de son climat. »

Jacques se lève, ouvre la fenêtre et, du paquet posé à coté de lui, sort un cigarillo et l’allume. Cette première bouffée de la journée, au goût âcre, lui est indispensable. Il la savoure, gardant la fumée dans sa bouche jusqu’à ce qu’à bout de souffle, il doive la rejeter en direction de la fenêtre pour respirer.

-« Quand j’étais petite, nous y passions un mois de vacances. C’était horrible. Pendant un an mes parents économisaient pour payer ce séjour. Et cela, pourquoi ? Nous logions chez l’habitant dans des conditions encore plus inconfortables qu’en temps normal. Nous couchions tous dans la même chambre et pique-niquions tous les midis pour éviter les frais de restaurant. Dans nos promenades nous passions devant le grand hôtel où des enfants s’amusaient, riaient, se baignaient. Et moi, je les regardais … Une fois, je me suis échappée et je suis allée au bord de la piscine pour me baigner. Mais un serveur m’a chassée parce que je ne faisais pas partie des clients. »

Après un long silence rêveur, d’une voix dure, tu ajoutes

-« Aujourd’hui nous irons déjeuner dans cet hôtel, et, tu verras, comme les serveurs seront obséquieux avec moi. »

Plongée dans tes rêves de vengeance, tu bois lentement le restant de  ton café.

Jacques se ressert du café et porte la tasse à ses lèvres pour la vider.

Puis il se dirige vers la salle de bain laissant son cigarillo à peine allumé s’éteindre dans la soucoupe qui lui sert de cendrier.

– 2 –

La petite Volvo roule vite sur la route redevenue familière. Mais Jacques ne regarde plus le paysage, il est pressé d’arriver à la ville de Saint Louis et de là prendre la route de Cilaos. Cette route il s’en souvient bien. Elle est impressionnante. C’est un long ruban tortueux collé contre la falaise, bordé de précipices de plusieurs centaines de mètres.

Pour cette promenade tu avais revêtu ta plus belle robe, t’étais coiffée avec soin et  avais mis  ton collier de fausses perles.

-« Cela fait plus riche. »

M’avais-tu dit avec un air de défi.

Durant tout le trajet tu étais restée silencieuse, ne répondant pas à mes questions.

Je te regardais, perdue dans tes rêves, allumant cigarettes sur cigarettes en avalant consciencieusement la fumée.

La conduite de Jacques est maintenant moins rapide, mais il ne regarde pas le paysage, concentré sur ses souvenirs. Machinalement, il sort un cigarillo de sa poche et l’allume.

Je t’ai proposé d’amener tes amis avec nous, mais tu as refusé. Tu voulais être seule et j’étais heureux. Je croyais que tu voulais être seule avec moi. Je n’avais pas compris que pour toi, à ce moment-là, je n’existais pas, je n’étais qu’un alibi destiné aux serveurs de l’hôtel.

Tu sais, quand j’ai compris ça, c’était longtemps après. J’étais à table et je mangeais. Je pensais au roman que j’étais en train d’écrire. Je savourais la nourriture, mais mon esprit était ailleurs. J’étais seul, je ne voyais rien. Ce n’est qu’à la fin du repas que j’ai vu ma femme. Elle était assise en face de moi. Nous étions mariés depuis six mois. Ce soir-là, j’ai compris. Et plus les années passaient moins j’ai vu ma femme et plus je me rapprochais de toi.

-« C’est faux. Tu m’avais oubliée. »

-« Je croyais t’avoir oubliée, mais ce n’était pas vrai. »

En silence, tu aspires une bouffée de ta cigarette, rejettes la fumée devant toi, faisant ainsi onduler ma vision de ton visage, et réponds

-« Tu crois vraiment que c’est moi que tu aimes ? »

Mais sans attendre ma réponse, après un court silence, tu murmures

-« Je suis morte. »

-« C’est faux. Tu es tout ce qu’il y avait de bon en moi. »

-« Tu n’étais pas un homme. »

-« Maintenant, je le suis. »

-« Parce que tu crois qu’aujourd’hui tu es moi et que je suis toi. »

-« En un sens, oui. »

-« Et tu refais tous nos gestes afin de revivre en tant qu’homme notre voyage ? »

-« Afin de repartir à zéro, de tout recommencer avec toi. »

-« Tout ? »

-« Tout ! »

D’un geste nerveux Jacques jette par le vitre ouverte de la voiture son cigarillo non fini, sort la boîte de sa poche pour en prendre un autre, mais constate qu’elle est vide. Furieux il jette la boîte de cigarillos vide par la fenêtre.

Maintenant sa conduite est plus nerveuse, plus agressive. Il en a assez de traîner sur cette route qui surplombe l’océan. Il a hâte d’être à Cilaos, hâte de revivre une nouvelle tranche de son passé.

Et, très vite apparaissent et disparaissent les villes de Saint Leu, les Avirons, l’Etang salé et enfin Saint louis.

Mais au moment de bifurquer vers la route qui se dirige vers Cilaos, il s’arrête.

-« Tu as peur ? »

-« Non. Je n’ai plus de cigarillos. »

Il sort de voiture, entre dans le bar-tabac devant lequel il s’est garé, achète une boite de cigarillos, remonte dans sa voiture et démarre en trombe.

-« Tu sais, pendant une minute, j’ai cru … »

-« Tu n’as rien à croire. J’ai dit que nous irions à Cilaos, et nous irons. »

Tu souris tendrement

-« Jamais tu ne m’as parlé avec tant d’autorité … Mais tu sais, tout cela est tellement loin. Tu peux oublier. »

-« Non. J’ai essayé, mais maintenant je ne veux plus. »

Rapidement la voiture grimpe le long de la petite route sinueuse. Après le village nommé La Rivière, Jacques allume un nouveau cigarillo qu’il mord pour le garder au coin de sa bouche et conduit les deux mains sur le volant, regardant le paysage autour de lui. Au fur et à mesure qu’il s’élève vers le sommet, vers Cilaos, il ralentit, fasciné par ce paysage grandiose, par ces falaises, par cette cassure de la montagne qu’il gravit au gré des zigzags du ruban de goudron qui sert de route.

Cette route, m’avais-tu dit, c’est ma vie. Je suis partie d’en bas, sans rien, et j’arriverai au sommet, à Cilaos, malgré les zigzags, les précipices, les falaises. J’arriverai, quelque soit le temps que je devrais mettre. »

Et la voiture continue d’avancer, stimulée par les coups d’accélérateur brutaux de son conducteur.

– 3 –

Cilaos, enfin !

Mais comme au premier voyage Jacques est déçu. Après la beauté fantastique, irréelle de la route, le petit village lui paraît triste, mort. Il bruine et la vue sur les montagnes environnantes est maintenant cachée par le brouillard qui les enveloppe.

