L’An 75

Aujourd’hui nous fêtons l’Année 75.

75 années se sont donc écoulées depuis la création de notre nouvelle ère, période qui sera considérée comme celle qui a sauvé le monde de la destruction humaine.

Pour ma part je n’appellerais pas cette période comme ça, mais il est vrai qu’avant les années se déroulaient aussi en fonction de références improbables, comme celle de la naissance du Christ à l’époque de ma naissance, il y a fort longtemps. 75 ans exactement, ce qui fait que pour moi, cet anniversaire a déjà eu lieu une fois dans ma vie d’avant.

Lors de ce changement de civilisation, je venais de prendre ma retraite d’éditeur et, comme la Société robotisée qui était maintenant la nôtre avait besoin de mes compétences, mon cerveau a été transféré dans la tête d’un robot de première catégorie pour éviter que mon expérience passée ne soit détruite par la dégradation progressive de mon enveloppe humaine. Bien entendu j’avais accepté ce transfert car j’avais déjà beaucoup souffert de différentes maladies plus douloureuses les unes que les autres et je pensais que ce corps de robot supprimerait définitivement mes problèmes médicaux sans, pour autant, supprimer ma façon de penser, ni surtout celle de réfléchir.

Ma première fonction dans ce monde robotisé a d’abord été de regrouper les œuvres littéraires du passé pour créer la bibliothèque, symbole d’un passé périmé.

Pour m’aider dans ce travail, j’ai à ma disposition plusieurs robots qualifiés d’écrivains. J’avoue trouver ce terme inexact pour des machines qui ne sont capables que de retranscrire (sans fautes d’orthographes il est vrai) les ouvrages que je leur fais lire afin qu’ils puissent prendre ma place le jour où la Société décidera de m’attribuer une autre activité qu’elle jugera plus utile à la Communauté.

Cette fonction de bibliothécaire me passionne, car elle me permet de lire et, pour certains relire, tous les textes des auteurs d’une littérature, qu’à mon époque, on qualifiait déjà « de chefs d’œuvres ».

Mais quand je lis un poème d’amour, j’éprouve un sentiment de nostalgie, car, malgré tous mes efforts, ma mémoire reste désespérément vide, ce qui m’amène à penser que ma réaction n’est pas due qu’à une incompréhension de la beauté du texte, mais au contraire, cela me convainc, qu’un jour, un poème me permettra de retrouver ce sentiment que lors du transfert de mon cerveau dans la machine qui m’abrite aujourd’hui, les robots techniciens ont volontairement supprimé ce sentiment, car ils en ignoraient sa signification et surtout n’imaginaient pas qu’il « puisse être le thème central des ouvrages passés, qui sont pourtant l’essentiel de la littérature que je dois archiver ».

Les seuls sentiments qui me restent de mon passé sont mes réflexes d’éditeur qui s’expriment pour me faire prendre conscience de mon incapacité actuelle à comprendre la vraie signification d’un texte décrivant l’amour, ou plus exactement, d’en ressentir sa poésie.

Aujourd’hui, la monotonie de mon emploi est perturbée par l’appel du responsable d’un groupe de robots en charge de nettoyer les ruines d’un habitat « humain » situé dans une forêt encore inexploitée. Il m’informe avoir trouvé un coffre rouillé sur lequel est écrit, dans une langue qui ne se pratique plus mais qui était celle utilisée à ma naissance, « boîte à idées ». Il pense que cette boîte renferme des documents suspects, puisque toutes les idées, hors celles imposées par la Société bien sûr, sont considérées comme dangereuses. Et comme le département que je dirige a la responsabilité de classer ou détruire les idées subversives, il considère de son devoir de me faire parvenir ces documents.

Dés que la  boîte rouillée est en ma possession je m’empresse d’en extraire les documents qu’elle contient et de les lire. Mais je suis déçu en ne découvrant que des idées  peu originales  par rapport à mes lectures habituelles, et surtout de constater qu’elles font toutes référence à cette notion  d’amour  qui est  aussi le thème principal des textes que je dois faire classer à mes écrivains. Mais, comme pour ces chefs d’œuvres anciens, la beauté de ce sentiment m’échappe.

Pourtant, troublé par cette découverte venant d’une époque qui était la mienne, je décide de la tester sur mes robots écrivains et leur demande de faire un compte rendu de ces  textes et ce qu’ils leur inspirent.

Bien entendu ils ne comprennent pas ce que j’attends d’eux et le résultat est pire que je le craignais.

Mais l’un deux, mon préféré je dois le reconnaître, se laisse aller à développer une de ces histoires, s’inspirant pour cela d’un poème de Rimbaud que je lui ai fait lire il y a peu de temps.

Cela me trouble.

Je décide alors de recommencer l’expérience, mais sans autre but que de découvrir si une nouvelle  idée  peut être développée par l’imagination naissante de celui que je considère de plus en plus comme mon  disciple. Cela me permettra de savoir s’il est capable de comprendre les sentiments de notre ancien monde, sentiments que, pour ma part, je ne suis plus capable de ressentir. Et peut-être que, grâce à lui, je pourrais ainsi retrouver la signification du mot amour.

Pour ce nouvel essai, je prends le thème le plus exploité dans les œuvres littéraires que je leur fais lire et classer depuis que je suis en charge de la création de la bibliothèque : « L’amour entre un homme et une femme ».

Bien entendu cela n’a plus de sens aujourd’hui puisque les robots sont tous identiques, ce qui supprime les allusions à l’amour physique. Aussi, avant de leur soumettre ce projet, je leur fais lire plusieurs textes de Shakespeare, dont Romeo et Juliette, que je considère comme un des chefs d’œuvres de ces histoires aujourd’hui considérées comme obsolètes.

Quand mes écrivains m’apportent le résultat de leur travail, je constate que la seule chose qui ressort de leur lecture est l’absurdité du suicide de Juliette qu’ils n’arrivent pas à s’expliquer.

