60 ans

Quand j’avais vingt ans j’avais l’avenir devant moi. Aujourd’hui cet avenir est devenu mon passé, l’expérience comme l’appellent les optimistes.

Mais à quoi sert cette expérience si on ne peut pas s’en servir.

C’est la question que je me pose lors du cocktail organisé par mes collèges pour mon départ à la retraite qui, par plaisanterie, m’offrent une trottinette identique à celles que je faisais, sans succès, interdire sur les trottoirs de la ville dont j’avais la charge.

Leur humour ne m’a pas amusé mais je dois reconnaître, qu’à leurs places, j’aurai fait le même choix.

60 ans !

Trop tôt pour mourir, mais un bon âge pour profiter de sa famille, de la vie à laquelle on a rêvé et pour laquelle on a travaillé.

Le hasard a fait de moi un commissaire de police bien noté, donc installé dans une routine provinciale sans surprise. Bien sûr le quartier où je travaillais avait son lot de petits délits : Vols, vente de drogue, stationnements interdits, mais rien de très grave.

Pas de meurtres. Pourtant j’en ai toujours rêvé puisque tous les romans policiers ne sont basés que sur le policier incorruptible qui résout toutes ses enquêtes.

Mon travail n’était pas un roman, mais simplement un travail de fonctionnaire, confortablement installé dans un bureau de plus en plus grand au fur et à mesure que les années passaient et que je prenais du grade.

Aujourd’hui nous habitons dans la vieille ferme des parents de ma femme. Mes parents habitaient dans une ville voisine et c’est dans l’école dont nos villages dépendaient que nous nous sommes rencontrés. J’ai du reste aussi retrouvé plusieurs camarades d’enfance qui ont choisis de revenir s’installer dans les lieux de leurs enfances, reprenant, comme c’est le cas pour ma femme et moi, les fermes de leurs parents, assez grandes pour recevoir leurs enfants quand ils décident de nous rendre visite, ce qui j’avoue, se produit surtout en période de vacances scolaires. Dans notre cas, comme pour beaucoup d’entre nous du reste, ces visites ne sont pas pour nous voir, mais pour nous laisser nos petits enfants le temps, qu’eux, prennent des vacances.

-« Vous comprenez, comme maintenant vous êtes en vacances toute l’année … »

Ma femme est ravie, moi aussi, et nos amis aussi, même s’ils ne l’avouent pas.

Mais le reste du temps, je m’ennuie. Et si je regarde de temps en temps un ancien collègue s’essayer, sans grand succès, « à un jeu télévisé », j’avoue que ce style de passe temps ne me tente pas. Donc, que faire ? Ecrire ? Des assassinats ? Des cambriolages en série ? D’autres l’ont déjà fait avec talent et je ne suis pas sûr d’être un écrivain de talent, puisque je peine déjà à trouver un sujet qui sorte de l’ordinaire.

C’est un de mes petits fils qui me propose de l’accompagner dans ses promenades avec la trottinette que j’ai reçue pour mon départ à la retraite.

-« Tu verras, c’est très facile à utiliser et ça permet de faire de longs trajets sans se fatiguer. »

C’est vrai que, quand j’avais son âge, j’allais à l’école en vélo car les trottinettes n’étaient pas à la mode comme aujourd’hui.

Grâce à ces promenades avec mon petit-fils, j’apprends à utiliser ce moyen de transport et je comprends enfin pourquoi ses utilisateurs préfèrent circuler sur les trottoirs plutôt que sur la chaussée où les voitures et les motos sont trop nombreuses et indifférentes à leurs présences.

A la fin des vacances scolaires je continue ces promenades en solitaire, essayant pourtant, quand c’est possible, de ne rouler sur les trottoirs que quant il n’y a pas de piétons. Mais cela ne m’empêche pas de me faire arrêter par un policier qui, connaissant mon statut de retraité de la police, ne peut s’empêcher, hilare, de me faire remarquer que les trottoirs ne sont destinés qu’aux piétons.

Gérard et moi, en tant qu’anciens camarades d’école, nous nous retrouvons régulièrement chez Jacques, qui lui aussi fréquentait notre école et qui a hérité du café-restaurant de son père, pour prendre des apéritifs sans fin et parler d’un passé que nos souvenirs embellissent.