-« En cette saison il fait rarement beau ici et le soleil ne brille que le matin très tôt. »

Jacques se sent triste, angoissé. La végétation luxuriante des bords de l’océan lui manque. Il relève la vitre, allume le chauffage de sa voiture. Il n’a plus qu’un désir, arriver à l’hôtel, au grand hôtel, et se réfugier dans l’immense salle à manger.

Mais là aussi il est déçu. Ce qui lui apparaissait comme le summum du luxe,  n’est qu’une grande bâtisse comme le sont tous ces vieux hôtels que la modernisation n’a pas encore atteints. Et, dans cette atmosphère glacée, les murs paraissent humides malgré le chauffage central de la vieille chaudière à charbon qu’il a aperçue en entrant.

Jacques se réfugie au bar, s’enfonce dans un de ces profonds fauteuils de cuir aux ressorts cassés par les ans, et boit, coup sur coup, deux verres de whisky.

Le serveur, vêtu d’une veste blanche tachée et froissée, s’approche de lui

-« Excusez-moi, Monsieur, mais le cuisinier voudrait savoir si vous comptez déjeuner. Vous comprenez, nous avons très peu de clients en cette saison et nous ne faisons les repas que sur commande.

-« Oui, je déjeunerai ici.»

-« Bien Monsieur. »

Le serveur s’incline, et repart d’un pas traînant vers la cuisine.

-« Tu appelles ça un hôtel de luxe, toi ? »

-« Veux-tu que nous partions ? »

-« Non, je tiens à rester. »

D’une seule gorgée Jacques finit son verre de whisky.

Nous étions là, dans ce salon où rien n’a changé. Peut-être les fauteuils étaient-ils plus propres, plus neufs. Tu te tenais droite, plus mal à l’aise que tu ne voulais l’avouer. Ce jour-là, ici, dans cet hôtel, j’ai compris que ton agressivité n’était qu’une façade. Dans ce lieu que tu avais imaginé comme un hôtel de luxe, où tu avais rêvé de séjourner, tu étais inquiète, t’attendant à être mise à la porte comme l’avait été la petite fille pauvre de ton passé.

Jacques ne supporte plus ce lieu humide, froid, silencieux. Aussi, désœuvré il se lève et regarde, au travers des vitres sales, la pluie tomber. Renonçant à une hypothétique promenade, il se dirige d’un pas lent vers la salle à manger. Mais celle-ci est encore plus lugubre que le bar. Sur les quarante ou cinquante tables, seules deux sont occupées et son couvert est installé sur une troisième, petite et coincée dans un coin de la salle.

Le couple de sexagénaires qui occupe la table à côté de l’entrée le regarde arriver en souriant. L’homme le salue de la tête. Jacques répond à son salut. Mais il n’a pas envie de parler. Il va s’asseoir à la table qui lui est destinée, détournant ostensiblement la tête pour ne pas croiser leurs regards avides de distraction.

A une autre table se trouve un homme, gros, la quarantaine, chauve, qui mange goulûment en lisant le journal posé à côté de lui. Un représentant de commerce, pense Jacques. Mais lui, au moins, ne cherche pas lier la conversation.

Le serveur arrive, portant une assiette fumante. Jacques regarde cette soupe où surnage une tranche de pain.

-« Qu’est-ce c’est ? »

-« Une soupe, Monsieur. »

-« Je vois bien. Mais je n’ai rien commandé de tel. Apportez-moi la carte. »

-« A cette époque de l’année, nous ne servons que des menus, Monsieur. »

-« Et dans ce menu, qu’est-ce qu’il y a ? »

-« Soupe, côtelettes de moutons, fromage et fruit. »

Tu l’avais regardé, furieuse

-« Ce menu ne me plaît pas. Je veux autre chose. »

-« Mais, Madame … »

-« Il n’y a pas de mais. Vous êtes un restaurant ou une vulgaire pension de famille ? »

Je t’avais regardée, suppliant.

-« Célia, je t’en prie … »

Mais tu ne m’avais pas écouté.

-« Appelez le gérant. Je veux lui parler. »

-« Il n’est pas là en ce moment, Madame. »

Tu t’étais levée

-« Viens, Jacques. Ne restons pas plus longtemps dans ce taudis. »

En sortant, tu t’étais retournée vers le serveur pour lui dire

-« En tout cas, je vous promets d’en parler au syndicat d’initiative. Vous pouvez dés maintenant trembler pour votre étoile. »

Et nous étions partis, suivis par un serveur terriblement gêné, ne sachant que faire pour te calmer.

Jacques fixe le serveur debout devant lui qui, penaud, bredouille

-« Si vous préférez Monsieur, je peux vous  donner du pâté de campagne au lieu de la soupe. »

-« Oui, je préfère, merci … Et un verre de Bordeaux. » 

-« Jacques, tu n’as pas le droit. Refuse, injurie-le. »

-« A quoi bon ! Tu t’es déjà vengée. »

-« Mais maintenant, tu es moi. C’est à toi de le faire. »

-« Pas pour ça, Célia. Ça n’en vaut pas la peine. Et je n’ai plus l’âge ni l’envie, comme avant, de déjeuner du morceau de pain rassis et de la tablette de chocolat que nous avions pu acheter au bistrot du coin. »

-« Nous avions bien ri, pourtant. »

-« Oui, mais nous étions deux … et jeunes. »

-« Et aujourd’hui ? »

-« Je suis vieux … et seul. »

Machinalement, Jacques mange sa tranche de pâté en buvant une gorgée de vin.

– 4 –

A nouveau au volant de sa voiture, Jacques redescend vers côte, et chaque kilomètre l’éloigne un peu plus du brouillard et du froid, le ramenant vers le soleil et la chaleur du bord de l’océan.

Mais ce voyage et ce déjeuner dans ce soi-disant grand hôtel, lui ont laissé une impression de tristesse contre laquelle il essaie en vain de lutter. Ce sentiment ils l’avaient déjà éprouvé Célia et lui. Et, comme par le passé, il a envie de se baigner sur une plage ensoleillée au sable chaud.

Jacques conduit vite, très vite sur la petite route sinueuse, dédaignant d’admirer le paysage grandiose qui l’avait fasciné durant sa montée vers Cilaos. Et, en sens inverse, les villes, les villages, défilent jusqu’à ce qu’il se gare devant le restaurant du Boucan Canot au bord de la plage de Saint Gilles.

Tu t’étais précipitée sur la plage, jetant tes vêtements en tas, avant de t’élancer dans l’eau. En riant, je t’avais suivie et nous avions nagé encore et encore pour nous laver du froid, du brouillard, de la tristesse d’un passé aussi décevant que présent.

Jacques est sur la plage, assis sur le sable, regardant devant lui les vagues mourir à ses pieds.

Tu t’étais allongée à côté de moi, le corps couvert de gouttelettes brillantes. Tu avais roulé jusqu’à moi, m’avais donné un long baiser salé. J’avais répondu à ton baiser, mes mains glissant le long de ton corps en de douces caresses.