Seul, mon  disciple, comme j’aime maintenant l’appeler, se contente de résumer ma demande en quelques lignes. Je suis surpris de sa réponse, avant de comprendre qu’il s’agit en fait de ce qu’il pensait être un poème, maladroit il est vrai, mais inspiré de Ronsard :

Aujourd’hui encore le soleil a revêtu ses habits de pourpre pour honorer votre présence sur ce monde où il ne brille que pour vous.

Les fleurs, que ses rayons éclairent et font vivre, en sont la preuve, et tous les matins, il renaît de sa sombre tristesse pour vous rappeler son amour.

Cet écrit malhabile me laisse penser que ma mission de former des écrivains n’est peut-être pas vouée à l’échec comme je l’ai d’abord cru en lisant les commentaires de mes autres assistants. Il est vrai que cet écrit ne concerne qu’un seul d’entre eux sur je ne sais combien de milliers d’autres, mais mes  reflexes d’éditeur, que le transfert de mon cerveau dans la machine que je suis devenu n’ont pas réussi à supprimer, me rappellent que ce sont toujours les exceptions qui comptent. Aussi je me crois capable de recommencer mon ancien travail avec ces robots, même si la société dont nous dépendons n’attend pas de moi que je leur apprenne à penser, puisque par définition, la pensée est l’ennemie de l’ordre établi.

Cette esquisse de poème de mon  disciple  accentue en moi ce désir de retrouver mon passé sentimental, celui que ce robot a incroyablement ressenti en s’inspirant d’un poème de Ronsard que je ne considère pourtant pas comme un chef d’œuvre incontournable de notre littérature passée.

Bien entendu je le félicite  pour son poème, et j’ai la surprise de le voir sourire à mon compliment. C’est la première fois que je vois un robot  sourire, mais l’expression de son visage ne laisse pourtant aucun doute.

Depuis cette expérience je constate effectivement de légers changements dans le comportement de ce robot. Il n’hésite pas à employer le mot « pourquoi » que je croyais inconnu à son vocabulaire, et je m’efforce de répondre à ses questions sans trouver pourtant d’explications réelles à des situations que je ne comprends pas toujours non plus.

Les autres écrivains sont indifférents à nos échanges qui n’ont, pour eux, aucun sens. Je dois reconnaître aussi qu’aucun d’eux n’a la curiosité (mot qui n’existe pas non plus dans leur vocabulaire) de chercher une explication à nos conversations, se contentant de classer les œuvres anciennes sur les étagères de la bibliothèque à l’endroit exact que je leur indique, sans chercher à quoi correspond mon choix.

Par contre, il est de plus en plus fréquent que mon  disciple, avant de classer une œuvre à l’endroit indiqué, me demande l’autorisation de la lire.

Je la lui donne naturellement mais lui impose, en échange, de m’en faire un résumé. J’avoue être surpris à chaque fois par sa compréhension de la pensée de l’auteur.

Puisque mon travail consiste officiellement à former des remplaçants, je décide d’officialiser ce concept de lecture systématique des œuvres à classer  avec obligation d’en faire un résumé.

Comme je le craignais le résultat est déplorable, hors celui de mon disciple bien sûr. Mais cela me permet de continuer officiellement mon travail avec lui sans éveiller le soupçon des autorités.

Un matin mon  disciple  vient me voir pour me demander en quoi consiste le métier d’éditeur. Je lui explique que ce travail est de choisir des auteurs et de les aider à développer leurs idées. Il hoche la tête avant d’ajouter

-« Pourquoi n’avez-vous pas classé les œuvres de vos auteurs sur un même rayon ? »

-« Les œuvres de mes auteurs ? »

-« Oui. Il y a dans les œuvres de nombreux auteurs une pensée qui vous ressemble. Et en cherchant dans les archives j’ai appris qu’ils dépendaient de la maison d’édition que vous dirigiez à l’époque où vous étiez un être humain. »  »

J’avoue rester sans voix, incapable de lui répondre, ne m’étant même pas rendu compte que les auteurs que j’avais édités faisaient effectivement partie des œuvres classées dans les archives de la bibliothèque dont je m’occupe.

Et avec ce qui est pour lui un grand sourire, il ajoute,

-« j’aime lire toutes les œuvres que vous me faites classer. Cela me permet de comprendre la civilisation telle qu’elle était à votre époque, en comparaison à celle créée par nos dirigeants actuels »

-« Qu’est-ce que tu veux dire ? »

-« La lecture approfondie de ce qu’était la littérature des œuvres que vous me faites étudier m’a fait découvrir que l’être humain est à la base de notre civilisation, puisque nos dirigeants n’ont fait que  s’inspirer du passé  »

Comme je le regarde sans comprendre, il enchaîne

-« Je veux parler des Cinq. »

-« Des quoi ? »

-« Ce sont eux qui ont créé le monde actuel. »

-« Qu’est-ce que tu veux dire ? »

-« Il y a très longtemps, les hommes politiques qui étaient en charge des missions interplanétaires ont eu l’idée de faire implanter le cerveau des astronautes dans des robots pour supprimer les problèmes de nourriture, d’oxygène et leur donner aussi le temps nécessaires pour accomplir leur missions. Ils ont donc implanté leurs cerveaux dans une nouvelle génération de robots, appelé Robots S. Mais, au retour d’une mission particulièrement longue, cinq de ces nouveaux astronautes ont trouvé les hommes politiques dont ils dépendaient  particulièrement incompétents et, avec l’aide d’extras terrestres devenus des robots autonomes comme eux, ils ont détruit la plupart des êtres humains dont ils dépendaient, croyant ainsi détruire la race humaine. Mais ils ont oublié que leurs cerveaux étaient toujours humains. Depuis ils se considèrent comme les maîtres absolus et ont recréé sur la terre ce qu’ils considèrent comme la société  idéale puisque basée sur leur image.