Pour ce qui est du présent, par contre, il ne se gêne pas de plaisanter sur le fait que je circule en trottinette alors que dans notre jeunesse nous utilisions des vélos pour aller à l’école où nous promener. Ensemble nous avions parcouru toute la région prenant plaisir à ces trajets interminables qui nous faisaient découvrir ce que nous pensions être la représentation de notre civilisation mais qui ne sont plus aujourd’hui que des lieux de promenades pour retraités.

C’est Gérard qui le premier, soit disant à la demande de son petit fils, me rejoint un soir en trottinette. Bien entendu, cela amuse beaucoup Jacques, surtout quand il nous entend faire l’éloge de ce moyen de transport. Aussi finit-il lui aussi par en acheter une pour remplacer son vélo, qui comme les nôtres, sont soigneusement rangés dans nos garages, puisque leur utilisation est devenue de plus en plus dangereuse avec l’augmentation de la circulation.

Ce moyen de transport me fait aussi découvrir qu’il permet aux enfants, durant leurs promenades sur les trottoirs du village, de chaparder des bonbons ou autres friandises. Mon passé de policier me pousse à en faire la remarque à un commerçant, qui se contente de sourire en disant : 

-« Il faut bien que jeunesse se passe et je dois avouer qu’à leur âge j’aurais aimé pouvoir en faire autant. Mais leurs parents ne sont pas dupes et acceptent sans difficulté de me rembourser ces chapardages. »

Ces vols impunis me donnent l’idée d’un thème de roman !

Ironie de la vie, c’est grâce au cadeau de départ à la retraite de mes anciens collèges policiers, qui, pourtant, comme moi, étaient chargés de protéger les commerçants. Mais si voler des bonbons ou des fruits sur les marchés peut-être une motivation pour des enfants, c’est insuffisant pour des adultes. Pour cette raison je commence à fréquenter les marchés aux puces de la région où la marchandise n’a souvent aucune vraie valeur mais a l’avantage d’être à portée de main. Et, laissant mon imagination faire le reste, je commence l’écriture de ce que j’appelle déjà « mon roman ».

Un soir, pour me vanter ou ayant trop bu, je raconte à mes amis mon idée de roman. Du coup Jacques et Gérard veulent participer et m’accompagner dans mes repérages au marché aux puces, pour disent-ils, m’aider à trouver des idées. La vérité est qu’eux aussi, désorientés par l’inaction après des vies professionnelles bien remplies, s’ennuient.

C’est comme ça que le marché aux puces devient notre lieu de promenade favori. Et, très vite, nos équipements s’améliorent puisque, en plus de grandes écharpes et de bonnets pour cacher nos visages, nous ne sortons plus sans des sacs à dos qui permettent de cacher rapidement nos « chapardages » sans attirer l’attention de nos victimes. Et ce qui n’était qu’un jeu devient une habitude puis un complément financier, car nos situations de retraités ne sont pas très rentables.

Mais la police locale, alertée par les commerçants du marché aux puces, me convoque pour me demander de les aider, mes amis et moi, à enquêter sur ces voleurs qu’ils appellent ironiquement : « le gang des voleurs à trottinettes. »

Sachant qu’à la demande de nos petits enfants, mes camarades et moi nous nous déplaçons en trottinettes, ils ont enquêté sur nos professions passées avant de nous appeler à l’aide. Moi ancien commissaire de police, Gérard fonctionnaire aux impôts et Jacques, très connu, puisqu’il il aidait son père dans la gestion du seul bistrot de la région. Donc, par définition, nos passés nous rendent innocents ! D’où leur appel à l’aide.

Quand je transmets cette demande à mes amis, après un premier fou rire, ils hésitent comme moi à accepter, considérant que cela va nous priver de nos rémunérations supplémentaires. Mais, comme nous sommes tous d’accord pour penser que le risque encouru pour améliorer nos retraites de quelques euros complémentaires est trop important, nous décidons d’accepter, sous réserve de pouvoir, nous aussi, nous servir de temps en temps, dans le seul but de donner confiance aux voleurs qui ne verront en nous que des rivaux. Bien entendu notre demande est acceptée et les commerçants nous proposent même de nous racheter ce que nous leur volerons !

Notre seul problème est maintenant très simple. Comment continuer à faire vivre les voleurs tout en assumant notre nouvelle fonction. Pour nos personnages passés nous gardons nos déguisements et pour nos nouveaux personnages nous portons nos tenues journalières. Dans un premier temps cette situation nous amuse, mais très vite un autre problème se pose 

« Comment faire arrêter officiellement des voleurs qui n’existent pas ! » 

La solution la plus facile consiste évidemment à les faire disparaître, ce que nous faisons en arrêtant en public l’un de nous habillé en voleur mais en lui laissant la possibilité de s’échapper. Et, suite à cette fausse arrestation, lui et ses « complices » disparaissent du marché aux puces que nous sommes censés protéger, à la grande satisfaction des commerçants et des policiers qui nous avaient confiés cette mission et nous demandent quand même de la continuer.