Jacques sort de sa poche un de ses habituels cigarillos et fume lentement, voluptueusement.

-« Tu fumes trop. »

-« Je sais. C’est toi m’as appris et j’ai continué en souvenir. »

-« Quel sentimental ! »

-« Que veux-tu, c’est mon côté romantique. »

Tu souris, tendrement.

-« Je t’aime. »

-« Moi aussi. »

Je te serre dans mes bras pour un baiser sans fin.

-« Oublions tout. Il est encore temps. »

-« Tu veux vraiment ? »

-« Oui. Et toi ? »

-« Oh oui ! »

Jacques  hoche lentement la tête

-« Tu es sûre Célia ? Parce que la dernière fois … »

Plaquant ta main sur ma bouche tu m’interromps.

-« Ne parle plus jamais de ça, Jacques. Jamais. »

Et dans un murmure, tu ajoutes

-« C’est vrai, je t’avais menti. Je ne voulais pas partir. Je voulais rester, vivre sur cette île que j’aimais. Mais aujourd’hui, c’est différent. Tu es riche et j’ai besoin de  toi. »

Et dans un cri tu ajoutes

-« Allons en Australie. Recommençons à zéro. »

-« Tu crois que c’est encore possible ? »

-« On peut essayer. »

«  Et ta femme ? »

-« Tu es ma femme. »

-« Je parle de l’autre. »

-« Elle comprendra. »

-« Et Hélène ? »

-« Elle ne compte pas. »

Tu souris. Et après un long silence, tu demandes d’une voix timide

-« Tu ne m’en voudras pas ? Tu ne regretteras pas ? Jamais ? »

-« Non ! »

-« Alors partons. Partons vite, je t’en prie. »

Jacques se lève

-« Viens. »

D’un pas rapide, il regagne sa voiture.

– 5 –

De retour à l’hôtel, il se précipite dans sa chambre, décroche le téléphone

-« Passez-moi l’aéroport, s’il vous plaît. »

Et il reste là, immobile, assis devant la table-bureau, attendant la communication.

-« Contente ? »

Tu t’approches de moi pour m’embrasser.

-« Monsieur DUBOURG, vous avez l’aéroport. »

-« Merci … Allô, Mademoiselle, quel est votre prochain vol pour l’Australie ? »

-« L’Australie ? … Ne quittez pas Monsieur. »

Je te regarde, allongée sur le lit trop moelleux de cette chambre qui, malgré son luxe, reste impersonnelle.

Je te regarde, cherchant ton sourire, mais tu es immobile, figée, pâle, transparente, invisible … et je suis seul dans cette chambre, seul, l’oreille collée contre un téléphone silencieux, mort lui aussi.

Jacques raccroche brusquement et la main posée sur le combiné téléphonique, reste là, immobile, prostré.

-« Jacques ! »

-« C’est trop tard, Célia. Trop tard. »

-« Non Jacques, non ! »

-« Tout cela n’est qu’un rêve. Je suis trop vieux. »

-« Ne m’abandonne pas. J’ai besoin de toi pour vivre. »

Je hoche la tête en murmurant

-« Ce n’est pas vrai. Personne n’a besoin de moi. »

-« Si, moi. Sans toi, je ne suis rien, pas même un souvenir. »

Nerveusement Jacques se lève

-« Je veux vivre au présent, pas au passé. »

-« Mais je suis ton présent. »

-« Non Célia. Plus maintenant. »

Jacques sort de la chambre en courant, fuyant une voix inaudible pour les autres.

-« C’est trop tard Jacques. Trop tard. Je suis en toi maintenant, avec toi, pour toujours … »

Rapidement il traverse le hall d’entrée, monte dans sa voiture, démarre et se dirige vers Saint Denis. Il conduit vite, nerveusement, se concentrant sur sa conduite.

Arrivé à Saint Denis, il se gare sur l’Avenue qui longe l’océan, sort de la voiture et marche au hasard des rues, longeant des maisons, des jardins, des immeubles. Il regarde tout, emplissant ses yeux de ces jardins fleuris, de ces immeubles aux reflets scintillants, de ces maisons vieillottes.

Au carrefour de deux rues, tu es là, ironique.

-« Tu me cherchais ? »

-« Non. »

-« Dommage. »

Je passe devant toi et continue à marcher comme si tu n’étais pas là. Mais tu me suis et marches à côté de moi.

Brusquement je m’arrête, et te fais face

-« Je n’ai plus besoin de toi. »

-« Moi si. »

-« Vas-t-en. Je veux être seul. »

-« Non. Je ne te quitte plus, plus jamais. »

Je te regarde, hausse les épaules, et repars d’un pas rapide en murmurant

-« C’est ce que l’on verra. »

Jacques marche vite, courant presque, enfilant les rues les unes après les autres, sans s’arrêter pour contempler les vitrines ou les curiosités architecturales de cette petite préfecture.

Il cherche la foule, entre dans un grand magasin, marche au milieu des étalages sans rien regarder, simplement pour le plaisir de sentir autour de lui des gens vivre.

-« Jacques … »

Tu as du mal à me suivre au milieu de cette foule bigarrée qui flâne devant les étalages.

-« Jacques … »

Tu cours, bousculant les uns, bousculant les autres, essayant vainement de me rattraper. Mais, inexorablement, je m’éloigne de toi d’un pas de plus en plus rapide.

Jacques est à nouveau hors du magasin. En courant il s’engage dans une petite rue transversale, ralentit, s’arrête, se retourne. La rue est vide. Il est seul. Alors il éclate de rire

-« Tu vois, je suis seul. »

Et, sifflotant, il continue sa promenade solitaire dans les rues désertes.

– 6 –

Il fait presque nuit et les magasins ferment leurs vitrines. Jacques hésite, regarde sa montre, et d’un pas lent s’engage dans une rue avoisinante. Il avance, sûr de lui. Après quelques minutes de marche, il entre dans le restaurant La Ferme, encore vide à cette heure du soir. Calmement il s’installe au bar, commande un whisky et le boit à petites gorgées en regardant les premiers clients arriver et s’installer.

Puis, à son tour, il se dirige vers une table et passe sa commande pour dîner. Cela l’amuse de dîner seul dans ce restaurant. Il a l’’impression de faire une fugue, et, tout en mangeant, il contemple avec avidité les couples heureux et bruyants qui l’entourent. Il imagine être comme eux, avec eux. Il rit, il s’amuse, il rit, encore et encore.

La fin du repas arrive trop vite. Il n’a pas envie de retourner à l’hôtel. Il a envie de se sentir entouré, de voir rire les gens, de les voir vivre. Aussi, sortant du restaurant, il se dirige directement vers le Scotch Club.

La petite salle bruyante est à moitié vie à cette heure peu avancée de la nuit. Mais il s’y sent bien. Et, tout en buvant un whisky, il regarde quelques couples danser, tendrement enlacés. Gagné par le rythme, il scande machinalement de sa tête la musique, sourit, heureux sans savoir pourquoi.