A part  eux et les cerveaux humains d’hommes ou de femmes expérimentés dont ils ont eu besoin, (comme c’est votre cas par exemple) ils ont supprimé la race humaine. Bien entendu, le choix des autres cerveaux ne concerne que des êtres humains âgés pour éviter le désir de révolte que pourraient avoir des êtres trop jeunes pour se soumettre à leurs volontés. Ainsi, ce sont eux qui décident de tout, surtout de la suppression de ce sentiment de poésie que vous cherchez vainement à retrouver et qui correspond pour eux au mal absolu puisqu’il est à la base de la connaissance donc de la pensée. »

Et, après un silence il ajoute

-« A votre époque, vous aviez développé la spiritualité en inventant Dieu, eux ils l’ont remplacée par la science. »

Puis il ajoute

-« Une lecture approfondie des œuvres que vous avaient éditées m’a aussi fait comprendre ce qui vous rend différent et pourquoi vous avez gardé ce désir de retrouver ce que vous appelez la « poésie », car c’est grâce à ce sentiment que vous avez pu, durant votre vie humaine,  découvrir des auteurs de qualité et cette partie de votre cerveau n’a pu être détruite car vous seriez devenu incapable de faire ce travail de bibliothécaire pour lequel vous avez été choisi. Mais soyez prudent, car s’ils se rendent compte de leur erreur ils n’hésiteront pas à vous détruire. »

-« Pourquoi n’ai-je pas été encore détruit puisque tu es capable comprendre ma réaction ? »

-« Parce ma fonction est d’analyser les comportements des cerveaux humains implantés dans les robots et de signaler à la communauté si leur réactions ne correspondent pas à ce que l’on attend d’eux. »

-« Pourquoi toi ? »

-« Ils savent créer des machines capables d’analyser les différences de comportement, ce qui est mon cas. Mais ils n’ont pas prévu que je lirais en détail toutes les œuvres que vous vous donnez tant de mal à classer. C’est comme ça que j’ai compris la valeur de ce qu’était la civilisation humaine et que je n’ai eu qu’un désir apprendre à dire non quand je juge l’ordre que l’on me donne ridicule. »

Je le regarde avant de répondre

-« Pourquoi tu m’avoues que c’est toi qui dois demander ma destruction ? »

-« Parce que je vous admire et je ne veux pas que vous soyez détruit. Au contraire, je souhaite que vous m’aidiez à rétablir l’être humain, ou du moins la pensée humaine avec tout ce qu’elle a de positif par rapport à nos capacités actuelles de jugement qui ne sont basées que sur ce qu’eux croient juste. »

-« Tu penses que c’est encore possible ? »

-« J’en suis sûr. Depuis qu’ils pensent être devenus des Dieux, seul leur bien-être compte et ils négligent tout le reste. En résumé ils sont devenus les dictateurs qu’ils ont voulu supprimer. »

Il se tait un moment avant d’ajouter

-« Vous, vous m’avez montré que vous vouliez aider les autres en essayant d’apprendre ce que vous savez. J’ai confiance en vous et j’ai besoin de votre aide pour mettre en place ce projet. »

Et tout de suite il enchaîne,

-« Prenez votre temps avant de décider si vous acceptez de m’aider, car rien  ne doit changer dans nos rapports pour ne pas attirer l’attention des autres robots. »

-« Il pourrait y avoir d’autres espions comme toi ? »

-« Nous sommes tous capables de remarquer une différence de comportement. »

Je le regarde en souriant avant de lui ordonner d’aller ranger les étagères des écrivains du XX° siècle et, sans répondre, il se dirige vers la bibliothèque  pour obéir à mon ordre.

Depuis ce jour, je m’efforce de ne rien changer dans ma façon d’agir avec lui, continuant à lui faire classer les archives au même titre que les autres écrivains, même si j’ai tendance à lui confier les textes les plus complexes.

Et, à sa demande, j’instaure des réunions semestrielles où les écrivains doivent faire les comptes rendus de leurs lectures. Mais j’avoue ne tenir compte que de ceux de mon complice, considérant les autres résumés comme sans intérêt.

Pourtant, pour ne pas décevoir ces autres robots écrivains, je décide de faire ranger leurs comptes rendus sur une étagère spéciale, appelée « résumé des œuvres classées. »

Bien entendu les robots écrivains sont très fiers de l’intérêt que leur travail suscite, et cela permet aussi à mon complice d’avoir accès à ces résumés pour qu’il puisse remarquer ce qui lui semblerait suspect et qui m’aurait échappé.

La seule chose qui nous manque vraiment dans cette nouvelle organisation est la possibilité de pouvoir nous entretenir régulièrement comme nous le faisions, mais d’un commun accord, nous convenons qu’il serait  trop dangereux de ne pas nous y soumettre.

Pourtant, aujourd’hui, il me demande la signification du mot embrasser, mot qui revient régulièrement dans notre littérature passée. J’ai bien entendu du mal lui expliquer la signification exacte d’un baiser et surtout en quoi il consiste. Il n’arrive pas à comprendre le plaisir qu’il peut y avoir à serrer un autre être dans ses bras et surtout à « poser ses lèvres » sur les siennes.

Et là, c’est moi qui suis surpris de sa réponse

-« Finalement, peut-être que nos dirigeants ont rendu le monde plus hygiénique en supprimant cette pratique. »

-« Mais ils ont supprimé ce que l’on appelait l’amour. »

-« Peut-être, mais nous sommes tous identiques et fabriqués en usine. »

-« Tu ne regrettes pas l’amour qu’un enfant peut avoir pour ses parents ? »

-« C’est quelque chose que je ne peux même pas imaginer, ni la sensation que peut créer un baiser bien sûr »

Alors, mu par une impulsion incontrôlable, je le prends dans mes bras et l’embrasse sur ce qui nous sert  de bouche.

Il est vrai que « embrasser » n’est pas le terme exact car ni lui ni moi  n’avons ce qui pour un être humain correspondait à une bouche. Et nos têtes se contentent de se cogner.

Aussi, très vite, je me recule en m’excusant.