Du coup nous reprenons notre vie de retraités honnêtes, occupants nos apéritifs à chercher dans nos souvenirs professionnels une histoire susceptible de servir de thème au roman que nous envisageons maintenant d’écrire ensemble pour occuper nos longues soirées d’hiver.

Un soir, en rentrant du bistrot, ma femme me demande avec un grand sourire

-« Tu as une maîtresse ? »

Là j’avoue ne pas comprendre, puisqu’elle sait très bien que mes absences sont dues au temps que je passe avec Jacques et Gérard pour des apéritifs sans fin ou nos promenades.

-« Pourquoi tu me  demandes ça ? »

-« Parce que j’ai trouvé une bague dans une poche de ton blouson. »

Rassuré j’éclate de rire et

-« Tu la veux ? »

-« Non. Mais je te conseille au contraire de changer de maitresse, car je trouve qu’elle a très mauvais goût. »

Du coup, je lui avoue sans honte notre réelle activité qui, comme je m’y attendais, l’amuse aussi beaucoup. Et, dans l’enthousiasme je lui propose de nous accompagner, ce que, bien entendu, elle accepte avec plaisir.

Première étape « apprendre à faire de la trottinette ».

Devant sa réticence, je lui propose, dans un premier temps, de m’accompagner pour prendre un apéritif avec nos amis, et que nous y allions tous les deux sur une même trottinette, ce que, bien entendu, je demandais à mes agents de verbaliser.

Mais maintenant, en tant que retraité, je dois reconnaitre que ce moyen de transport, même à deux, est facile et agréable. Du coup je me pose la question de comprendre, pourquoi avec l’évolution technique de notre société, les lois restent inchangées, devenant ainsi dépassées.

Bien entendu l’arrivée de ma femme à nos apéritifs fait plaisir à mes amis qui décident immédiatement de convier aussi leurs propres épouses. Et tous les soirs, à même heure, le bistrot de Gérard retrouve l’atmosphère des rendez-vous plus ou moins cachés que nous avions dans notre jeunesse.

Très vite nos femmes décident aussi de nous accompagner dans nos excursions au marché aux puces pour pouvoir choisir elles-mêmes les objets à voler. Ce qui nous amène bien sûr à envisager un autre gang, le leur, que nous aurions à chasser. Mais comment, ensuite, trouver une excuse pour les intégrer dans notre travail de surveillance du marché aux puces.

Après avoir envisagé plusieurs solutions nous nous sommes rebattus sur la plus simple :

« Informer la police que nos femmes allaient nous accompagner dans notre surveillance du marché pour nous signaler la présence de voleurs ayant échappés à notre surveillance. »

La police trouve cette solution parfaite, partant du principe qu’elles seront, dans leurs surveillances, beaucoup moins suspectes que nous puisque nous continuons à circuler en trottinettes, devenant, ainsi, facilement identifiables. Mais, à aucun moment, il n’est envisagé qu’elles aussi peuvent se servir sur les étalages comme nous continuons à le faire régulièrement. Et, ce que les policiers ignorent, ou font semblant d’ignorer, c’est que nos femmes profitent de leurs promenades au marché aux puces pour nous indiquer ce qu’elles souhaitent que nous dérobions pour elles.

Tout cela me fait entrevoir ce qu’à l’époque, en tant que commissaire de police, je n’avais pas soupçonné, ni même imaginé. Par contre, ironie de l’histoire, c’est que fais partie des initiateurs de ces chapardages. Et, j’ai beau essayer de me convaincre que cette idée n’a pour but que d’illustrer mon futur roman, j’ai quand même l’impression de trahir mon passé de commissaire.

Quand je parle de mon malaise à ma femme et mes amis, tous reconnaissent ressentir le même sentiment. Et, après l’amusement des premiers jours, nous tombons tous d’accord pour cesser de surveiller les étalages des commerçants du marché aux puces. Et après leur avoir donné notre démission, nous reprenons, avec nos femmes, les apéritifs sans fin chez Jacques, tout en rêvant du roman que nous allons tirer de cette aventure.