– 7 –

De retour à l’hôtel, il hésite à monter dans sa chambre. Mais il est tard et le vielleur de nuit lui tend sa clef en étouffant un bâillement. Jacques la prend et lentement s’engage dans l’escalier. Il marche sur la pointe des pieds, amusé par la pensée de se déchausser qui l’a traversée.

Sans faire de bruit, il ouvre la porte de sa chambre et entre. La pièce est entièrement noire. Maladroitement il se dirige  vers la salle de bain, mais se cogne contre une chaise et tombe par terre en étouffant un juron.

Avant que je n’aie le temps de me relever tu allumes la lumière

-«  Tu as l’air malin, ainsi à quatre pattes. »

Vexé, furieux, je me relève

-« Qu’est-ce que ça peut te faire ? »

-« Je t’ai attendu. J’étais inquiète. »

-« Je t’ai dit que je voulais être seul. » 

-« Où es-tu allé ? »

-« A la Ferme et au Scotch club. »

-« Seul ? »

D’une voix que je veux ironique, je réponds

-« Tu es jalouse ? »

-« Oui. »

Ta voix me surprend. C’est celle d’une petite fille timide, triste. Lentement je m’approche du lit, m’assied.

Tu te blottis contre moi.

-« J’étais seul. Je cherchais nos souvenirs. »

Ma main caresse ton visage humide

-« Ne pleure pas. Maintenant je suis là. Je ne voulais pas te faire de peine. J’avais besoin d’être seul. Tu comprends ? »

Tu hoches la tête tristement. Ton visage couvert de larmes est beau, et je ne peux résister à l’envie de t’embrasser. Et quand je te regarde à nouveau, le sourire que tu m’adresses parcourt mon corps d’un long frisson voluptueux.

Plus tard, allongé dans le noir, Jacques, les yeux grands ouverts, fixe le plafond. Brusquement il esquisse un sourire et murmure

-« Je t’aime, Célia. Nous partirons en Australie. Je n’ai plus peur. »

Et, fermant les yeux, il s’endort.

CHAPITRE VI.

– 1 –

Jacques repose sur la table-bureau de sa chambre sa tasse maintenant vide. Et, ouvrant la fenêtre de sa chambre, il prend le paquet de cigarillos posé à côté de lui, en prend un, l’allume, aspire avec délice la première bouffée et l’éteint dans la soucoupe de la tasse de café posée à coté de lui.

-« Jacques, tu peux m’aider ? »

Je me lève, m’approche du lit, prend le plateau du petit déjeuner posé sur tes  genoux.

-« Prépare-toi. »

-« On est si bien au lit. »

Réponds-tu en t’étirant paresseusement.

Néanmoins tu te lèves et entres dans la salle de bain en disant

-« Je ne serai pas longue. »

Je souris, sachant que ce « pas longue » durera quand même une petite heure. Cependant j’écrase ma cigarette à demi consumée, enlève ma robe de chambre et m’approche de la chaise où mes vêtements sont posés. Puis, avec des gestes lents, précis, je m’habille.

Devant la grande glace de l’armoire, Jacques arrange son nœud de cravate, enfile sa veste, vérifie l’élégance de sa tenue, passe un dernier coup de peigne dans ses cheveux et ouvre la porte de la chambre.

-« Je vais t’attendre au bord de la piscine. Dépêche-toi. »

Un grondement indescriptible me répond, mais au moment où je vais refermer la porte de la chambre, la sonnerie du téléphone retentit.

Jacques repousse la porte qu’il s’apprêtait à fermer et décroche le téléphone

-« Oui ? »

-« Un appel pour vous, Monsieur DUBOURG. »

-« Merci. Passez-le moi. »

Après une suite de déclic, une voix féminine retentit.

-« Monsieur DUBOURG ? … Ici Madame PAGET. »

Les PAGET ! Il les avait oubliés. Pourtant il avait promis d’aller visiter le volcan avec eux. L’autre soir, il avait passé une soirée très agréable chez eux, mais maintenant, à cause de ses projets avec Célia, il n’a pas envie de les voir. Cette douceur bourgeoise, ce rappel de sa vie confortable d’aujourd’hui, risquerait d’ébranler son désir de repartir à zéro, de tout abandonner. Mais le reflexe mondain joue. Et, après les phrases traditionnelles de politesse, il s’entend confirmer le rendez-vous et accepte même de partir plus tôt que prévu afin de déjeuner avec eux.

Quand il raccroche, Jacques est furieux contre lui. Il aurait dû refuser, prétexter un malaise, un travail à finir, n’importe quoi. Au lieu de ça, il va être obligé de passer la journée avec eux, de supporter leur bonheur tranquille, leur luxe bourgeois, leurs pensées étriquées.

Nerveusement il sort un nouveau cigarillo du paquet qu’il a toujours dans sa poche et l’allume, sans tenir compte, une fois encore, de l’interdiction de fumer dans les chambres.

Dés la première bouffée, sa colère s’apaise. Après tout, cette journée sera un rappel de sa vie actuelle, de sa vie avec Jeanne. Il retrouvera le plaisir de cette vie mondaine et factice qui est la sienne. Ainsi il n’aura ainsi plus aucun regret de partir, loin, très loin, vers cet inconnu, cette nouvelle vie qui l’attend en Australie.

Et Jacques écrase à nouveau son cigarillo à peine allumé dans la soucoupe de sa tasse de café.

-« C’était qui ? »

Tu es dans l’encadrement de la porte de la salle de bain, nue, une serviette nouée en turban sur la tête.

-« Les PAGET. »

-« Qu’est-ce qu’ils voulaient ? »

J’hésite avant de répondre

-« M’amener voir le volcan. »

-« Nous n’avons pas besoin d’eux. »

Je ne réponds pas, mais tu insistes.

-« Tu as accepté ? »

-«  … Oui. »

Dans tes yeux je vois passer un éclair de fureur. Mais c’est avec une voix calme, que tu me réponds

-« Passe une bonne  journée. »

Ta réponse me rassure. Je souris.

-« Ils sont très gentils, tu verras. »

-« Non. Moi, je reste ici. »

-« Mais … »

-« Il n’y a pas de mais. Tu fais ce que tu veux, moi aussi. »

Et tu claques la porte de la salle de bain derrière toi.

Debout devant la table où se trouve le téléphone, Jacques reprend son cigarillo à demi consumé, le rallume, aspire une bouffée et l’écrase à nouveau dans la soucoupe.

Debout devant la porte de la salle de bain, j’hésite. Puis, doucement, je frappe à la porte. Mais tu ne réponds pas.

Jacques arrête son geste, sort un autre cigarillo de son paquet et machinalement l’allume.

Je frappe encore, mais tu ne réponds toujours pas. Alors, furieux, j’ouvre brutalement la porte.