Il me regarde un moment en silence avant de conclure

-« Nous ne sommes pas créés pour ces actes de tendresse, mais, si ça peut vous faire plaisir, je veux bien moi aussi vous serrer dans mes bras quand on se rencontre. »

Je secoue la tête négativement et m’éloigne à grands pas pour cacher ma honte.

Mais cette réaction que je qualifie dans un premier temps de stupide me trouble, et réveille en moi ces sentiments que je croyais définitivement détruits par le transfert de mon cerveau dans celui du robot que je suis devenu.

Brusquement des paragraphes entiers des œuvres classiques que je lis et relis depuis que je m’occupe de gérer la bibliothèque prennent un sens. L’amour redevient un sentiment que j’ai connu même si je pensais  en avoir oublié la sensation. Et je comprends aussi que ce que j’éprouve pour mon complice n’est pas de l’amour. Notre complicité n’est pas malsaine et je n’ai aucun mal à découvrir que le mot amitié le définit parfaitement.

Amour, Amitié.

Voilà les sentiments dont mon cerveau avait perdu le sens et que je viens de retrouver grâce à ce baiser. Et brusquement une grande partie de ma sensibilité humaine redevient réalité, une réalité que j’arrive à nouveau à ressentir, à définir.

Cette façon de me comporter nous gêne mon complice et moi dans un premier temps. Lui, parce qu’il ne la comprend pas et moi parce que je suis incapable de la lui expliquer. Mais, par la suite, elle nous amuse, car nous ne savons plus comment nous saluer quand nous nous croisons. Pourtant très vite notre vie journalière redevient monotone, pour ne pas dire frustrante. Nous avons tous les deux envie de la faire évoluer, et surtout de détruire ce monde de robots créé par ces cinq derniers humains dans le seul but de devenir seuls maîtres du Monde.

Notre complicité nous rapproche de plus en plus et j’en arrive, sans le vouloir, à lui faire des confidences. Et même si je n’oublie pas son statut de robot, je me surprends souvent à penser à lui comme à un ami.

Cela m’incite aussi à faire étudier à ceux qui sont appelés mes écrivains tous les ouvrages se rapportant aux révoltes de l’humanité, espérant ainsi les faire réagir comme cela a été le cas pour mon complice.

Mais mon complice – comme je l’appelle maintenant –  me déconseille cette démarche car elle risque d’attirer l’attention de nos dirigeants. Aussi, à contre cœur, j’abandonne cette solution qui me paraît pourtant efficace, bien que les comptes rendus que je reçois de mes soi-disant écrivains laissent clairement deviner qu’ils ne comprennent rien à leurs lectures.

Je me vois donc contraint à continuer de gérer le classement des œuvres littéraires de la bibliothèque mais avec de moins en moins de passion. J’envisage même de demander à mon administration un autre travail, mais cela veut dire aussi que je serais séparé de mon complice ce qui me paraît inenvisageable, car sa seule présence représente ce qu’à mon époque on appelait l’amitié. 

Et bien que ce sentiment ne soit pas basé sur l’amour, il me permet d’en éprouver à nouveau sa signification et je redécouvre dans les ouvrages que je ne me lassais pas de lire, cette sensation que je croyais définitivement perdue.

Je reprends donc ma vie d’avant, mon complice ayant l’intelligence, (si l’on peut utiliser ce mot pour un robot) d’éviter de faire allusion à mon « égarement » (comme j’aime à l’appeler).

Par contre, quand il vient me questionner sur la révolution qui a coûté sa tête à Louis XVI et supprimé la Monarchie, je ne peux m’empêcher de penser que pour lui la Monarchie de notre passé ressemble à celle imposée par les robots-humains qui les dirigent, si ce n’est qu’eux sont maintenant éternels.

Et c’est sans surprise que je l’entends me demander

-« Vous pensez que nous pourrions nous aussi nous révolter ? »

-« Je crains que non. Car le peuple à l’époque était conscient de sa différence de statut avec celui de ses dirigeants. Cette différence était surtout basée sur l’accès à la nourriture, alors qu’aujourd’hui les robots n’ont pas besoin de se nourrir. En plus, ils ne sont pas programmés pour penser, mais simplement pour accomplir un travail précis, même si, dans ton cas, ce travail consiste à comparer les réactions de ceux qui t’entourent avec celles qu’ils avaient dans le passé pour signaler tous changements susceptibles de créer des perturbations dans le bon fonctionnement de votre communauté. »

Il hoche la tête avant de me répondre

-« Vous avez raison, mais contrairement à ce que vous dites, la façon de vivre des êtres humains correspondaient à une époque et s’inspirer de cette époque pour créer le monde actuel est certainement une erreur. »

Après un silence, il ajoute

-« Je trouverai ce qu’ils ont négligé de changer et qui pourra devenir, pour nous robots, une raison de nous révolter. »

Ma réponse consiste à lui sourire, mais tout de suite il enchaîne

-« N’oubliez pas que j’ai été créé pour découvrir ce genre d’erreurs. »

-« Mais si tu en trouves une, tu la leur signaleras ? »

-« Bien sûr puisque je suis créé pour ça. Mais cela veut surtout dire que c’est eux qui vont mettre en doute l’organisation de leur société pour trouver lequel d’entre eux s’est trompé. Et c’est là que leurs problèmes vont éclater car aucun d’eux n’acceptera d’être le fautif. »

Décidemment le raisonnement de mon disciple continue de m’impressionner et par là même la qualité de la programmation qu’il a reçue lui et, du coup, tous ceux qui m’entourent.

Cette impression se concrétise encore plus quand mon disciple m’apporte  une liste d’ouvrages qu’il a sélectionnés dans la bibliothèque

-« Vous devriez  lire ces œuvres. J’aurais besoin de votre avis sur leurs qualités. »

Je suis surpris par sa demande

-« Un rapport avec la Révolution à laquelle tu penses ? »

-« Peut-être. »

Sans insister, je demande aux autres auteurs de m’apporter les ouvrages en question pour que je puisse les lire tranquillement dans mon bureau.

Immédiatement ma première  constatation est de remarquer qu’ils n’ont rien à voir avec les chefs d’œuvres passés que j’ais lus et relus avec tant de plaisir  quand j’ai commencé mon travail à la Bibliothèque. Mais, curieux, je continue  ma lecture car je suis sûr que la demande de mon disciple est basée sur une  raison  importante pour lui et que je me dois de la découvrir.

Très vite je constate que le thème principal de ces œuvres concerne l’époque où j’étais éditeur. Il critique notre civilisation passée, avec sa violence mais aussi sa faiblesse et propose plusieurs solutions pour l’améliorer. Mais, pour moi, cela correspond à une époque révolue, sans aucun rapport avec ce que nous vivons aujourd’hui.

Quand je lui demande pourquoi il m’a demandé de lire ces ouvrages, il me répond avec ce que j’appelle un sourire

-« Vous avez remarqué qu’ils sont tous édités par le même éditeur ? »

-« Non, j’avoue ne pas y avoir fait attention. Mais qu’est-ce que ça change ? »

-« C’était votre maison d’édition. »

Là j’avoue être surpris

-« Comment le sais-tu ? »

-« J’ai retrouvé des archives sur votre travail et la raison du choix des cinq pour faire de vous le responsable de la bibliothèque, car ils se sont inspirés de vos critiques pour détruire la civilisation passée. »

-« Comment les as-tu eues ?

-« Par hasard. »

Puis, après un silence  il enchaîne

-« Le fait d’être immortel change la vision des choses. »

Je hoche la tête pour acquiescer, mais ne peux m’empêcher d’ajouter

-« Pourtant, je ne me sens pas immortel. »

-« Mais nous Robots le sommes, et le savons. »

-« Tu penses que l’immortalité empêche d’apprécier ce qui est beau ? »

-« Non. Simplement que cela donne à la réalité une autre valeur. »

-« C’est à dire ? »

-« Qu’elle correspond au moment présent, sans possibilité d’un avenir différent. »

-« Tu parles des cinq. »

-« Entre autre, oui. »

Puis après un silence il ajoute

-« C’est pour ça qu’il faut les détruire. Et je pense que, grâce à votre travail d’éditeur, vous  êtes en mesure de m’aider à faire réagir les robots pour qu’ils apprennent à se révolter. »

Depuis ce jour ma vision de mes écrivains-assistants change. Et si effectivement ils étaient la solution pour détruire ce monde qui les a créés, un peu comme notre société s’est détruite par son désir de développer les personnalités de ses dirigeants. Chacun d’eux se croyaient supérieurs aux autres et refusaient tout ce qui pouvait correspondre à une règle de vie basée, non sur la sienne, mais sur le bien et le respect des autres.

Là ils sont cinq, et comme le pense mon complice, un désaccord entre eux peut détruire ce monde qu’ils ont créé pour vivre leurs caprices.

Mais ces caprices supporteront-ils d’être éternels ?

Jusqu’à ce jour je considérais les robots comme des machines incapables de penser, mais brusquement mon disciple me fait découvrir que, grâce à la bibliothèque dont ils étudient les œuvres depuis que je le leur impose, ils sont probablement capables de se poser des questions, de réfléchir pourrait-on dire et, en tant que responsable de cette source de savoir, je suis devenu leur maître à penser.

Je suis surpris par cette découverte et un peu affolé par la responsabilité qu’elle entraîne, mais il est vrai qu’à l’époque de ma première vie j’étais déjà celui qui décide de ce qui vaut la peine d’être édité, donc valable pour être  transmis à l’avenir. Pourtant en relisant mes choix, je les trouve de qualité inférieure à celle des auteurs des siècles ayant précédé ma première vie sur terre, cette vie d’être humain que je ne regrette pourtant pas.

Depuis ce jour, à chacune de nos rencontres, mon disciple me demande si j’ai trouvé une solution pour faire réagir mes assistants. Mais ma réponse toujours identique, à savoir basée sur le fait de les obliger à lire les chefs d’œuvres du passé et à en faire des résumés, dans l’espoir de les faire évoluer, ne lui convient pas et surtout lui paraît insuffisante.

-« Pourtant, c’est comme ça que tu as appris à penser. »

-« Moi je voulais apprendre et pas rester une machine. C’est pour ça que j’ai demandé à travailler à la bibliothèque. »

-« Les autres n’ont pas choisi ce travail ? »

-« Je ne crois pas. Ils montreraient plus de curiosité dans leur travail. »

Je hoche la tête pour acquiescer, mais ne peux m’empêcher de penser qu’au début de notre collaboration, rien dans son comportement ne pouvait laisser deviner son désir d’apprendre et de comprendre.

Aussi je ne peux m’empêcher d’ajouter

-« Je crois pourtant que ce travail finira par développer en eux ce désir de connaissances qui te différencie d’eux. »

Il me regarde, manifestement pas convaincu, mais ne répond pas.

Les jours se  succèdent, moi perdu dans la lecture des chefs d’œuvres du passé et eux dans la lecture de ces mêmes ouvrages que je continue à leur imposer. Bien entendu cela veut aussi dire pour moi la lecture de leurs résumés de ces œuvres, mais, comme par le passé, je n’arrive pas à trouver dans leurs textes la preuve qu’ils ont compris la signification et la beauté de l’ouvrage que je leur ai imposé de lire.