Tu es assise devant la glace et sèche tes cheveux.

-« Laisse-moi tranquille. »

-« Non. Tu viens avec moi. »

-« Nous étions seuls pour visiter le volcan. »

-« C’est faux. Tes amis étaient avec nous. »

Tu ne réponds pas. Alors, j’ajoute

-« Aujourd’hui nous y retournons avec mes amis. C’est tout. »

Tu ne réponds toujours pas, me tournant ostensiblement le dos.

Alors, lentement, je m’approche de toi, te force à me faire face et te gifle. Et avant que tu sois revenue de ta surprise, je sors de la salle de bain et claque la porte derrière moi.

Souriant, son cigarillo à la bouche, Jacques sort de sa chambre.

– 2 –

Au volant de sa voiture, Jacques arrive à l’aéroport et se gare au parking.

Tu es assise à côté de moi, souriante. Je réponds à ton sourire. Tu te penches vers moi et déposes sur mes lèvres un baiser.

Marchant d’un pas rapide, il entre dans l’aéroport, se dirige vers les bureaux de réservation de billets.

-« Bonjour, Mademoiselle. Je voudrais retenir une place en première pour l’Australie. Un aller et retour.»

-« Bien Monsieur. Je regarde ce  que nous avons. »

L’hôtesse lui adresse un grand sourire professionnel tout en tapant sur son ordinateur.

-« J’ai une place pour Sydney, après demain à 12 heures 30. »

-« C’est parfait. »

Elle imprime le billet et le tend à Jacques. Jacques lui donne sa carte de crédit

-« Ma banque est à Paris. Ça ne pose pas de problème ? »

-« Non, c’est parfait. »

Il règle le montant de son voyage, empoche son billet, et, après avoir rendu à l’hôtesse son sourire, s’en va.

Mais tu t’accroches à mon bras, m’arrête

-« Jacques … »

Le ton de ta voix est triste.

-« Qu’est-ce qu’il y a ? »

-« Tu viens de prendre un aller-retour. »

J’éclate de rire.

-« Tu as raison. Question d’habitude. Mais ça n’a pas d’importance, j’annulerai le retour et me ferai rembourser en Australie. »

-« C’est vrai ? »

Ton inquiétude m’amuse. Mais de grosses larmes glissent le long de tes joues bronzées

-« Tu dis ça pour me faire plaisir, mais je sais que tu comptes retourner en France. »

-« Mais non. Je veux tout recommencer avec toi. »

Tu secoues la tête, têtue. Alors, tendrement je t’embrasse,

-« Idiote, je t’aime … Et pour te le prouver, je vais annuler immédiatement mon retour sur Paris. »

Jacques retourne vers l’hôtesse

-« Excusez-moi, mais je viens de me souvenir que je ne me suis pas sûr de la date de mon retour à Paris. Je voudrai l’annuler et ne garder que l’aller. »

Il lui tend le billet qu’elle vient de lui donner. Elle le prend mais répond, toujours  avec son sourire commercial,

-« Je ne peux pas vous rembourser tout de suite. C’est Paris qui doit s’en charger. »

-« Aucune importance, vous avez le numéro de mon compte et l’adresse de ma banque. Il suffira de faire un virement. »

Tu souris, immédiatement consolée

-« Je t’aime. »

Dis-tu en m’embrassant à ton tour. Et, bras dessus-bras dessous, nous nous dirigeons vers la sortie.

Mais brusquement tu t’arrêtes

-« Promenons-nous dans l’aéroport. J’aime cette atmosphère. »

-« Tu sais, tous les aéroports se ressemblent. »

-« Pour toi qui as beaucoup voyagé. Mais pour moi c’est encore un lieu magique, un endroit où l’on rêve de grands voyages vers l’inconnu. »

Je souris, serrant tendrement ton bras.

Et, d’un pas lent, nous parcourons l’aéroport, regardant toutes les publicités, toutes les affiches vantant des pays inconnus, découvrant comme deux enfants un monde merveilleux et enchanteur.

– 3 –

 En quittant l’aéroport, Jacques va directement chez les PAGET. Il leur a promis d’arriver tôt pour aller déjeuner avec eux au village  nommé Tampon.

Dés qu’il sonne, Madame PAGET ouvre, comme si elle l’attendait derrière la porte.

-« Monsieur DUBOURG … »

Dit-elle avec un large sourire,

-« Entrez. Je vous attendais. Voulez-vous boire quelque chose avant de partir ? »

-« Non merci. »

-« Et bien, allons-y. Mon mari est allé faire le plein d’essence et il ne va pas tarder. Tenez, le voilà, du reste. »

Effectivement, pendant qu’elle parle, la Porsche rouge se gare derrière la Volvo de location.

Précédant Jacques, Madame PAGET s’avance à la rencontre de son mari, et, pendant que les deux hommes se saluent, elle s’engouffre dans la petite voiture, repoussant le siège passager pour s’installer à l’arrière.

-« Prenons ma voiture. La vôtre ne risque rien ici. »

Jacques hoche ta tête pour accepter, et le Docteur lui fait signe de s’installer sur le siège passager. Mais Jacques se penche, et regardant à l’intérieur s’adresse à Madame PAGET

-« J’aurais pu m’installer à l’arrière. »

Lui dit-il en souriant

-« Ne vous inquiétez pas. Je suis très bien, alors que vous, vous auriez été à l’étroit. »

Sans répondre, Jacques acquiesce et s’assoit dans la voiture.

Après Saint Denis, la voiture s’engage sur l’autoroute qui, surplombant l’océan, rejoint la plage de Saint Gilles. Le docteur roule vite, prenant manifestement plaisir à profiter pendant quelques kilomètres de la puissance de sa voiture.

Sentant le regard de Jacques, il sourit en disant

-« Il est rare sur cette île de pouvoir utiliser la nervosité du moteur. »

Comme Jacques hoche la tête, sans répondre vraiment, il ajoute

-«  Je sais, une voiture comme celle-là est stupide sur cette île, mais j’en avais tellement envie étant jeune que je n’ai pas pu résister au plaisir d’en acheter une quand j’en ai eu les moyens. »

Jacques sourit,

-« Ne vous excusez pas. J’ai moi aussi une Porsche à Paris. »

Et les deux hommes, comme eux enfants, échangent un regard complice.

Les kilomètres défilent, et, à l’intérieur de l’habitacle, les trois personnages parlent de tout et de rien, heureux de cette promenade.