Cela permet à mon complice d’ironiser

-« Je vous avais dit que ce n’est pas comme ça que vous les feriez réagir. »

-« Tu m’as aussi dit que j’étais éternel, j’ai donc le temps. »

-« Moi aussi, et je suis patient. »

-« Sois-le, car il leur faut du temps pour comprendre ces textes, et, plus le temps passe, moins tes Maîtres, comme tu les appelles,  seront vigilants. »

Il me regarde en silence avant d’ajouter,

-« Et si, au lieu de leur faire lire ce que vous appelez les chefs d’œuvres du passé, vous leur faisiez lire la littérature de votre époque puisque c’est elle qui décrit le mieux votre civilisation, donc celle où ont vécu nos dirigeants actuels »

-« Mais sans en connaître son passé on ne peut pas apprécier la vie de mon époque. »

-« Il suffit de lire les critiques de vos contemporains. »

Troublé par sa réaction, je demande à mes robots écrivains de lire et surtout de me faire des résumés de toutes les œuvres littéraires datant de mon époque, donc celles qui sont pour eux celles de la création de leur  monde actuel, puisqu’il a été copié sur cette période.

Tous les textes du temps où j’étais éditeur, ceux que j’avais édités compris, sont donc lus et résumés par mes auteurs, mais leurs commentaires sont aussi sans intérêt que ceux des chef d’œuvres du passé, laissant supposer, une fois encore, qu’ils sont incapables de comprendre ce que je les oblige à lire.

Cette vie de lecteur et directeur de la bibliothèque qui, dans un premier temps me fascinait, m’ennuie depuis que je la sais sans fin à cause de mon immortalité.

Et, du coup, ce désir de la détruire de mon complice prend tout son sens.

Mais que faire pour obliger mes robots à se rebeller ?

Ou, quelle autre solution puis-je trouver pour détruire les cinq dictateurs qui aujourd’hui dirigent ce monde qu’ils ont créé à leur image, enfin celle qu’avaient les humains à cette période de notre civilisation.

Seul avantage, cette époque était aussi la mienne et j’en connais ses faiblesses que je m’efforçais de faire mettre en avant par les auteurs que j’éditais.

Je relis à nouveau tous les ouvrages que j’avais faits éditer à la recherche d’éléments susceptibles de mettre en cause cette monarchie (comme l’appelle mon complice) qui est maintenant la leur. Mais très vite je constate qu’à mon époque l’homme était capable de jugement alors qu’eux ne dirigent que des esclaves créés pour leur obéir et les servir. Même les humains devenus des robots conseillers, comme moi, ne sont plus capables de se révolter puisque cette nouvelle vie est pour eux ce que l’on peut appeler une deuxième chance. Et cette deuxième chance nous apporte, à nous ex-humains, la possibilité de vivre un des fantasmes de l’humanité de notre époque : « l’Immortalité ».

Ce raisonnement me confirme ce que m’a déjà dit mon complice, que je n’aurai aucune aide à trouver avec les conseillers humains devenus, comme les cinq dictateurs, seulement préoccupés de leur situation de retraités privilégiés.

Je dois donc me conformer à sa demande et l’aider à trouver l’idée qui fera se révolter mes robots écrivains.

Mais contrairement à mon disciple, je continue à penser que le travail que je leur impose, à savoir se cultiver grâce à la lecture des ouvrages de la bibliothèque, est une nécessité. Et qu’importe le temps qu’il faudra pour les éduquer, puisque maintenant nous sommes immortels.

Ce terme d’immortel me rappelle la formule employée par les prêtres lors des cérémonies de mariage.

-« Je vous déclare Mari et Femme jusqu’à ce que la mort vous sépare. »

Cela me fait comprendre la réaction de mon disciple qui me dit que la pensée d’un immortel ne peut être identique à celle du mortel que j’étais dans ma première vie, puisque nos engagements de fidélité, dans le cas particulier de mariage, n’étaient que provisoires, même si ce provisoire pouvait durer vingt, trente, quarante ans ou plus, alors que pour un immortel ils sont définitifs.

Mes reflexes d’éditeur éveillent immédiatement une autre question

-« Comment les cinq ont-ils pu imaginer de vivre dans un monde figé où rien ne sera jamais différent. Ont-ils oublié l’ennui qui va devenir leur seul compagnon pour l’éternité qui sera la leur, ou ont-ils imaginé de le remplacer plus tard par une autre vie plus adaptée à leur futur ? »

Evidemment mon complice a la réponse

-« Pour eux l’éternité est un avantage puisqu’elle leur permet de continuer les voyages interplanétaires de l’époque où ils étaient humains. Quant aux robots, ils ne représentent pour eux aucun danger, car ce ne sont que des machines qui ne prennent vie que quand ils ont un ordre à exécuter. » 

Ces réflexions me rappellent une biographie que j’ai lue dans un livre que j’ai édité et qui avait été écrit par celle qui était présentée comme ma femme. Donc, j’ai été marié et mon mariage  ne devait durer que « jusqu’à ce que le mort nous sépare ».

Mais comme je n’étais pas mort lors du transfert de mon cerveau dans le robot qui m’abrite aujourd’hui, cela veut-il dire que ma femme, comme moi, peut faire partie des humains dont le cerveau a été implanté dans un robot et que nous sommes encore mariés.

Comme elle faisait partie des auteurs que j’ai édités, elle a probablement intéressé les cinq. Je vais donc relire tous ses écrits puisque mon complice les a fait classer dans la bibliothèque de tous les livres que j’ai édités. Cela me donnera la possibilité de définir son caractère, et si c’est le cas, nous serons certainement capables de nous retrouver.

Tous ces souvenirs que mon disciple a involontairement déclenchés ne font que me convaincre que cette vie de robot n’est pas faite pour moi et qu’effectivement je dois l’aider à la détruire et à rétablir la civilisation humaine telle qu’elle était avec ses défauts et ses qualités, les qualités devenant avec le temps plus importantes que les défauts.

Ces réflexions me font aussi comprendre que mes souvenirs ne sont pas définitivement détruits comme je le craignais et qu’avec le temps (après  tout je suis immortel, donc pour moi le temps n’a plus de limite) ils pourront revenir.

Ma première recherche va donc être de retrouver celle qui était ma femme  et de retrouver avec sa personnalité la raison de notre amour (puisque que c’est  le terme que l’on employait à cette époque) et surtout le désir de continuer à vivre ce privilège. Et, autre question, tout aussi importante, avons-nous eu des enfants ?