Toi aussi tu es heureuse. Et si la personnalité des PAGET ne t’intéresse pas (Ils ressemblent à tous ces petits bourgeois qui jouent aux seigneurs parce qu’ils sont dans ce qu’ils considèrent être « les Colonies », dis-tu avec un air méprisant), le fait d’être dans une Porsche te fascine,

-« Pourquoi tu ne m’as jamais dit que tu avais une Porsche ? »

-« A quoi bon ? Tout cela est le passé. »

-« On en aura une Australie ? »

-« Tu crois que c’est vraiment utile ? »

-« Oui, parce qu’elle me plaît. »

-« Mais tu ne sais pas conduire. »

-« J’apprendrai. »

-« Une voiture comme ça vaut très cher, tu sais. »

Tu me regardes en silence, avant de murmurer

-« Et toi, pourquoi tu en as achetée une ? »

Je ne réponds pas, mais déjà tu as retrouvé ton sourire

-« Je plaisante. Maintenant ce n’est plus l’argent qui compte, c’est toi que je veux, rien d’autre. »

La plage de Saint Gilles défile rapidement devant la petite voiture rouge. Madame PAGET parle de Paris, du Paris de sa jeunesse, où ils ne retournent que très rarement car leur vie actuelle suffit à leurs ambitions.

-« Je te l’avais dit que ce ne sont que des petits bourgeois. »

-« Et moi, qu’est-ce que je suis ? »

-« Toi, tu joues au bourgeois. Ce n’est pas pareil. »

Saint Leu, les Avirons, l’Etang salé, Saint Louis. Jacques regarde sans les voir tous ces paysages qu’il a parcourus ces derniers jours, toutes ces villes dont les noms lui sont à nouveaufamiliers.

A Saint Pierre, la voiture s’élance dans la montagne pour rejoindre le village du Tampon. Maintenant le docteur se tait, se concentrant sur sa conduite. Il doit se croire à une course de rallye, pense Jacques, souriant de le voir faire rugir son moteur pour avoir plus de reprises, couper les fins de tournants pour gagner quelques mètres. Sa femme elle-même s’est tue, par habitude probablement, afin de ne pas troubler la conduite sportive de son époux.

Jacques est heureux de ce silence. La conversation n’a été que mondaine et ne sera jamais que mondaine car ils n’ont rien d’autre à dire. Mais là, dans cette voiture rugissante avec ce couple silencieux, il se sent bien. Il n’est pas seul, et c’est surtout de cela dont il a besoin, « de compagnie ».

-« Et moi, je ne te suffis pas ? »

-« Si, bien sûr … Mais … »

-« Mais ? »

-« Mais un peu de chaleur humaine de temps en temps est nécessaire. Tu comprends ? »

-« Non ! « 

Je hoche la tête, sans répondre.

Mais déjà tu enchaînes,

-« Parle-leur de l’Australie. »

-« Pourquoi ? »

-« Pour leur faire honte.

-« Tu es bête. »

Arrivé au Tampon, ils s’installent sur la terrasse du restaurant où le docteur a réservé une table et mangent, tout en continuant leur conversation mondaine.

Puis, au moment où le serveur apporte l’addition, et avant que Jacques n’ait le temps de réagir, le docteur tend trois billets et le serveur repart avec l’argent.

-« Mais non. … Laissez-moi vous inviter »

Dit Jacques.

En souriant, le docteur lui répond

-« Votre présence nous fait tellement plaisir. »

-« Puis-je au moins vous offrir un digestif ? »

Un quart d’heure plus tard, reposant son verre de rhum vide, le docteur se lève en disant

-« On y va ? »

L’imitant, Jacques et Madame PAGET se lèvent,  et tous les trois regagnent la petite voiture rouge. Ils reprennent leurs places de l’aller et le docteur repart, prenant très vite la petite route sur la droite qui mène aux abords du volcan.

Bercés par le ronronnement de la voiture, ils se taisent, somnolent.

-« Pourquoi ne leur as-tu pas parlé de l’Australie ? »

-« Parce que je n’en avais pas envie. C’est notre secret. »

-« Tu ne comptes pas y aller, c’est ça ? »

-« Voyons, Célia … »

-« Tout à l’heure, quand ils ont dit qu’ils étaient trop vieux pour recommencer leur vie, tu as approuvé. »

-« Et alors ? »

-« Tu es plus âgé qu’eux. »

-« Ça n’a rien à voir. Je t’aime, et, pour toi, j’aurai la force de tout recommencer. »

-« C’est vrai ? »

-« Bien sûr ! »

-« Tu sais, par moment, j’ai peur. Ce serait terrible si tu m’abandonnais maintenant. »

-« Mais je t’aime. »

Tu hoches la tête, sans répondre.

La Porsche avance doucement sur la petite route, digérant comme son conducteur et ses passagers, leur trop copieux repas.

– 5 –

Le docteur gare sa voiture sur le terrain servant de parking.

-« La route s’arrête là, mais ils sont en train de la prolonger. »

Après un léger silence ironique, il ajoute

-« Mais les travaux n’avancent pas vite … Comme tout ici du reste. »

Ils sortent de voiture. Immédiatement Jacques est saisi par le silence lourd, angoissant, qui pèse autour d’eux. Avec le ronronnement familier de la voiture, tout son organisme s’était imprégné des bruits de la vie, les enregistrant sans y faire attention. Mais là, autour d’eux, c’est d’abord le silence qui l’agresse. Un silence pur, sans aucun bruit de l’océan, sans aucun chant d’oiseau, d’insecte. Un silence comme il n’en a jamais entendu. Même le vent s’est tu. Et la couleur grise des roches donne à cette atmosphère angoissante une note de tristesse, de mort.

Jacques regarde autour de lui. Son regard revient très vite sur la tache claire, gaie, de la robe de Madame PAGET. Au milieu de cet univers gris, la voiture rouge et les vêtements clairs de ces trois êtres humains semblent anachroniques, irréels.

Aucun d’eux n’a envie de parler, ni de bouger. Ils se regardent, échangent un rapide sourire.

Le docteur, en premier, s’avance sur le chemin empierré qui troue la façade rocheuse qui se dresse devant eux. Le bruit de ses pas résonne anormalement. Mais ce bruit vivant, supprime l’angoisse qui les entourait, et, brusquement, Madame PAGET éclate de rire en disant

-« Jamais je n’arriverai à m’adapter à ce silence. » 

Personne ne lui répond. Le silence fait partie du décor et doit être respecté.

Suivant le docteur, ils avancent tous les trois sur le petit chemin, marchant sur la pointe des pieds pour faire le moins de bruit possible.

Quelques centaines de mètres plus loin, Jacques s’arrête, fasciné.

Devant lui, à environ un kilomètre, se dresse, imposant, majestueux, le volcan. Et entre lui et cette masse fumante, une immense étendue grise.

Jacques, angoissé, regarde le chemin empierré descendre jusqu’à ce désert gris qui entoure le volcan. Il ne parle pas, n’arrivant pas à exprimer ce qu’il ressent devant ce décor majestueux mais lugubre.

Si la mort devait être représentée par un décor, c’est ce paysage qu’il faudrait choisir, pense-t-il.

Et, silencieux, il regarde droit devant lui, heureux de sentir à côté de lui la présence chaude, colorée, du couple.

– 6 –

Le retour à Saint Denis est silencieux, comme si la solennité du volcan se prolongeait. Même le docteur, impressionné par le paysage, conduit plus lentement, plus prudemment.

Arrivés à Saint Denis, Jacques a brusquement peur de se retrouver seul. Alors, rapidement, il dit

-« Je ne connais comme restaurant que la Ferme. Mais si vous avez une idée plus originale, je serai ravi de vous y inviter. »

-« La Ferme me paraît très  bien. »

Répond Madame PAGET. Mais, après un silence, elle ajoute

-« Quoique, comme il n’est pas tard, nous pourrions aller dîner sur la terrasse d’un restaurant qui se trouve juste après Sainte Marie. Ils ont un tas de spécialités réunionnaises. … Ça vous tente ? »

-« Avec joie. »

Répond Jacques.

Sans s’arrêter, la Porsche traverse Saint Denis et se dirige vers Saint Marie.

Il fait nuit quand la voiture de sport passe devant l’aéroport  illuminé.

-« Jacques, regarde comme c’est beau. »

Tu souris, heureuse

-« C’est de là que nous partirons … J’aime les aéroports la nuit … Avec leurs éclairages, ils prennent des allures d’anticipation qui font rêver. »

Je souris.

-« J’ai toujours aimé les aéroports la nuit. »

Dit Jacques.

-« Avec leurs éclairages, ils prennent des allures d’anticipation qui font rêver. »

Le docteur et sa femme acquiescent, et tous trois parlent de leurs voyages, et de ces aéroports  qui se ressemblent tous.

Ils arrivent au restaurant et, tout buvant leurs apéritifs,  la conversation continue pendant que Madame PAGET, consultant le menu, choisit ce qu’ils vont manger. Ils sont heureux de leur journée, détendus, et ce dîner, après l’atmosphère angoissante du volcan, a un air de fête. Chacun, en souriant, goûte les différents plats, un peu comme on le fait dans les restaurants chinois.

Avec le partage des plats, ils s’appellent par leurs prénoms, hésitant à se tutoyer.

Avec la seconde bouteille de vin, ils échangent leurs adresses, rient, promettant de s’écrire, de se revoir à Paris.

Puis, comme Madame PAGET, Madeleine, insiste pour que ce soit eux qui l’accompagnent à l’aéroport le jour de son départ pour la France comme il devait le faire, il leur annonce qu’il a décidé de se rendre d’abord en Australie.

-« Australie ? Pourquoi ? »

-« Comme ça. C’est un pays que je ne connais pas encore. »

-« Et ta femme ? »

-« Elle n’aime pas voyager. »

-« Tu resteras longtemps ? »

-« Une ou deux semaines. »

-« Le temps de compléter les décors de ton roman, c’est ça ? »

-« En quelque sorte, oui. »

-« Tu as une vie merveilleuse. »

Murmure Georges. En riant, Madeleine demande à son mari

-« Tu n’es pas heureux de ta vie, Georges ? »

-« Non. »

Le rire féminin s’arrête brutalement, noyé dans une bouche encore souriante

-« Georges ! »

-« C’est vrai. J’aurais aimé avoir une vie d’aventurier. »

-« Toi ? Ce n’est pas vrai. Tu es casanier comme pas un. C’est toujours moi qui dois te forcer à  bouger. »

Devant la tournure de la conversation, Jacques s’empresse d’ajouter

-« Vous savez, cette vie n’est pas aussi agréable qu’elle le paraît. Très vite on s’en lasse, et on regrette de ne pas avoir un foyer bien chaud, bien douillet où rentrer le soir. »

-« Mais tu l’as aussi au retour de tes voyages. »

Jacques hoche la tête, tristement

-« L’amour ne résiste pas à de trop fréquentes absences.  C’est chez ma femme que je rentre, pas chez nous. Un foyer, un vrai, c’est un lieu où l’on est deux à imposer ses maniaqueries, ses petits vices, sa vie de tous les jours. »

Georges, rêveur, hoche la tête avant d’ajouter

-« Moi, mon aventure a été de venir faire un remplacement sur cette île. Mais j’y suis resté et j’y ai fait mon nid. »

Le sourire de Madeleine revient et la soirée se continue, gaie extérieurement, malgré la tristesse profonde de chaque personnage.

– 7 –

Jacques quitte les PAGET devant leur maison, et, après des remerciements chaleureux, reprend avec sa voiture la route de Saint Denis.

Malgré la nuit, la lune éclaire les paysages, l’océan, donnant à ces lieux si gais le jour une atmosphère romantique. Mais, malgré cela et à cause de leur promenade au pied du volcan, un sentiment de mort l’entoure.

Les abords du volcan l’ont marqué et il n’arrive pas à oublier ce silence oppressant, ce paysage lugubre, cette mort présente et attirante.

Tu es là, à côté de moi. En riant tu tends ta main vers moi mais je te repousse, refusant ton contact, refusant ton rire, ta vie.

Rapidement Jacques arrive à l’hôtel et se gare. Puis, laissant ses pas le guider, il monte dans sa chambre, et, sans se déshabiller s’allonge sur le lit.

Immobile, les yeux grands ouverts, il reste là dans le noir.

-« Jacques. »

Je ne réponds pas. Je veux être tranquille, seul.

-« Jacques. »

Tu t’approches de moi et, lentement, tends tes deux mains vers moi.
Mais je bondis hors du lit et recule le plus loin possible, fuyant ton contact, ta présence.

-« Vas-t-en, je  ne veux plus te voir. Vas-t-en. »

Tu souris tendrement, continuant ta lente progression vers moi. Ta robe blanche, éclairée par la lune dont le reflet filtre au travers des volets, s’agite au rythme de ta marche devenue « danse amoureuse ». Ton sourire s’élargit, découvrant tes dents blanches, parfaites.

Figé de peur, je murmure

-« Vas-t-en. Je ne veux pas mourir. Vas-t-en …Je ne veux pas … »

Mais tu continues à t’avancer lentement, irrésistiblement.

-« Non … Non … »

Tu es contre moi. Tu déboutonnes ta robe qui, au ralenti, glisse dans un bruissement soyeux et s’étale en boule au pied du squelette qu’est ton corps.

Je pousse un cri, le dernier, avant que tu m’attires dans tes bras, me serrant d’une éteinte glaciale.

Jacques esquisse un dernier  sursaut nerveux avant de sombrer dans le vide d’un sommeil sans rêve.

CHAPITRE VII.

– 1 –

Comme tous les matins, dans la chambre de l’hôtel devenue familière, Jacques s’éveille. Mais il se sent las, fatigué. Jamais il n’aurait dû revenir, revivre ces paysages et son passé. Il le savait, il le sentait. Jeanne aussi l’avait compris, mais elle avait aussi compris que rien ne l’empêcherait de revenir.