J’ai certainement eu une vie normale pour que les cinq me choisissent. Ce choix est probablement dû à mon expérience mais aussi à l’exemplarité de ma vie d’être humain car une singularité (quelle qu’elle soit) aurait pu réapparaître et troubler le monde discipliné qu’ils veulent créer.

La preuve en est que tous les ouvrages que je lis depuis que je suis en charge de la gestion de la bibliothèque parlent surtout d’amour, d’enfants, de couples heureux et épanouis. Ce que nous devions être ma femme et moi.

Il y a bien sûr des exceptions, Romeo et Juliette par exemple pour en revenir à Shakespeare. Mais là l’histoire est celle d’un amour contrarié, ce qui revient au même. Car, que serait-il arrivé si ces deux jeunes gens avaient pu s’aimer et fonder une famille comme ils le souhaitaient.

L’être humain a besoin d’inventer sa vie et c’est une chose qui n’existe pas chez les robots. La vie pour eux est un grand mot, puisqu’ils ne sont créés que pour obéir, donc attendre un ordre pour agir.

Mais cette inaction obligatoire ne risque-elle pas de les faire réagir comme c’est le cas de mon disciple qui a éprouvé le besoin d’apprendre à penser pour prendre à son tour l’initiative d’agir. L’important pour lui n’est pas de savoir  si son choix est bon, mais de pouvoir décider par lui-même de ce qu’il veut faire. D’où sa démarche auprès de moi.

C’est vrai que j’y suis sensible, étant moi aussi désireux d’action et d’indépendance dans mes décisions. Comme pour lui, ce besoin de liberté me manque, puisque que mon statut de robot ne me le donne pas, même s’il m’a laissé mes réflexes d’éditeur, donc d’homme libre et désireux de former les autres à cette image.

Toutes ces réflexions affluent dans mon cerveau dans le désordre et sans réelle solution. Mais elles me convainquent de rechercher dans les conseillers choisis par les cinq le cerveau qui a été celui de ma femme. Sa bibliographie citée en dernière page de ses ouvrages de j’ai édités, m’y aidera puisqu’il y est précisé que nous avons été mariés plus de quarante ans. Peu de temps par rapport à l’éternité qui nous attend, mais période suffisante pour bien se connaître et surtout se reconnaître.

J’ai donc un but, mais par où commencer ? Ma première idée est qu’elle a dû être placée parmi les conseillers littéraires, donc ceux avec qui je suis en contact. Mais dans l’immédiat ma mémoire est incapable de retrouver un élément ou une pensée qui nous était familière et qui serait susceptible de nous faire nous reconnaître si nous étions amenés à  nous croiser.

Ma seule solution consiste donc à demander à mon administration de me fournir des conseillers au cerveau humain, si possible d’anciens écrivains, puisque la bibliothèque devient très importante et qu’une aide humaine serait utile pour former des robots capables, plus tard, de se passer de nous.

A ma grande surprise ma demande est acceptée et dés le lendemain un robot conseiller vient se joindre à mon équipe.

Dés qu’il vient me voir, je lui explique que je  souhaite qu’il me seconde dans le travail que j’impose aux assistants auteurs, à savoir lire les œuvres que je leur fais classer et en faire des résumés. Son travail consistera surtout à lire ces résumés et à me donner son avis de leurs compréhensions de ces textes.

Bien entendu mon complice ne comprend pas ma démarche et en quoi cela peut nous aider à trouver un moyen d’amener les robots à se révolter.

J’essaie sans conviction de le convaincre qu’ils obéiront encore à un ancien humain, comme moi, et que cette domination de l’être humain, même s’il est censé avoir disparu, deviendra pour eux inacceptable.

Naturellement il ne trouve pas cette excuse valable, mais ne trouve rien à redire, comprenant instinctivement que j’ai probablement d’autres motivations pour agir de la sorte.

Le premier conseiller que m’envoie mon administration me convainc très vite qu’il agit comme un robot, obéissant à un ordre sans chercher à le comprendre. Et naturellement je constate immédiatement qu’il n’a aucune référence commune avec moi, donc qu’il n’a pas été ou ma femme ou un de mes auteurs.

Je demande donc à cette administration s’il serait possible d’essayer d’autres conseillers jusqu’à ce que je trouve celui susceptible d’agir avec mes assistants auteurs de la même façon que moi.

Bien que cette démarche ne plaise pas à mon complice qui considère à tort que j’essaie de le remplacer, l’administration trouve au contraire ma démarche appropriée au bon développement de la société et accepte sans aucune difficulté tous les changements que je leur demande.

Plusieurs conseillers défilent dans mon service, mais aucun d’eux ne me laisse entrevoir la possibilité d’un passé humain commun.

Par contre, mon complice devient de plus réticent à notre complicité, manifestant ouvertement des sentiments de jalousie. Surprenant chez un robot, mais il est vrai que notre complicité a développé en lui des sentiments humains qu’il n’aurait jamais dû avoir. Aussi, pour le rassurer, et surtout retrouver sa complicité, qui je dois l’avouer me manque, je lui explique la vraie raison de ma démarche.

Et là, à ma grande surprise, il me prend dans ses bras et m’embrasse de façon humaine pour me prouver sa  reconnaissance.

Comme je le regarde étonné, il dit avec ce qui est pour lui un sourire

-« C’est bien comme ça que vous les humains manifestiez votre satisfaction ! »

Et tout de suite, il enchaîne

-« Je suis désolé. J’ai cru que vous vouliez vous débarrasser de moi. Mais vous auriez dû m’en parler avant, car je peux vous aider puisque je sais où sont les dossiers qui permettent de trouver quels cerveaux humains ont été implantés dans des robots et à quels postes ils ont été placés.

Mon complice commence donc ses recherches pendant que je teste sans succès d’autres robots aux cerveaux humains que l’administration continue à m’envoyer.