Immobile sur son lit, les yeux encore fermés, il frissonne. Hier le volcan lui a fait entrevoir la mort. Et la mort, sa mort, est là qui l’attend, il le sait. Frileusement il tire sur lui les couvertures du lit, conscient de la dérision de cette protection. Car cette mort est en lui. Et ce voyage en Australie n’est qu’un rêve, qu’un espoir de jeunesse, qu’un sursaut de l’impossible.

-« Je ne veux pas mourir … Pas encore. »

Tout son corps n’est que révolte. Brusquement, il repousse les couvertures, bondit hors du lit

-« Je veux vivre ! »

Rapidement il enlève les vêtements froissés dans lesquels il s’est endormi et, sans prendre le temps de se laver et de se raser prend dans l’armoire des vêtements au hasard, se change et descend dans le salon climatisé.

-« Un café très fort, s’il vous plaît. »

-« Très bien, Monsieur. »

Debout devant le bar Jacques boit en se brûlant son café, puis court à sa voiture et fonce vers l’aéroport.

-« A quand le prochain avion pour Paris ? »

-« Demain matin, Monsieur. »

-« Et pour Madagascar ? »

-« Ce soir, à 20 heures. »

-« C’est trop tard. Il  faut que je parte tout de suite. »

-« Je regrette Monsieur. Mais il n’y a aucun avion avant ce soir. »

De nouveau au volant de sa voiture, Jacques fonce vers le port.

-« Avez-vous un bateau qui part pour Madagascar ou l’Afrique ? »

-« Non, pas avant plusieurs jours. »

Jacques se fige et reste là, immobile, la bouche ouverte, devant le marin stupéfait. Puis, lentement, il regagne à sa voiture, rejoint les Relais Aériens  et retourne dans sa chambre.

Tu es là, allongée sur le lit, m’attendant.

Abattu je m’affale à côté de toi. Tendrement tu caresses mes cheveux en murmurant

-« Pourquoi veux-tu me fuir ? Tu sais bien que c’est trop tard. »

Sans honte, Jacques laisse couler de grosses larmes sur ses joues pas rasées.

– 2 –

Sur son lit, tout habillé, Jacques est allongé les yeux fermés, il dort ou croit dormir.

-« Tu aurais dû prendre  l’argent du notaire. »

-« Je n’ai pas pu. »

-« Jamais tu ne seras capable de quoi que ce soit. »

-« Je travaillerai. »

-« Tu crois que je me contenterai d’un mari médiocre, d’une vie médiocre ? »

-« Mais je t’aime. »

-« Ça ne suffit pas. Je veux être riche, enviée, respectée. »

-« On peut devenir riche à force de travail. »

-« Je serai trop vieille. Je veux vivre maintenant. »

Silence. Puis,

-« Tu avais tout prévu n’est-ce pas ? »

-« Oui. Je ne t’avais jamais cru capable de voler l’argent du notaire. »

-« Alors, pourquoi me l’avoir demandé ? »

-« Pour te laisser une dernière chance … Et te faire venir ici. »

-« Tu as toujours voulu … »

-« Oui. »

Jacques se retourne dans son sommeil.

-« Tu m’as aimé ? »

-« Non … Mais je me suis habituée à toi. »

Dans un sursaut, Jacques se retourne en grognant.

– 3 –

Impeccable dans un costume blanc, rasé, lavé, Jacques ressort de sa chambre. Il adresse un sourire charmeur à l’hôtesse et gagne lentement sa voiture. Puis, prenant le petit chemin goudronné, il s’élance vers Saint Gilles.

Il conduit vite et rapidement la voiture rejoint Saint Paul, Saint Gilles, Saint Leu. Mais Jacques ne regarde pas le paysage. Il conduit, attentif à la route, ne pensant à rien. Et les villes se succèdent Saint Louis, Saint Pierre, Saint Joseph.

Au fur et à mesure que les kilomètres défilent, la tension, la nervosité de Jacques diminuent. Et, quelques kilomètres avant la petite ville de Langevin, il sourit et sa conduite devient plus lente, plus détendue.

Passant devant un fleuriste,  il s’arrête, achète une rose rouge, et repart.

Immobile, silencieuse, tu fixes la route.

Puis brusquement tu te tournes vers moi et demande avec un air de reproche

-« Pourquoi ? »

Je prends le temps de te répondre

-« Il le faut. »

-« Pourquoi ? »

-« Pour retrouver le jeune homme que j’étais. »

Sans te voir, je sais que tu me fixes de tes grands yeux verts embués de larmes, et des larmes coulent lentement le long de tes joues bronzées.

-« Jacques, non. Je t’en prie. »

Mais je reste silencieux, portant toute mon attention sur ma conduite.

Pourtant Célia, j’ai envie de faire demi tour, de te prendre dans mes bras, de t’embrasser, de te crier mon amour.

Mais c’est trop tard !

Lentement la petite Volvo s’engage sur le chemin empierré qui mène au sommet de la falaise de lave qui surplombe l’océan.

Arrivé au bout du chemin, Jacques s’arrête, descend de voiture et, la rose rouge à la main, s’avance d’un pas résolu vers le bord de la falaise.

Immobile, au bord du gouffre, il regarde hypnotisé, une dizaine de mètres plus bas, l’océan s’écraser contre les roches noires, les recouvrant de dentelle blanche. Jacques s’approche du gouffre, jette la rose et la regarde être broyée par les vagues.

Je me tourne lentement vers toi. Tu es debout, derrière moi, me regardant fixement

-« Je t’aimais Célia. »

Lentement tu passes devant moi, tu t’assieds au bord de la falaise. Et, d’une voix monocorde, sans me regarder, sans te retourner, tu dis

-« Je voulais être riche. Prévoyant que tu ne prendrais pas l’argent du notaire, je nous avais assurés pour une somme considérable. Quoi de plus normal pour un jeune couple en voyage de noce … »

Jacques fait un pas en avant, s’assied au bord de la falaise et, fixement, regarde droit devant lui l’océan onduler, avant de venir s’écraser, dans un rugissement furieux, à ses pieds.

Nous étions assis l’un à côté de l’autre. Tu avais passé ton bras autour de mon cou, m’avais embrassé.

-« Je ne t’oublierai jamais. »

Amoureusement je m’étais dégagé pour répondre à ton baiser, mais ce geste m’avait soustrait à ta poussée. Et, entraînée par ton élan, tu avais basculé dans le vide.

Immobile, Jacques ne bouge pas. Autour de lui l’océan, les mouettes, le vent hurlent de concert dans un déchaînement terrible.

-« Mais pourquoi, Jacques, pourquoi ? Maintenant tu es riche. » 

Jacques se lève, sourit, sort un cigarillo de sa poche, l’allume, tire une bouffée,

-« Pourquoi ? … Tu sais que je t’ai menti … que je voulais te tuer… pourquoi es-tu revenu ? »

-« Parce que je t’aime. »

Et il se jette dans le vide.