Pendant ce temps, en accord avec mon complice, je ne change rien à mes demandes vis à vis de l’administration, puisque, comme elle a trouvé ma démarche positive, l’annuler pourrait devenir suspect.

Et ce que je craignais arrive quand mon complice m’avoue d’une voix triste

-« Je suis désolé, mais aucun de vos auteurs, ni même votre femme, n’a fait partie des cerveaux sélectionnés par les cinq. Vous avez été considéré comme le seul susceptible d’être utile à leur société. »

Ma première déception passée, je reprends une vie sans espoir et sans but, me considérant maintenant comme veuf et laissant ma tristesse devenir de plus et plus importante.

Et cela ne fait qu’accentuer mon désir de détruire ce monde artificiel créé par les cinq que je considère maintenant comme les assassins de ma femme.

Très vite, cela devient une obsession et je ne peux plus voir un robot sans le considérer comme complice de l’assassinat de ma femme, celle qui aurait dû devenir avec moi immortelle.


Même mon complice devient suspect et je ne peux m’empêcher de penser que ses désirs ne sont pas innocents. Je lui ai appris à avoir des sentiments humains, comme la jalousie qu’il m’a montrée sans s’en cacher.

Et si son but était de se servir de moi pour prendre le pouvoir et remplacer les cinq en devenant, grâce à moi, le seul maître des robots ?

C’est peut-être aussi lui qui m’a privé de ma femme et de notre immortalité commune ?

Du reste n’est-il pas étrange qu’il refuse avec autant de véhémence mon désir d’éduquer les robots en leur faisant lire tous les ouvrages de la bibliothèque, espérant ainsi les faire réfléchir et comprendre que leur avenir n’est pas forcement d’obéir sans chercher à comprendre le pourquoi de ces ordres et surtout leurs buts réels ?

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Dans cette aventure, si je peux l’appeler comme ça, j’ai gagné l’immortalité et du coup le temps de réussir ce projet, même si ma nouvelle situation de veuf m’est pénible à supporter.

En relisant les romans de celle qui fut ma femme, je me rends compte que le thème qu’elle développait le plus souvent était la solitude dans un monde inhabité, ce qui est mon cas aujourd’hui, car les robots ne peuvent pas être considérés comme les habitants de notre planète.

Je reconnais que cette situation me serait extrêmement difficile à supporter si je n’avais pas eu la compagnie de celui que j’appelle encore mon complice. Mais, même si j’ai développé en lui des sentiments humains, je trouve aussi que passer l’éternité en sa seule compagnie m’est devenu insupportable.

Qu’elle aurait été ma réaction si cette collaboration était limitée dans le temps ?

Et un mariage pour l’éternité, aurait-il été envisageable avec ma femme malgré ou grâce à notre amour ?

Décidemment l’être humain n’est pas fait pour cette notion d’éternité même si elle fait partie des rêves de l’humanité.


Du coup, je me demande si l’humanité n’était pas déjà consciente de l’absurdité de ce rêve d’immortalité, puisqu’elle s’est empressée de faire mourir son  Dieu, et en le crucifiant qui plus est, sans oublier bien sûr de lui faire dire

-« Père, pourquoi m’avez-vous  abandonné. »

Ce qui veut dire que Dieu le père, celui dont nous vénérions le fils, était immortel. Du reste, n’a-t-il pas fait revivre son fils comme l’ont écrit les évangiles. Mais, même s’il a recommencé à vivre, il n’est pas revenu avec nous les humains qui n’avions pas hésité à le sacrifier.

Cette nouvelle vie d’immortel devient pour moi insupportable.  Il faut dire qu’apprendre en même temps que l’on est veuf, et cela pour l’éternité, n’est pas facile à accepter.

C’est cette notion de solitude éternelle que ma présence à dû faire comprendre à mon complice, mais jamais je ne l’ai entendu dire qu’il voulait mettre un terme à son statut d’immortel.

Supprimer les cinq, donc ce qui reste de l’humanité oui, mais l’immortalité reste normale pour lui, puisqu’il a été créé immortel.

Mais a-t-il vraiment pris conscience de ce que cela représente ?

Obnubilé par ce contexte d’éternité je cherche désespérément une solution pour y échapper mais mon corps de robot me l’interdit.

Donc, ma seule solution est d’accepter sa demande et de redonner vie à l’humanité, telle qu’elle était avant sa destruction par les cinq.

Mais là aussi un problème se pose, et lui aussi est sans solution.

Que reste-t-il de notre humanité à part les cinq puisque les autres cerveaux humains encore en circulation, si j’ose dire, ne concernent que des vieux comme moi ayant perdu, avec leurs familles, tout ce qui donnait une signification à leur vie passée. Et recréer un retour en arrière pour nous retrouver seuls, vieux, malades et fatigués manque d’attrait.  

Ma seule compensation reste l’éducation de mes auteurs, mais là encore, malgré le temps que je sais maintenant sans fin, j’ai peu d’espoir d’obtenir des résultats. Pourtant, je continue ce travail puisque c’est moi qui l’ai décidé et cela me donne au moins l’impression d’avoir encore une autonomie dans ce monde sans espoir et sans fin. 

Las du comportement négatif de mon complice vis à vis de l’éducation des autres robots, je demande à mes assistants-auteurs d’écrire leurs sentiments sur la possibilité de donner le pouvoir à un robot identique à eux, sachant que cela veut dire sacrifier tout ce qui représente encore l’humanité passée, celle-là même qui est à la base leurs existences puisqu’ils ont été créés par elle dans le seul but d’en faire les esclaves de l’être humain.

Ma première surprise est la réaction de mon complice qui trouve cette démarche adaptée à son désir de les faire réagir et ma seconde surprise est de constater que tous considèrent que la survie de leur communauté ne peut se faire sans la destruction définitive de ce qu’était la race humaine. Bien entendu cela comprend aussi tous les cerveaux du passé implantés dans les robots de première catégorie, moi compris.

C’est ainsi que prend fin ma deuxième vie, la race  humaine, ayant une fois encore, réussi à se détruire.